La marche sur Rome. Un article inédit d’Antonio Gramsci
Ce court écrit gramscien, récemment retrouvé, a été publié en russe quelques jours après la « marche sur Rome », et traduit en italien par Natalya Terekhova. Il exprime les perspectives des communistes et caractérise celles de la bourgeoisie italienne après la prise de pouvoir de Mussolini.
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Lorsque les fascistes italiens de Benito Mussolini furent appelés au pouvoir par le roi en octobre 1922, Antonio Gramsci se trouvait à Moscou. Son premier article réagissant aux événements parut en russe. Il a été pratiquement perdu pendant un siècle. Nous le publions en français pour la première fois.
Le 7 novembre 1922, Petrograd était pleine de faste et de célébrations alors que les bolcheviks fêtaient le cinquième anniversaire de la révolution russe. L’Internationale Communiste tenant son IV° congrès dans la République soviétique ce même mois, Antonio Gramsci fut l’un des nombreux révolutionnaires étrangers présents pour les célébrations. Les événements survenus en Italie vinrent pourtant assombrir l’ambiance festive.
La semaine précédente, les chemises noires fascistes avaient marché sur Rome et, le 31 octobre, le roi Victor Emmanuel III avait nommé Benito Mussolini Premier ministre. Pour Gramsci et ses camarades du Parti communiste italien (PCd’I), cela signifiait une défaite désastreuse. Arrêté en 1926, Gramsci passa le reste de sa vie en prison ; les Carnets de prison qu’il rédigea dans sa cellule constituent le plus célèbre témoignage de la défaite de son parti.
Mais si les œuvres de Gramsci sont bien connues, nous en apprenons toujours plus sur sa réponse à la montée du fascisme. En mai 2021, Critica Marxista a publié un article[1] récemment redécouvert que le communiste sarde avait écrit pour La Pravda dans les jours qui ont suivi la prise du pouvoir par les fascistes. Le texte de l’article du 7 novembre 1922 a été retraduit en italien par Natalya Terekhova, historienne et fondatrice de la Moscow Gramsci Studies Society. En compagnie de Guido Liguori, président de l’International Gramsci Society Italia, elle a rédigé l’introduction de cet article. Nous reproduisons ici l’article de Gramsci en français, suivi du commentaire de Natalya Terekhova et de Guido Liguori sur les circonstances de sa publication.
Article de La Pravda, 7 novembre 1922
La prise du pouvoir par les fascistes réduit l’activité du Parti communiste italien à celle d’un mouvement purement conspirateur. En Italie, s’ouvre une nouvelle période historique, que l’on peut caractériser de manière suivante : le pouvoir politique est apparemment en train de passer des mains de la bourgeoisie capitaliste à celles des couches sociales moyennes et supérieures du monde rural sous la direction idéologique d’une partie de la petite bourgeoisie urbaine. Les contradictions de la société italienne, qui sont restées cachées depuis la création du Royaume unitaire issu des guerres pour la renaissance de l’Italie, ont connu un développement spectaculaire au cours de ces deux dernières années, après que le Parti socialiste avait démontré son incapacité à conduire le prolétariat au pouvoir. Il en résulta la victoire des propriétaires agraires sur le prolétariat, ainsi que sur la bourgeoisie sous sa forme pure, affaiblie par la crise financière et industrielle. On peut facilement prévoir en Italie une période immédiate de lutte acharnée directe, car même pour la bourgeoisie, il sera difficile d’accepter la domination brutale et tyrannique des propriétaires terriens et la démagogie irresponsable d’un aventurier médiocre comme Mussolini. Ainsi, malgré la gravité de la situation actuelle, les perspectives d’avenir tant pour le prolétariat que pour son parti ne sont pas particulièrement mauvaises. Au cours des deux dernières années, le parti communiste a déjà été frappé d’illégalité dans les trois quarts du pays et pourtant, le parti, qui comptait 42 000 membres en février 1921 après la scission du congrès de Livourne, en comptait encore 35 000 au moment du coup d’État fasciste (sans compter les quelque 20 000 jeunes communistes). Le Parti Socialiste, qui comptait 150 000 membres après le congrès de Livourne, est tombé dans la même période à 32 000 membres qui se sont exprimés en faveur de l’adhésion au Komintern, mais n’étaient pas suffisamment préparés à une situation d’illégalité.
