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Simone Debout (1919-2020) a été l’éditrice des Œuvres complètes de Charles Fourier (éd. Anthropos, rééd. Presses du réel). Avec la révélation du Nouveau Monde amoureux en 1966, elle a notamment permis la redécouverte du philosophe dans ses dimensions politiques et sensuelles les plus subversives, dimensions restées inaperçues pendant plus d’un siècle et qu’André Breton avait souterrainement pressenties dans son Ode à Charles Fourier. Dans « griffe au nez » (rééd. Payot) ou dans L’utopie de Charles Fourier (rééd. Presses du réel), elle a exploré les voies d’une émancipation des désirs où la réalisation passionnée du singulier donne corps aux mouvements du collectif.

Cet article a été publié dans la revue dirigée par Jean Lacroix : Coopération. Revue mensuelle des coopératives de consommation, Paris, Juin 1968, p. 19-24.

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Parti de la critique industrielle et politique, Fourier découvre que pour réduire le désordre économique, il faut lui substituer un « régime combiné d’association intégrale » passionnelle et industrielle. La pensée de Fourier a souvent été déformée ou tronquée par ses disciples ; une étude approfondie, dépassant les naïvetés faciles de l’utopie, montre toute l’ampleur du système des « séries passionnées ».

Son œuvre est restée méconnue à force de solitude et, pourtant, superbe et naïf, Fourier, au temps de son illumination, quand il écrivit son premier grand livre, La Théorie des quatre mouvements, connut un sentiment de gloire universelle : « Moi seul, dit-il, j’aurai confondu vingt siècles d’imbécillité politique et c’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur. Avant moi, l’humanité a perdu plusieurs mille ans à lutter follement contre la nature ; moi le premier, j’ai fléchi devant elle en étudiant l’attraction organe de ses décrets. Elle a daigné sourire au seul mortel qui l’eût encensée ; elle m’a livré tous ses trésors. Possesseur du livre des destins, je viens dissiper les ténèbres politiques et morales et, sur les ruines des sciences incertaines, j’élève la théorie de l’Harmonie Universelle. »

Il croyait persuader, il se fit d’emblée le point de mire de tous les sarcasmes, mais ses ennemis les plus acharnés (Pierre Leroux, par exemple) se montrèrent plus avisés que les railleurs. Ils décelèrent, sous les propos délirants de l’inventeur mégalomane, une provocation sans pareille : l’apôtre de « l’attraction passionnelle » s’élevait contre l’interdit. Il prétendait montrer l’inanité des bibliothèques, des 400 000 volumes accrédités et de toutes les formes de la culture traditionnelle, à juste titre puisqu’il niait la nécessité de la loi répressive, puisqu’il refusait ce qui, toujours, instaura l’ordre humain. L’harmonie, par là même, représente une menace insolite aussi redoutable que les passions « primitives » qu’elle prétend libérer et « balancer ». Elle est la révolution brute et permanente.

Fourier passe toutes les bornes du bon sens, a-t-on dit : c’est un paranoïaque ou bien un humoriste agressif. L’un et l’autre peut-être, mais non pas un inoffensif maniaque. Sauvage et puissant, il a d’abord « marqué au fer rouge » ce qu’il veut détruire : la civilisation, qui masque, sous le couvert des beaux principes, « indigence, fourberie, oppression, carnage ». Ses plus hostiles détracteurs ont reconnu la portée de sa critique des mœurs hypocrites et des mystifications morales et politiques. Mais on ne peut séparer, dans son œuvre, la partie négative des constructions positives. Bien au contraire, c’est l’imagination du Nouveau Monde qui nourrit l’attaque et permet d’atteindre le réel à son défaut. L’univers utopique se projette à partir du monde donné contre lequel il s’affirme. Il trouve une confirmation et son point de départ dans les accords exceptionnels réalisés, mais il les développe en « plein essor » et ce projet, créateur d’un ordre inédit, accroît la discrimination du juste et de l’injuste, du vrai et du faux. C’est la même puissance passionnelle qui s’exprime dans le rêve d’Harmonie et qui met en prise directe sur le réel.

