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À propos du livre d’Alex Callinicos : Imperialism and Global Political Economy, Polity : Cambridge, 295 p.

Le débat sur l’impérialisme aujourd’hui

Depuis une dizaine d’années désormais, il y a un regain d’intérêt de la part des intellectuels marxistes pour l’étude de l’impérialisme. Cela résulte en partie du fait que la principale puissance militaire dans le monde – les Etats-Unis – a de plus en plus fréquemment recours à la guerre comme stratégie impériale. La politique de la « guerre sans limites » poursuivie par l’administration Bush mais aussi le développement d’un gigantesque mouvement anti-guerre à l’échelle internationale ont beaucoup contribué à ranimer les débats entre marxistes sur l’impérialisme.

Malheureusement pour le marxisme français, ce regain d’intérêt concerne pour le moment essentiellement le monde anglophone, bien qu’il y ait des exceptions notables comme le livre de Claude Serfati Impérialisme et Militarisme: Actualité du XXIème Siècle, paru déjà en 2004[1] et celui de Gilbert Achcar, Le Choc des Barbaries: Terrorismes et Désordre Mondial, paru également en 2002[2]. De plus, la plupart des travaux effectués par les marxistes anglophones ne sont pas traduits en français, ce qui limite leur diffusion chez les intellectuels et plus largement les militants marxistes et anticapitalistes français.

Cette faiblesse de la production intellectuelle marxiste sur l’impérialisme en France reflète probablement la relative faiblesse du mouvement contre la guerre en France. Malgré quelques importantes manifestations à certains moments clés – comme le 15 février 2003 ou le jour de l’invasion de l’Iraq – ce mouvement ne s’est jamais profondément enraciné dans le paysage politique français du début du XXIème siècle, ni n’a réussi à se cristalliser dans des organisations ou coalitions permanentes. C’est en partie le résultat du fait que la France s’était opposée à la guerre en Irak en 2003 et par conséquent n’y a pas envoyé de troupes. Mais c’est aussi le résultat d’une mésestimation de la part de la gauche française – y compris révolutionnaire ou anticapitaliste – de l’importance politique que revêtait la guerre en Irak et de la nouvelle période dont elle était annonciatrice. Par conséquent, l’intérêt pour la question de la « guerre sans limites » – c’est-à-dire la nouvelle doctrine de politique étrangère des Etats-Unis – et plus généralement la nouvelle configuration des rapports entre grandes puissances, est faible dans les préoccupations politiques et intellectuelles des marxistes et anticapitalistes en France. C’est sans doute un défaut sérieux, puisque les développements des deux dernières années (réintégration française du commandement intégré de l’OTAN, envoi de troupes françaises supplémentaires en Afghanistan et le renvoi prématuré de certaines d’entre elles dans des cercueils suite aux efforts de la résistance afghane, ouverture de la première base militaire française au Moyen Orient depuis la Seconde Guerre Mondiale, grande manifestation contre le soixantième anniversaire de l’OTAN à Strasbourg) montrent que nous ne pouvons pas continuer à nous désintéresser de cette question encore longtemps.

 

Le livre d’Alex Callinicos dans le contexte du débat entre marxistes

Un bon endroit pour commencer est sans doute le dernier livre d’Alex Callinicos, Imperialism and Global Political Economy. Callinicos est l’un des intellectuels marxistes les plus renommés à l’échelle internationale, et il est également dirigeant du Socialist Workers Party de Grande-Bretagne. C’est en cette qualité qu’il a été amené à jouer un rôle dans le mouvement britannique contre la guerre et dans le mouvement altermondialiste. Ses travaux récents reflètent la part importante qu’occupe la question de l’impérialisme dans son activité intellectuelle et militante. Déjà en 2003, il a publié un premier livre sur la question, The New Mandarins of American Power[3]. Dans cet ouvrage il s’intéressait à l’analyse du nouveau cours de la politique étrangère étasunienne depuis 9/11. Son dernier livre, en revanche, consiste en une approche plus globale puisqu’il essaie de passer en revue les théories marxistes classiques de l’impérialisme afin d’identifier leurs forces et leurs faiblesses et de pouvoir sur cette base-là les raffiner. Des questions aussi diverses que le passage du féodalisme au capitalisme ou la question du rôle de l’Etat dans le mode de production capitaliste forment le socle sur lequel Callinicos bâtit une théorie de l’impérialisme, avant de procéder, dans la deuxième partie du livre, à un survol et une périodisation de l’histoire de l’impérialisme.

