Le FN entre Vichy et la République
Les transformations récentes du Front National interrogent sur la part de continuité avec le parti fondé par Jean-Marie Le Pen. Ces évolutions sont perceptibles dans la façon dont les discours frontistes mobilisent les références à la République. Le FN a en effet appris à articuler sa pensée raciste et xénophobe au discours républicain français dominant.
Dans cet article publié avant le 1er tour de l’élection présidentielle dans la revue Jacobin, Mathieu Desan analyse ces évolutions à partir des récentes déclarations de Marine Le Pen sur la rafle du Vel d’Hiv. Mathieu Desan est maître de conférences en sociologie à l’université de Colorado Boulder.
Le premier tour de l’élection présidentielle française sera suivi d’un face à face entre les deux candidats ayant récolté le plus de voix lors d’un second tour le 7 mai. Si la dynamique des élections a été incertaine, il est attendu que Marine Le Pen accède au second tour. Avec le système partisan français en pleine crise, tous les paris sont ouverts et rien n’exclut la victoire de Le Pen au second tour.
Il y a quelques décennies, une telle victoire aurait été impensable. Fondé en 1972 par le père de Marine Le Pen, Jean-Marie Le Pen, le Front National a été, pour la majeure partie de son existence, un mouvement nationaliste marginal dont le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme mirent le parti à l’index, largement considérée comme une alternative inenvisageable et peu crédible. Jean-Marie Le Pen lui-même est connu internationalement pour avoir qualifié l’holocauste de « détail de l’histoire » et s’est fréquemment trouvé confronté à la justice pour ses remarques racistes.
Malgré ses débuts véreux, le FN a pu ces dernières années profiter d’un sentiment de mécontentement vis-à-vis de l’élite économique et politique française pour se hisser au rang de premier parti du pays. Cette réussite est en partie imputable à l’effort soutenu de Marine Le Pen qui, depuis son élection en tant que présidente du parti en 2011, tente de changer l’image de celui-ci.
Pour ce faire, elle a coupé les ponts avec certains éléments extrêmes et s’est engagée à condamner l’antisémitisme tout en tentant de séduire la communauté juive en France. Cet effort de « dédiabolisation » du FN, passant par une distanciation vis-à-vis de son passé, est allé jusqu’à provoquer une rupture entre Marine Le Pen et son provocateur de père lorsque celui-ci s’est fait exclure du parti en 2015 suite à des propos négationnistes où il a parlé une fois de plus des chambres à gaz comme d’un simple « détail ».
D’où la surprise générale provoquée le 9 avril lorsque Marine Le Pen a déclaré, lors d’une émission télévisée, qu’elle considérait que « la France n’était pas responsable du Vel d’Hiv ». Sa déclaration a été, sans surprise, dénoncée à l’unanimité par ses rivaux comme étant une forme de négationnisme.
Compte tenu de sa politique de « modernisation » du parti, les journalistes anglophones ont initialement caractérisé sa déclaration du 9 avril de lapsus déroutant, révélant ainsi une continuité fondamentale avec son passé antisémite et mettant ainsi à mal l’image d’une réinvention du parti.
Pourtant, cette idée selon laquelle la déclaration de Le Pen serait révélatrice du vrai visage du FN masque à mon sens la signification plus profonde d’une telle déclaration. D’abord, il est important de comprendre exactement ce qui a été dit. Le Pen a suivi sa déclaration initiale d’une autre par laquelle elle a ajouté que la responsabilité de la rafle du Vel d’Hiv reposait sur « ceux qui étaient au pouvoir à l’époque » et non sur la « la France ». Elle a clarifié ses propos le même jour à travers un communiqué où l’on peut lire : « Je considère que la France et la République étaient à Londres pendant l’Occupation, et que le régime de Vichy n’était pas la France ». Et finalement encore sur Twitter : « Je condamne sans réserve le régime collaborationniste de Vichy et justement, je ne lui donne aucune légitimité. »
Ce que Le Pen a ainsi dénié, ce n’est donc pas le fait que la communauté juive en France ait été visée par des rafles, ni même l’implication du peuple français dans celles-ci. En réalité, Le Pen refuse de considérer la nation française – incarnée par la République – comme responsable de telles actions, étant donné que le régime de Vichy qui a commis celles-ci était un usurpateur illégitime.