Muni de ses cinq sens et des passions affectives, Fourier s’oppose à la morne insensibilité des conventions. La dynamique naturelle est pour lui une véritable baguette de sourcier : elle fait jaillir l’eau vive de la terre. Il aime cette image : l’attraction, dit-il, est une « baguette enchantée » avec laquelle Dieu régit les mondes ; elle se confond, au vrai, avec les puissances brutes de l’âme de Fourier qui, à partir des circonstances de sa vie et des plus humbles expériences, sut éveiller en lui une source profonde de pensée originale. Il se voulut absolument neuf, sans précédent ni maître. En fait, il enfonça ses coups de bélier au fond de la brèche ouverte par la Révolution dans le bloc des institutions. Il en atteint plus sûrement au cœur le vieil édifice civilisé, mais son œuvre procède, en effet, d’une « révélation » sans exemple, susceptible de pulvériser toutes les habitudes et les certitudes acquises. Elle fut donc bien marquée d’une nouveauté scandaleuse. Lui-même, fidèle à « l’écart absolu », ne pouvait que rester isolé, incompris, d’autant que son avance n’allait pas sans dérèglement ni son imagination sans délire. Il distançait ses compagnons de bonne volonté, fervents et naïfs, comme Just Muiron ; il irritait ses disciples polytechniciens comme V. Considerant. Et pourtant, il eut un ascendant certain, il inspira des commentaires nombreux et prolixes : un historien soviétique, J. Zilberfarb, fait état d’une bibliographie de cent cinquante-cinq pages dactylographiées, fort incomplète, dit-il. Mais cet amas de livres et d’articles, s’il atteste l’influence d’une personnalité entre toute bizarre, n’éclaire pas l’essentiel et n’eut qu’une audience limitée, marginale. Aussi bien peut-on dire que Charles Gide fut le premier à préciser et étudier une part de son importance réelle : il montra que Fourier fut à la source du Mouvement coopératif, mais il n’en maintint pas moins la légende d’un vieux garçon maniaque, habitué des tables d’hôtes et des mauvais lieux. Il ravalait du même coup sa pensée et en réduisait la portée : Fourier représenterait un jalon dans l’évolution des idées économiques, il serait à l’origine d’expériences réelles, ouvertes à l’avenir. C’était reprendre et justifier d’une manière nouvelle l’idée des premiers disciples raisonnables, mais nier l’ambition plus haute de Fourier.

Certes, il affirme lui-même être parti « des problèmes industriels ou politiques ». Mais cette étude « l’achemina » jusqu’à « la clef de toutes les inventions pénétrables à l’esprit humain » jusqu’à la Théorie des destinées générales et cependant, continue-t-il, « je ne songeais à rien moins qu’à des recherches, sur les destinées ; je partageais l’opinion générale qui les regarde comme impénétrables ». Mais pour réduire le désordre économique, vaincre l’indigence, l’exploitation, les monopoles, il faut découvrir notre « destinée sociétaire », c’est-à-dire « un régime combiné d’association intégrale » passionnelle et industrielle. L’analyse de Fourier signifie que, pour un socialiste, le problème économique ne peut être séparé du problème humain. Les progrès industriels ou techniques, en effet, ne s’accompagnent pas nécessairement de progrès dans les relations sociales, mais bien au contraire « la pauvreté naît en civilisation de l’abondance », notait Fourier, et l’isolement des individus, la banalité de leur vie croissent avec la production des biens matériels. Fourier, quant à lui, confond le sens de l’histoire et celui de la destinée humaine. « L’illitéré », « sergent de boutique », reprend toutes les ambitions de la pensée religieuse et philosophique.

Avant de rejeter la conscience intime que Fourier eut de sa « théorie » et de choisir en son œuvre à notre fantaisie, il convient de le relire[1] avec la « première des qualités requises : l’absence de préjugés », car « c’est sur ce point, dit-il, que j’ai eu pour le calcul des destinées une aptitude dont manquaient les philosophes ». Il convient aussi de préciser l’influence économique dont a parlé Charles Gide. Or, M. Henri Desroche a montré qu’il faut distinguer deux fouriérismes :

1° Celui des dissidents, des admirateurs simples de Fourier qui cherchèrent à réaliser le « canton d’essai » ;

2° Celui des disciples orthodoxes qui pensaient conserver et développer la pure doctrine.