Si, dans cette nouvelle phase, le Comité Central du Parti Communiste se montre capable (et il le fera sans aucun doute, en tenant compte de l’expérience du mouvement communiste international) de développer une tactique adaptée à la réalité sociale italienne et d’exacerber les contradictions créées par le coup d’état fasciste, le prolétariat occupera à nouveau, assez rapidement, sa position historique, perdue après l’échec de la campagne d’occupation des usines en septembre 1920.
À propos de ce texte, par Guido Liguori et Natalya Terekhova
Gramsci, le Parti communiste et la marche sur Rome
En novembre 1922, Gramsci se trouve en Russie soviétique, où il est arrivé au début du mois de juin en compagnie d’Amadeo Bordiga et d’Antonio Graziadei afin de participer au deuxième plénum exécutif élargi de l’Internationale communiste. Il reste à Moscou en tant que représentant du PCd’I auprès de l’Exécutif et du Présidium du Komintern, que les communistes de l’époque considèrent comme un véritable parti mondial composé de « sections nationales ».
Bordiga, qui était rentré en Italie, avait confié à Gramsci une tâche ingrate. Il voulait que le communiste sarde convainque l’Internationale d’accepter que le PCd’I, dominé par la vigoureuse personnalité de Bordiga, puisse maintenir sa propre position distincte de la politique du « front unique » qui avait été décidée lors du troisième congrès du Komintern (1921) et des réunions successives de ses organes dirigeants.
Gramsci devait retourner en Italie au début de 1923, après avoir participé au quatrième congrès du Komintern, qui s’était ouvert à Petrograd le 5 novembre 1922. La ville qui, cinq ans plus tôt, avait été le berceau de la révolution, était à cette époque le théâtre de grandes fêtes, de rassemblements massifs et de défilés de rue. Du 9 novembre au 5 décembre, les travaux du Congrès se déplacèrent à Moscou. Un mandat d’arrêt contre Gramsci, émis en Italie, retardera cependant son retour ; il ne reviendra qu’en 1924, après que son élection en tant que député lui a accordé l’immunité parlementaire.
Gramsci en Russie
À partir de juin 1922, Gramsci participa à diverses activités du Komintern et même du Parti communiste russe, à Moscou et dans d’autres villes[2]. Son état de santé ne tarda pas à s’aggraver et il effectua un premier séjour de repos au sanatorium de Serebranyi Bor (“forêt argentée”), près de Moscou, où il partagea un chalet avec Clara Zetkin[3]. Mais il ne cessa pas totalement ses activités politiques.
À la mi-octobre, Gramsci se remet au travail, à l’approche du IV° congrès. Le 25 octobre, il est reçu par Lénine, lui-même déjà malade. La rencontre dure deux heures[4]. Camilla Ravera en parle longuement dans une lettre de décembre 1972 à Giuliano Gramsci (sollicitée par ce dernier), publiée seulement quarante ans plus tard dans un livre du fils de Giuliano, lui-même appelé Antonio[5].
Camilla Ravera, amie intime de Gramsci depuis ses années turinoises et dirigeante de premier plan du PCd’I, était déléguée au quatrième congrès mais était arrivée en avance pour participer à une réunion des femmes communistes. À Moscou, elle recueille les confidences de Gramsci, évidemment aussi sur sa rencontre avec Lénine. Mais elle ne la mentionnera pas dans son autobiographie du début des années 1970[6], de peu postérieure à la lettre (comme on peut le déduire en la lisant) où elle s’attarde longuement sur son séjour à Moscou et ses échanges avec son vieil ami des années de l’Ordine Nuovo[7]. Bordiga, arrivé à Moscou quelques jours après Camilla Ravera, est également reçu par Lénine début novembre ; il voulait que la jeune dirigeante italienne l’accompagne[8].
Ni Gramsci ni aucun des protagonistes de cette affaire n’ont jamais écrit sur la rencontre Lénine-Gramsci. Elle n’est pas mentionnée en 1922 ni dans la correspondance de 1923-24 entre Gramsci et d’autres cadres (principalement des ex-Ordine Nuovo) qui commençaient alors à s’occuper de la formation du nouveau groupe dirigeant du PCd’I[9], ni au cours de la lutte pour l’établissement de la nouvelle direction gramscienne soutenue par le Komintern dans les années 1925-1926.
