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Dans les États-Unis des années 1950, la guerre froide faisait rage, mais les socialistes jouèrent un rôle clé dans le mouvement des droits civiques. Nous ne devrions pas laisser cette histoire radicale être oubliée ou occultée. 

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Le boycott des bus de Montgomery (Alabama), en 1955-1956, a ouvert une nouvelle phase dans la lutte séculaire pour la liberté des Noir.e.s et a permis la renaissance de l’activisme et du militantisme aux États-Unis. Pionnier de l’action directe de masse contre les logements publics soumis à la ségrégation raciale, Montgomery fut le précurseur des mouvements de masse du début des années 1960.

Le boycott des bus a été victorieux grâce à la plus grande mobilisation noire depuis la Marche sur Washington de 1941. L’ensemble de la communauté noire de Montgomery s’est organisée par le biais des églises, qui étaient bondées de milliers de personnes chaque soir et par la mise en place de moyens de transport alternatifs, un système de covoiturage très efficace qui a permis à plus de 20 000 travailleur.se.s noir.e.s de se rendre à leur travail et d’en revenir chaque jour pendant un an. C’était une brillante démonstration du talent, de la détermination et de la capacité d’auto-organisation qui se libèrent lorsque la classe travailleuse se met en mouvement.

Le boycott des bus a fait apparaître de nouvelles formes de lutte, stratégies, tactiques, organisations, leaders et cadres. La bravoure et l’audace des travailleur.se.s s ordinaires ont été symbolisées par Rosa Parks, une couturière qui a déclenché le boycott en luttant pour ses droits avec une dignité et un courage inébranlables. Le caractère massif et le militantisme du mouvement de libération des Noir.e.s en ont fait leur modèle, la force motrice qui a influencé tous les mouvements ultérieurs des années 1960.

Montgomery a été une renaissance, la renaissance de l’espoir surmontant des années de calme désespéré, la renaissance de la lutte remplaçant l’acceptation et le sentiment de pouvoir changer des conditions misérables et abusives.  Sa survenue au moment de la révolution hongroise, de l’invasion impérialiste ratée de l’Égypte par la Grande-Bretagne, la France et Israël et de l’indépendance nationale du Ghana a, pour la gauche,  placé Montgomery dans la vague révolutionnaire mondiale pour la libération.  Nous étions encore dans des années 1950 particulièrement réactionnaires mais la voie était tracée pour un nouveau départ, un nouveau radicalisme.

Pour les socialistes révolutionnaires de l’époque, comme moi, nos hypothèses et nos horizons politiques ont changé du jour au lendemain. Nous nous sommes lancé.e.s sans relâche dans l’action pour les droits civiques, restant immergé.e.s pendant des années dans chaque étape du mouvement jusqu’à son déclin final. Malgré notre petite taille, nous étions un élément important de cette mobilisation.

L’histoire du mouvement ignore souvent l’implication des socialistes, un héritage des années 1950 qui, en général, fait disparaître, minimise ou tourne en dérision l’influence des socialistes comme un secret embarrassant ou bien subversif. Pendant le maccarthysme, notre rôle a été, par nécessité, souvent relégué dans l’ombre. La vérité, l’exactitude historique, les leçons politiques, le renforcement des liens à l’avenir et la confiance seraient mieux servis si les contributions des socialistes révolutionnaires à la lutte pour la libération des Noir.e.s n’étaient pas ignorées.

 

L’impact de Montgomery sur les socialistes

L’impact que le mouvement a eu sur nous est plus important que les contributions que nous avons apportées au mouvement. Les Socialistes Internationaux (International Socialists), le groupe dont j’étais membre à l’époque, étaient autant un produit du mouvement de libération noire que du trotskisme. À travers le trotskisme, nous considérions nos idées et notre pratique comme une continuité de la révolution russe et de la tradition communiste révolutionnaire. Mais c’est lutte pour la libération des Noir·es qui a défini pour nous ce que signifiait être un révolutionnaire étatsunien.

L’impact de l’auto-émancipation des Noir·es nous a transformé·es, personnellement et politiquement, en abolitionnistes des temps modernes, un maillon de la chaîne de la plus ancienne, de la plus héroïque et de la plus noble lutte étatsunienne contre l’oppression, contre l’esclavage, la suprématie blanche, Jim Crow, la ségrégation et le racisme systémique et institutionnel toujours en vigueur dans le capitalisme étatsunien. La lutte contre cette oppression nous a rendus réticent.e.s à tolérer toute forme de discrimination et nous a endurci.e.s en tant que combattant.e.s contre toutes les oppressions.

Nous avons été façonné.e.s à nouveau en participant aux manifestations, aux sit-in, aux Freedom Rides (« les voyages de la liberté »), aux arrestations, aux séjours en prison, aux débats, au militantisme, au radicalisme créatif et à l’auto-organisation du mouvement : nous étions inspiré.e.s par le courage admirable des combattant.e.s noir.e.s et blanc.he.s pour la liberté. Nous n’étions pas là uniquement pour les grands moments, les moments forts et émouvants : nous étions des combattant.e.s au quotidien, faisant le travail de fond pour que les événements se produisent. Notre engagement en faveur de la libération des Noir.e.s était au cœur de notre conception de nous-mêmes, de notre raison d’être ; nos intérêts n’étaient jamais séparés des objectifs d’émancipation du mouvement. Grâce à cette passion, notre tendance a bénéficié d’une acceptation par les militant.e.s du mouvement que la plupart des autres groupes socialistes n’ont jamais pu atteindre.

Montgomery nous a mis au défi de procéder à des changements essentiels. Au cours des années sombres de la réaction maccarthyste et du libéralisme de la guerre froide, notre influence et nos effectifs ont été considérablement réduits. Nous étions isolé.e.s de la classe travailleuse, marginalisé.e.s sur le plan idéologique et, au mieux, nous survivions. Nous devions nous montrer à la hauteur de ce moment, embrasser le mouvement en train d’écrire l’Histoire et prouver, le cas échéant, la pertinence de la politique socialiste face aux expériences que le nouveau mouvement vivait en temps réel.

Cela exigeait une transformation complète, du groupe de discussion à l’organisation de combat, de l’isolement à l’engagement, de la théorie à la pratique, de la propagande à l’agitation : c’était un saut dans l’avenir. Il a fallu une rééducation massive, apprendre du mouvement et avec lui, à travers ses pratiques, ses expériences, ses récits, sa vie interne, ses changements d’humeur et ses idées.

