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Dans cette contribution au colloque Penser l’émancipation, qui s’est tenu en février 2014 à Nanterre, la théoricienne féministe Joan W. Scott revient sur les usages racistes de l’émancipation sexuelle dans les dernières décennies. Elle retrace les origines de cette dérive dans la récupération néolibérale de la rhétorique de la libération sexuelle. Réaliser son désir sexuel est devenu une condition pour accéder à la citoyenneté ; dès lors, la répression sexuelle est corrélativement le stigmate permettant d’exclure des groupes sociaux du droit à avoir des droits, les musulmanes en particulier. Le texte de Joan W. Scott est un avertissement contre les dangers d’une vision libérale de la démocratie sexuelle. 

Joan W. Scott est historienne, professeure à la chaire Harold F. Linder de l’Institute for Advanced Study, à Princeton, et membre du comité de rédaction de The Journal of Modern History. Parmi ses nombreux ouvrages, sont notamment traduits en français : La citoyenneté paradoxale: les féministes françaises et les droits de l’homme (Albin Michel, 2008), Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques (Fayard, 2009) et De l’utilité du genre (Fayard, 2012).

 

Le mot émancipation n’a rien de simple. En anglais, d’après le dictionnaire (Oxford English Dictionnary), il signifie la levée de « restrictions imposées par une force physique supérieure, ou une obligation légale ». Historiquement, le mot émancipation a souvent été synonyme de libération ou de liberté, mais pas nécessairement d’égalité. La fin de la sujétion légale ou psychologique n’impliquait pas l’instauration d’une égalité sociale ou économique ni même politique dans l’esprit de ceux qui, par le passé, ont détenu les rênes du pouvoir, ou chez ceux qui n’ont jamais été soumis à des formes de domination de ce type.

Le fait qu’émancipation et égalité ne soient pas synonymes résulte de la tension classique entre droits formels et droits substantifs. L’égalité en droit repose sur l’abstraction de l’individu, ce qui gomme, chez celui-ci les relations de pouvoir dans lesquelles il se situe. Et l’extension de l’émancipation à des groupes exclus jusque-là n’altère pas les structures de domination dans le domaine social. En revanche, elle naturalise ces structures en les refoulant dans la société civile, leur enlevant ainsi tout caractère d’objet politique digne, en tant que tel, d’attention.

On peut avancer que c’est la notion libérale de l’individu abstrait qui a provoqué la confusion des définitions de l’émancipation et de l’égalité, et conduit à conclure que parce qu’ils sont égaux en droit, les individus sont semblables dans tous les autres aspects de leur existence. La détermination de ce que les humains ont de semblable a varié selon les théoriciens politiques ;  la dignité, l’empathie, la ressemblance avec Dieu, la capacité de s’entretuer, la raison, l’intérêt personnel et la passion. L’abstraction implique la désignation d’un trait universel qui sert de fondement à ce que les individus ont en commun ; il s’agit là d’une fiction dont la théorie politique a besoin, et, historiquement, du fondement des inclusions et des exclusions de la citoyenneté. L’histoire des représentations de l’individu, en tant qu’unité sociale de base, reste à écrire ; plus exactement celle des formes prise par l’individu abstrait de la théorie politique, dans sa figuration sociale et économique, à différentes époques. Marx relie l’idée politique de l’égalité formelle au concept économique du pouvoir ouvrier. Dès lors que les individus sont conçus abstraitement « tous les types de travail sont égaux et équivalents ».

D’importantes objections à l’abstraction ont été formulées, et des modifications introduites au cours du déroulement de l’histoire de l’individu abstrait : l’identité de groupe, devenue fondamentale pour la formation de la subjectivité (de classe, de race, d’origine ethnique, de genre, de sexualité, de religion) et, par là même, matière à mobilisation et à représentation politique (partis ouvriers, quotas, piliers en Belgique et aux Pays-Bas, loi sur la parité en France) ; la notion de responsabilité collective mise en œuvre dans les états providence ; des actions (ou discriminations) positives vues comme permettant de corriger les effets de discriminations fondées sur des stéréotypes négatifs ; la coopération plutôt que la compétition élevée théorisée comme étant un attribut de base de l’humanité. L’individu, cependant, est resté au centre du discours libéral occidental.

