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Les médias, certains intellectuels et un grand nombre de personnalités politiques ne cessent d’asséner comme une évidence que l’antisémitisme serait passé à gauche, en particulier du côté de la gauche radicale (LFI, NPA, etc.). Pourtant, non seulement les formes explicites, revendiquées et théorisées de l’antisémitisme continuent d’être promues par l’extrême droite, dans ses différentes franges extra-parlementaires, mais – comme le montre ici Ugo Palheta – les structures fondamentales de la pensée antisémite restent centrales dans la vision du monde des droites, même si elles se trouvent en bonne partie déplacées dans le discours islamophobe contemporain. 

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Défendre la liberté de la presse ?  

Depuis le 7 octobre, les procès en antisémitisme se multiplient dans les champs politique et médiatique contre Jean-Luc Mélenchon, La France insoumise et plus largement ce que les médias nomment « l’extrême gauche » (en y incluant LFI, qui renvoie pourtant à une toute autre tradition). 

Ce fut d’abord la réaction de LFI à l’attaque du 7 octobre qui fut taxée d’antisémite – en raison du choix de parler de « crimes de guerre » plutôt que de « terrorisme » et en appelant au cessez-le-feu plutôt qu’à un soutien inconditionnel à Israël. C’est plus récemment la critique adressée par Jean-Luc Mélenchon à Ruth Elkrief sur Twitter-X qui a suscité une levée de boucliers et, à nouveau, des accusations d’antisémitisme. Même le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a joué sa partition dans l’orchestre de la calomnie en accordant une protection policière à Mme Elkrief, afin de donner une apparence de réalité au danger qui pèserait sur elle depuis le tweet de Jean-Luc Mélenchon.  

Ce faisant, on passe sous silence le fait que le tweet de Jean-Luc Mélenchon répondait au comportement d’inquisitrice adopté par Ruth Elkrief face à Manuel Bompard, enjoignant notamment ce dernier à reconnaître qu’il était scandaleux de qualifier de « génocidaire » la violence qui s’abat sur les Palestinien·nes de Gaza (alors même que nombre d’historien·nes spécialistes de cette question ont justifié ou mis en débat l’emploi de cette catégorie dans le cas de la guerre en cours). Ce n’était d’ailleurs pas la première fois puisqu’il y quelques mois, la même Ruth Elkrief avait littéralement hurlé sur Mathilde Panot, présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale, au motif que cette dernière s’opposait à l’interdiction à l’école des robes longues – dites « abayas » pour les besoins de la construction d’une énième panique morale islamophobe. On pourrait en outre revenir sur l’ensemble de l’œuvre de Mme Elkrief en consultant un site comme Acrimed

Prétendre que ce tweet pointant le « fanatisme » de Mme Elkrief (effectivement fanatiquement hostile à LFI et à la gauche qui ne s’excuse pas d’être de gauche) constituerait une attaque antisémite, c’est dissimuler le fait que Jean-Luc Mélenchon n’a pas ménagé ses critiques depuis une quinzaine d’années contre un grand nombre d’éditorialistes, Ruth Elkrief n’étant qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Mais il est encore plus consternant de voir des figures de la gauche sociale et politique oublier que la défense de la liberté de la presse n’équivaut nullement à l’interdiction de toute critique, y compris virulente, à l’égard de tel·le ou tel·le journaliste, ou des médias dominants en général. Étant donné le pouvoir dont disposent certain·es éditorialistes et autres présentateurs/rices-intervieweurs/ses, pouvoir dont ils usent presque toujours contre les mobilisations sociales et la gauche de rupture, il est crucial de faire entendre un discours critique contre le pouvoir médiatique, en montrant à quel point ce dernier contribue au maintien de l’ordre social. 