Nous avons navigué plus facilement dans cette transition parce que nous étions convaincu.e.s que Montgomery était le début d’un bouleversement encore plus grand. L’audace, l’improvisation, l’unité et la résistance du boycott des bus pendant 381 jours nous ont convaincus qu’il s’agissait de l’ouverture d’une dynamique potentiellement explosive qui pourrait mobiliser la classe travailleuse noire et les métayers dans tout le Sud pour briser le système de ségrégation Jim Crow, briser l’emprise des Dixiecrats suprémacistes blanc.he.s sur la politique étatsunienne et s’atteler à la tâche d’achever la « révolution inachevée » de la Reconstruction.

Cette perspective sera de plus en plus partagée par de nombreux.ses militant.e.s du mouvement. La victoire de Montgomery a donné à des millions de personnes l’espoir et la conviction que le changement était possible même s’il faudrait du temps pour qu’il s’épanouisse.

 

Montgomery et la Young Socialist League

Hormis la Labor Youth League du Parti communiste (PC), qui s’était dissoute en 1956, la Young Socialist League (la YSL, l’organisation de jeunesse de l’Independent Socialist League) était le seul groupe de jeunes socialistes au niveau national mais il comptait tout au plus 125 membres. Pourtant, la YSL avait une forte culture comme organisation de cadres sérieux.ses, dotée d’une intense vie politique interne et d’un goût profond pour la formation théorique. Elle étouffait depuis des années, isolée de tout mouvement vivant et elle mourait d’envie de respirer de l’air frais. Les membres de la YSL étaient sophistiqué.e.s, dévoué.e.s, tenaces ; ce petit groupe a produit une réserve extraordinairement importante de talents et de personnalités de premier plan dans toute la gauche des années 1960.

Les membres de la YSL avaient une certaine expérience de la participation aux rares luttes pour les droits civiques qui existèrent sous le maccarthysme, essentiellement des piquets de grève sporadiques, limités au Nord, organisés par le Congress of Racial Equality (CORE) dans les restaurants et les lieux publics qui refusaient de servir les Noir.e.s. La YSL était active dans l’importante aile gauche de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) de Chicago, luttant pour briser le contrôle de William L.Dawson, le relais noir du maire Démocrate Richard J. Daley qui souhaitait par dessus tout le maintien de la ségrégation à Chicago. Les publications de la YSL (Challenge et Anvil) témoignaient d’un intérêt pour la culture noire, littérature, jazz, histoire et cinéma, notoirement absente en dehors de la communauté noire durant cette époque réactionnaire.

La mission de la YSL, What is the Young Socialist League ?, soulignait la primauté que l’organisation accordait à la lutte pour l’égalité des Noir.e.s :

« La marée montante de la lutte militante du peuple noir pour réaliser son émancipation… est le développement le plus important de notre vie politique et sociale. C’est une bataille contre tout ce qui est pourri et arriéré dans le Sud et la nation dans son ensemble ; c’est une lutte pour la démocratie… Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour soutenir cette lutte… Il est du devoir du gouvernement d’appliquer la décision de la Cour Suprême contre la ségrégation dans les écoles et de rendre illégaux tous les actes de ségrégation et de discrimination. »

C’était notre guide.

 

Racisme et socialisme étatsunien

En plus de notre activité militante, nous avons apporté au mouvement des éléments théoriques qui reprenaient l’histoire et les idées du socialisme étasunien. Nombre de ces apports théoriques provenaient du Parti Communiste des années 1920 qui tentait de surmonter le retard racial et le bilan mitigé de la gauche américaine, incarné par le Parti Socialiste (SP) d’avant la Première Guerre mondiale. Le PS comptait de nombreux combattants antiracistes exceptionnels, d’Eugene Debs à W.E.B. Du Bois, en passant par Big Bill Haywood, mais, dans ses pires moments, il tolérait la ségrégation dans certaines parties du Sud. Même les membres antiracistes du PS étaient souvent limité.e.s par la primauté théorique étatsunienne. Ils comprenaient souvent l’oppression des Noir.e.s comme une question purement économique, une autre facette de l’exploitation capitaliste, qui serait résolue presque automatiquement par le socialisme. Pendant ce temps, ils sous-estimaient l’importance des luttes immédiates ou séparées contre le racisme dans le temps présent.

Certain.e.s membres du PS rejetaient les luttes antiracistes parce qu’elles étaient réformistes, d’autres parce qu’elles pouvaient créer des barrières avec des travailleur.se.s  blanc.he.s pleins de préjugés. L’unité de la classe ouvrière serait atteinte, selon ces membres, en faisant appel au plus petit dénominateur commun, des revendications économiques sur lesquelles les travailleur.se.s blanc.he.s et noir.e.s pourraient s’entendre, tout en évitant les revendications contre le racisme, qui pourraient constituer une menace pour l’unité. Le socialisme d’avant la Première Guerre mondiale, à quelques exceptions près, préférait ignorer le problème ; en fait, il ne remettait pas en cause le statu quo raciste, les préjugés blancs et l’emprise de l’idéologie bourgeoise, avec son racisme inhérent, sur les travailleur.se.s blanc.he.s et les militant.e.s de gauche. Cette grossièreté et cette arriération politiques et théoriques étaient souvent déguisées en indifférence à la couleur de peau ou en unité de classe, ignorant le racisme étatsunien plutôt que l’analyser et le combattre.

En revanche, la tradition révolutionnaire, sous l’influence du mouvement communiste international des années 1920, avait souligné que l’oppression raciale était au cœur du capitalisme étatsunien. La lutte pour le socialisme était inséparable de la libération des Noir.e.s, une partie de la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme. La lutte pour vaincre le racisme était la tâche de l’ensemble de la classe travailleuse, des travailleur.se.s  blanc.he.s comme des travailleur.se.s  noir.e.s. Les révolutionnaires devaient amener la classe travailleuse à lutter contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation. Ce n’est qu’à travers la conscience de classe élevée qui surmonte l’idéologie raciste que la classe travailleuse devient capable de faire une révolution socialiste et de diriger la société.

Le PC a jeté les bases de notre théorie selon laquelle l’oppression des Noir.e.s avait un double caractère, les Noir.e.s étant une partie surexploitée de la classe travailleuse, tout en possédant les dimensions d’une minorité nationale, d’une certaine manière similaire aux groupes affligés par l’oppression nationale et coloniale. La libération des Noir.e.s faisait partie de la lutte pour la libération nationale ; les organisations indépendantes et les luttes contre l’oppression devaient être soutenues comme une revendication démocratique, une question de démocratie et de justice – une partie de la lutte pour la démocratie socialiste – et comme le seul véritable moyen de forger l’unité de la classe travailleuse. Les révolutionnaires devaient comprendre la distinction entre le nationalisme des opprimé.e.s, en tant que moyen de lutte contre leur assujettissement et le nationalisme des oppresseurs, en tant que moyen de poursuivre la domination forcée et l’inégalité. Nous n’étions pas défini.e.s par les concepts standard de nationalisme, de séparatisme ou d’intégration ; notre objectif était l’égalité et la libération des Noir.e.s, quels que soient les moyens nécessaires pour y parvenir, ou, comme Malcolm X l’a dit plus tard, « par tous les moyens nécessaires ».

