État espagnol. Après les élections du 26 mai, de nouveaux pas vers la recomposition du régime
Le panorama qui se dégage suite à la journée électorale du 26 mai 2019 dans l’Etat espagnol [élections européennes, municipales ainsi que dans 11 des 17 communautés autonomes du pays] est complexe et varié, ainsi qu’on peut le vérifier à la lecture des analyses qui sont publiées sur le site internet de VientoSur.info, ainsi que par les lectures que réalisent ses principaux acteurs et actrices. Cette remarque prend un relief plus prononcé encore si l’on se réfère aux résultats des divers pays de l’Union européenne. Pour ces raisons, je me limiterai à une brève description de ces résultats en constatant, toutefois, qu’ils ne donnent guère d’espoir quant à un changement de cap.
En effet, si les deux principales familles politiques de l’Union européenne – les conservateurs et les sociaux-libéraux – ont été affaiblies, c’est l’extrême droite – dans toutes ses variantes – et les Verts et libéraux, dans une moindre mesure, qui sortent renforcés de cette échéance électorale, alors que la gauche alternative, à l’exception du Portugal, a perdu du poids. Il est par conséquent prévisible, face à la menace toujours présente d’une nouvelle grande récession au cœur de la compétition interimpérialiste mondiale, que la crise de légitimité de l’UE va se poursuivre, sans que soient perceptibles des possibilités de rupture avec les politiques austéritaires et xénophobes qui président aux politiques de l’Union. Bien au contraire. La défaite de juillet 2015 en Grèce continue de peser de tout son poids, il faudra du temps pour s’en libérer. Nous continuerons de vivre face à un nouveau néolibéralisme qui est mis en avant, plus que jamais, ainsi que nous en avertissent Pierre Dardot et Christian Laval, comme étant systémique. L’irruption de nouvelles mobilisations, comme celles portées par la jeunesse qui exige la déclaration de l’urgence climatique dans toute l’UE est, malgré tout, une bonne nouvelle. Reste à espérer qu’elles s’étendent et convergent avec d’autres mouvements, tels que le mouvement féministe ainsi que qu’avec les nouvelles formes de syndicalisme social – par exemple autour de la défense du droit au logement –, qui luttent contre la précarisation de nos existences.
Pour ce qui touche au superdomingo électoral dans l’Etat espagnol, il semble possible de tirer quelques conclusions fondamentales :
La première est la confirmation de la montée du PSOE de Pedro Sánchez, en particulier pour les élections au Parlement européen (avec près de 33% des suffrages), mais aussi dans la majorité des Communautés autonomes et des villes, à l’exception notable de Madrid [où la liste du PSOE n’a engrangé que 13,2% des suffrages et 8 élus sur 57].
La seconde est la capacité de résistance montrée par le Parti populaire (PP), en dépit du recul prononcé des suffrages, face à Ciudadanos (C’s) (qui échoue dans son projet de sorpasso) et de Vox (qui, malgré le fait qu’il ait reçu moins de voix que lors des élections générales du 28 avril 2019, devient une force déterminante dans 18 municipalités importantes et 3 Communautés autonomes). Le PP continue de se présenter comme la force principale de la droite; à partir de maintenant, pour user Pedro Sánchez, il pourra s’appuyer sur le levier d’opposition que lui offre la possibilité de gouverner autant la capitale de l’Etat [où le PP, avec 24,23% des voix et 15 élus, est la seconde force après la formation Más Madrid de l’ancienne maire Manuela Carmena – concoctée en rupture avec Podemos et avec le soutien d’I. Errejón] que de la Communauté autonome de Madrid [deuxième force, avec 22,21% des suffrages face au PSOE qui a reçu plus de 27% des suffrages; l’effondrement de Podemos – qui passe de 27 à 7 députés et de 18,59% à 5,56% par rapport à 2015 – soit moins que les 8,86% de Vox – fait que le trifachito est majoritaire]. Le PP pourra également reprendre une stratégie de la tension, en particulier autour de la question catalane [le 29 mai, le parquet a réclamé une peine de 25 ans de prison contre le député récemment élu – et suspendu peut après – Oriol Junqeras, ancien membre de l’exécutif catalan jusqu’en 2017 et figure d’ERC, voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 27 mai http://alencontre.org/europe/espagne/etat-espagnol-la-non-reconnaissance-des-droits-des-deputes-catalans-elus-une-atteinte-aux-droits-democratiques-dune-rare-ampleur.html], qui lui permettra de regagner les secteurs les plus à droite qui l’ont abandonné.