Dans la typologie des théories marxistes contemporaines de l’impérialisme que Callinicos dresse dans l’introduction de son livre, il se classe parmi les « théoriciens du nouvel impérialisme » qui soutiennent trois choses : i) le capitalisme reste toujours plongé dans une crise de rentabilité depuis la fin des années 1960, ii) il y a trois pôles de puissance économique et politico-militaire dans le monde, qui sont l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie de l’Est et iii) malgré une supériorité relative des Etats-Unis, des rivalités sérieuses persistent entre les principales puissances capitalistes et également d’autres états émergeants comme la Russie ou la Chine[4].

Le deuxième groupe de théories sont celles qui soutiennent que ces rivalités sont désormais obsolètes vu l’intégration transnationale entre classes capitalistes qui aurait déjà eu lieu (ce sont les analyses de type Empire de Toni Negri et Michael Hardt, celles qui font le plus de concessions aux théoriciens postmodernes et de fait, vue la popularité de ce courant de pensée, les plus largement disséminées, suscitant même des traductions en français) Dans cette vision, non seulement les rivalités entre grandes puissances sont obsolètes, mais aussi les structures étatiques et le réseau de relations qui les lie entre elles. Ces théoriciens ont de ce fait du mal à rendre compte des oppositions entre Européens et Américains – à propos de la guerre en Irak en 2003 ou dans le cadre de l’OMC par exemple. Enfin, il y a les théoriciens qui considèrent que la suprématie des Etats-Unis est telle que les autres puissances capitalistes sont presque réduites au statut de vassal d’un « empire informel » étasunien[5]. Les Etats-Unis gèrent les intérêts communs à cet empire informel. Il n’y a donc plus de rivalités géopolitiques entre les différentes puissances capitalistes. Il faut bien sûr se rappeler qu’il ne s’agit que d’une typologie.

 

Continuité de la controverse classique et questions méthodologiques

Cette typologie sert également à montrer la persistance d’un débat qui a structuré les controverses classiques sur la question de l’impérialisme. Il s’agit du débat sur la possibilité de voir émerger une coalition permanente entre grands blocs capitalistes, que son théoricien de l’époque, Karl Kautsky, nommait « super-impérialisme ». Contre lui, Lénine, Boukharine et Rosa Luxemburg ont essayé de démontrer que la nature des relations interétatiques sous le capitalisme était nécessairement antagonique et que cela ne pouvait manquer de conduire à l’éclatement des guerres inter-impérialistes. C’est là que commence l’examen des théories classiques par Alex Callinicos. La préoccupation méthodologique commune à chaque théoricien classique était de continuer l’œuvre que Marx avait commencée mais jamais terminée dans le Capital, préoccupation que partage Callinicos. On sait que Marx projetait d’écrire une série de volumes sur le capitalisme dont le Capital n’était que le premier. Parmi les autres, il devait y avoir un livre sur l’Etat et un autre sur le marché international. Cela aurait permis d’esquisser une analyse globale du mode de production capitaliste dans laquelle l’aspect international et (géo)politique serait explicitement traité et intégré en tant qu’attribut particulier de ce mode de production. Marx et Engels avaient par ailleurs passablement écrit sur des sujets de politique internationale qui leur étaient contemporains, mais il s’est toujours agi d’analyses à chaud, sans théorisation préalable. N’ayant jamais eu le temps de finir ce que Marx avait commencé, cette tâche devait être complétée par ses disciples.