Nous avons rejeté l’unité interraciale qui ignorait ou subordonnait les revendication des Noir.e.s aux préjugés ou à la vision politique des Blanc.he.s. Ce n’est qu’en s’élevant contre le racisme que la conscience de classe fondée sur l’unité de classe pouvait devenir une réalité vivante ; sans cela, aucun mouvement révolutionnaire étatsunien significatif ne pouvait être forgé. Les révolutionnaires devaient agir comme une avant-garde, en combattant tous les cas de préjugés, en initiant des luttes contre le racisme, en éduquant et en gagnant les mouvements des travailleurs et les organisations radicales à un soutien interracial pour ces combats, même lorsqu’ils étaient très minoritaires et impopulaires.

Le PC des années 1920 était composé presque entièrement de travailleurs immigrés, dont seulement 10 % dans les sections anglophones. Pourtant, ces révolutionnaires prolétaires immigré.e.s, sous la direction de l’Internationale Communiste pré-stalinienne, ont développé une approche théorique sophistiquée de la libération des Noir.e.s qui les a armés pour lutter pour l’égalité des Noir.e.s ; pour briser la barrière de couleur et ouvrir les syndicats aux travailleurs noirs et pour défendre l’autodéfense armée face aux pogroms meurtriers contre les Noir.e.s à East St. Louis, Chicago, Tulsa et d’autres villes. Ils ont été une source d’inspiration pour nous qui avons suivi leurs innovations révolutionnaires.

 

L’héritage du Workers Party

L’approche théorique inaugurée par le PC des années 1920 avant sa stalinisation a été transmise au mouvement trotskyste des années 1930. On nous a appris, selon les mots de Léon Trotsky, à « voir le monde à travers les yeux des opprimé.e.s ». Au cours de l’essor des syndicats industriels dans les années 1930 et 1940, le mouvement ouvrier, sous influence communiste et socialiste dans ses meilleurs moments, a combattu le racisme sur le lieu de travail et en dehors, convainquant de nombreux.ses travailleur.se.s noir.e.s que le mouvement ouvrier était un véhicule essentiel pour atteindre l’égalité.

Le mouvement trotskyste des années 1930 et 1940 comptait deux leaders noirs exceptionnels : C.L.R. James, le révolutionnaire antillais, et Ernest Rice McKinney, responsable du travail ouvrier, puis secrétaire national du Workers Party (WP). Lors de la scission du mouvement trotskyste en 1940, suite à la Seconde Guerre mondiale, James et McKinney faisaient partie des fondateurs du nouveau Workers Party. C. L. R. James, auteur de The Black Jacobins, l’histoire de la rébellion des esclaves qu’a été la révolution haïtienne, est mondialement connu comme un théoricien marxiste majeur. Il a eu une influence importante sur les révolutionnaires dans le monde, y compris sur Martin Luther King Jr, qui, lors de son premier voyage en Europe, rencontra C.L.R. James.

C.L.R. James était le leader de la minorité du WP, la tendance Johnson-Forest-Stone (pseudonymes pour James, Raya Dunayevskaya et Grace Lee Boggs). Cette tendance minoritaire était d’accord avec les principaux points de vue programmatiques du WP sur la Seconde Guerre mondiale et la politique intérieure et internationale, mais leur analyse était que l’Union soviétique était capitaliste d’État plutôt qu’une nouvelle forme de société de classe. D’autres différences se développèrent par la suite.

Il est nécessaire de présenter Ernest Rice McKinney : il est l’une des nombreuses figures révolutionnaires noires laissées de côté dans l’histoire. McKinney est né en 1886, peu après la Proclamation d’Émancipation, dans une famille d’ancien(ne)s esclaves. Dans sa jeunesse, il fut formé à la lutte syndicale par son grand-père, un ancien esclave, qui était devenu un leader de la lutte des classes sanglante des travailleurs des mines en Virginie occidentale au tournant du siècle. McKinney fut l’un des cofondateurs du Niagara Movement, une organisation de défense des droits civiques du début du XXe siècle ; il rejoignit rejoint le PC lors de sa création ; il fut membre du comité d’organisation de la grande grève de l’acier de 1919 ; il fit ensuite partie du Comité d’Organisation des Travailleurs de l’Acier lors de la campagne du Congress of Industrial Organizations (CIO) des années 1930.

Dans les années 1920, il fut rédacteur en chef du Pittsburgh Courier et secrétaire de la NAACP de Pittsburgh. Il s’éloigna du PC à la fin des années 20 et s’associa à la Conference for Progressive Labor Action de A. J. Muste, qui, pendant la dépression, organisait les Unemployed Leagues avec McKinney comme rédacteur en chef de son journal. L’organisation de Muste dirigea la grève générale de Toledo en 1934, puis fusionna avec les trotskystes. Quelques années plus tard, McKinney devint l’organisateur de la branche new-yorkaise du Socialist Workers Party. Il fut l’architecte de la stratégie historique de la mobilisation par le WP de la base syndicale contre le no-strike pledge (promesse des directions syndicales de ne pas faire grève durant la durée de la seconde guerre mondiale). Cette stratégie permit de diriger des grèves et des actions syndicales en temps de guerre auxquelles s’opposaient les bureaucrates syndicaux, les sociaux-démocrates et les communistes favorables à la guerre.

Dans le Sud, McKinney, déguisé en prédicateur sur une mule, organisa avec succès des grèves de métayers et construisît des sections de métayers du WP. McKinney organisa également, en particulier dans les nouveaux syndicats CIO, des groupes de travailleur.se.s  noir.e.s clandestin.e.s dans l’industrie pour briser les discriminations à l’emploi basées sur les lois Jim Crow,. Il évolua vers la droite dans les années 1950 mais sortit de sa retraite pour donner des cours au Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) dans les années 1960.

