Cycle électoral en Espagne : vague droitière et déclin du « progressisme » gouvernemental
Les élections régionales et municipales qui se sont tenues en Espagne le 28 mai dernier ont confirmé l’épuisement du modèle de « gouvernement progressiste » qu’incarne l’alliance des socialistes de PSOE et d’Unidas Podemos, au pouvoir depuis 2019. Peu avant ce scutin, Brais Fernandez avait analysé dans nos colonnes les causes profondes de la crise de la gauche en Espagne et plus particulièrement de l’échec de Podemos.
Dans cet article, Jaime Pastor, directeur de la revue Viento sur, revient sur les ressorts de la victoire de la droite et les tendances profondément régressives du paysage politique qui se dessine à l’approche du prochain scrutin législatif, qui se tiendra le 23 juillet.
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En guise de premier bilan des récentes élections municipales et régionales, deux conclusions s’imposent : une nette victoire du bloc néoconservateur et réactionnaire et une défaite politique du PSOE. La réponse de Pedro Sánchez [premier ministre socialiste] à l’euphorie de ses adversaires ne s’est donc pas fait attendre. Dès le lendemain, il a décidé d’avancer au 23 juillet les élections générales qui avaient été programmées pour décembre de cette année.
Ainsi, une fois de plus, le leader socialiste, après avoir reconnu son erreur de s’aligner sur le cadre que le bloc de droite a réussi à imposer au cours de la campagne, a eu recours à son habileté bien connue pour faire un coup tactique, que personne n’avait anticipé, en se fiant une fois de plus à la déesse Fortune. Nous entrons ainsi dans une nouvelle phase dont l’enjeu est de savoir s’il y aura un changement définitif de cycle politique ou si, au contraire, la résilience dont Sánchez a fait preuve jusqu’à présent lui permettra de survivre à cette nouvelle épreuve, sans aucun doute beaucoup plus difficile que les précédentes, sachant en outre qu’elle se déroulera dans un contexte de vague néoconservatrice en Europe.
Il semble déjà clair qu’à l’approche du scrutin du 23 juillet, l’objectif d’[Alberto Núñez] Feijóo [président du PP] et de Sánchez sera de réduire la confrontation électorale à une polarisation bipartisane, ce qui ne favorisera sans doute pas le mouvement Sumar [coalition de gauche autour de l’actuelle ministre du travail Yolanda Díaz]. Celui-ci, déjà légalement constitué bien qu’il ne se soit pas présenté aux urnes, ne sort toutefois pas indemne du scrutin du 28 mai, surtout en raison de la défaite de la principale alliée de Yolanda Díaz, Ada Colau [maire sortante de Barcelone], aux élections du conseil municipal de Barcelone. Très affaibli, Podemos n’apportera pas non plus grand-chose à cette entreprise, comme nous le verrons plus loin.
En effet, Sánchez va faire appel au vote utile contre le PP et Vox au détriment d’une coalition de formations politiques (y compris Izquierda Unida, En Comú, Más Madrid et Compromís) qui ne sera probablement pas en mesure de contrer cette pression avec un profil uni. Cette nouvelle tentative de création d’un « parti-mouvement » semble, en outre, vouloir continuer à parier sur la reconduction du modèle de « gouvernement progressiste ». Un gouvernement qui n’a même pas tenu les promesses fondamentales de son programme comme, entre autres, l’abrogation des réformes du travail de Rajoy et Zapatero, de la « loi bâillon » [loi sécuritaire imposée par la droite en 2015], ou une réforme fiscale progressiste. Si elle se réalisait, une telle reconduction se déroulerait de surcroît avec un rapport de forces encore pire que lors de la dernière législature.
Une vague droitière qui profite de la décomposition de Ciudadanos
En réalité, ce qui s’est passé le 28 mai a confirmé la tendance à la hausse du PP prévue par les sondages (à l’exception de celui du Centro de Investigaciones Sociológicas) grâce, surtout, au fait qu’il a pu gagner une partie significative du vote de Ciudadanos, un parti qui a pratiquement disparu, et à sa capacité à attirer une partie du vote Vox [extrême droite], surtout dans la région de Madrid, où il a obtenu la majorité absolue.
Malgré cela, la différence de voix au niveau national entre le PP et le PSOE lors de ces élections municipales (31,51% contre 28,11%, avec un taux de participation de 63,92%), n’a pas été assez importante pour garantir une victoire du PP aux prochaines élections législatives. Elle signifie néanmoins que le principal parti de droite l’a emporté dans bon nombre de villes importantes, y compris les villes emblématiques de Valence contre Compromís [coalition de gauche], Séville contre le PSOE et Cadix contre Adelante Andalucía [regroupement d’autonomistes et de forces de la gauche radicale dont Anticapitalistas].