 

Evaluer les théories classiques

Avant de nous présenter son appréciation de ce qu’il appelle « la synthèse Lénine – Boukharine », c’est-à-dire des travaux de ces deux théoriciens qui présentent de nombreuses similitudes, Callinicos examine le travail de Rosa Luxemburg. Pour elle, la question clé était d’expliquer la dynamique colonialiste et elle essaya de le faire en argumentant qu’afin d’éviter la crise qui lui est endémique, le capitalisme a constamment besoin de s’étendre en assimilant des territoires non-capitalistes. Les guerres inter-impérialistes résultent alors de la concurrence que se livrent les grandes puissances pour ces territoires. Or, l’argument de Luxemburg est fondé sur une critique erronée des schémas de reproduction du capital qu’on trouve chez Marx et par conséquent sur une théorie de la crise capitaliste également erronée, le plus souvent dénommée « théorie de la sous-consommation ». Callinicos considère qu’aucun économiste marxiste de renom n’accepte ses arguments. De plus, le fait qu’après la Seconde Guerre Mondiale, lorsque la planète entière est devenue capitaliste, on ait assisté au boom économique le plus long de l’histoire, contribue à invalider les théories de Luxemburg.

Luxemburg avait été critiquée par Boukharine et c’est dans les travaux de ce dernier que Callinicos voit la version de la théorie classique la plus rigoureuse. En effet, Boukharine utilise le travail de Marx pour montrer comment les tendances à la concentration et à la centralisation du capital conduisent à l’émergence du capital financier – au sens de Rudolf Hilferding d’interpénétration du capital bancaire et du capital industriel –  et à la consolidation nationale du capital. Mais Boukharine va plus loin et remarque qu’il y a en parallèle une tendance à l’internationalisation du capital qui accentue la concurrence entre capitaux d’origines nationales différentes. Comment est-ce que cela peut expliquer les guerres inter-impérialistes? Puisque l’impérialisme est caractérisé aussi par la tendance à la fusion entre l’Etat et le capital national, il en résulte que la guerre est une autre forme de la concurrence économique que se livrent les différents capitaux. Ici, Callinicos fait remarquer que Lénine explique de manière différente la dynamique militariste. Pour lui, elle vient de la tendance au développement inégal entre blocs de capitaux, et puisque le partage du monde se fait sur la base de l’équilibre de puissance économique entre grandes puissances, le développement inégal crée une situation où un rééquilibrage violent est nécessaire. Callinicos, pourtant, utilise les deux conceptions plus tard lorsqu’il formule sa version de la théorie, puisque la conception de Boukharine lui sert de base pour définir l’impérialisme comme interaction dialectique entre concurrence économique et concurrence géopolitique, et la conception de Lénine lui sert d’explication de la persistance d’une multiplicité d’Etats et des rapports antagoniques entre eux.

Callinicos met en relief également les faiblesses de la position de Lénine et de Boukharine. Celle de Lénine est plus problématique puisqu’elle reproduit un nombre de conceptions tiers-mondistes que le développement du capitalisme d’après la Seconde Guerre Mondiale a disqualifiées[6]. Il y a également le problème de la périodisation puisque la description que fait Hilferding du capital financier n’était pas universellement vraie à son époque (la grande exception étant la principale puissance impérialiste, la Grande-Bretagne), et encore moins dans le reste du vingtième siècle. Le plus grand problème cependant est la question de la crise économique. Partageant la conception du capital financier de Hilferding, Boukharine arrivait à la même conclusion que lui, à savoir que le degré d’organisation au sein de chaque économie nationale était tel qu’il ne pouvait y avoir anarchie de la production et donc crise économique. Boukharine s’est même moqué de commentateurs bourgeois prédisant le krach boursier de 1929. On voit donc que malgré leurs mérites, les théoriciens classiques se sont beaucoup trompés.

 