Au sein du Workers Party, l’accent était mis sur l’activité au sein des communautés ouvrières noires et sur la construction d’une organisation révolutionnaire multiraciale. Une discussion et un débat de plusieurs années eurent lieu en interne et dans les pages de Labor Action et de New International sur la question de la libération des Noir.e.s : C.L.R. James, surtout après la rébellion de Harlem en 1943, soulignait le potentiel révolutionnaire de la communauté noire et l’importance des luttes et de l’organisation indépendantes des Noir.e.s, résumées plus tard dans son célèbre document The Revolutionary Answer to the Negro Problem in the United States.

McKinney, quant à lui, soulignait que la libération des Noir.e.s ne pouvait réussir que par le biais de la classe ouvrière et du mouvement syndical. Les arguments de ces deux positions ont donné naissance à une culture théorique et politique vivante, avec une profonde appréciation de l’histoire des Noir.e.s. C’est sur ces bases que s’est développée notre vision des choses. Nous étions à l’origine formé.e.s à la position de McKinney, mais sous l’impact de la libération noire des années 1960, la réévaluation de cette question par International Socialists nous a amenés à adhérer davantage aux vues de James.

 

Loyalistes au mouvement

Dans le mouvement des droits civiques, nous étions des loyalistes. Nous partagions ses objectifs. Nous pensions que les socialistes devaient rejoindre, défendre, renforcer, aider et défendre ce mouvement. Nous nous sommes également consacré.e.s à la construction de son aile gauche militante comme une nécessité pour la victoire, ainsi que pour le renouvellement de l’organisation socialiste. Tout en participant à d’innombrables luttes pour la déségrégation des logements publics, nous avons souligné qu’il était essentiel de lutter pour le droit de vote et l’emploi, de s’attaquer aux fondements des institutions racistes. Ces idées sont devenues vitales dans les années 1960, dans les luttes pour le droit de vote dans le Sud ; dans la Marche sur Washington, dont le principal slogan était « Pour l’emploi et la liberté » ; dans le mouvement de la Bay Area (San Francisco), qui, sous l’influence de la gauche, faisait de la lutte pour l’accès au marché du travail, verrouillé par les lois racistes, son principal objectif.

Nous pensions que toutes les luttes de libération des opprimé.e.s étaient des éléments indispensables de la lutte de classe contre le capitalisme. Nous n’étions pas consterné.e.s par le fait qu’aux premiers stades du mouvement, les combattant.te.s étaient souvent des chrétien.ne.s non violent.e.s, qui avaient des illusions sur le libéralisme et le gouvernement et ne partaient pas avec une conscience anticapitaliste. Certains groupes de la gauche radicale ont dédaigné cette étape du mouvement, attendant une « étape supérieure » avant de prendre part à la lutte ; ils ont manqué le mouvement des droits civiques de manière honteuse et embarrassante. Nous savions que la conscience existante changerait par la lutte, au fur et à mesure que les événements enseigneraient aux gens des leçons essentielles sur les véritables rapports de pouvoir dans la société capitaliste, le rôle des politiciens, de la police, des médias, des institutions et des autorités. Ces leçons les radicaliseraient à mesure qu’ils deviendraient plus sûrs d’eux-mêmes, convaincus de leur pouvoir et de leur capacité à transformer la société, en particulier si les socialistes étaient présent.e.s pour donner une voix à ces leçons politiques radicales. Notre guide était la célèbre formulation de Karl Marx dans le Manifeste communiste : nous n’avons aucun intérêt en dehors des masses de travailleur.se.s et d’opprimé.e.s et, dans le mouvement du présent, nous luttons pour l’avenir du mouvement.

Nous avons souvent fait l’objet de harcèlement de la part de nos adversaires politiques, libéraux et conservateurs, qui faisaient appel à la sensibilité encore persistante du maccarthysme et au « bon sens » étasunien, selon lequel les rouges sont des éléments étrangers aux desseins sinistres pour imposer un néfaste programme « extérieur ». Nous avons surmonté les attaques anti-rouges en les prenant à bras-le-corps sur le plan politique y compris dans notre défense franche du rapport entre le socialisme et l’oppression.

Nous nous opposions sans réserve à toute oppression et exploitation, leur élimination était ce que nous considérions comme le socialisme. Les mouvements visant à mettre fin à l’oppression et à l’exploitation sont le processus et les véhicules de la libération de l’humanité. Ces points de vue, et notre pratique, ont été compris par les militant.e.s du mouvement et nous ont valu le respect, des sentiments de camaraderie et l’acceptation. Il était devenu impossible de nous chasser du mouvement en utilisant la chasse aux sorcières.

 

Dépasser l’organisation traditionnelle pour les droits civiques

Avant Montgomery, la NAACP ( Association Nationale Pour la Promotion des Gens de Couleur) était la seule organisation comptant un grand nombre de membres noir.e.s. La NAACP se concentrait sur les litiges judiciaires, le lobbying législatif et les pressions exercées sur les élites politiques et économiques. Il y avait exceptionnellement quelques militant.e.s, au niveau des sections locales qui s’opposaient à cette stratégie de réforme par le haut. Mais la direction nationale s’opposait à l’action de masse par le bas, à la violation de la loi, sauf pour les contestations judiciaires, ainsi qu’aux arrestations massives qu’elle considérait comme « contre-productives » et comme une menace pour les pratiques politiques respectables se limitant à des pressions sur les pouvoirs publics. Roy Wilkins, chef de la NAACP, rejetait les protestations comme étant des « défoulements ». La victoire à Montgomery a permis d’offrir des alternatives à la stratégie dominante de la NAACP.

Le couronnement de la NAACP a été la décision de 1954 dans l’affaire Brown contre Board of Education, une décision de justice historique contre les écoles régies par la ségrégation et la doctrine de « séparés mais égaux« . L’administration de Dwight D. Eisenhower a toutefois refusé d’appliquer la décision et il n’existait aucun mouvement pour la faire appliquer. Cet arrêt de la Court Suprême déclencha une forte réaction ségrégationniste, la campagne de « résistance massive« , menée par des députés Démocrates du Sud, avec l’assentiment tranquille d’autres responsables Démocrates. Cette contre-attaque raciste a renforcé le maccarthysme, la NAACP étant déclarée illégale car subversive dans certains États du Sud et ses membres étant licencié.e.s de la fonction publique.

Les entreprises, les cadres et la classe moyenne du Sud ont parrainé la formation de Conseils de Citoyen.ne.s suprémacistes blanc.he.s « respectables ». Les Conseils de Citoyens et les services de police de tout le Sud ont servi de couverture au Ku Klux Klan revigoré par cette mobilisation pour terroriser les Noirs des zones rurales. Cette réaction raciste blanche a effectivement freiné le mouvement naissant pendant trois longues années entre Montgomery et l’éruption du mouvement des sit-in à Greensboro, en Caroline du Nord. Mais c’est l’effervescence de ces années-là, les manifestations et la riposte, qui ont maintenu l’esprit de Montgomery en vie et qui ont jeté les bases du soulèvement de masse des années 1960.