Or, les plus amples résonances de l’œuvre de Fourier, en particulier sur le Mouvement coopératif, comme l’a nettement marqué M. H. Desroche, se firent par l’intermédiaire des groupes actifs, acharnés à réaliser le vœu passionné, qu’eut toujours Fourier, de faire une « épreuve partielle » de son système. Elle serait, pensait-il, le gage d’une victoire totale, car l’exemple de la Phalange « d’essai » gagnerait de proche en proche le globe entier. Ici, comme toujours, Fourier, avec une apparente naïveté, se montre étrangement sagace. En effet, un groupe de coopérateurs se gouvernant eux-mêmes, si limité que soit le secteur de leur production et de leur vie, conteste par sa seule existence, les structures traditionnelles ; il est un ferment révolutionnaire actif qui fait cristalliser les contradictions de la société et qui implique une généralisation possible, la métamorphose du monde social. Il indique une manière de résoudre la lutte des pauvres contre les riches, il offre une solution à la lutte des classes, puisqu’il supprime la séparation des producteurs exploités et des propriétaires gestionnaires et, par suite, la domination d’une classe dirigeante représentée par l’État. Mais un tel essai, pour se généraliser, suppose non pas seulement la réussite du canton d’essai, mais une conception des échanges réciproques entre les phalanges, une idée nouvelle de l’unité : c’est seulement par le passage à une totalité pluraliste que se ferait caduque toute contrainte extérieure, toute puissance érigée au-dessus de la société. Le Nouveau Monde suppose une reprise à tous les niveaux, du plus étroit au plus étendu, de la rationalité inhérente aux rapports sociaux, rationalité que l’État et les élites, les chefs prétendent seuls créer et représenter et qu’en fait, ils accaparent à leur profit. L’essai, s’il doit être généralisé, renvoie donc à la théorie et le fouriérisme pratiqué au fouriérisme écrit, à ce que M. H. Desroche nomme le « schéma limite » ou le modèle idéal, irréalisable à la rigueur, mais cependant nécessaire à la réussite partielle. Très conscient des difficultés, Fourier souhaitait ardemment conduire la première tentative. Faute d’avoir pu réaliser ce vœu, il confia ses papiers et l’avenir de sa doctrine à ses disciples orthodoxes. Par malheur, ceux-ci ne s’en montrèrent pas les gardiens très fidèles. Certes, ils diffusèrent les livres imprimés, ils publièrent beaucoup de textes inédits, mais en les coupant, en interrompant le mouvement de la pensée sans rétablir ses liens internes, sans dégager ses lignes de force. Bien au contraire, ils occultèrent ou réduisirent ce qui leur parut irrecevable, à savoir les développements, ou les divagations, cosmogoniques et tout ce qui concerne les amours d’Harmonie. Ce faisant, ils manquaient deux moments essentiels de la Théorie sauvage de Fourier.

En effet, le premier sens de la cosmogonie est de réintégrer l’homme à la nature : compris à partir de ses mouvements passionnels, il est plus complexe selon l’utopiste que tout autre être naturel, mais non pas essentiellement différent. « Le monde est un en système », dit-il, et les passions humaines, analogues à celles de Dieu, modèles et types de tout mouvement, nous unissent de l’intérieur aux forces naturelles en devenir. La dynamique universelle relie tous les degrés de l’être, et les hommes sont en communication de droit avec l’univers ; « miroir omniforme, omnigénérique » de la nature, leurs actes résonnent à l’infini. Mais une si ample influence implique en retour la reprise possible de tous les mouvements d’univers. Plus sensibles à leur inhérence réelle, les harmoniens se feront capables « d’agir de concert avec Dieu ».

Or, l’amour est précisément la manifestation la plus vive de cet élan qui nous pousse vers autrui et le monde dans un mouvement de conquête illimitée. Il est un pouvoir d’attaque et de communion, il comporte, à la fois, agressivité et générosité.