Raffiner la théorie de Boukharine et de Lénine

Callinicos procède ensuite en élaborant certains aspects de sa propre version de la théorie de l’impérialisme. Ce faisant, il engage un dialogue aussi bien avec les théoriciens classiques qu’avec des théoriciens contemporains. Tout d’abord, il revient sur les faiblesses des théories classiques, la plus importante étant celle du danger du « réductionnisme économique ». Par là, il entend une vision mécaniste du matérialisme historique qui réduirait les aspects géopolitiques de l’impérialisme à des simples reflets des antagonismes économiques. Sur la base de cette critique, il postule donc la nécessité de théoriser ce qu’il appelle l’ « élément d’autonomie » de l’Etat. Cela l’amène à mentionner le travail de David Harvey et la quasi-identité de la position de ce dernier, élaborée indépendamment et simultanément dans le livre The New Imperialism[7], avec la sienne. Harvey propose une définition très proche, puisque pour lui l’impérialisme consiste en l’interaction entre deux logiques ou sources de pouvoir, l’une capitaliste et l’autre territoriale. La source de pouvoir capitaliste fait référence au pouvoir qui provient du contrôle des moyens de production et de la valeur qu’ils produisent, et la source de pouvoir territoriale aux structures étatiques qui garantissent un contrôle physique sur un territoire donné et sur les ressources naturelles et humaines que ce territoire contient. Mais la nature du lien entre les deux n’est pas explicitée chez Harvey ; tout au plus il y a une incitation de la part de Harvey dans son livre à traiter les deux logiques comme étant dialectiquement liées. Callinicos identifie cette lacune chez Harvey et donc la nécessité de chercher dans la théorie marxiste de l’Etat des éléments de réponse[8].

Callinicos pose d’abord la question de la méthode :

La concurrence économique entre « plusieurs capitaux » est constitutive du mode de production capitaliste. Je considère que tout développement de la théorie de Marx à partir de l’hypothèse que le mode de production capitaliste devient dominant doit introduire, au moment approprié de l’analyse, une forme distincte de concurrence avec ses propres dynamiques et objectifs, en tant qu’attribut du système interétatique.[9]

Callinicos considère que sa définition diffère de celle de Harvey seulement au niveau de la formulation[10]. Il me semble pourtant que les deux définitions recèlent deux conceptions différentes du lien dialectique entre économie et géopolitique. Harvey insiste sur le fait que les deux logiques sont distinctes et qu’il y a une sorte de lutte entre les deux pour savoir laquelle dominera. Or, la conception de Callinicos les traite comme deux formes, certes distinctes mais des formes tout de même, d’une même dynamique, à savoir la concurrence entre capitalistes, dynamique par ailleurs constitutive du mode de production capitaliste[11]. Cette vision est très proche de celle de Boukharine, bien que plus tard dans le livre, Callinicos développe l’analyse selon laquelle l’impérialisme apparaît au moment où le développement du capitalisme conféra un avantage géopolitique considérable aux Etats capitalistes (Grande Bretagne et Pays-Bas) vis-à-vis de leurs concurrents absolutistes en Europe continentale et par conséquent stimula le développement du capitalisme en Europe afin de permettre à ces Etats de maintenir le cap dans la concurrence géopolitique. L’impérialisme commence donc à partir du moment où le capitalisme se généralise en Europe continentale. En revanche, pour Boukharine, l’impérialisme résulte plutôt de la tendance à la consolidation nationale du capital, effet cumulatif des tendances à la centralisation et concentration du capital. La vision de Callinicos a clairement l’avantage de placer l’impérialisme dans le développement de long terme du capitalisme et de faire le lien avec le processus de transition du féodalisme au capitalisme.

Pour solidifier cette définition, Callinicos procède en fournissant une théorie des rapports entre Etat et capital. Il soutient qu’on doit faire l’hypothèse que

les capitalistes et les managers étatiques constituent deux groupes d’acteurs ayant des intérêts différents – à savoir, pour les premiers, augmenter leur capital et, pour les seconds, maintenir le pouvoir de leur Etat vis-à-vis aussi bien de la population qui lui est sujette et les autres états.[12]

Une fois cette hypothèse posée, il devient facile de concevoir le lien entre les deux groupes d’acteurs. Il y a une interdépendance structurelle entre eux, puisque le pouvoir d’un Etat dépend des ressources qu’il peut mobiliser par le biais des revenus fiscaux – ce qui signifie que l’Etat a un intérêt à l’accumulation du capital la plus élargie possible – et que les capitalistes ont besoin de l’Etat pour leur fournir des conditions politiques et juridiques favorables à la réussite de cette même accumulation du capital[13].