 

La force de l’action directe (l’alliance entre Asa Philip Randolph et Martin Luther King Jr.)

Les suites de Montgomery ont clairement montré que les organisations noires nationales traditionnelles ne s’engageraient pas dans des actions militantes de masse ; de nouvelles organisations étaient nécessaires pour la lutte. Bayard Rustin joua un rôle central dans ce contexte. Bayard Rustin conçut l’idée de la première nouvelle organisation, la Southern Christian Leadership Conference (SCLC). C’est lui qui mit en relation A. Philip Randolph et Martin Luther King Jr ; cette relation devint le moteur des actions de masse à l’échelle nationale. A. Philip Randolph et Roy Wilkins étaient, avant Martin Luther King Jr, les leaders noirs les plus importants au niveau national. A. Philip Randolph était le syndicaliste noir le plus influent de l’histoire étatsunienne. Il avait organisé la Brotherhood of Sleeping Car Porters (BSCP), le seul syndicat noir indépendant et avait ensuite dirigé le National Negro Congress des années 1930. Le plus grand succès de Randolph fut l’organisation, en 1941, de la mobilisation entièrement noire March on Washington Movement (MOWM) qui exigeait l’égalité raciale dans les usines de défense et l’intégration dans les forces armées. Il agita la menace de manifestations qui pourraient perturber les préparatifs de défense à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Roosevelt, allié aux Dixiecrates, combattit le MOWM et ses revendications mais fut contraint de capituler et publia un décret créant le Fair Employment Practices Committee (FEPC).

Jusqu’à la création du FEPC, les employeurs racistes avaient confiné la plupart des travailleur.se.s noir.e.s dans des emplois agricoles, de service, subalternes et domestiques. Le FEPC déclencha une vaste migration, les travailleur.se.s noir.e.s passant de salaires de misère dans le Sud à des salaires et des conditions négociés avec les syndicats dans les usines de guerre du Nord.

Le prestige de Randolph s’expliquait par ses efforts qui modifièrent les conditions sociales des Noir.e.s dans une plus large mesure que ce qu’aucun.e de ses contemporain.n.es, jusqu’à Martin Luther King, n’avait pu réaliser. Bayard Rustin devint une figure nationale du mouvement des droits civiques grâce à sa position de coordinateur des forces Randolph-King. Ces forces ne pouvait compter, à leurs débuts, sur une organisation nationale forte, et Rustin s’appuya grandement sur la YSL et nos alliés comme troupes pour les mobilisations. Notre alliance avec Rustin fut ce qui nous donna un rôle disproportionné par rapport à notre taille.

 

Bayard Rustin

Rustin était probablement l’organisateur de masse le plus talentueux que la gauche américaine ait produit. Son génie de la planification était lié à ses idées et à son sens tactique qui étaient visionnaires. Socialiste et pacifiste radical, Bayard Rustin était ouvertement homosexuel, ce qui a fait de lui une cible de harcèlement dans les années 1950 qui étaient fort homophobes. Rustin en a payé le prix : arrestations, calomnies, rétrogradations, licenciements, interdiction de jouer un rôle important dans le domaine des droits civiques pendant des années. Il a surmonté ces revers à plusieurs reprises et a été rétabli dans son rôle de leader grâce à ses talents qui étaient uniques.

L’histoire du Mouvement a souvent négligé, minimisé ou méprisé le rôle de Rustin jusqu’à ce que la conscience gay rétablisse la reconnaissance de son importance. Ni A. J. Muste ni Martin Luther King n’ont défendu Rustin contre les attaques concernant sa sexualité. La YSL, qui professait une vision d’une sexualité libérée fort inhabituelle à l’époque du conservatisme des années 1950, a défendu sa sexualité et ses droits sexuels ; cet autre lien renforça notre alliance.

L’expérience de Bayard Rustin en matière d’organisation de masse remontait à son adhésion à la Ligue des Jeunes Communistes, lorsqu’il participa à l’organisation d’un boycott des bus contre la discrimination professionnelle dans la ville de New York qui fut victorieux. Il quitta le PC en raison de son soutien à l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale et devint l’assistant de Randolph au sein du MOWM (le Mouvement de la Marche sur Washington). À partir du milieu des années 1950, il fut le plus proche collaborateur politique de Randolph.

Avant Montgomery, Rustin était le secrétaire exécutif de la War Resisters League (WRL) et le principal organisateur du courant pacifiste radical dirigé par A. J. Muste, qui dominait un certain nombre d’organisations liées entre elles, dont la WRL, le Fellowship of Reconciliation, le CORE et le magazine Liberation. Le groupe Muste partageait avec nous une certaine conception de la politique à laquelle il donnait un contenu pacifiste. Le numéro inaugural de Liberation, en avril 1956, faisait sien le slogan « Ni Washington ni Moscou, mais le Troisième Camp » et définissait le stalinisme russe comme un « collectivisme bureaucratique ». Ce même numéro de Liberation incluait Our Struggle, le premier article de Martin Luther King sur Montgomery, écrit au milieu du conflit, expliquant que les principales leçons de cette lutte étaient la montée du

« nouveau Noir… un changement révolutionnaire dans l’évaluation que le Noir fait de lui-même et de son destin… l’Église devient militante… l’économie fait partie de notre lutte… et nous avons découvert une nouvelle arme puissante, la résistance non violente. »

Le Workers Party (WP), rebaptisé Ligue Socialiste Indépendante (ISL) en 1949, avait des liens fraternels avec le courant radical pacifiste, anticapitaliste et antistalinien d’Abraham Joannes Muste. Il fut l’orateur principal de la conférence fondatrice de l’ISL. L’ISL et la tendance Muste formèrent une organisation commune, le Comité du Troisième Camp, pour s’opposer à l’impérialisme et à la guerre froide. Ses activités pendant la guerre froide comprenaient des manifestations contre la dictature du géneral Franco, l’invasion américaine du Guatemala et d’autres crimes impérialistes. Cette activité commune avec le groupe Muste, basée sur des principes communs, qui constituait notre lien initial avec Rustin, favorisa notre acceptation au sein des mouvements pour les droits civiques et la paix.

