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Aleksandra Kollontaj, Asja Lacis, Rosa Luxemburg et Clara Zetkin, Femmes, corps et révolution (préface de Tiziana Villani)Paris, Eterotopia France, 2020, 192 p.

Présentation du livre

Quatre femmes de nationalités différentes, de langues différentes, traversent les années tumultueuses de la révolution bolchevique. Elles s’appellent : Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Alexandra Kollontaï et Asja Lacis. Elles sont des militantes, des artistes, des activistes et chacune d’elles apportera une contribution spécifique et originale à la révolution.

Les textes ici rassemblés ne sont que partiellement connus, certains pas publiés depuis un certain temps, comme dans le cas de Clara Zetkin, d’autres encore inédits en France comme pour Asja Lacis. Ce livre s’articule autour du thème du regard féminin et de la différente façon d’agir des femmes. Ce volume est le premier d’une trilogie qui se propose de s’interroger sur les moments de transition les plus marquants du féminisme et du militantisme féminin aux XXe et XXIe siècles.

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Préface, par Tiziana Villani

Quatre femmes de nationalités différentes, de langues différentes, traversent les années tumultueuses de la révolution bolchevique. Elles s’appellent Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Alexandra Kollontaï et Asja Lacis. Ce sont des militantes, des artistes et toutes apporteront une contribution spécifique et originale à la révolution. Ce sont des femmes, et leur regard est libre, aigu et se tourne vers la dimension vitale de leurs expériences, vers les passions, la créativité et le féminisme des premiers temps.

Les textes réunis dans ce volume entendent montrer la singularité et l’inventivité avec laquelle ces femmes ont traversé leur époque.

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Rosa Luxemburg, fondatrice de la Ligue Spartacus, questionne les structures de pouvoir mises en place par les Soviets, elle lutte dans l’Allemagne épuisée de l’après-guerre pour affirmer le regard puissant et compatissant de ceux et celles qui partagent la condition d’opprimés.

De l’engagement intellectuel et politique de Rosa Luxemburg, dont témoigne en partie les Œuvres complètes en cours d’édition chez Agone, on connaît naturellement L’accumulation du Capital, publié à Berlin en 1913, livre dont la maturation fut longue, puis écrit d’une traite en seulement quatre mois. Luxemburg s’attache à élargir l’horizon marxien en direction des pays où le capitalisme ne s’était pas encore imposé. Elle décrit l’expansion omnivore et coloniale du Capital qui lui semblait sans limites. Sa pensée nous rappelle les écrits du dernier Marx, où en réponse à la lettre de Vera Zasoulitch, militante social-démocrate russe impliquée dans la vulgarisation du marxisme et en polémique avec le populisme, il commence à considérer la commune rurale russe pré-capitaliste, les communautés villageoises indigènes et algériennes comme des manières possibles de se soustraire à la machine destructrice du capitalisme. Ces formes pré-capitalistes sont une sorte de mise en commun des biens et des besoins et ne sont pas encore déterminées étroitement par le système de la propriété privée1.

Mais, en ce sens, il convient de souligner l’apport spécifique d’une femme passionnée, intelligente et courageuse, particulièrement attentive à son époque et se souciant véritablement des relations humaines et politiques. En 1917, alors qu’elle est emprisonnée à Breslau depuis trois ans déjà, elle écrit à Sonia Liebnecht (Sonicka) une lettre où elle raconte l’épisode terrible de bœufs traînés dans la cour de la prison et battus jusqu’à avoir la peau lacérée.

La compassion pour les animaux, la cruauté sans appel des soldats qui font avancer ces bœufs saisit Rosa Luxembourg d’une émotion qu’elle fait partager à Sonicka. La souffrance de ces animaux dépossédés est celle de toutes les créatures opprimées, et aucun processus de libération ne sera possible tant que la cruauté de la domination opposera dominants et dominés. Cette idée de Luxembourg s’élargit donc à une manière d’envisager la vie, les relations et les affects à travers desquels la passion politique se décline en compassion.

Toujours à propos de cet épisode, elle écrit à Karl Kraus : « La force tranquille, le travail au profit de ses proches, une bonté tranquille et le goût de la réconciliation, voilà ce dont nous avons besoin, davantage que de sentimentalité et d’incitation à la violence. N’est-ce pas aussi votre avis ? ». Kraus jugera cette lettre digne de figurer dans sa bibliothèque à côté de classiques comme Goethe.