Un tel argument n’est pas aussi incongru qu’il le semble. En effet, Le Pen ne fait ici que répéter le consensus républicain officiel – maintenu tant par Charles de Gaulle que par François Mitterrand – en vigueur jusqu’à ce que Jacques Chirac reconnaisse officiellement le rôle de la France dans la Shoah, en 1995. A travers ses déclarations, Le Pen réaffirmait tout simplement le mythe national d’après-guerre qui niait toute continuité entre la République et Vichy.
Ce qui importe dans tout cela est que de telles déclarations auraient provoqué un anathème au sein de l’ancien FN de Jean-Marie Le Pen. Les réactionnaires qui formaient le cœur du parti – nombre de ceux-ci étaient liés au régime de Vichy – auraient été réticents à l’idée de condamner Vichy au profit de la République. La continuité dans laquelle tente de s’inscrire Le Pen n’est pas celle de l’extrême droite ni celle de Vichy, mais celle de de Gaulle et Mitterrand. Dans ce sens, les déclarations de Le Pen signalent la transformation discursive du FN plutôt qu’un rappel du passé.
Historiquement, la caractéristique déterminante de la droite réactionnaire était son hostilité à la République et à ses valeurs laïques de liberté, d’égalité et de fraternité. La gauche française, au contraire, a traditionnellement articulé son opposition à l’extrême droite autour de l’idée de « front républicain » – réflexe qui persiste encore aujourd’hui.
Mais dans sa tentative de devenir un parti majeur, le FN contemporain s’est progressivement affiché comme un défenseur de ces mêmes valeurs républicaines en adhérant au discours républicain, faisant fléchir celui-ci dans une direction chauvine afin de l’utiliser comme arme contre la communauté musulmane et les descendant·e·s d’immigrés, permettant au parti d’accroitre son influence sans forcément perdre ses franges les plus réactionnaires. Le FN se présente ainsi aujourd’hui comme le représentant légitime d’une tradition populaire-républicaine initialement rejetée.
Bien sûr, un tel discours, malgré son apparence républicaine, continue à résonner chez l’électorat antisémite de Marine Le Pen, le FN regroupant, malgré sa « modernisation », de nombreux militants néo-fascistes antisémites, cette même « modernisation » ayant été contestée en interne par certains. Si aujourd’hui l’islamophobie est le fer de lance du parti, ses militants les plus dévoués restent titillés par les provocations antisémites. Toutefois, il faut reconnaitre les mécanismes par lesquels ce discours raciste et antisémite s’est vu transformé : tandis que Jean-Marie Le Pen minimisait sans vergogne la Shoah en tant que réalité historique, sa fille s’appuie sur un discours républicain banal pour minimiser l’implication française dans celle-ci, ce qui en soi est assez significatif.
Il ne s’agit pas ici de dire que le FN n’a pas changé, mais plutôt que ce changement s’est opéré au niveau de l’articulation de sa pensée raciste et xénophobe avec le discours républicain français. Le FN peut aujourd’hui être considéré comme un parti républicain-chauvin, mais ces deux termes sont également importants. Insister sur le fait que l’ancien FN est le même que le nouveau FN et refuser de reconnaître la sincérité de son tournant républicain est, à mes yeux, une erreur tant politique qu’analytique.
En essayant de comprendre les faiblesses historiques des mouvements fascistes en France, de nombreux historiens français ont attribué une qualité immunisante à sa culture républicaine. Mais si la montée récente du FN est révélatrice d’une chose, c’est que républicanisme et fascisme ne sont nullement incompatibles. Pour ceux qui voudraient faire face à la vague fasciste, on ne saurait donc se contenter d’un appel au « front républicain ».
Traduit par Christopher Stille.