Les souvenirs et les appréciations de Camilla Ravera dans sa lettre de 1972, qui est longtemps restée privée, sont certainement intéressants (bien qu’ils doivent aussi être traités avec prudence, compte tenu du temps écoulé). Ravera rappelle la préoccupation de Gramsci concernant les désaccords de Bordiga avec l’Internationale, ajoutant que Gramsci avait fait part à Lénine de son désaccord avec Bordiga sur diverses questions, dont l’analyse du fascisme. Bordiga avait apporté à Moscou les dernières nouvelles dramatiques de la « marche sur Rome ». A ce propos, la dirigeante communiste écrit :
« Ces discussions entre Gramsci et moi furent interrompues par la nouvelle qui parvint à Moscou de la soi-disant « marche sur Rome » et du gouvernement que Mussolini avait établi en Italie ; Bordiga arriva à Moscou apportant un témoignage direct de ce qui s’était passé. Ces événements devinrent le sujet de toutes nos discussions. C’est là que se manifesta la divergence insurmontable entre la pensée politique de Gramsci et celle de Bordiga. Ce dernier sous-estimait les conséquences de l’arrivée des fascistes au pouvoir ; il prévoyait la possibilité que le nouveau gouvernement converge vers la social-démocratie et se limitait à réaffirmer l’antagonisme schématique et indifférencié entre l’État bourgeois et l’État prolétarien[10]. »
L’analyse du fascisme par Gramsci en 1920-21
Comme on le sait, Gramsci fut un observateur et un analyste attentif du mouvement fasciste dès sa première apparition au début des années 1920. Dans le document « Pour un renouveau du parti socialiste » (explicitement salué par Lénine lors du deuxième congrès de l’Internationale en 1920), il avait écrit :
« La phase actuelle de la lutte des classes en Italie est celle qui précède : soit la conquête du pouvoir politique par le prolétariat révolutionnaire, par le passage à de nouveaux modes de production et de distribution permettant une reprise de la productivité, soit une terrible réaction de la classe possédante et de la caste gouvernante. On ne reculera devant aucune violence pour soumettre le prolétariat industriel et agricole à un travail servile ; on tentera de briser inexorablement les organisations de lutte politique de la classe ouvrière (Parti Socialiste) et d’incorporer les organisations de résistance économique (les syndicats et les coopératives) dans les rouages de l’État bourgeois. »[11]
Au cours des mois suivants, Gramsci suit de près le fascisme, l’analysant en temps réel (chose très difficile à faire) dans L’Ordine Nuovo. À côté de jugements inévitablement voués à se révéler faux, il formule des définitions qui sont entrées dans l’histoire. Certes, il part d’un jugement radicalement négatif sur la démocratie italienne libérale et giolittienne [ainsi nommée en référence à la politique menée par le premier ministre Giovanni Giolitti depuis le début du 20e siècle (SP)]. Ce jugement pouvait conduire à une sous-estimation du phénomène, qui semble être confirmé par l’entente initiale entre l’homme d’État piémontais et « l’aventurier » Mussolini. Les Fasci italiani di combattimento, il ne faut pas l’oublier, ont été intégrés aux Blocchi Nazionali, coalition électorale proposée par Giolitti lors des élections de 1921.
Malgré cela, Gramsci saisit la nouveauté du phénomène fasciste. Il esquisse une analyse en termes de classe, donc marxiste, sans toutefois tomber dans une perspective économiste réductrice, en essayant de mettre en évidence les particularités du fascisme. Il évoque le « peuple des singes » de Rudyard Kipling pour souligner le rôle de la « petite bourgeoisie urbaine » dont le « processus de délabrement » avait déjà commencé « dans la dernière décennie du siècle dernier ».
La petite bourgeoisie perd progressivement « toute importance et déchoit de toute fonction essentielle dans le domaine de la production, avec le développement de la grande industrie et du capital financier »[12] ; finissant par « singer la classe ouvrière et descendre dans la rue »[13]. La démobilisation des officiers de l’armée[14] avait servi à former les cadres de cette « révolte », l’orientant vers « la défense directe de la propriété industrielle et agricole contre les assauts de la classe révolutionnaire des ouvriers et des paysans pauvres. »[15]
Mais la force croissante du squadrisme fasciste [les escouades fascistes, organisations paramilitaires, qui déversent leur violence dans la Péninsule et laissent sur le pavé des centaines de morts (SP)] est surtout due au « besoin des propriétaires terriens de se créer une garde blanche [c’est-à-dire contre-révolutionnaire]. »[16] Gramsci a analysé avec attention la contradiction entre le fascisme des villes et celui des campagnes, qui explose avec le « Pacte de pacification » conclu par Mussolini avec les socialistes en été.