Défendre la liberté de la presse, ce n’est nullement venir à la rescousse d’une poignée d’éditorialistes adoubés par le pouvoir économique et politique lorsque des opposants politiques font entendre une voix critique ; c’est en premier lieu défendre l’indépendance de la presse contre ces pouvoirs. Car c’est bien cette indépendance qui est mise à mal, sinon réduite à néant, lorsque la quasi-totalité de la presse privée est aux mains d’un tout petit nombre de grands capitalistes (Bouygues, Bolloré, Drahi, etc.), organisant ainsi l’éviction médiatique des classes populaires et la marginalisation de la gauche. Défendre la liberté de la presse, ce pourrait être aussi dénoncer les meurtres de dizaines de journalistes palestinien·nes par l’armée israélienne dans les cadres des bombardements incessants de la bande de Gaza, mais de cela nos grands défenseurs de la liberté de la presse ne veulent pas entendre parler. 

Le sens d’une énième campagne de calomnie contre LFI

Si l’on en revient aux accusations d’antisémitisme visant Jean-Luc Mélenchon, LFI ou encore le NPA, la raison est double. L’une, plus immédiate, tient au soutien indéfectible et inconditionnel d’une grande partie du personnel médiatique et politique à l’État d’Israël, peu importe l’ampleur – et l’ancienneté – des crimes que celui-ci commet à l’encontre des Palestinien-nes, de Gaza mais aussi de Jérusalem et de Cisjordanie. Identifiant le sort des juifs à celui de l’État d’Israël, comme y invitent en permanence cet État et l’organisation qui prétend représenter les juifs de France (le CRIF), de nombreux éditorialistes et personnalités politiques prétendent débusquer dans toute critique de l’État d’Israël et de ses politiques une charge antisémite. 

Par cet amalgame entre judaïsme et sionisme, et par l’occultation des voix antisionistes parmi les juifs·ves, ces mêmes médias et personnalités politiques contribuent sans doute à la progression d’une forme spécifique d’antisémitisme parmi les franges de la population horrifiées par la vaste opération de nettoyage ethnique qu’a engagé l’État d’Israël dès les jours qui ont suivi l’attaque du 7 octobre. Si bien que lutter contre l’antisémitisme, c’est aussi combattre cet amalgame ainsi que l’injonction faite aux juifs·ves de s’identifier à l’État d’Israël, qui fait d’ailleurs des juifs·ves critiques d’Israël de « mauvais·es juifs·ves » dont la parole et l’action contre l’antisémitisme ne vaudraient rien – en témoigne la réunion publique contre l’antisémitisme et son instrumentalisation, appelée notamment par des organisations juives (UJFP et Tsedek) que la mairie de Paris a empêché de se tenir. 

Tout cela a d’ailleurs largement facilité le travail pour la mouvance « soralo-dieudonniste », l’entreprise antisémite qui a opéré à l’échelle la plus vaste au cours des vingt dernières années en France. Développant un antisémitisme obsessionnel et conspirationniste sous couvert d’antisionisme, cette mouvance – à travers notamment son site internet qui en a diffusé les idées depuis quinze ans – a profité de cet amalgame pour assurer une large audience à des théories complotistes dans lesquelles les juifs sont presque toujours conçus comme les grands donneurs d’ordres en dernier ressort. Pourtant absents du mouvement réel de solidarité avec la Palestine, Soral et Dieudonné ont été utilisés par les forces politiques dominantes pour délégitimer et criminaliser cette solidarité et l’antisionisme. 

Il est douteux au passage qu’il s’agisse là d’un « nouvel antisémitisme » ou d’une « nouvelle judéophobie », pour au moins trois raisons : 

– D’abord, Soral n’a cessé de recycler de vieilles mythologies antisémites en les réadaptant plus ou moins au contexte actuel. Pour ne prendre qu’un exemple, la vieille légende des empoisonneurs juifs s’est retrouvée, explicitement ou en filigrane, dans certains des discours anti-vaccins qui se sont développés dans le sillage de la pandémie de Covid-19. Il faut ajouter sur ce point que Soral est aussi, via sa maison Kontre Kulture, l’un de ceux qui a réédité certains des textes les plus classiques de l’antisémitisme (y compris Mein Kampf). 