Il l’a aussi, et surtout, emporté dans les communautés autonomes arrachées au PSOE, comme Valencià, l’Aragon, les îles Baléares, l’Estrémadure, la Rioja et la Cantabrie. Dans certaines d’entre elles, il devra toutefois payer un prix élevé pour obtenir le soutien de Vox, un parti qui, bien qu’il ait acquis un poids municipal avec 7,19% des voix, est loin des 3,5 millions de voix qu’il a obtenues lors des élections générales de 2019. Malgré cela, c’est de lui dont dépend la constitution de majorités de droite dans six régions autonomes et 30 capitales provinciales.
La grande exception à la victoire du PP, comme le souligne Petxo Idoiaga, a été la Communauté autonome basque et la Navarre, où EH Bildu, seul bénéficiaire de la campagne contre l’ETA déployée surtout par Ayuso, a enregistré une progression notable qui menace l’hégémonie du PNV [part nationaliste basque conservateur]. En revanche, Unidas Podemos a disparu des parlements régionaux de Madrid, de Valence, des îles Canaries et de nombreuses municipalités, dont la capitale madrilène. Il a également été éliminé de cinq gouvernements régionaux et ne reste présent que dans 17 capitales provinciales. Cette débâcle l’oblige désormais à se résigner à être un acteur secondaire dans le projet de Yolanda Díaz [Sumar]. Reste à savoir si cette convergence se concrétisera et, le cas échéant, dans quelle mesure les deux forces partageront un discours commun au cours d’une campagne qui les obligera à se différencier davantage du PSOE.
Un autre cas est celui de la Catalogne, où la dimension nationale a profité au PSC [socialistes catalans] alors qu’elle a nui à l’ERC [gauche républicaine catalaniste] contre Junts per Catalunya [indépendantistes de droite]. Junts per Catalunya s’est appuyé cette fois sur l’image nostalgique de l’ancienne Convergència [droite catalaniste], incarnée avec succès par le candidat à la mairie de Barcelone, Xavier Trías. La CUP [gauche radicale indépendantiste], pour sa part, bien qu’elle n’ait pas réussi à entrer au conseil municipal de Barcelone, a remporté la deuxième place à Gérone au sein d’une coalition et reste la quatrième force politique en termes de nombre de sièges au conseil municipal dans l’ensemble de la Catalogne.
Un retour à la centralité des deux grands partis ?
En plaçant au centre du débat une gamme de sujets, qui vont de la dénonciation des alliances de Sanchez avec « les communistes, les séparatistes et les terroristes » au retour du spectre de l’ETA douze ans après sa dissolution, et en les combinant avec des thématiques classiques comme ses appels à un durcissement pénal mais aussi avec des questions locales et régionales (comme les crises de la santé, de l’éducation et du logement, ou la lutte contre l’inflation), le PP a réussi à installer l’image d’un régime et d’une Espagne menacés, ainsi que d’une « insécurité citoyenne », qui lui ont permis de sortir victorieux de ce défi.
Sa joie d’avoir triomphé dans ce premier scrutin a été de courte durée, comme nous l’avons déjà noté plus haut. Les leaders et les dirigeants du PP (avec l’ancien président José María Aznar à sa tête) n’ont pas pu cacher leur déception face à la décision de Sánchez, car elle les oblige à affronter le second scrutin dans un délai beaucoup plus court que celui dont ils pensaient profiter pour approfondir, avec le puissant soutien médiatique dont ils disposent, l’érosion de la coalition gouvernementale progressiste, qui paraît désormais, si cela est possible, encore plus illégitime.
Cependant, ils n’ont pas tardé à choisir le slogan qui dirigera leur campagne : « Soit Sánchez, soit l’Espagne ». On verra donc à nouveau Feijóo, et, face à lui [Isabel Diaz] Ayuso [présidente PP de la communauté de Madrid], recourir au spectre d’une « rupture de l’unité de l’Espagne » – qui ne fait pas et ne fera pas partie de l’agenda du PSOE – comme liant de son programme néolibéral, autoritaire et réactionnaire au service de la structure de pouvoir oligarchique qu’il représente.
Face à cet objectif, Sánchez, soucieux de remporter une victoire qui lui permettra d’éviter de recourir à des alliances inconfortables sur sa gauche, ne semble pas craindre le risque de transformer le scrutin du 23 juillet en plébiscite autour de sa figure. Il cherchera donc à calmer le malaise des barons vaincus du PSOE, en essayant de renforcer son image de parti de gestion de l’Etat et de concurrencer sans complexe la droite. C’est ce qu’il a déjà fait dans nombre de ses politiques, mais qu’il va maintenant poursuivre avec de nouvelles concessions sur des questions telles que la lutte contre le changement climatique, la politique fiscale, le droit au logement ou la mal nommée « insécurité citoyenne ». Et aussi, bien sûr, en exprimant sa volonté d’appliquer les coupes dictées par la Commission européenne ou d’obéir à une OTAN sous leadership américain.