La troisième est la déroute sans appel d’Unidas Podemos (qui est passé de 14,31% des voix aux générales du 28 avril 2019 à 10% aux européennes, une perte de 860’000 voix) ainsi que des forces associées dans les trois scrutins du 26 mai. A l’exception de Cadix [où la liste Adelante emmenée par le maire, depuis 2015, José María González dit Kichi, membre d’Anticapitalistas, a remporté 43,59% des voix] et de Valence [où Compromís a reçu 27,44% des voix], les «municipalités du changement» [nom générique donné aux listes de gauche, coalitions variables selon les villes, qui ont remporté les municipalités de plusieurs grandes villes en 2015] relèvent du passé. C’est sans aucun doute la donnée la plus négative, malgré le fait que, comme à Madrid, cela fait déjà un moment que les perspectives d’un changement se sont évaporées [Carmena, qui a réduit la dette municipale de 65% par rapport au pic de 2012, s’est attaquée aux voix dissidentes de sa formation, Ahora Madrid, et a donné son aval à plusieurs grands projets immobiliers].
Enfin, une chose incontestable: la montée d’Esquerra republicana de Catalunya (et de son allié basque EHBildu), symbolisée par sa première place gagnée en ville de Barcelone [21,35% contre 20,71% à la liste d’Ada Colau], mais aussi la réaffirmation du poids de l’indépendantisme avec près de 50% des voix obtenues en Catalogne pour les élections européennes, Puigdemont en tête [ce qui pose des difficultés juridiques du même ordre que l’élection de cinq prisonniers au Congrès des députés, Puigdemont ayant gagné un siège d’eurodéputé].
S’ouvre ainsi une nouvelle étape au sein de laquelle le président du gouvernement, Pedro Sánchez, peut offrir des garanties de gouvernabilité du régime au moyen de sa disposition à neutraliser un Unidas Podemos affaibli[1] et, sur sa droite, à tenter de renouer avec Ciudadanos dans certaines Communautés autonomes (y compris l’Andalousie? [où le PSOE a été, en décembre, éjecté de l’exécutif, à la suite de la victoire des droites avec Vox, après une présence ininterrompue depuis 1982]) et villes (Madrid?) à mesure qu’émergeront les tensions entre les trois droites (en particulier avec Vox) au cours des négociations indispensables pour former des coalitions de gouvernement. Il ne faut toutefois pas s’attendre à un virage à gauche de la Moncloa [le siège du gouvernement], plutôt la recherche d’un nouveau cadre de consensus excluant Vox, attirant au moins Ciudadanos, neutralisant le PP et, de l’autre côté, faisant pression sur UP pour qu’il se résigne devant les carcans systémiques au nom de la stabilité politique et sociale. Pour l’heure, seule la crise nationale-territoriale peut être un facteur de conflictualité conduisant à de nouveaux moments de bipolarisation entre les forces du régime concernant la manière d’envisager la réponse à donner à ce qui se passera en Catalogne une fois que tombera le verdict, probablement dur, du procès du procés [soit ledit processus vers l’indépendance].
Dans ce contexte, le plus préoccupant réside dans la disposition émise par Pablo Iglesias, réitérée lors de ses premières déclarations post-électorales et malgré l’énorme recul électoral, à miser encore sur la participation à un gouvernement de coalition avec le PSOE, sachant qu’il ne dispose pas du rapport de forces nécessaire pour conditionner la politique que Pedro Sánchez aspire à développer en cette nouvelle phase. Une politique qui, en outre, trouvera son reflet dans le cadre européen par la recherche d’une alliance large allant de Macron à Tsipras (ce dernier est, bien sûr, le grand vaincu des élections européennes ainsi que l’indique Stathis Kouvélakis sur notre site) et qui, bien sûr, n’annonce aucun changement par rapport au néolibéralisme austéritaire et sécuritaire en vigueur au sein de l’UE. Ce n’est pas un hasard si la première visite post-électorale de Sánchez a été de se rendre à Paris pour rencontrer Macron, qui a été battu par Marine Le Pen au scrutin européen.