– En outre, le type d’antisémitisme que Soral a développé au cours des vingt dernières années renvoie à ce que Bebel avait nommé dès la fin du 19e siècle le « socialisme des imbéciles », où l’ennemi est « le Système » conçu comme le produit d’une conspiration – et, plus ou moins explicitement, comme une conspiration juive. Les juifs permettent ici de boucler la boucle d’un discours totalisant qui esquive la question des rapports d’exploitation dans l’entreprise pour se focaliser sur le rôle néfaste joué par un petit groupe tirant les ficelles en sous-main pour perpétuer sa domination. 

– Enfin, Soral est loin d’être le premier au sein de l’extrême droite antisémite à avoir tenté d’instrumentaliser la cause palestinienne à des fins antisémites ; le GUD par exemple l’avait fait bien avant lui. 

Reste que Soral et Dieudonné, bien davantage que l’extrême droite traditionnelle, sont parvenus à trouver l’oreille de publics nouveaux, dont on dit souvent avec trop de facilité qu’il s’agit essentiellement de descendants d’immigrés postcoloniaux, alors que leur clientèle a toujours été largement aussi constituée de blancs (il suffit d’observer le public des spectacles de ce dernier), notamment car Soral est au fond un nationaliste français et un suprémaciste blanc, nostalgique de l’empire colonial et négrophobe en plus d’être antisémite. Ils ont par ailleurs construit un appareil idéologique qui s’est ensuite développé via d’autres figures issues du soralisme ou s’inspirant de Soral, devenues souvent des youtubeurs avec leurs propres business racistes, bien souvent islamophobes, toujours masculinistes, ou autre. 

Ce venin antisémite largement diffusé ne peut pas ne pas avoir laisser de traces dans les franges de la population qui se sont politisées lorsque la mouvance soralo-dieudonniste était au sommet de son succès (entre 2010 et 2015) ; on en a vu quelques exemples dans le mouvement des Gilets jaunes à travers certains slogans comme ceux dénonçant la « Rothschild Family » (souvent accompagnés d’étoiles de David et de symboles francs-maçons). On voit en passant combien tout cela se situe à une distance énorme des organisations et des figures de la gauche radicale. 

Pour en revenir aux campagnes diffamatoires dont fait l’objet LFI, l’autre raison moins avouable c’est la volonté de disqualifier – sinon d’anéantir – la gauche et surtout, en son sein, la composante qui est parvenue à obtenir un succès important lors de la dernière séquence électorale de 2022 (présidentielles et législatives), et ce sur une ligne de rupture : rupture avec les politiques néolibérales mais aussi productivistes, racistes (en particulier islamophobes) et autoritaires. Cette ligne et ce succès sont à l’évidence inacceptables pour les représentants politiques de la bourgeoisie (dans les champs politique et médiatique), alors que toute l’entreprise macroniste depuis 2017 consistait à reconfigurer le champ politique autour d’une opposition « à l’américaine » entre des néolibéraux progressistes (ou à vernis progressiste) et des néolibéraux réactionnaires (le FN/RN). 

Mais ils apparaissent aussi inacceptables pour ces organisations – en particulier le PS mais aussi EELV – qui appartiennent historiquement à la gauche mais qui aspirent à gouverner loyalement le capitalisme et à poursuivre dans la voie néolibérale (ce qu’ont démontré les expériences de gouvernement Jospin et Hollande) ; des forces qui n’ont par ailleurs rien à dire face aux politiques islamophobes menées par le pouvoir, dans la mesure où, en particulier dans le cas du PS, elles ont largement contribué à installer le consensus islamophobe dans le champ politique. Marginalisées par LFI, ces forces espèrent vainement regagner le terrain perdu par un Mélenchon-bashing permanent, auquel contribue aussi obsessionnellement le secrétaire général du PCF, Fabien Roussel, depuis deux ans – une manière pour lui d’exister médiatiquement malgré la faiblesse de son score au 1er tour de l’élection présidentielle. 