La fin des années 1970 a ouvert la porte à une période d’individualisme exacerbé comme l’ont montré les politiques néo-libérales de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis. De nos jours, au temps de la mondialisation, tous les aspects de la vie sont devenus de plus en plus « marchandisés », et le rôle de l’État se trouve réduit à n’être que le garant des forces du marché et de l’autodétermination individuelle. La société se conçoit comme une masse d’individus poursuivant un processus d’auto réalisation, les trajectoires individuelles reflétant leurs choix, et leurs conditions de vie permettant de mesurer la place prise par les responsabilités qu’ils ont su (ou pas) assumer dans son déroulement. L’autodétermination, un terme autrefois associé à l’émancipation des colonies, au rejet de la domination impériale (et à la conquête d’une souveraineté nationale) fait désormais partie du vocabulaire psychologique. La théorie de l’autodétermination (SDT en Anglais), un champ relativement nouveau de la psychologie sociale, affirme que le besoin humain de « compétence, d’autonomie et de capacité relationnelle » est « universel et inné ». Cette théorie érige le phantasme de l’individu moderne, responsable de lui-même et laïque (tel qu’il figure dans la théorie politique occidentale) en modèle pour tous les comportements civilisés, lequel devient la version universelle de l’être humain. La psychologie évolutionniste ancre ce phantasme dans la biologie de l’espèce : l’individu moderne est considéré comme le résultat d’un long processus de « sélection naturelle ». De ce point de vue, l’émancipation ne correspond plus au fait de s’être libéré de contraintes antérieures, mais à une compréhension de ce que l’on est et à une représentation de soi qui s’exprime en des termes occidentaux modernes. L’égalité ne provient pas de la similitude générée par l’abstraction, mais de celle que produisent de façon identifiable les comportements, qu’ils soient psychologiques ou sociaux.

La terminologie de l’émancipation et de l’égalité est, de nos jours, très souvent galvaudée dans les discussions portant sur la place de musulmans dans les pays, historiquement chrétiens et laïques, de l’Europe occidentale. La question posée porte moins sur l’octroi de droits ou l’extension de l’égalité à ces nouveaux résidents des nations européennes, que sur celle de savoir s’ils sont suffisamment émancipés psychologiquement, et suffisamment égalitaristes pour mériter de devenir des citoyens à part entière et bénéficier d’une inclusion totale. Dans les discours civilisationnels de l’Europe occidentale, l’intériorité est considérée comme une condition préalable, non pas comme un état auquel il est possible d’accéder, mais comme un attribut naturel qui a seulement besoin d’être dévoilé. Pour l’émancipation, il ne s’agit plus de lever les obstacles ou les résistances à la liberté. Et l’égalité ne s’obtient pas par l’abstraction qui permet de transcender les différences sociales ou autres. De plus, ni l’émancipation ni l’égalité ne sont pas définies comme dérivant de l’action publique (bien qu’il s’agisse de qualités développées en particulier dans les démocraties laïques). Au contraire, l’émancipation et l’égalité sont des traits présumés inhérents aux individus, des traits qui leur confèrent une capacité d’agir — leur humanité véritable — et les rendent éligibles au titre de membre de la communauté des nations. De ce point de vue, les états nations démocratiques et laïques se contentent de fournir à celles et à ceux qui sont déjà émancipés le contexte qui protège leur capacité d’agir, c’est-à-dire l’exercice de leur autodétermination. Mais elles ne peuvent guère instiller cette qualité aux personnes qui ne la possèdent pas.

La vision d’une sexualité libérée définie comme la possibilité de satisfaire ses désirs sans contrainte et de concrétiser librement son être sexuel est au cœur de cette conception de la capacité d’agir des humains. C’est par le biais de la « satisfaction sexuelle » que se définit le « véritablement humain », selon Martha Nussbaum. Elle propose la sexualité comme indicateur universel de la liberté humaine. L’émancipation et l’égalité ne font alors référence qu’à la réalisation du potentiel sexuel de l’individu, cette vérité intérieure de l’individu sujet que Foucault avait identifié comme étant une idée particulièrement moderne.