Il est vrai qu’il a tort d’affirmer que « le fascisme sortira de la crise en se divisant »[17]. Mais il observe avec justesse que « le vrai fascisme » est celui que connaissent déjà « les paysans […] et les ouvriers d’Émilie, de Vénétie et de Toscane », c’est-à-dire le fascisme le plus violent, destiné à continuer coûte que coûte, « même en changeant de nom » (il n’y en aura pas besoin)[18].
Ainsi, lorsque la « Marche sur Rome » a lieu, Gramsci a déjà depuis un certain temps développé sa propre idée du fascisme, même si cette idée est évolutive et provisoire. Il ne sous-estime ni ne simplifie ce phénomène. Pourtant, avec la « Marche sur Rome » (28-30 octobre 1922) et la désignation de Mussolini pour former un nouveau gouvernement, l’analyse nécessite une mise à jour.
Le numéro spécial de La Pravda
Examinons maintenant le court article découvert par Natalya Terekhova, présenté pour la première fois en italien dans le dernier numéro de Critica Marxista et au contexte de sa publication originale. Il parait dans La Pravda, organe du Comité central des bolcheviks et du Comité de Moscou, le 7 novembre 1922. Ceci est en soi remarquable si l’on considère à la fois le contenu de cet article et le caractère particulier de l’édition de ce numéro, paraissant le jour du cinquième anniversaire de la Révolution d’Octobre.
Dès la première page, il s’agit d’un numéro clairement commémoratif, avec un bref message de vœux de Lénine juxtaposé au slogan du moment, qui, en grandes lettres, disent ou mieux crient : « Vive le Quartier Général de l’Octobre mondial, c’est-à-dire le Quatrième Congrès de l’Internationale Communiste ! » de même que : « Nous saluons l’Occident ouvrier : C’est toi qui tient[19] la République ouvrière de Russie ! » Au centre de la page se détache un graphique imposant, représentant un poing dont la grande force brise les armes d’un agresseur.
La deuxième page relate la chronologie des victoires du pouvoir soviétique depuis novembre 1917. La partie centrale est consacrée aux nouvelles de l’étranger, notamment en Pologne (« La lutte des classes en Pologne ») et en Italie (« Les fascistes au pouvoir »). Ce dernier article reproduit des communiqués secs d’agences de presse françaises et allemandes sur les premiers pas diplomatiques de Mussolini, sur le Parti populaire catholique et pas grand-chose d’autre. En tout cas, il n’y a aucune évaluation, ni négative ni positive, du nouveau gouvernement italien. Toute la moitié inférieure de la page est consacrée aux opérations militaires de l’Armée rouge de 1919 à 1922, sous le titre tape-à-l’oeil : « Feu-Sang-Victoire ! »
La page suivante, intitulée « C’est nous qui guidons le prolétariat international », contient des écrits de personnalités du groupe dirigeant du parti bolchévique. Grigori Zinoviev signe un article affirmant que « le caractère immortel de la révolution russe tient au fait qu’elle a été le début de la révolution mondiale ».
Nikolaï Boukharine, de son côté, met l’accent sur le rôle du parti bolchevique dans la victoire de la révolution, qui peut sembler « un miracle ». Selon le théoricien bolchévique, l’explication est simple :
« ce miracle a eu lieu grâce à la préparation marxiste du parti, qui a su s’en tenir fermement à [ce marxisme], non pas de manière morte et dogmatique. » Boukharine poursuit : « Notre marxisme a toujours été l’arme vivante d’une praxis. Ce marxisme révolutionnaire vivant est un marxisme qui aide vraiment à faire des miracles. De là découle la grande souplesse de notre praxis. »
La cinquième page est consacrée entièrement aux problèmes de l’organisation scientifique du travail. On connaît le grand intérêt des bolcheviks pour la méthode Taylor utilisée par l’industriel américain Henry Ford. Un livre soviétique consacré à ce thème avait été réédité cinq fois en trois ans, et même l’autobiographie de Ford avait été immédiatement traduite et imprimée à des milliers d’exemplaires deux fois de suite. La propagande en faveur de la méthode fordiste était très répandue au pays des soviets[20].
Dans les pages suivantes, ne manquent pas les articles sarcastiques sur les mencheviks[21], de même que les poèmes du plus célèbre poète de l’époque, Demyan Bedny (un pseudonyme signifiant « pauvre homme » en russe), ainsi que les nouvelles sur les défaites que la « bourgeoisie » avait subies dans le Caucase et en Asie centrale.