L’antisémitisme et la gauche

Les procès en antisémitisme adressés à la gauche, voire l’identification médiatique entre la gauche et l’antisémitisme, n’ont d’ailleurs rien de franco-français : on a vu fleurir ces accusations dans nombre de pays, par exemple au Royaume-Uni contre Jeremy Corbyn lorsque celui-ci dirigeait la principale organisation de gauche (le Labour Party). Dans ce cas précis, ce sont d’ailleurs les franges blairistes au sein du Labour qui ont été en première ligne dans la mesure où elles n’ont jamais pardonné à Corbyn d’avoir permis à l’aile gauche du parti de les marginaliser (au moins pendant un temps). Ainsi ont-ils tout fait pour saborder l’expérience corbyniste, y compris donc instrumentaliser la lutte nécessaire contre l’antisémitisme

Bien entendu, cela ne signifie pas que toute accusation d’antisémitisme adressée à une force de gauche ou à une personnalité de gauche serait nulle et non avenue par nature. Au regard de l’histoire de la gauche et du mouvement ouvrier aux 19e et 20e siècles, nous savons qu’ils ne sont nullement imperméables au racisme dans ses différentes variétés (antisémitisme, islamophobie, négrophobie, rromophobie, etc.), et qu’un travail permanent est nécessaire – une raison parmi d’autres de la nécessité d’organisations antiracistes autonomes – non seulement pour extirper le venin raciste des organisations qui prétendent lutter pour l’émancipation, mais pour les amener à engager une lutte sérieuse contre le racisme sous toutes ses formes et dans toutes ses variétés. 

La presse mainstream est revenue ces dernières semaines sur quelques figures associées à la gauche ou issues de la gauche qui ont sombré dans l’antisémitisme. Elle n’a pourtant pas été jusqu’à remarquer que, si l’on trouvait de l’antisémitisme parmi certaines des premières figures du socialisme français au 19e siècle (Fourier, Leroux, Proudhon), l’antisémitisme disparaîtra ensuite presque complètement des discours de la gauche sociale et politique pour redevenir le monopole quasi-exclusif des droites et extrêmes droite[1].

Des préjugés anti-juifs ont pu perdurer dans certains secteurs du mouvement ouvrier mais c’est bien la gauche – qu’il s’agisse du PCF (bien implantée parmi les populations juives yiddishophones), de la SFIO ou des mouvances trotskistes et anarchistes – qui a combattu l’antisémitisme lorsqu’il était « minuit dans le siècle ». Rien à voir de ce point de vue avec les droites conservatrices, réactionnaires et fascistes, au sein desquelles l’antisémitisme était non seulement endémique mais central dans leurs visions du monde. 

En outre, on ne remarque pas assez, lorsqu’on évoque des figures issues de la gauche comme Marcel Déat ou Jacques Doriot, que leur dérive antisémite fut concomitante de leur éloignement maximal vis-à-vis de la gauche et de leur conversion à une nouvelle famille politique, celle des droites : alors que le premier avait été en pointe dans la lutte contre l’antisémitisme lorsqu’il était un membre dirigeant de la SFIO, c’est après en être sorti puis avoir fondé un parti fasciste et collaborationniste (le Rassemblement national populaire) qu’il soutient l’antisémitisme d’État du régime de Vichy ; de même, c’est après avoir été exclu du PCF que le second crée également un parti fasciste (le Parti populaire français), qui jouera lui-aussi un rôle actif dans la collaboration avec l’occupant nazi, et commence à tenir des discours antisémites d’une grande violence. Tout se passe comme si, l’antisémitisme étant à ce point central dans la culture politique des droites, il fallait pour des transfuges de la gauche comme Déat et Doriot pratiquer un antisémitisme tapageur pour s’y faire accepter de plein droit.