 

Bayard Rustin et Montgomery

Rustin fut envoyé à Montgomery par Randolph et Muste en février 1956, lorsqu’il semblait que le boycott des bus pourrait faiblir. Coretta Scott King était une admiratrice de longue date du travail de Rustin ce qui facilita sa présentation à Martin Luther King. Bayard Rustin eut de longues discussions, profondes, imaginatives, voire transformatrices avec King, qui marquèrent le début de leur alliance créative pendant une décennie. Rustin fut le premier guide de King en matière de résistance non-violente, ainsi qu’un conseiller politique et un tacticien pour Martin Luther King qui commençait tout juste sa carrière politique.

Martin Luther King Jr avait énormément de respect et d’admiration pour A. Philip Randolph et A.J. Muste ; Bayard Rustin était son premier lien avec eux et leur monde.

Cette relation allait permettre à Rustin de construire l’alliance Randolph-King comme une alternative d’action de masse à la stratégie existante de la lutte pour les droits civiques.

L’expérience de Rustin à Montgomery l’avait amené à formuler quelques idées clés. La première était que, à ce moment historique, l’église noire était la seule institution indépendante capable de mobiliser massivement les Noir.e.s. Rustin insistait sur le fait que, quelles que soient ses limitations conservatrices, l’église noire ne pouvait être ni ignorée ni contournée ; aucun effort pour faire avancer la lutte n’était possible sans elle.

Comme le rapporta le Young Socialist Challenge, Rustin déclara dans un discours prononcé le 6 mai 1957 lors d’une réunion de la YSL :

« À Montgomery… dans tout le Sud et dans le Nord, les églises noires ont été le point de ralliement d’un gigantesque mouvement de masse… L’église est la seule institution représentative qui soit universelle pour la communauté noire. »

Rustin en tira la conclusion, et en convainquit King, qu’il fallait créer la SCLC (Southern Christian Leadership Conference), qui regrouperait les églises et les pasteurs noirs engagés dans l’action directe et la mobilisation de masse. Rustin était le candidat désigné par King pour être directeur exécutif du SCLC, jusqu’à ce que d’autres pasteurs y mettent leur veto en raison de l’homosexualité et de la radicalité de Rustin.

Les membres de l’ISL étaient convaincu.e.s de la justesse de l’opinion de Rustin selon laquelle l’église noire était essentielle à l’organisation du mouvement des droits civiques à ce stade initial. C’était le levier clé pour mettre en branle la lutte de masse par le bas, qui prendrait plus tard d’autres formes organisationnelles plus militantes au sein de la SNCC, du CORE (Congress of Racial Equality), des groupes d’auto-défense Deacons for Defense and Justice, du Mississippi Freedom Democratic Party et des organisations du Black Power.

Une autre contribution stratégique de Bayard Rustin qui influença les débuts du Mouvement fut sa théorie de la « dislocation sociale ». Cette théorie soutenait que la désobéissance civile de masse pourrait imposer à la structure raciste du pouvoir blanc une situation de chaos social, l’obligeant à réagir. La perturbation de la vie étatsunienne pourrait « disloquer » le fonctionnement raciste de la « société étatsunienne normale » en transférant le fardeau et les conséquences du racisme sur les défenseurs du statu quo.

Le boycott des bus de Montgomery fut victorieux lorsque le système de covoiturage mit en faillite la compagnie de bus, modifiant stratégiquement l’équilibre des forces en faisant peser les coûts de la ségrégation sur les autorités municipales. La douleur et l’humiliation de la ségrégation et du racisme pouvaient être déplacées de sorte que les Noir.e.s ne soient pas les seul.e.s à souffrir, ce que les États-Unis toléraient, afin que les racistes soient contraint.e.s, à cause des inconvénients ou des pertes financières, de partager les coûts du racisme institutionnalisé ou de procéder à des changements.

 

Bayard Rustin déplace Montgomery au Nord

Rustin a profondément contribué à faire du boycott une histoire nationale. Il a eu un impact intense sur nous au moment où le boycott se déroulait. Peu après son retour de Montgomery, en avril 1956, il y eut une conférence du Troisième Camp à Philadelphie, parrainée par l’ISL, la YSL et la WRL. Les orateurs étaient Bayard Rustin, A.J. Muste et Michael Harrington, président national de la YSL.

Dans son discours, La signification de Montgomery, Rustin interpréta le boycott des bus comme une triade de significations : un événement décisif dans l’histoire des Noir.e.s, un soulèvement des travailleur.se.s  dans le Sud et une partie de la révolte contre la domination coloniale. Les États-Unis, selon Rustin, avaient ramené chez eux leurs sujets coloniaux d’Afrique et cette révolte était similaire aux luttes internationales en cours pour la libération nationale. Le concept selon lequel les Noir.e.s représentaient une colonie interne aux États-Unis avait déjà été avancé par le PC et sera popularisé une décennie plus tard par le Black Panther Party.

Rustin termina ses remarques en disant que les socialistes du Troisième Camp avaient le devoir de prendre part à ce mouvement pour l’égalité raciale et l’anticolonialisme. Il poursuivit ce message par une tournée de conférences sur les campus universitaires, qui comprenait des forums de l’ISL.

Notre collaboration active avec Bayard Rustin se renforça durant l’organisation de la campagne de solidarité pour Montgomery au Nord des États-Unis. Rustin avait cofondé une nouvelle petite organisation, In Friendship, avec les vétéran.e.s des droits civiques Ella Baker, plus tard marraine de la SNCC et Stanley Levison, plus tard conseiller politique et collecteur de fonds de Martin Luther King. L’objectif de In Friendship était de fournir « une assistance économique à ceux et celles qui subissent des représailles économiques dans le cadre de leurs efforts pour obtenir des droits civils ». Le premier événement majeur de In Friendship fut un rassemblement de 20 000 personnes au Madison Square Garden, à New York, le plus grand événement de ce type depuis le Mouvement de la Marche sur Washington. Il eut lieu un mois après la conférence de Philadelphie et, pour la première fois, un travail considérable sur le terrain avait été assuré par des membres de la YSL et de l’ISL qui firent preuve de compétence, de professionnalisme et d’absence de sectarisme.

Ce rôle n’aurait pu être joué les années précédentes en raison de l’hégémonie du parti Communiste sur la gauche. Une deuxième collecte de fonds fut organisée en décembre 1956, avec Duke Ellington, Harry Belafonte et Coretta Scott King. Ces événements marquèrent le début d’une relation de travail permanente entre Bayard Rustin et la YSL, dont deux des membres, Tom Kahn et Rachelle Horowitz, devinrent des assistant.e.s de premier plan.