Cette vision du lien dialectique semble très solide. Mais l’hypothèse de départ paraît en partie problématique. Callinicos a déjà été critiqué dans le Cambridge Review of International Affairs par des marxistes lui reprochant de faire des concessions au courant réaliste des Relations Internationales en allant trop loin dans le degré d’autonomie de l’Etat et du géopolitique[14]. Il me semble que l’hypothèse de départ ne permet pas de clarifier une question clé, à savoir le caractère de classe de la bureaucratie étatique. Si les deux groupes d’acteurs et leurs intérêts sont distincts, dans quelle mesure peut-on dire que les bureaucrates font partie de la classe capitaliste? S’ils n’en font pas partie, alors peut-il y avoir des situations où leurs intérêts divergent à tel point que l’interdépendance qui les lie ne fonctionne plus? Callinicos considère effectivement la possibilité d’une divergence d’intérêts comme un point fort de sa conception puisque de cette manière le danger du réductionnisme économique est complètement évacué. Mais alors il n’y a rien de spécifiquement capitaliste dans les intérêts des bureaucrates. Il s’agit des mêmes intérêts que ceux qu’avaient les bureaucrates qui géraient les états féodaux ou absolutistes.

Ne serait-ce pas une meilleure hypothèse de départ que de postuler une pluralité de fonctions nécessaires à la reproduction du capital et de considérer que les capitalistes et les bureaucrates remplissent chacun des fonctions différentes (lorsque l’Etat n’agit pas en tant que capitaliste collectif en possédant les moyens de production et en prenant les décisions concernant l’investissement et la gestion du processus de production, ce qui n’a pas été le cas durant la plus grande partie du XXème siècle) ? De cette manière, on peut qualifier les bureaucrates de « capitalistes politiques » puisque leur rôle est d’assurer les meilleures conditions politiques à l’accumulation du capital, et les capitalistes de « capitalistes économiques » puisque leur rôle est de décider de la nature des investissements et de gérer le processus de production[15]. Ainsi on établit une solidarité de classe qui se met en place entre les deux groupes d’acteurs. Ceci expliquerait également la facilité avec laquelle des individus alternent les différentes positions, un processus désigné par les termes de pantouflage en France et de revolving doors entre postes gouvernementaux et administration des grands groupes capitalistes aux Etats-Unis.

 

Une pluralité d’Etats

La deuxième question que traite Callinicos dans le chapitre sur l’Etat est la question de la persistance d’une multiplicité d’Etats sous le capitalisme. Il s’agit précisément d’expliquer cette persistance et non pas ses origines – ce qu’il fait dans un autre chapitre. Callinicos utilise d’une part la version de Trotsky de la loi du développement inégal et combiné pour expliquer les concentrations spatiales de capital technologiquement avancé. D’autre part, il utilise l’analyse fournie par Chris Harman et David Harvey de la formation de structures étatiques, selon laquelle de telles structures émergent autour de concentrations spatiales de capital productif, capital commercial et capital-argent. La combinaison des deux est pour Callinicos une force qui conserve les structures étatiques existantes, puisque le développement inégal et combiné renforce l’existence de concentrations spatiales déjà existantes. Mais Callinicos considère également qu’il s’agit seulement d’une tendance qui peut dans certaines conditions être dépassée. L’Union Européenne est le cas classique de cette possibilité.

L’utilisation de la conception du développement inégal et combiné de Trotsky est très convaincante, d’autant plus que Callinicos la précise en la faisant reposer sur la description que faisait Marx de la manière dont les capitalistes sont en concurrence entre eux et de la dynamique de développement des forces productives qui en résulte. Mais il me semble qu’il y a une sous-estimation du potentiel d’émergence de nouvelles formes étatiques au niveau régional. Boukharine expliquait l’impérialisme comme résultant de deux tendances partiellement contradictoires, l’une à la consolidation nationale du capital et l’autre à l’internationalisation du capital. Comme Callinicos le démontre plus tard dans le livre, depuis la fin des années 1960, on est dans une période ou la deuxième tendance domine la première. Mais l’internationalisation du capital depuis les années 70 assume deux sous-formes – l’une est la multinationalisation et l’autre la consolidation régionale. Cette dernière tendance trouve sa réalisation la plus avancée en Europe (même si elle n’est pas suffisamment forte pour donner lieu à une intégration totale entre Etats européens en un Etat fédéral à l’image des Etats-Unis d’Amérique, et que des structures nationales qui reproduisent la description de Callinicos persistent et entravent le processus d’intégration). Le phénomène de la régionalisation, auquel Harvey fait référence par ailleurs dans son livre, a déjà fait l’objet d’études par des spécialistes de l’économie politique internationale. Certes, la régionalisation n’a pas encore éliminé les Etats préexistants, mais si l’on accepte l’idée que les formes étatiques émergent autour de concentrations spatiales de capital, on peut déceler une tendance de fond au dépassement régional des états actuels.