Nous arrivons donc à la page 8, où l’article de Gramsci est publié. Ce qui frappe, dans un journal communiste, c’est l’épais supplément publicitaire des pages suivantes (c’étaient les années de la Nouvelle Politique Économique). D’une longueur égale à la section politique précédente, on pouvait trouver des publicités sur tout, des massages aux remèdes pour les maladies vénériennes. Elle est dominée par l’énorme publicité (qui couvre toute la dernière page) pour deux sociétés pétrolières de Grozny et Bakou, zones du Caucase riche en gisement[22].
Pour en revenir au contenu de la huitième page du journal russe, on remarque également au bas de celle-ci quelques annonces payantes faites par les ouvriers locaux pour exprimer leur joie à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la Révolution et avec des vœux pour leurs vozhdi (dirigeants) les plus appréciés. Il est surprenant de constater qu’ils ne s’adressent qu’à un seul personnage avec le « toi » informel, comme s’ils s’adressaient à un personnage vraiment cher et aimé : les ouvriers de la grande usine « Dinamo » ne l’utilisent pas pour Lénine, mais pour le « cher camarade Trotsky ».
L’article de Gramsci
L’article récemment redécouvert est signé simplement « Gramsci (Italie) ». Il fait partie d’une douzaine de contributions de représentants de divers partis communistes, précédées de la liste des cinquante-cinq partis et organisations qui adhèrent alors au Komintern. Le texte de Gramsci n’est pas long, mais tous les écrits sont de taille similaire, placés sur la même page sous le grand titre stylisé Rost Kominterna, « La croissance du Komintern ». La contribution sur l’Italie est précédée des articles de camarades allemands, français[23] et britanniques et est suivie de textes provenant de Suisse, des États-Unis, de Hongrie[24], de Bulgarie, d’Inde, etc.
Comme les autres communistes étrangers, Gramsci s’adresse donc au public russe, au parti communiste russe, mais aussi au groupe dirigeant du Komintern, relatant le développement du PCd’I et cherchant à expliquer la « marche sur Rome » qui a eu lieu quelques jours auparavant. Tout d’abord, il semble confirmer la situation difficile dans laquelle est destiné à se trouver le PCd’I, réduit dans plusieurs régions du pays à un mouvement conspirateur. Les violences fascistes avaient déjà commencé depuis longtemps. Sa conquête du pouvoir gouvernemental et d’une bonne partie de l’appareil d’État semble justifier les prévisions de Gramsci (et en effet, peu après, début janvier, un mandat d’arrêt est lancé contre tous les dirigeants communistes, dont Gramsci, qui avaient signé un appel antifasciste lors du IVe Congrès ; Bordiga sera arrêté le 3 février 1923).
Alors que Bordiga sous-estime la « marche sur Rome » et le fascisme lui-même (ce dont Camilla Ravera rend également compte dans le passage déjà cité), Gramsci affirme « qu’une nouvelle période de l’histoire commence » en Italie. Celle-ci se caractérise par la perte du pouvoir politique de la fraction industrielle de la bourgeoisie capitaliste, qui le cède aux « couches sociales moyennes et supérieures du monde rural sous la direction idéologique d’une partie de la petite bourgeoisie urbaine ». C’est donc la prépondérance du fascisme agraire qui a conduit Mussolini à chercher l’affrontement. Cependant, pour Gramsci, cette victoire des propriétaires terriens conduira à une « période immédiate de lutte acharnée », car on peut s’attendre à ce que la bourgeoisie industrielle n’accepte pas cette perte de pouvoir ni à se faire diriger par un « aventurier » de bas étage comme Mussolini est considéré ici.
Quelques jours plus tard, le fascisme sera également le sujet, quoi que non-prioritaire du IVe congrès de l’Internationale, grâce à deux rapports confiés à Karl Radek et à Amadeo Bordiga. Nous avons brièvement évoqué les positions de ce dernier : ses analyses n’ont pas convaincu Lénine, loin de là[25]. Mais selon l’historien Paolo Spriano, auteur de la Storia del Partito comunista italiano, Radek « tente de donner une évaluation sociale plus précise de l’avènement du fascisme, en indiquant sa matrice principale dans l’agitation de la petite-bourgeoisie ». Pour cette raison, « il ne fait aucun doute, écrit Spriano, que Radek reflète dans ce rapport, bien que de manière schématique, les suggestions et les observations de Gramsci », que ce soit sur le rôle de la petite bourgeoisie ou sur les allusions à la relation problématique entre le mouvement ouvrier et les anciens combattants[26].