Le partenariat avec Rustin a été notre porte d’entrée pour la collaboration avec A. Philip Randolph et Martin Luther King. Le seul inconvénient de cette relation est apparu des années plus tard, lorsque Bayard Rustin est devenu le principal porte-parole du mouvement des droits civiques pour le groupe de Max Shachtman qui évoluait progressivement à droite.

 

Manifestations de masse

Trois manifestations de masse eurent lieu à Washington, dans les années qui séparent Montgomery du mouvement des sit-in des années1960. Il s’agissait des premières protestations à grande échelle dans la capitale nationale depuis les années 1940. Chaque manifestation démontrait la détermination à poursuivre la lutte pour les droits civils face à la réaction raciste du Sud et à l’obstruction du gouvernement fédéral. Pendant ces années où il n’y avait pas de mouvement de masse national en cours, ces marches étaient des tremplins vers les années 1960 et des répétitions générales de la marche sur Washington de 1963. Le centre d’organisation des marches se trouvait sur la 125e rue à Harlem, dans les bureaux du BSCP ou d’autres syndicats. A. Philip Randolph et Martin Luther King, qui en étaient les co-présidents, cooptèrent d’autres personnalités comme co-sponsors. Bayard Rustin était l’organisateur, Tom Kahn et Rachelle Horowitz ses principaux assistant.e.s. La YSL et ses alliés étaient les cadres responsables du travail à la « Jimmie Higgins » consistant à organiser les marches, à les faire connaître, à obtenir les soutiens, à confirmer les orateurs et les oratrices ainsi qu’à mobiliser les gens par le biais du covoiturage et des bus.

La première marche, le 17 mai 1957, Prayer Pilgrimage (Pèlerinage de prière pour la liberté), a été nommée ainsi en référence à une manifestation d’une journée à Montgomery au cours de laquelle, pour montrer leur détermination, les gens se rendirent à pied au travail au lieu d’utiliser les services de covoiturage. Les deux manifestations suivantes furent les Marches de la Jeunesse pour des Écoles Intégrées, les 25 octobre 1958 et 18 avril 1959. La toile de fond politique de ces trois marches était que, malgré l’arrêt Brown v. Board of Education de 1954, le gouvernement fédéral n’avait rien fait pour mettre en œuvre la déségrégation scolaire dans le Sud.

Dans l’affaire Brown v. Board of Education, le conseil scolaire était celui de Topeka, au Kansas. Les écoles vivaient sous le régime de la ségrégation dans un certain nombre d’États du Nord et de la frontière, dont le Delaware, le Maryland, le Missouri et le Kentucky ainsi que dans les régions du Sud de l’Illinois, de l’Indiana et du Kansas. Les écoles de ces régions furent intégrées entre 1954 et le début des années 1960 mais, en 1963, dans le Sud profond, 99 % des écoles restaient sous le régime de la ségrégation Les tribunaux et le gouvernement fédéral n’appliquaient pas la loi ; pour que l’arrêt Brown devienne réalité, la pression des mouvements de masse était nécessaire.

L’action visant à obliger le gouvernement à appliquer la « loi suprême » (« the Law of the Land »), soi-disant en vigueur, était la fonction principale des marches. Le Pèlerinage de Prière pour la Liberté eut lieu le jour du troisième anniversaire de l’arrêt Brown v. Board of Education, en mai 1957. Labor Action fait état d’une réunion de la YSL au cours de laquelle Rustin insista sur le fait qu’avec ce Pèlerinage il ne s’agissait pas de

« prier et d’attendre que les cieux s’ouvrent… Il va s’affronter à un Congrès qui ne fait rien dans le domaine des droits civils…  La question ne se limite pas aux droits civils… Chaque question politique en Amérique aujourd’hui… les écoles, la santé, le travail devient inextricablement liée à la question de l’émancipation posée par les développements dans le Sud. »

Le Pèlerinage de Prière, auquel participèrent plus de 25 000 personnes, fut la première manifestation de masse depuis des années, la plus grande manifestation pour les droits civiques jusqu’alors. Son caractère religieux prédominant était heureusement entrecoupé de nuances de militantisme. C’est la première manifestation parrainée par la SCLC et elle donna à l’organisation une idée du large soutien qu’elle pouvait obtenir au niveau national.

Lors du pèlerinage, Martin Luther King prononça son premier grand discours dans le Nord, ce qui lui donna une grande visibilité sur la scène nationale ; dans les médias noirs, pour la première fois, King fut présenté comme le plus important leader noir de la nation. Le thème de King était un appel électrisant à « nous donner le bulletin de vote« , une exigence au gouvernement fédéral de protéger l’inscription des Noir.e.s sur les listes électorales ; si les Noir.e.s pouvaient voter dans le Sud, soutenait King, la déségrégation, y compris dans les écoles, suivrait.

Le discours de Martin Luther King préfigurait les campagnes d’inscription des électeurs et électrices du Sud dans les années 1960. Le discours de King fustigeait les deux partis politiques pour avoir trahi la justice :

« Les démocrates l’ont trahie en capitulant devant les préjugés et les pratiques antidémocratiques des Dixiecrates du Sud. Les républicains l’ont trahie en capitulant devant l’hypocrisie flagrante des nordistes réactionnaires de droite. Ces hommes ont si souvent une pression sanguine élevée en paroles et une anémie en actes. »

Labor Action célébra l’esprit de résistance que représentait le Pèlerinage mais déplora l’absence de responsables syndicaux et de libéraux de premier plan :

« De nombreuses tendances se sont rencontrées à Washington… Mais si un élément se détache de tous les autres, c’est celui-ci : le mouvement noir exprime sa détermination à aller de l’avant pour la démocratie, contre les vieux partis, s’il le faut ; face aux bureaucrates syndicaux, s’il le faut ; sans le soutien public des libéraux hypocrites, s’il le faut. »

Le discours de Martin Luther King lors du Pèlerinage de la Prière signalait le refus déterminé du nouveau mouvement de permettre aux dirigeants libéraux blancs de fixer le rythme du changement. Face aux appels à la passivité, King affirma que « les Nègres du Sud… ne veulent et ne peuvent pas reculer ».

La première Youth March for Integrated Schools (la Marche de la Jeunesse pour des Écoles Intégrées) se déroula l’année suivante, en octobre 1958. Elle avait pour but de forcer le gouvernement fédéral à intervenir à Little Rock, en Arkansas, contre le gouverneur Orval Faubus, qui faisait violemment obstacle à l’intégration scolaire et finit par fermer les écoles secondaires pendant un an. Quelque 12 000 étudiant.e.s manifestèrent en faveur de l’intégration, dans ce qui a été considéré depuis comme le début du mouvement étudiant pour les droits civiques.