Nous retrouvons encore ce type d’approche dans les notes inclues dans Droit de vote des femmes et lutte de classes, texte paru le 8 mars 1912 dans Die Gleichheit, revue dirigée par Clara Zetkin, mais aussi dans son dernier article, L’ordre règne à Berlin, qui fut publié dans Die Rote Fahne (« le drapeau rouge ») le 14 janvier 1919. Luxembourg l’écrivit peu avant d’être assassinée et jetée dans le Landwehrkanal : « “L’ordre règne à Berlin ! Sbires stupides”,  Votre “ordre” est bâti sur le sable. Dès demain, la révolution “se dressera de nouveau avec fracas”, proclamant à son de trompette pour votre plus grand effroi : J’étais, je suis, je serai ! »

Dans ce « j’étais, je suis, je serai », on entrevoit la force d’une femme qui concevait la dimension politique, le militantisme, comme indissociables de l’idée selon laquelle les liens de la « chaîne sociale » peuvent se transformer, devenir plus justes, plus libres, plus heureux, à condition que la domination et le goût du pouvoir soient toujours remis en question. Du reste, c’est dans cette perspective qu’elle dénonça l’imposture léniniste de la Troisième Internationale et ce n’est pas un hasard si c’est une femme d’une telle envergure qui réussit à comprendre immédiatement les risques des mécanismes de pouvoir inhérents aux Soviets, mécanismes qui demeuraient selon elle marqués par la conception bourgeoise du pouvoir. Le pouvoir, par nature, ne peut être compassionnel, la pietas ne peut être la forme de ses relations, le pouvoir se déploie seulement dans le commandement2. Il se donne toujours, comme l’enseigne Hannah Arendt, comme expérience de la « banalité du mal »3.

Clara Zetkin et Rosa Luxemburg se sont rencontrées pour la première fois à Paris, là où débuta l’engagement de Zetkin dans la Deuxième Internationale. En 1890, toutes deux devinrent des figures importantes du SPD (le Parti Social-démocrate allemand). Zetkin, militante et antimilitariste, organisa, entre autres, en 1915, une conférence internationale des femmes socialistes pour s’opposer à la guerre mondiale. Ces activités lui valurent, ainsi qu’à Luxemburg, plusieurs arrestations. En 1916, Zetkin s’orienta vers l’aile gauche du Parti Socialiste et fonda, toujours avec Luxembourg, la Ligue spartakiste d’où naîtra le KPD, le Parti Communiste allemand. La préface de Zetkin à la « Brochure de Junus » de Luxemburg4 développe une analyse détaillée des fondements du mouvement socialiste, analyses qui deviendront ensuite une référence pour la Ligue spartakiste.

Les luttes menées par Clara Zetkin en faveur des droits des femmes et de leur émancipation nous indiquent qu’elle concevait la libération des femmes comme profondément intriquée au processus révolutionnaire et à la lutte de classes.

Clara Zetlin fut une des figures les plus actives et intéressantes des mouvements socialistes et féministes dans tout ce paysage international et, au-delà de ses diverses contributions écrites, il faut lui reconnaître le mérite d’avoir la première formulé la nécessité d’une journée où les femmes pourraient descendre dans la rue, être visibles pour revendiquer le droit à l’émancipation et à l’auto-détermination. On lui doit la création de la journée du 8 mars. Ce fut pendant la Conférence Internationale des femmes socialistes, à Copenhague, le 29 août 1910, que fut instituée, à l’initiative de la « social-démocrate allemande Clara Zetkin », la « Journée internationale de la femme » à la date du 8 mars de chaque année ; le but de l’initiative était d’obtenir pour les femmes une égalité de traitement avec les hommes. En particulier, les socialistes demandaient l’extension du droit de vote. Sa seule prédécesseure sur ce point fut Anna Kuliscioff, qui demandait l’extension du suffrage universel aux femmes dès 1894.

On doit à Gilbert Badia une biographie de Clara Zetkin très fouillée, basée sur l’étude de sa correspondance, grâce à laquelle on dispose désormais de nombreuses informations5. Pendant plusieurs décennies, Clara Zetkin est restée une figure en partie méconnue, dans l’ombre, oubliée jusqu’à sa redécouverte par les mouvements féministes des années soixante/soixante-dix. La discussion intéressante autour de sa réception, y compris au sein du mouvement des femmes, est due au fait qu’elle a souligné explicitement l’importance du conflit de classes également à l’intérieur du féminisme ; ainsi les femmes prolétaires ne pouvaient pas avoir les mêmes intérêts, les mêmes revendications que les féministes bourgeoises. De plus, ses séjours répétés en URSS au lendemain de l’avènement du fascisme en Italie, puis du nazisme en Allemagne (phénomènes auxquels elle a consacré de nombreuses analyses percutantes) n’ont pas facilité sa réception, même après la chute du mur de Berlin.