En Occident, la représentation populaire des musulmanes montre des femmes sexuellement opprimées, alors que leurs homologues occidentales sont présentées comme sexuellement libérées (« elles » sont prisonnières d’un passé dont « nous » avons réchappé ; « elles » ignorent une vérité que « nous » savons comment découvrir). L’accent est mis sur les femmes (et, dans certains pays, également sur les homosexuels) comme incarnant la libération occidentale d’un côté, et, leur victimisation sous le joug de l’oppression islamique de l’autre. Aux femmes, autrefois nommées collectivement « le sexe » et exclues de la citoyenneté en raison de celui-ci, aujourd’hui encore, et parce qu’elles sont toujours « le sexe », est conféré le critère qualifiant de l’inclusion : ce sont elles qui donnent la mesure de la libération sexuelle et, ironiquement, de l’égalité des hommes et des femmes. Ironiquement parce que, le plus souvent, cette égalité ne se fonde pas sur la notion abstraite du caractère semblable des individus, mais précisément sur la différence des femmes par rapport aux hommes, sur la complémentarité de l’hétérosexualité normative. En effet, souvent, l’égalité, telle qu’elle apparaît dans la rhétorique qu’utilise notamment le personnel politique signifie aussi bien celle des femmes issues de l’immigration par rapport aux Françaises, aux Allemandes ou aux Néerlandaises autochtones que celle qui concerne les sexes, comparés entre eux. L’accent placé sur une sexualité libérée (qu’elle soit hétéro ou homosexuelle) fait écho au désir de consommer qui sert de moteur au marché, et permet de détourner l’attention des injustices économiques et sociales qui résultent de la discrimination et des formes structurelles de l’inégalité.

Dans les débats contemporains sur la question musulmane, la laïcité et la liberté sexuelle sont devenues des synonymes. Dans ces représentations, les femmes laïques sont autonomes, autorisées à vivre librement leur sexualité et d’assouvir leurs désirs, alors que chez les musulmanes en revanche, la sexualité est littéralement maintenue sous emballage, séquestrée sous des vêtements qui dissimulent leur beauté et signent symboliquement leur statut d’infériorité par rapport aux hommes. Ce qui est séculier est présenté comme s’accordant avec les inclinations naturelles de toutes les femmes, ce qui est islamique comme le déni de leur féminité innée.Dans certains pays (notamment aux Pays bas) la même logique s’applique aux homosexuels, enfin autorisés à réaliser la vérité de ce qu’ils sont en tant qu’individus grâce à la libération que permet la laïcité.

Quels enseignements tirer du fait que la rhétorique démocratique, mise au service du capital mondialisé, inclut désormais le vocabulaire de l’émancipation sexuelle et de son adéquation imaginaire avec l’égalité des sexes ? Ce qui m’intéresse est la façon dont le désir sexuel a été choisi comme dénominateur commun universel dans la définition de l’humain, loin devant d’autres attributs tels que la faim, la spiritualité ou la raison. Bien entendu, la sexualité (et son corollaire, l’épanouissement sexuel) est depuis longtemps considérée comme un attribut humain et sa gestion constitue un dilemme permanent pour les modèles proposés d’autogouvernance (généralement masculins) d’Augustin à Rousseau, Freud et au-delà. La raison était, pour les philosophes des Lumières, l’instrument de l’auto discipline, de la maîtrise de soi, comme elle le fut ensuite pour les classes politiques et les responsables économiques au 19e siècle. Mais au cours du siècle dernier, de façon croissante, ces appels à la raison ont cédé la place à l’exigence d’une libération du désir sexuel – ce désir qui, à d’autres époques, devait être réprimé parce qu’il était source de confusion dans l’esprit des hommes, manifestation de cette passion qui, sous la forme du corps féminin, devait être exclue de l’arène publique. Ceci se retrouve dans le discours civilisationnel qui considère que les individus les plus capables d’agir selon leur désir et de l’assouvir sont les plus aptes à être des citoyens ; ceux chez qui ce type de comportement est réglementé ou réprimé par des interdits culturels étrangers ne sont, en revanche, pas qualifiés. À la place de l’égalité de l’individu abstrait (historiquement codé comme masculin), on trouve aujourd’hui l’égalité d’individus sexuellement actifs (représentés par une figure féminine ou féminisée) ; la capacité d’agir se situe non plus dans le cerveau doté de raison, mais dans le corps désirant. Les corps désirants ont une matérialité que la raison abstraite ne possède pas ; mais la sexualité comme dénominateur commun des humains, de même que la raison permet l’abstraction des déterminants sociaux produits par la conscience et la vie matérielle – et, si on pense en termes de psychanalyse, elle permet également d’abstraire toutes les influences (culturelles, familiales, sociales, politiques, juridiques, religieuses), incorporées (phantasmatiquement) dans les aspects inconscients du  désir lui-même. L’autodétermination sexuelle est autant un phantasme que l’autodétermination rationnelle, mais il y a une différence entre les deux : la première implique une pléthore de modes de passages à l’acte, alors que la seconde se mesure d’une seule façon. Quand la sexualité est synonyme d’excès et de plaisirs, la raison évoque discipline et contrôle. (Ce sont précisément ces qualités autrefois valorisées comme des expressions de la rationalité – la régulation et le contrôle de soi — qui sont désormais décriées comme étant les instruments répressifs du fondamentalisme musulman, alors même que les musulmans sont dépeints sous les traits de terroristes sanguinaires, dépourvus de toute forme de contrôle moral).