Le cas beaucoup plus récent de Soral confirme cela d’une autre manière : alors qu’on aime rappeler ce que lui met en avant, à savoir un passage par le PCF (que l’organisation dément et dont les auteurs de La Galaxie Dieudonné n’ont trouvé aucune trace), le seul parti dans lequel Soral a été actif quelques temps, membre de son comité central et plume de certains discours de son principal dirigeant (Jean-Marie Le Pen), c’est le Front national devenu depuis Rassemblement national, un parti dont l’ancrage à l’extrême droite n’est pas véritablement un mystère. Ce n’était pas en 1972, mais entre 2007 et 2009, et Alain Soral était déjà l’idéologue obsessionnellement antisémite qu’il est aujourd’hui.

L’antisémitisme au cœur des droites 

La stratégie consistant à faire de la gauche le principal fourrier de l’antisémitisme contemporain n’a pas seulement pour objectif de disqualifier la gauche. Elle a aussi pour effet de dissimuler la manière dont l’antisémitisme perdure, parmi les droites et extrêmes droites. Bien sûr, au cours des débats autour de la manifestation du 12 novembre, présentée comme une « marche contre l’antisémitisme », on a souvent rappelé les origines du FN/RN, en particulier le fait que ce parti fut créé en 1972 par des antisémites patentés, ex-Waffen SS, anciens vichystes et autres collaborationnistes. De même a-t-on souvent mentionné les déclarations antisémites et négationnistes de celui qui fut jusqu’en 2011, donc durant près de 40 ans, le chef incontesté du Front national, à savoir Jean-Marie Le Pen. 

Ce sont là des faits indéniables, qu’il est toujours bon de rappeler, mais cela est notoirement insuffisant pour affronter non seulement l’antisémitisme (celui-ci se trouvant ainsi réduit à la simple survivance d’une période ancienne de l’histoire de France, identifiable au régime de Vichy et à ses reliquats au sein de l’extrême droite), le racisme dans son ensemble (puisqu’on focalise alors sur la présence de l’extrême droite à la marche du 12 novembre, comme si celle de la droite raciste n’était pas elle-même suffisante à rendre suspecte cette initiative pour quiconque souhaite lutter contre le racisme, donc contre tous les racismes), mais aussi le processus actuel de normalisation – médiatique et politique – des extrêmes droites. 

Tout le récit de la direction actuelle du FN/RN, Marine Le Pen en tête, consiste en effet à affirmer que le RN actuel n’a rien à voir avec le FN d’antan. Or ce récit a obtenu un succès indéniable dans de larges franges de la population parce qu’il a trouvé des relais et des appuis puissants dans le paysage politique, médiatique et intellectuel – pour faire vite de Nicolas Sarkozy à Marcel Gauchet en passant par Michel Onfray ou Pascal Praud. Ainsi, dire et redire partout que le FN/RN fut créé par des nazis, des collaborationnistes et des militants ou sympathisants d’une organisation terroriste (l’OAS), n’est peut-être pas inutile mais cela ne peut avoir qu’une efficacité très limitée si l’on souhaite ébranler la grande masse des gens – dont la majorité ne sont sans doute pas des électeurs de l’extrême droite – persuadés que Marine Le Pen a imposé au parti de son père une mutation décisive, l’éloignant des fondamentaux de l’extrême droite. 

Il est déjà plus intéressant de mentionner que Marine Le Pen (entrée au FN en 1986) et bien d’autres cadres du parti (Louis Aliot, Gilles Pennelle, Laure Lavalette, Bruno Gollnisch, Marie-Christine Arnautu, Philippe Olivier, Jean-François Jalkh) ont été membres dirigeants de l’organisation lorsque Jean-Marie Le Pen proférait ses propos antisémites et négationnistes, et n’ont jamais émis la moindre protestation. Marine Le Pen a même été la directrice de campagne de son père lors de l’élection présidentielle de 2007. Preuve d’ailleurs que le virage du FN/RN sur la question de l’antisémitisme est purement tactique et cosmétique, le président actuel du RN Jordan Bardella n’a même pas été capable de condamner rétrospectivement les propos de Jean-Marie Le Pen, affirmant : « Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite » (5 novembre 2023).