Le message du Congrès aux ouvriers italiens semble d’ailleurs faire écho à l’appréciation contenue dans l’article de Gramsci, puisqu’il affirme que les « fascistes sont avant tout une arme aux mains des grands propriétaires terriens. La bourgeoisie industrielle et commerciale suit avec anxiété l’expérience d’une réaction féroce qu’elle considère comme un bolchévisme noir[27]. »
Comme on le sait, le renforcement du pouvoir fasciste et mussolinien devra surmonter de nombreuses autres turbulences avant que l’on puisse dire qu’il a été atteint. Cela confirme le jugement de Gramsci dans son article du 7 novembre (même s’il était trop optimiste). La « crise Matteotti » est l’exemple le plus évident de cette situation loin d’être consolidée [Les auteurs font référence ici une phase ouverte durant l’été 1924, lorsque les partis d’opposition quittent le Parlement après la découverte du corps du député socialiste réformiste Giacomo Matteotti, enlevé et assassiné par des fascistes ; une phase où le pouvoir de Mussolini semble vaciller ; cette période turbulente se clôt le 3 janvier 1925 au moment où Mussolini reconnaîtra assumer seul « la responsabilité politique, morale, historique de tout ce qui est advenu » ; ce discours ouvre la voie à ce que Adrian Lyttleton a appelé la « dictature à visage découvert » et aux lois fascistissimes (SP)].
Il ne fait pas de doute que l’affirmation de Gramsci selon laquelle « les perspectives d’avenir tant pour le prolétariat que pour son parti ne sont pas particulièrement mauvaises » semble aujourd’hui erronée. L’espoir de Gramsci était que, grâce aussi à l’expérience de l’Internationale, le PCd’I serait en mesure d’adopter « une tactique adaptée à la réalité sociale italienne », réussissant à exacerber les contradictions créées par le coup d’État fasciste. La référence entre parenthèses (« en tenant compte de l’expérience du mouvement communiste international ») semble également faire allusion à la différence entre sa position et celle de Bordiga, et même entre celle de Lénine, du Komintern et de Bordiga. En définitive, il exprime l’espoir que l’Internationale sera capable de « corriger » l’approche de Bordiga et sa sous-estimation du fascisme.
Lors de la rencontre de Gramsci avec Lénine le 25 octobre, les deux hommes avaient également discuté du fascisme, de la manière dont il devait être expliqué et combattu. Et en effet, les divergences entre Bordiga et l’Internationale s’aggravent à l’occasion du IVe Congrès, au sujet du « front unique », qui était à l’époque la politique du Komintern et que Bordiga rejetait.
Cela ne signifie pas que Gramsci ait déjà mis fin à ses hésitations et décidé de s’opposer au leader qui avait le plus d’autorité dans le parti (le poste de secrétaire général n’existait pas encore). De l’eau devra encore passer sous les ponts avant d’en arriver au redde rationem [rendu des comptes] à la fin de 1923 et au début de 1924. Il convient toutefois de noter que la divergence sur l’analyse du phénomène fasciste sera un élément majeur du désaccord progressif entre les deux leaders.
Dans les mois qui suivent le IVe Congrès, les communistes italiens dirigés par Bordiga ne sont pas seulement durement touchés par les appareils répressifs de l’Etat italien, mais ils dépensent beaucoup d’énergie à essayer de s’opposer à la ligne non-sectaire du Komintern. Bordiga cherche alors à éviter la réunification avec le Parti socialiste, qui, quelques jours seulement avant la « marche sur Rome », avait expulsé l’aile réformiste dirigée par Filippo Turati et Giacomo Matteotti[28].
Gramsci rentrera en Italie en avril 1924, après avoir passé quelques mois à Vienne. Bientôt, avec le soutien décisif de l’Internationale, il devient le principal dirigeant du Pcd’I et se trouve confronté à la crise Matteotti[29]. Pendant quelques mois, le fascisme mussolinien semble être au bord de l’effondrement. Mais il s’agit d’une autre histoire, différente de la situation dans laquelle Gramsci a analysé la « marche sur Rome » dans La Pravda à l’occasion du cinquième anniversaire de la Révolution d’Octobre.
Notes
[1] Paru dans Critica Marxista, n° 3, mai-juin 2021, pp. 46-53.