En somme, la théorisation de l’impérialisme qu’offre Callinicos est très convaincante, malgré quelques problèmes. Elle a le mérite d’éviter le réductionnisme économique d’une manière qui pose le problème dans les termes d’une relation dialectique entre économie et géopolitique (ou entre capital et Etat), de ne pas traiter comme constitutifs de l’impérialisme des phénomènes non-universels ou passagers (comme le faisait Lénine) et de persister dans l’idée que les relations interétatiques sous le capitalisme sont par définition antagoniques puisqu’elles sont une forme de la relation compétitive entre capitalistes qui est constitutive du mode de production capitaliste. De plus, la version de Callinicos procède par raffinement des théories marxistes classiques, elles-mêmes continuations du travail de Marx, ce qui a le mérite de s’inscrire dans un effort collectif et continu par des militants révolutionnaires pour comprendre le capitalisme afin de mieux le combattre. Enfin, la version de Callinicos rend obsolète la périodisation proposée par Lénine. Si ce qui est constitutif de l’impérialisme n’est pas l’émergence du capital financier mais l’interaction entre concurrence économique et concurrence géopolitique, alors l’impérialisme n’est pas le stade suprême du capitalisme tel que conçu par Lénine.

 

Périodiser l’impérialisme 

Dans le reste du livre, Callinicos offre une histoire et une périodisation de l’impérialisme qui relie la situation mondiale actuelle avec la période analysée par Lénine, Boukharine et Luxemburg.

Il y a trois périodes pour Callinicos. La première débute autour de 1870, au moment où une économie mondiale proprement capitaliste se met en place et que la concurrence géopolitique entre états européens est entièrement déterminée par la dynamique capitaliste. Cette période dure jusqu’en 1945. Elle est caractérisée par une multipolarité économique et militaro-politique et par un développement du militarisme qui mène à la Seconde Guerre Mondiale. Parallèlement, la période est caractérisée par l’intervention de plus en plus directe de l’Etat dans l’économie, une réalité que Callinicos nomme « capitalisme d’Etat », suivant la caractérisation de l’URSS propre à la tradition politique à laquelle il appartient[16].

La seconde période couvre l’étendue de la guerre froide. Elle est caractérisée par une bipolarité militaro-politique (bloc occidental contre bloc stalinien) mais une multipolarité économique, ce qui conduit à la « dissociation partielle entre concurrence économique et concurrence géopolitique »[17]. Il y a également un affaiblissement progressif des intérêts des puissances impérialistes dans le tiers-monde (d’où la décolonisation et la concentration de plus en plus importante des flux de capitaux dans la triade impérialiste – Amérique du Nord, Europe, Asie de l’Est) mais aussi un processus d’industrialisation partielle, notamment pour les pays qui détiennent des réserves pétrolières. Cela mène à l’émergence de sous-impérialismes, petites puissances régionales industrielles.

La troisième période s’ouvre avec la chute du stalinisme et marque la fin de la bipolarité politique et la continuation d’antagonismes géopolitiques (ce qui ne signifie pas nécessairement que ceux-ci prennent la forme de la guerre ouverte. Callinicos élargit ainsi le champ de la concurrence géopolitique à tout antagonisme entre Etats, de manière à répondre aux détracteurs de la théorie classique selon lesquels l’absence de guerre inter-impérialiste depuis 1945 démontre la faiblesse de la théorie).