Mais ce qu’il importe de montrer en premier lieu, c’est à quel point l’antisémitisme est actuel parmi les droites. Tout d’abord, il importe de rappeler que perdure et se développe un antisémitisme idéologique, théorisé, viscéral et explicite, dans les franges extra-parlementaires et « culturelles » de l’extrême droite, qui continue par ailleurs de fournir une partie des cadres des extrêmes droites (sans doute davantage Reconquête actuellement que le FN/RN, mais ce dernier compte encore dans ses rangs de vieux briscards ou de jeunes loups issus de ces franges). Sur ce point, il faut impérativement lire la série d’articles de René Monzat sur l’édition antisémite en France aujourd’hui, que Contretemps est en train de publier. 

On pourrait aussi rappeler le révisionnisme historique d’Éric Zemmour à propos de Pétain, et son admiration pour certains des pires antisémites du 20e siècle (Maurras par exemple), de même qu’il faudrait signaler que Macron lui-même a réhabilité Pétain au nom du « grand général » qu’il fut lors de la Première Guerre mondiale, mais aussi Maurras en prétendant dissocier le grand styliste du théoricien antisémite abject. Mais il est plus important encore de montrer que ce sont les structures mêmes de la pensée antisémite qui ont largement survécu et qui se déploient dans les idéologies et visions du monde diffusées par l’extrême droite institutionnelle (RN et Reconquête) et par les droites (y compris la droite macroniste).

Les structures de la pensée antisémite survivent (et prospèrent) dans l’islamophobie contemporaine

Au moins quatre composantes fondamentales de l’antisémitisme classique sont ainsi présentes au cœur de l’islamophobie contemporaine. Cela permet de souligner que le racisme anti-juifs et le racisme anti-musulmans n’ont pas seulement des origines communes (dans l’Espagne médiévale) mais partagent également, en grande partie, une même structure logique et argumentative – même si chaque variété de racisme a des traits singuliers car plongeant dans des histoires qui se croisent mais ne sont pas identiques. 

Le premier élément tient dans le postulat d’incompatibilité. Les musulman·es, comme les juifs·ves dans le cadre de l’antisémitisme classique, constitueraient une minorité dont le caractère « allogène » serait inévitable et transmissible d’une génération à l’autre, donc permanent : ils ou elles ne sauraient faire partie de la nation tout en demeurant musulman·es ; ils ou elles seraient voué·es à demeurer radicalement extérieur·es ou étrangers·ères (sinon traîtres) à la nation. Une variante de ce postulat existe : les musulman·es pourraient éventuellement appartenir à la nation mais à condition qu’ils ou elles acceptent de disparaître en tant que musulman·es, de rompre avec toute marque et toute attache qui les identifierait – de près ou de (très) loin à l’islam. 

Le deuxième élément, c’est le soupçon que la minorité visée aurait pour agenda plus ou moins secret la destruction de la nation (française) ou de la civilisation (européenne) – renvoyant à ce que Reza Zia-Ebrahimi nomme un « racisme conspiratoire ». Dans une autre variante, les juifs·ves ou les musulman·es n’auraient pas pour objectif de détruire (la nation, la civilisation) mais de dominer. Reste que, dans l’esprit de l’antisémitisme classique ou de l’islamophobie contemporaine, cela revient au même puisque se soumettre aux « judaïsme dominateur » d’antan – ou à « l’islam conquérant » d’aujourd’hui – conduirait à anéantir la nation (ou la civilisation). Cette minorité ne poserait donc pas simplement un problème de cohésion nationale (postulat d’incompatibilité) mais constituerait une menace existentielle : le sursaut national-racial qu’appellent les droites de leur vœu devrait ainsi être conçu comme une croisade, conduisant à mater par tous les moyens – y compris anti-démocratiques – ce qui est perçu comme une entreprise de sédition (ou parfois de « colonisation à l’envers » ou encore, dans le langage de Renaud Camus, de « contre-colonisation »). 