Il ne faut même pas exclure que son aspiration, qu’il partage avec le PP, à retrouver la centralité des deux partis au niveau de l’État, voire le bipartisme, le conduise après le 23 juillet à rechercher un accord avec la droite pour une réforme électorale du type de celle de la Grèce [système de représentation proportionnelle « renforcée »], dans une tentative d’imposer un modèle d’alternance qui a été enterré en 2015. Tout cela au nom de la garantie de la stabilité d’un régime qui, malgré la fin des cycles ouverts par le mouvement [des Indignés] du 15 mai [2011] et le souverainisme catalan, est toujours fissuré et doit faire face à une instabilité mondiale croissante. Il doit aussi, et surtout, faire face à une accumulation de troubles sociaux qui pourraient à l’avenir engendrer des révoltes comme celles qui ont lieu dans des pays tels que la France et la Grande-Bretagne.
Un changement de cap pour endiguer la menace de la droite
Ce n’est certainement pas un déplacement supplémentaire vers la droite du PSOE qui pourra endiguer la vague droitière. Comme dans d’autres pays, l’expérience des trois dernières années l’a déjà montré : les « nouveaux progressismes », comme nous l’avons indiqué dans le dernier numéro de Viento sur, peuvent être, pour citer [Massimo] Modonesi, une « digue temporaire », un moindre mal face au bloc réactionnaire, mais ils ne sont pas en mesure de « résoudre les contradictions sous-jacentes » qui expliquent sa montée.
Dans ce contexte, la situation de « paix sociale » que les directions [syndicales] des Commissions Ouvrières et de l’UGT [confédération proche du PSOE] ont maintenue tout au long de cette législature et qu’elles ont renouvelée avec leur récent pacte avec le patronat ne semble pas de nature à favoriser la remobilisation de la gauche. Il sera donc difficile de créer les conditions favorables pour déborder le cadre bipartisan de la campagne électorale et, surtout, pour faire apparaître un projet autonome et alternatif qui mette au centre des questions aussi fondamentales que la lutte contre le changement climatique, la précarité de nos vies, l’avancée dans la reconnaissance de la réalité plurinationale de l’État, ou le rejet d’un racisme structurel qui, comme nous l’avons vu récemment, a trouvé ses pires expressions non seulement à notre frontière sud, mais aussi sur les terrains de football.
Dans ce contexte, la gauche anticapitaliste doit également assumer sa part de responsabilité dans la situation de défaite collective dans laquelle nous nous trouvons et qui la conduit à être pratiquement absente en tant qu’alternative politique lors de la prochaine confrontation électorale. Cela ne signifie pas qu’elle doive ignorer la nécessité de contribuer à empêcher la victoire du bloc de droite, car nous ne pouvons pas sous-estimer la menace que représenterait son accès au pouvoir central, avec l’attaque qui s’ensuivrait sur des droits civils et sociaux fondamentaux (en premier lieu contre les personnes originaires du Sud et les femmes) et le renforcement d’une soi-disant « démocratie militante », prête à mettre hors-la-loi même une partie de l’actuel spectre parlementaire.
Cependant, cette gauche devrait l’affronter à partir d’une position autonome et critique qui, à son tour, cherche à converger avec les mouvements sociaux et les forces politiques à gauche du PSOE dans un processus de remobilisation sociale contre les politiques néolibérales et néoconservatrices, d’où qu’elles viennent et quels que soient les gouvernants.
En tout état de cause, quels que soient les résultats du scrutin du 23 juillet, des temps encore plus difficiles nous attendent : nous devons résister à la menace d’un autoritarisme réactionnaire, mais aussi à un bipartisme systémique qui se renforce, et chercher de nouvelles voies de convergence et d’ancrage parmi les couches populaires qui contribueront à offrir un horizon d’espoir pour un véritable changement. Pour cela, il faudra s’appuyer sur le travail essentiel et patient des réseaux de solidarité à partir des quartiers et des lieux de travail qui permettent un plus grand ancrage social autour d’une culture de la mobilisation et de la solidarité qui remet au centre les conflits sociaux et, face au capital, la défense d’une vie digne sur une planète habitable.
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Article publié sur le site de Viento sur le 31 mai 2023. Traduit par Contretemps.