[2] Sur son séjour, voir l’article de M. L. Righi, « »Sulle rive dell’ampia Moscova » : Gramsci nella Russia di Lenin », in P. Capuzzo, S. Pons (ed.), Gramsci nel movimento comunista internazionale, Roma, Carocci, 2019. Cf. également A. Carlucci, C. Balistreri, « I primi mesi di Gramsci in Russia. Giugno-agosto 1922 « , dans Belfagor, 2011, n° 6 ; N. Terekhova, » Gramsci e la Russia « , in Gramsciana, 2015, n° 1 ; N. Ghetti, La cartolina di Gramsci. A Mosca, tra amori e política, 1922-1924, Rome, Donzelli, 2016.
[3] Clara Zetkin s’était opposée à la scission de Livourne et elle écrit immédiatement après une célèbre lettre à Lénine, critiquant la politique du Komintern en Italie. La lettre a été publiée en allemand et en russe après l’effondrement de l’URSS. Jusqu’à cette date, elle était considérée comme un document « classifié ». Au troisième congrès, cependant, Zetkin change d’avis. Sur cette période, voir le souvenir d’A. Gramsci dans sa lettre du 1er mars 1924, dans A. Gramsci, Lettere 1908-1926, édité par A. A. Santucci, Torino, Einaudi, 1922, p. 262.
[4] Cf. V. I. Lénine. Biograficheskaya khronika 1870-1924 gg. [Chronique biographique de V. I. Lénine, 1870-1924], Moscou, Politzdat, 1970-1972, vol. XII, p. 435, où l’on trouvera un bref compte rendu de la réunion. Sur le sujet traité, voir N. Terekhova, art. cité, p. 156.
[5] Cf. A. Gramsci jr, La storia di una famiglia rivoluzionaria, Roma, Editori Riuniti university press, 2014, p. 122 et suivantes.
[6] C. Ravera, Diario di trent’anni 1913-1943, Rome, Editori Riuniti, 1973.
[7] Ibid. p. 122 et suivantes.
[8] Ibid. p. 126.
[9] Cf. P. Togliatti, La formazione del grupo dirigente del Partito comunista italiano nel 1923-1924, Roma Editori Riuniti, 1962.
[10] Camilla Ravera à Giuliano Gramsci, dans A. Gramsci junior, La storia di una famiglia rivoluzionaria, précité, p. 196.
[11] Publié pour la première fois dans L’Ordine Nuovo, 8 mai 1920 [traduction française SP]. Sur la préparation et le déroulement du deuxième congrès du Komintern, voir la contribution d’Alexandre Vatlin, basée sur les sources des archives du Komintern accessibles depuis 1991 : A. Vatlin, Vtoroj kongress Kominterna : tochka otscheta istorii mirovogo kommunisma [Le deuxième congrès du Komintern : un jalon dans l’histoire du communisme mondial], Moscou, Rosspen, 2019.
[12] L’article a été publié pour la première fois dans L’Ordine Nuovo du 2 janvier 1921 sous le titre Il popolo delle scimmie. [version française : Antonio Gramsci, « Le peuple des singes », L’Ordine Nuovo, 1er janvier 1921. Maintenant dans Antonio Gramsci, Ecrits politiques vol. 2 (1921-1922). Textes choisis, présentés et annotés par Robert Paris, Paris, Gallimard, 1975].
[13] Ibid.
[14] Gramsci analysera à nouveau cet événement en 1922, dans Le origini del gabinetto Mussolini, dans La Correspondance Internationale, 20 novembre 1922 : » En juillet [1920], le ministère de la Guerre, avec Bonomi à sa tête, commença la démobilisation d’environ 60 000 officiers de la manière suivante : les officiers démobilisés conservaient les quatre cinquièmes de leur salaire ; la grande majorité d’entre eux étaient envoyés dans les centres politiques les plus importants, avec l’obligation d’adhérer aux « Fasci di combattimento » » (V. Gerratana et A. A. Santucci, (eds.), Socialismo e fascismo. L’Ordine Nuovo 1921-1922, Torino, Einaudi, 1966, pp. 9 et suivantes)
[15] A. Gramsci, « Il popolo delle scimmie », art. cit.
[16] A. Gramsci, « I due fascismi », L’Ordine Nuovo, 25 août 1921.