Le troisième élément, c’est la présomption d’ubiquité. Un célèbre journal français antisémite de l’entre-deux-guerres s’était intitulé « Je suis partout » mais l’idée que la minorité juive chercherait à s’introduire dans toutes les institutions pour accroître son pouvoir était largement présente dans une grande partie des organisations et journaux de droite, bien au-delà donc de la presse la plus explicitement associée à l’extrême droite fasciste. Les droites contemporaines réactivent ce schème à propos des musulmans. Ainsi a-t-on vu fleurir sans cesse ces dernières années les polémiques politico-médiatiques sur ces institutions – École, université, entreprises, services publics, etc. – dans lesquelles les « islamistes » chercheraient à s’implanter en contestant « la laïcité » (ou variante : en profitant des « failles » de la laïcité, d’où la nécessité – nous dit-on – de réformer la laïcité dans un sens islamophobe). 

Le dernier élément, c’est l’alliance imaginée par les droites entre les forces qu’elles considèrent comme subversives : l’islam et la gauche. Beaucoup l’ont fait remarqué ces dernières années : l’ « islamo-gauchisme » que des ministres macronistes (Blanquer et Vidal) prétendaient débusquer dans l’Éducation Nationale et l’Université publique, n’est que le dernier avatar du « judéo-bolchevisme » de triste mémoire. Une alliance objective se serait nouée entre les forces « anti-nationales » : la gauche internationaliste et l’islam mondialisé, la première étant ramenée à un ensemble de personnes naïves collaborant à l’installation de leur propre asservissement (des « dhimmis » dans le langage de l’extrême droite mais les droites pointent la même chose à travers la critique des « wokistes » ou des « islamo-gauchistes »). 

Lutter contre tous les racismes

À énumérer ces différents éléments centraux de l’antisémitisme classique qui continuent d’être au cœur des idéologies conservatrices, réactionnaires et fascistes (de Darmanin à Le Pen et Zemmour en passant par Ciotti), même s’ils ont aujourd’hui pour cible principale les musulman·es, on mesure à quel point les polémiques contre le prétendu antisémitisme de Mélenchon sont creuses et grossières, et combien est indigne leur reprise par certaines composantes ou personnalités associées à la gauche. 

Prenons la polémique à propos du « banquier ». Mélenchon avait déclaré : « l’ennemi ce n’est pas l’immigré, c’est le banquier ». La simple référence au « banquier » ne prouve nullement l’antisémitisme ; elle peut à la rigueur ici signaler une critique partielle du système capitaliste, l’associant à la banque plutôt qu’aux rapports d’exploitation dans l’entreprise (même s’il faut bien comprendre le rôle important que joue, à l’époque impérialiste qui est la nôtre depuis bien longtemps, le capital bancaire dans sa fusion avec le capital industriel, mais ce n’est pas ici l’essentiel). On notera d’ailleurs en passant qu’aucune accusation d’antisémitisme ne fut prononcée à l’encontre de François Hollande lorsque celui-ci déclara (hypocritement) : « mon véritable adversaire c’est le monde de la finance », avec pourtant des accents beaucoup plus proches de l’antisémitisme classique (« Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne »). 

La référence au « banquier » deviendrait antisémite si Mélenchon dressait une opposition entre les banquiers « apatrides » (ou « cosmopolites », ou « mondialistes ») et les « vrais Français », comprendre les gens « vraiment d’ici ». Mais ce n’est pas ainsi qu’il procède : il oppose le banquier (pris ici comme symbole commode, parlant à une échelle de masse, de l’accumulation et de la richesse) à un peuple qu’il ne cesse de décrire par ailleurs comme « créolisé » – tout le contraire de l’idée que les antisémites se font du peuple, précisément parce qu’ils reprochent aux juifs·ves d’être eux-mêmes inassimilables, quand ils n’accusent pas les juifs·ves (à travers des figures comme Soros, diabolisées par l’extrême droite européenne, Orban en tête) d’abâtardir les peuples européens en favorisant « l’invasion migratoire ».  