Deux remarques me semblent pertinentes par rapport à cette périodisation, laquelle est accompagnée dans le livre par des descriptions détaillées des dynamiques qui ont façonné chaque période et une masse de matériaux empiriques auxquels je ne peux pas faire référence ici faute de place. D’abord, dans une contribution qu’il avait rédigée en 2001[18], Callinicos avait proposée une périodisation à partir de Boukharine et de sa vision de l’impérialisme comme interaction entre la tendance à la consolidation nationale et la tendance à l’internationalisation du capital. Cette périodisation était globalement la même avec celle présentée ci-dessus, à cette différence près que Callinicos voyait une rupture vers la fin des années 1960. C’était le moment où la tendance à l’internationalisation du capital l’emportait. Lorsque l’on rapproche les deux périodisations, on remarque une corrélation entre le degré de statification (de « capitalisme d’Etat »), de consolidation nationale du capital et de dynamique militariste. Autrement dit, on peut rapprocher la vision de Boukharine avec la vision de Callinicos et établir un lien entre la tendance à la consolidation nationale du capital et le durcissement de la concurrence géopolitique, et inversement entre la tendance à l’internationalisation et la forme de concurrence économique.

La deuxième remarque concerne le concept d’impérialisme. Chez Callinicos, le concept désigne le développement du capitalisme à partir du moment où émerge une économie mondiale spécifiquement capitaliste et que la nature des relations interétatiques en Europe devient définitivement capitaliste. Mais il s’agit de bien plus qu’une simple analyse marxiste des seules relations géopolitiques des 150 dernières années. Il s’agit plutôt d’une analyse globale du développement capitaliste qui intègre la question de l’Etat et de la dimension interétatique. Ainsi, le fil avec le projet initial de Marx est renoué.

 

Notes

[1] Claude Serfati Impérialisme et Militarisme : Actualité du XXIème Siècle, Lausanne : Page Deux, 2004.

[2] Gilbert Achcar Le Choc des Barbaries : Terrorismes et Désordre Mondial, Paris : Complexe, 2002.

[3] Alex Callinicos The New Mandarins of American Power : The Bush Administration’s Plans for the World, Cambridge : Polity, 2003.

[4] Callinicos considère que Claude Serfati, John Rees, Chris Harman, David Harvey, Peter Gowan et Walden Bello partagent ce point de vue.

[5] Le défenseur le plus ardent de cette position est Leo Panitch. Callinicos classe également Perry Anderson et Ellen Wood dans cette catégorie.

[6] Comme, par exemple, le parasitisme du capital financier et le mythe de l’aristocratie ouvrière.

[7] Publié en 2003. Une traduction en français de ce livre est en cours de préparation.

[8] Il avait déjà suivi ce chemin dans son article sur le livre de Harvey coredigé avec Sam Ashman en 2006 pour la revue Historical Materialism 14/4 (‘Capital Accumulation and the State System: Assessing David Harvey’s The New Imperialism’) et dans son article de 2007 sur le lien entre système interétatique et capitalisme pour la revue Cambridge Journal of International Affairs 20/4 (‘Does Capitalism Need the State System’).

[9] p.83.

[10] p.72. Callinicos identifie une ambigüité dans le propos de Harvey qu’il pense clarifier en offrant sa propre définition. Mais il me semble que l’ambigüité cache plutôt une divergence.

[11] A la page 79, Callinicos formule l’idée que la pluralité de capitaux est l’élément de base pour penser la pluralité des Etats.

[12] pp84/85.

[13] Callinicos emprunte la phrase interdépendance structurelle à Chris Harman. La conception plus générale est également inspirée par Harman mais aussi par Fred Block.

[14] Voir l’article de Gonzalo Pozo-Martin dans le Cambridge Review of International Affairs 20/4, ‘Autonomous or Materialist Geopolitics?’.

[15] Le terme de « capitalistes politiques » est emprunté à Chris Harman. Il l’a suggéré dans son article « The State and Capitalism Today », International Socialism Journal 2/51.

[16] La International Socialist Tendency.

[17] pp169-178.

[18] ‘Periodizing Capitalism and Analyzing Imperialism: Classical Marxism and Capitalist Evolution’, dans le livre collectif Phases of Capitalist Development: Booms, Crises and Globalizations, édité par Albritton et al. Et paru chez Palgrave, Basingstoke.

 

 

 

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