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Le rédacteur de la Pravda utilise le verbe « tenir » pour signifier “supporter, protéger, contribuer à la résistance”. Sur la grande solidarité du prolétariat italien, qui oblige le gouvernement de Francesco Nitti à arrêter l’intervention italienne pendant la guerre civile russe, voir A. Cernobaev, N. Terekhova, « La nostra amicizia rafforzata dal sangue versato ». Gli italiani e la Guerra civile in Russia », dans Russia-Italia. Un dialogo accademico, M. Talalay (ed.), St Petersbourg, Aleteya, 2021 (sous presse).
[20] Sur la renommée du fordisme en Russie soviétique, voir N. Terekhova, « Togliattigrad. Città-laboratorio del lavoro comunista e del fordismo all’italiana « , in Citta&Storia, 2017, n° 1, p. 89-106.
[21] Sur les mencheviks, cf. N. Terekhova « Alla riscoperta del 1917. La storiografia post-sovietica sulla rivoluzione d’Ottobre « , in Nuova Storia Contemporanea, 2016, n° 2, p. 113-136.
[22] Il n’a pas fallu longtemps pour que ces régions fassent partie de l’URSS, qui fut constituée le 29 décembre 1922.
[23] L’article intitulé France est signé du nom complet de Boris Souvarine. Peu après, il devient l’un des premiers dirigeants communistes étrangers à protester contre la répression de l’opposition dans les débats au sein du parti bolchevique. Il soutient ouvertement la position de Trotsky et, en 1924, il est exclu des principaux organes du Komintern, ainsi que du PCF.
[24] L’article intitulé Hongrie est signée des initiales M. R., qui sont celles de Matias Rakosi, personnage bien connu des dirigeants du PCd’I en raison de son activité de représentant du Komintern en Italie pendant la période 1920-1921. Les relations des Italiens avec ce membre hongrois de l’exécutif du Komintern étaient très mauvaises et les plaintes et les demandes envoyées à Zinoviev pour le remplacer par un autre dirigeant furent inutiles. Contrairement à Chiarini (Anton Geller), on le laissa continuer à travailler en Italie et il fut considéré au sein du Komintern comme l’expert le plus fiable du pays. Son livre Il fascismo italiano fut publié en 1925 à Leningrad et un nombre considérable d’exemplaires furent imprimés. Pour plus de détails, voir I. Grigorjeva, « Pagine biografiche russe di Antonio Gramsci (1922-1926) nelle carte dell’archivio Comintern », dans Russia e Italia. Moscou, Nauka, 1998 (la traduction anglaise de l’article est sous presse au Royaume-Uni).
[25] Voir aussi C. Ravera, Diario di trent’anni, précité, pp. 126-127.
[26] Cf. P. Spriano, Storia del Partito comunista italiano. I. Da Bordiga a Gramsci, Turin, Einaudi, 1967, p. 240. Voir également A. Gagliardi, « Di frronte al fascismo. Gramsci e il dibattio nel movimento comunista internazionale’, in P. Capuzzo, S. Pons (eds.), Gramsci nel movimento comunista internazionale, op. cit. Le caractère de masse du fascisme est également évident dans un rapport écrit par Togliatti sur le sujet pour le IVe Congrès (bien qu’il ne soit pas arrivé à temps). Cf. P. Togliatti, » Rapporto sul fascismo per il IV Congreso dell’Internazionale « , in La política nel pensiero e nell’azione, M. Ciliberto et G. Vacca (eds.), Milan, Bompiani, 2014, pp. 43 et ss.
[27] Cité par P. Spriano, Storia del Partito comunista italiano, précité, p. 239.
[28] Les articles et essais publiés récemment à l’occasion du centenaire du Congrès de Livourne, qui tentent pour la plupart de rendre les communistes responsables de l’affaiblissement de la lutte contre le fascisme par la scission de 1921, négligent souvent le fait que cette scission entre socialistes (saluée même par les réformistes turinois) a lieu juste avant la « marche sur Rome ».
[29] Pendant la « crise Matteotti », Gramsci doit faire face à l’attitude malheureuse de Konstantin Yurenev, l’ambassadeur soviétique en Italie, qui, pendant ces jours dramatiques, invite Mussolini à un déjeuner officiel à l’ambassade. De nombreuses lettres critiques sur le comportement des représentants soviétiques à Rome, envoyées à l’exécutif du Komintern pendant la période 1923-1924, ont été recueillies, traduites et publiées par Natalya Terekhova dans la revue Istoriceskij Arkhiv [Archives historiques] Moscou, 2019, n° 3, pp. 115-132.
Illustration : Giacomo Balla, peintre officiel du régime, La Marche sur Rome, 1933.