Si l’on cherchait une référence antisémite à la finance ou à la banque, on la trouverait sans problème chez Marine Le Pen et l’ensemble des extrêmes droites, en France et au-delà, lorsqu’elles opposent les « peuples enracinés » aux « mondialismes » (« d’en haut » et « d’en bas » dans le langage de Marine Le Pen, comprendre d’un côté la finance et de l’autre l’immigration). Bien sûr, le mot « juif » n’est pas prononcé ici mais cette opposition constitue, hier comme aujourd’hui, un élément fondamental de l’idéologie antisémite (les juifs·ves y étant présenté·es systématiquement comme à la fois dominateurs « par en haut » et subversifs « par en bas »). Si bien que cette opposition, si structurante dans la vision du monde que promeut le FN/RN, relève à l’évidence d’un antisémitisme subliminal, manière de clin d’œil adressé à toutes celles et ceux qui partagent les préjugés antijuifs les plus éculés. 

De même, on se souvient du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin qui, en octobre 2020, avait opposé un capitalisme « cosmopolite » (proposant dans les supermarchés des rayons de « cuisine communautaire » qui flatteraient, disait-il, les « bas instincts ») et le « capitalisme patriote » qu’il appelait de ses vœux, opposition qui relève clairement d’un trope antisémite. Et c’est justement avec Darmanin qu’il faut terminer, car c’est dans un livre de ce dernier publié en 2021 – intitulé Le séparatisme islamiste. Manifeste pour la laïcité – que l’on trouve exposé de la manière plus concentrée ce qui est exposé plus haut, à savoir le lien étroit entre antisémitisme et islamophobie – donc la nécessité d’articuler dans une même lutte antiraciste les combats contre l’antisémitisme et l’islamophobie. 

Pour justifier sa politique de mise au pas de l’islam et des musulmans, via la loi dite « séparatisme », Gérald Darmanin mettait en avant l’exemple de Napoléon qui, écrivait-il, « s’intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaine de milliers de juifs en France. Certains d’entre eux pratiquaient l’usure et faisaient naître troubles et réclamations ». Félicitant l’empereur d’une œuvre d’ « intégration avant l’heure », il citait avec gourmandise une lettre dans laquelle celui-ci écrivait : « Notre but est de concilier la croyance des juifs avec les devoirs des Français et de les rendre citoyens utiles, étant résolu de porter remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent au détriment de nos sujets »

On mesure ici à quel point, dans un contexte où l’antisémitisme fait l’objet d’une réprobation publique ô combien légitime, l’islamophobie se développe en réactivant un langage, des images, des tropes, des oppositions et des préjugés profondément ancrés dans les populations européennes et ses classes dirigeantes. Si bien que lutter contre l’antisémitisme aujourd’hui, c’est combattre aussi bien les discours et les actes qui continuent de cibler spécifiquement les juifs·ves, c’est déconstruire les vieilles représentations antisémites qui contribuent à faire d’elles et eux les cibles de discriminations, d’insultes, d’agressions ou d’attaques terroristes ; et c’est aussi combattre toutes les formes de racisme, en particulier celles qui – comme l’islamophobie – empruntent à l’antisémitisme classique son imaginaire ethniciste, conspirationniste et purificateur, qui le réactualisent[2] en trouvant de nouvelles cibles et en laissant entrevoir de nouveaux crimes de masse.

Notes

[1] Voir sur ce point le livre de Michel Dreyfus : L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe (1830-2009), Paris, La Découverte, 2009

[2] Cet imaginaire antisémite n’a évidemment jamais cessé d’exister, comme le montrent les exemples de Jean-Marie Le Pen ou de Raymond Barre (qui fut un pilier de la droite libérale, Premier Ministre entre 1976 et 1981, et dont l’antisémitisme n’avait rien de subliminal, qu’on pense à ses propos suites à l’attentat de la rue Copernic ou encore à d’autres propos ultérieurs). 

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