En réalité, cette femme intransigeante et intelligente, capable de désigner la formation d’un « bloc historique » inédit qui devait mettre l’Italie et l’Allemagne aux mains des totalitarismes, sut développer une analyse analogue à celle de Gramsci6 : si les masses et les éléments révolutionnaires se tournent vers les dictatures, la propagande et la décomposition des instances révolutionnaires produiraient les nouveaux totalitarismes du XXe siècle.

Toujours pendant ces années tumultueuses de la guerre et de la Révolution bolchévique, Alexandra Kollontaï, à partir de la liberté sexuelle et du dépassement des rôles genrés, proposera une critique non seulement de la société bourgeoise, mais aussi du patriarcat. Des facteurs que la révolution ne pouvait ignorer. Kollontaï fut une femme autonome, résolument opposée, pendant toute une période, à toute forme de dirigisme du pouvoir, y compris à l’intérieur du Parti Bolchévique, à laquelle elle adhère à la fin de la Première Guerre mondiale.

Elle fut la première femme à devenir ministre de gouvernement (commissaire du peuple). Pendant cette brève période, elle décréta la redistribution des terres aux paysans. Sa vision de la sexualité n’était pas tellement appréciées par Lénine, qui la considérait comme un résidu « bourgeois ». Kollontaï soutenait au contraire que le mariage et la répression de la sexualité devaient être dépassés dans un contexte révolutionnaire qui aurait du libérer les désirs et les choix des femmes de l’oppression que constituaient les inégalités de classe, mais aussi les désirs et les choix, en particulier ceux des femmes doublement discriminées par les injustices sociales.

La « roue de l’histoire »7 à laquelle elle accepta de se soumettre ne l’épargna pas. Son rôle, à la fois toujours plus restreint et bien précis, finit par la marginaliser et la réduire au silence face au stalinisme, jusqu’à la conduire à accepter des choix faits au nom du déterminisme, du « justificationnisme historique », bien loin de la femme qui avait été capable d’obtenir le droit de vote, le droit au divorce, à l’avortement et à l’égalité salariale dans les premières années de la révolution.

Ainsi, Kollontaï amenda et censura sa biographie à la demande de son éditeur H. Kern à Munich ; elle tint un journal où elle nota les horreurs des persécutions staliniennes, la perte de ses amis et de ses camarades. Désormais, l’autrice indépendante, irrévérente, de Place à l’Éros ailé8, qui écrivait : « La République des travailleurs a besoin de rapports nouveaux entre les sexes. L’affection restreinte et exclusive de la mère pour son enfant doit s’élargir à tous les enfants de la grande famille prolétarienne. À la place du mariage indissoluble, fondé sur l’esclavage de la femme, on verra naître l’union libre, forte de l’amour et du respect réciproque de deux membres de la République du travail, égaux en droit et en devoir. Au lieu de la famille individuelle et égoïste surgira la grande famille ouvrière universelle, où tous les travailleurs, hommes et femmes, seront avant tout des frères et des camarades », est devenue une femme endurcie, apeurée et incapable d’affronter les événements contraires.

Cette femme jadis vivante, libre et inventive se soumit à deux injonctions patriarcales, la première fut son mariage, et la seconde, le Parti. On ne peut cependant résumer un parcours de vie si riche en quelques mots. Mais chez Kollontaï, le besoin de reconnaissance de l’autre, en l’occurence de l’autre masculin, est devenu un mobile profond, probablement lié à cette même liberté dont elle a usé pendant au moins toute la première partie de sa vie, en finissant par accepter un destin « supérieur », une cause de force majeure à laquelle elle ne sut ou ne voulut pas se soustraire.

C’est un parcours bien différent, quoiqu’en un sens parallèle, qu’a suivi Asja Lacis, « une bolchévique lituanienne » qui aimait à dire que Benjamin fut son amant et son ami, notamment lors de son séjour à Capri9. Asja Lacia est bien plus qu’une somme de données biographiques qui relèvent ses liens avec des personnalités comme Brecht, Benjamin, Maïakovski et beaucoup d’autres. Elle fut metteuse en scène, pédagogue, artiste de grande envergure, et, en réalité, c’est à elle que nous devons bien des observations pénétrantes, qui seront développées par ces auteurs. La révolution a été pour elle synonyme d’action, une tentative de transformation qui ne s’est encombrée d’aucun conformisme, et dont les enfants devaient être, au sens strict du terme, les acteurs, en particulier les enfants les plus pauvres.

Asja Lacis naquit en Lettonie en 1891, dans une famille prolétarienne. En 1918, elle créa à Orel, une petite ville au Sud de Moscou, un projet de théâtre expérimental pour les enfants orphelins de guerre, les besprizorniki, « enfants abandonnés »10. Un théâtre fait par et pour les enfants, où il s’agissait d’expérimenter de nouvelles formes de socialisation, de jeu collectif, et de développer la créativité.