La rhétorique de l’émancipation sexuelle et de l’égalité des sexes, particulièrement évidente dans les débats sur « l’intégration » des musulmans dans les nations de l’Europe occidentale, est symptomatique d’un changement plus profond dans le discours civilisationnel sur la représentation de l’humain. Tel qu’on les utilise dans le discours dominant, l’émancipation et l’égalité introduisent une logique de marché explicite dans le domaine politique : la force de travail est remplacée par le pouvoir sexuel et le discours sur l’émancipation sexuelle n’a que peu de rapport avec le mandat reproductif habituellement associé aux couples hétérosexuels. Les humains sont en même temps sujets et objets de désir, à la fois consommateurs et matière première, et naturalisés comme tels. La dépolitisation du social (contre laquelle Marx avait formulé une mise en garde) s’étend désormais au champ politique, où le désir règne, même lorsqu’il est ce qui motive les acteurs rationnels. La différence entre l’action motivée par la raison et celle motivée par le désir est cruciale ; c’est la différence entre la politique et le marché. L’état n’est plus ce qui règlemente, mais ce qui facilite les interactions entre des individus désirants. Le signe de l’émancipation de ces derniers est la liberté de passer à l’acte et d’assouvir leur désir (en termes de variété de plaisirs et de gouts) quelque soit le marché dans lequel ils s’inscrivent. Il n’y a pas plus de garanties d’égalité sociale – entre les genres ou sur d’autres plans — dans cette définition de la politique qu’il n’y en avait auparavant. L’égalité se réfère uniquement à la possibilité pour chaque individu (sans aucune considération de limites psychologiques ou sociales) d’agir dans le but d’assouvir son désir. Et ce qui relève d’une action libérée se mesure en des termes occidentaux idéalisés. De plus, tant que les normes sexuelles restent en place, y compris l’idée que certaines formes de sexualité sont l’expression immuable de la vérité de chaque être, il est difficile, sinon impossible, de contester les discriminations sociales et économiques qui continuent d’être légitimées de cette façon.

Ce que je suggère ici est que le maniement du langage de l’émancipation sexuelle et de l’égalité des sexes, qui permet de rejeter les revendications musulmanes visant à obtenir la reconnaissance de leur qualité de membres à part entière des états nations de l’Europe occidentale dans lesquels tant d’entre eux résident depuis si longtemps, ne doit pas être vu, simplement, comme de l’islamophobie (bien qu’il s’agisse certainement de cela aussi) : sa résonnance est bien plus vaste. La substitution du désir sexuel au raisonnement abstrait met à la place du travail de la pensée la matérialité du corps ; l’individu abstrait devient une personne traversée de pulsions, portée à la luxure. Mais si cette substitution paraît faire entrer le social dans le champ politique, en réalité il n’en est rien. Elle met en avant un autre attribut humain universel (le désir sexuel, les identités sexuelles), posé comme pré social, et dont la satisfaction n’est ni une question relative (définie historiquement et culturellement) ni un sujet susceptible d’être débattu de façon contradictoire. Un chemin et un seul conduit à la satisfaction : celui proclamé être la voie empruntée par les démocraties laïques de l’Occident — même si, dans ces pays, ce qui compte pour de la satisfaction prend des formes différentes et souvent contradictoires. Mais ces contradictions disparaissent quand l’Occident est comparé à l’Orient, le chrétien laïque et le musulman religieux. Quand l’émancipation et l’égalité sont données comme synonymes et définies en tant qu’expressions d’un désir sexuel individuel et universel, elles ne sont guère différentes de l’égalité politique formelle. Elles deviennent des instruments qui perpétuent la subordination et l’inégalité de populations minoritaires défavorisées, ainsi que la poursuite de leur marginalisation dans les soi-disant démocraties de l’Occident.

Celles et ceux d’entre nous qui sont convaincus du caractère nécessaire d’une forme ou d’une autre de démocratie sexuelle – je parle ici de l’adhésion à l’idée qu’une variété de pratiques sexuelles est acceptable, je dirai même normale – doivent tenir compte de cette généalogie critique. La question que je laisse ouverte au débat est de savoir comment arracher cette idée au contexte dans lequel elle est mise en œuvre pour parvenir à des fins avec lesquelles nous sommes non seulement en désaccord, mais que nous déplorons.

 

Traduit de l’anglais par Claude Servan-Schreiber avec l’aimable autorisation de l’autrice.

 

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