Bayard Rustin fit la tournée des campus universitaires de New York avec Jackie Robinson pour organiser la marche et Martin Luther King prit la parole dans les églises de New York. Comme l’écrit l’historien Daniel Levine,

« Tout cela était une opération avec un budget très restreint… La plupart des soutiens provenaient des syndicats, principalement des syndicats dans lesquels les travailleur.se.s  noir.e.s représentaient une part importante des membres. »

La marche fut organisée selon les objectifs que Michael Harrington avait définies dans ses instructions aux sections de la Young People’s Socialist League (YPSL), dans laquelle la YSL venait de fusionner. Bayard Rustin ne prendrait la parole que sur les campus dotés d’une section de la YPSL qui était la force organisatrice de la marche. Deux réunions furent planifiées. D’abord, une grande réunion publique pour mobiliser en faveur de la manifestation. La YPSL se chargeait de chercher un large soutien  auprès du NAACP Youth Council, des students governments  et des groupes progressistes sur les campus. La deuxième réunion fut une réunion interne des membres de la YPSL, au cours de laquelle Bayard Rustin évoqua le rôle des socialistes dans le mouvement des droits civiques et la stratégie et les tactiques que les socialistes devraient employer dans les prochaines étapes du mouvement. Martin Luther King devait être l’orateur principal de la Youth March, mais après qu’il ait été poignardé et hospitalisé, Coretta Scott King le remplaça.

Une deuxième Youth March eut lieu six mois plus tard, en avril 1959 ; 25 000 personnes y participèrent et des pétitions signées par des centaines de milliers d’étudiants exigeaient un soutien fédéral pour l’intégration scolaire. « Plus de trois cents bus, dont la moitié en provenance de l’extérieur de New York », selon l’historien Maurice Isserman, arrivèrent à Washington. Martin Luther King, Harry Belafonte, Jackie Robinson et Tom Mboya, président de la All-African People’s Conference, prirent la parole.

La structure de la seconde manifestation était similaire à la première. A. Philip Randolph et Martin Luther King avaient convoqué la marche et ils reçurent le soutien de la NAACP, tandis que Bayard Rustin s’était chargé de l’organisation, la YPSL étant la principale force organisatrice sur le terrain dans tout le pays. Comme l’écrit Isserman,

« de nouvelles recrues ont offert leur aide au quartier général de la Youth March à Harlem et ailleurs dans le pays; ces recrues comprenaient Bob Moses, alors professeur de lycée à New York et Eleanor Holmes Norton… alors étudiante à l’Antioch College. »

À Chicago, la YPSL put utiliser son influence au sein de la NAACP, de l’United Auto Workers et de l’United Packinghouse Workers of America pour mobiliser des bus pour la marche du 18 avril. King lia la campagne à un effort plus large pour « faire avancer la démocratie dans le Sud ».

Les trois marches démontrèrent la portée nationale potentielle du mouvement mais la demande d’intervention fédérale dans le Sud fut ignorée par le président Eisenhower et accueillie avec silence par l’establishment libéral tandis que la plupart de la presse blanche l’ignorait. Comme le déclarait succinctement un éditorial de Labor Action, « les libéraux blancs parlent, la réaction du Sud agit ».

Mais une nouvelle génération de jeunes Noir.e.s sentait qu’elle ne pouvait pas attendre les décisions de justice ou le gouvernement fédéral pour affronter le système d’apartheid. Labor Action sut capter le sentiment de frustration et de colère qui couvait parmi les opposants à la ségrégation face à l’inaction de des dirigeants.e.s :

« La responsabilité du fait que perdure le refus d’appliquer l’ordre d’intégration édictée par la Cour suprême dans le Sud profond repose en grande partie sur les épaules des dirigeants nationaux des deux partis politiques. Leur capitulation éhontée devant les racistes du Sud a en fait encouragé ces derniers à défier la décision de la Cour. »

L’arrêt Brown vs Board of Education ne semblait guère signifier plus que le papier sur lequel il était écrit.

Les années entre 1956 et 1960 furent une période de réaction raciste mais aussi de ferment idéologique préparant la prochaine grande vague de lutte. L’expérience des socialistes révolutionnaires dans la construction de la solidarité avec Montgomery, dans l’organisation des trois marches de Washington et dans l’établissement d’alliances étroites avec les principaux leaders du Mouvement nous permirent de faire partie du noyau militant qui prépara la renaissance du Mouvement. Certains militants des années 1960 commencèrent leur vie politique en organisant les marches, parmi eux, Bob Moses, de la SNCC et du Mississippi Freedom Democratic Party et Ezell Blair, l’un des quatre étudiants à l’origine du sit-in de Greensboro.

Au cours de ces années d’effervescence, une sous-culture des droits civiques apparut, formant une nouvelle génération de combattant.te.s, à la surprise du monde, apparemment du jour au lendemain, lors des sit-in et des piquets de solidarité de 1960. La YSL/YPSL était une partie visible de cette sous-culture qui alliait le militantisme avec l’éducation, dans un renouvellement de la tradition de l’abolitionnisme, un « nouvel abolitionnisme », comme l’a appelé Howard Zinn.

Nous avons contribué non seulement à la lutte en tant que militant.e.s du mouvement, mais également à l’éducation politique du mouvement. La YPSL a organisé des stages de formation et des groupes de lecture sur la Reconstruction, le mouvement populiste, les Scottsboro Boys, la montée du CIO. Nous avons lu Du Bois, C.L.R. James, C. Vann Woodward, Langston Hughes, Richard Wright, Ralph Ellison et James Baldwin, un ancien membre de la YPSL, qui s’exprimait parfois en notre nom. Ces cours et ces discussions faisaient partie de la culture intellectuelle dans laquelle se formaient les militant.e.s du mouvement des droits civiques des années 1960. Pour être pris au sérieux dans les débats au sein du mouvement, on se devait de connaître la Renaissance de Harlem, Scottsboro, la Reconstruction, le populisme.

Une culture politique dynamique, dont nous étions une partie essentielle, s’est développée à la fin des années 1950, alors que l’élan croissant pour la justice sociale brisait le conformisme et préfigurait les années 1960. Nous possédions une forte position au cours des années de formation du mouvement ; l’épreuve de vérité de l’utilisation de cette position se posera lors du soulèvement de masse des années 1960.

*

Joel Geier est un militant marxiste révolutionnaire depuis plus de six décennies. Il a été secrétaire national et président de la Young People’s Socialist League puis de International Socialists.

Illustration : https://ndla.no

Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

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