Lacis traversa les transformations de la ville, du spectacle, du théâtre dans divers coins d’Europe, mais ce sont les scénarios de la tragique République de Weimar et les événements liés à l’Octobre soviétique qui marquèrent décisivement son activité artistique. Les avant-gardes russes, le monde intellectuel allemand constituent la trame d’une intrigue d’où émerge une aspiration à renverser le rapport aux places publiques, à la rue, à un public composite auquel on s’adresse, et qui esquisse une tentative esthético-politique qui oriente toute son existence. Lacis s’intéresse au théâtre d’Agit-prop11, alors très répandu, expression d’un art prolétarien non subalterne par rapport à la culture bourgeoise, qui sera aussi, dans les dernières années de la République de Weimar, pratiquement imité par les nazis qui commencent à utiliser les outils d’intervention du mouvement socialiste pour leur propre propagande.

Les événements, les mouvements théâtraux, surtout pendant la période moscovite juste après la guerre, sont pour Asja Lacis des années d’étude et d’approfondissement de la littérature russe, en même temps que de fréquentation des milieux où les travailleurs s’expriment aux côtés des intellectuels et des artistes. Elle fera l’expérience de la déportation à propos de laquelle nous savons peu de choses, et dont elle se remettra en travaillant avec des paysans dans des kolkhozes. Ses dernières interventions remontent au début des années soixante-dix, en novembre 1973, quand elle intervint dans une conférence à l’Académie des arts de Berlin Ouest.

Les extraits qui figurent dans ce volume sont tirés de son autobiographie Profession révolutionnaire. Ils rassemblent également les textes qu’elle a écrits avec Benjamin ainsi que ses notes sur le théâtre.

À ces femmes et à beaucoup d’autres, souvent passées sous silence, nous devons la force de pouvoir encore affronter et combattre dans un monde qui n’a pas été capable d’effacer ses nombreux préjugés par rapport aux subjectivités féminines et à leur capacité de transformation de l’état des choses.

Les textes ici rassemblés ne sont que partiellement connus, certains n’ont pas été publiés depuis un certain temps, comme ceux de Clara Zetkin, d’autres encore sont inédits en France, comme c’est le cas pour ceux d’Asja Lacis. Ce livre s’articule autour du thème du regard féminin et des différentes façons d’agir des femmes. Ce volume est le premier d’une trilogie qui se propose de s’interroger sur les moments de transition les plus marquants du féminisme et du militantisme féminin aux XXème et XXIème siècles.

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références

références
1 Sur la correspondance entre Vera Zassoulich et Karl Marx, voir Late Marx and the Russian Road. Marx and the « peripheries of capitalism », édité par Theodor Shanin, Monthly Review Press, New-York, 1983.
2 Sur la question du « commandement » et de la « prise du pouvoir », voir Elias Canetti, Masse et puissance, trad. De l’allemand par Robert Rovini, 1986.
3 Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. A. Guérin, Folio Histoire, Gallimard, 1991.
4 Clara Zetkin, Préface à la brochure de Junius de Rosa Luxemburg, 1919.
5 Gilbert Badia, Clara Zetkin, féministe sans frontières, Éditions de l’Atelier, 1993.
6 Au sujet de la notion de bloc historique à propos des classes sociales qui ont rendu possibles, avec des mobiles divers, l’avènement du fascisme en Italie, voir Antonio Gramsci, Cahiers de prison, trad. De Françoise Bouillot et Monique Aymard, 1993.
7 Cette formule est rapportée par Beatrice Farnsworth, Conversing with Stalin, Slavic Review n° 69 (4), 2010, p. 944.
8 Place à l’Éros ailé est une des « Lettres à la jeunesse » qu’Alexandra Kollontaï publia dans la revue moscovite Molodaja Gvardija au début des années 20.
9 Walter Benjamin et Asja Lacis, « Sur Naples », traduction de Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Images de pensée, Christian Bourgeois, 2011.
10 Walter Benjamin, « Programme pour un théâtre d’enfants prolétarien », in Enfance et autres essais, trad. Philippe Ivernel, Payot Rivages, 2011
11 Le théâtre d’Agit-prop et le théâtre ouvrier s’étaient beaucoup diffusé dans la République de Weimar et ils furent interprétés comme théâtre pédagogique, « Arbeitertheater », Asja Lacis en fit une analyse important dans Le Théâtre révolutionnaire en Allemagne, in Asja Lacis (par H. Benner), Profession révolutionnaire, Grenoble, PU de Grenoble, 1989.