En ce qui concerne la formation Más Madrid, menée par Íñigo Errejón – Manuela Carmena ne faisant déjà plus figure de coprotagoniste –, sa proclamation solennelle selon laquelle une nouvelle gauche est née trébuche sur un scénario qui réduit la formation à un rôle d’opposition constructive en concurrence vertueuse avec un PSOE avec lequel il sera difficile de trouver des différences substantielles face à leur projet commun de reconstruire la classe moyenne. Il n’est pas non plus évident que cette nouvelle formation parvienne à établir un ancrage territorial significatif, à moins que Podemos n’entre dans un processus de décomposition accéléré.
Pour ce qui a trait aux résultats obtenus par la liste Madrid En Pie dans la capitale de l’Etat, ils ne sont pas parvenus à remplir les attentes visant à dépasser le quorum nécessaire de 5% pour obtenir une représentation [2,63% des suffrages, 42’855 voix]. Malgré tout, la campagne a été le cadre d’un effort considérable des différents courants – Izquierda Unida, Bancada municipalista et Anticapitalistas – qui ont promu cette liste. Il s’agissait de diffuser un discours et un programme alternatifs maintenant vivant le meilleur de l’héritage d’Ahora Madrid, dont les trois têtes de liste en sont l’illustration [Rommy Arce, Carlos Sánchez Mato et Pablo Carmona] et qui avaient représenté le pari conséquent en faveur du changement. Cette bataille devait être engagée car, ainsi que nous le rappelle Enzo Traverso, «la défaite lors d’un combat bien mené donne une dignité aux vaincus et peut représenter un motif de fierté». Il reste à tirer les enseignements de cette expérience de travail en commun et à chercher les formes pour poursuivre le long de ce chemin au moyen d’un meilleur ancrage au sein des classes populaires et d’une convergence avec les mouvements sociaux qui, sans doute, ne resteront pas passifs face aux agressions qu’annoncent les droites disposées à revenir au gouvernement de la capitale et de la Communauté.
Nous entrons donc dans une époque de résistance aux contre-réformes lancées par ces droites, mais aussi à un PSOE qui n’a offert qu’un certain soulagement le 28 avril dernier [face à la possibilité d’une montée plus forte de l’extrême droite ainsi que de la possibilité d’un accord des trois droites] et qui, aujourd’hui, ne masque pas sa volonté de remporter la confiance de l’IBEX 35 [l’indice boursier des principales entreprises espagnoles cotées] tout en se réaffirmant comme le parti principal du régime, au service d’une monarchie et d’un pouvoir judiciaire disposés à prendre des mesures plus répressives face à la profonde crise nationale-territoriale et aux revendications démocratiques de la majorité de la société catalane.
Dans le cadre de ce nouveau cycle, il n’est guère probable que la direction de Podemos fasse une autocritique à la hauteur de ce qu’exige aujourd’hui un processus de recomposition capable de faire face aux nouveaux défis et cela sans disposer du poids institutionnel dont il jouissait jusqu’à maintenant. Il revient aux forces de la gauche de rupture de tirer les leçons des erreurs, les nôtres autant que celle des autres, mais aussi des expériences qui, sans les idéaliser, sortent renforcées du récent cycle électoral, comme Adelante Andalucía ; ou même de ce que représente dans la péninsule Ibérique, au Portugal, le Bloco de Esquerda. Il faudra donc emprunter de nouveaux chemins de recomposition, qui devront se fonder sur des piliers indispensables, tels que la plus vaste horizontalité possible dans les délibérations et la prise de décision collective, la recherche de consensus internes qui respectent à leur tour les dissensions, la diversité et la confédéralité. En jeu : la possibilité d’ouvrir un nouvel horizon alternatif à même de surmonter la résignation et le ressentiment parmi ceux et celles d’en bas face à la minorité dangereuse de toujours.
Article publié le 27 mai 2019 sur le site VientoSur.info ; traduction A l’Encontre.
Notes
[1] Sánchez n’a pas manqué de balayer, dès le 27 mai, les espérances et désirs de Pablo Iglesias à devenir membre du gouvernement; le «ministérialisme», pour reprendre une formule ancienne, de la direction de Podemos, inscrit dans son projet, est la triste conclusion de l’évolution d’une formation qui, en 2014, recelait bien d’autres potentialités… Il ne fait guère de doute que les résultats de mai vont entraîner un approfondissement de la crise de cette formation. (Réd.)