Mais cet « unitéisme », ce pouvoir de prise, cette activité passionnée puisqu’elle porte d’autant plus loin que notre sensibilité est plus variée et plus ouverte, est arrêtée en civilisation, brimée et détournée de son but par les maîtres, gardiens des règles et des lois. Chacun est castré dès l’enfance selon le langage de la psychanalyse. C’est pourquoi la libération de l’amour est liée à toute victoire contre les puissances d’autorité. Elle garantit l’épanouissement des liens les plus intenses à autrui, elle réduit la crainte et la soumission, la division des individus à l’intérieur d’eux-mêmes et leur isolement, leur séparation réciproques, c’est-à-dire qu’elle détruit, à la source, les conditions de l’exploitation.

Elle ouvre aussi, selon Fourier, les arcanes de l’univers. C’est à l’âge de l’amour, quand les adolescents vont découvrir l’éventail complet des passions, avant qu’ils ne soient emportés par le désir sexuel et n’assurent dans l’ignorance la survie de l’humanité, que Fourier prétend leur dévoiler les secrets de l’être qu’ils portent en eux. La théorie de l’analogie universelle les initie aux fondements des sciences, et leur annonce les créations merveilleuses qui répondront à la nouvelle vie des hommes. La science des correspondances induit une cosmodicée plutôt qu’une théodicée, bien que Fourier ait parlé nommément de Dieu, mais ce Dieu est Feu, nature, foyer créateur, matière et esprit indissolublement unis.

La forme des choses et des êtres dans une telle perspective n’est point fixe et immuable, elle représente les points d’aboutissement, en un temps donné, de nos mouvements en société, déviés, furieux et cruels, comme les passions civilisées, « semblables à des tigres déchaînés ». La nature nous offre une caricature de nous-même, et tout se passe comme si nos intentions « prenaient » dans le monde et se figeaient. Il y a donc un poids des choses et de l’histoire faite, une hypnose du passé qui nous accable. Mais il nous appartient, si nous savons renouer avec l’élan vif, de désenchanter le monde ensorcelé qui figure nos désirs en action récurrente. En effet, les passions irréductibles, refoulées par les devoirs arbitraires ne sont pas annihilées ; amorties, tout au plus, elles dévient en actes aberrants. Il faut retrouver leur sens original, leur direction et leurs justes fins, « ne pas croire la nature bornée aux moyens connus ». L’écran qui nous masque le secret des choses n’est que l’effet de « la cataracte intellectuelle ». Les savants civilisés s’en tiennent aux données visibles, ils ignorent les richesses enfouies ; aussi bien, les seuls êtres qui captivent l’attention de Fourier, ce sont les « ambigus », c’est-à-dire des réalités où l’on constate en clair l’hésitation de la poussée de vie entre des formes différentes, où l’on voit le mouvement initial donner naissance à un être qui participe de plusieurs régions du réel. Dans les ambigus, des directions diverses se recoupent et permettent de lever « le voile » des formes en apparence fixes. C’est pourquoi l’utopiste traque les choses et les êtres étranges, les passions entre toutes singulières, car elles révèlent la complexité, l’incertitude des voies à l’origine. Les ambigus sont les « liens du mouvement », ils indiquent aussi les métamorphoses possibles.

Si Fourier se réfère sans cesse à la nature, ce n’est donc pas, et il le souligne d’ailleurs, de la nature simple qu’il nous entretient, mais bien des possibles réels. Assuré que la pensée et la logique traditionnelles ne sauraient atteindre cet invisible actif, il cherche d’autres voies de connaissance pour ressaisir le mouvement de l’âme ou des passions à ses racines les plus profondes, là où la sève est la plus riche et la complexité plus lourde, d’avenir. En face de ces poussées souterraines, les valeurs négatives de l’éthique et de la religion ne sont plus que des significations arbitrairement choisies. La révélation de l’élan originel projette d’autres lumières sur les êtres et les choses. Fourier découvre des résonances harmoniques, des échos et des imbrications sans limite. Il passe au-delà de l’humanisme pour exalter la puissance de la vie sous toutes ses formes. Il regarde sans peur au fond de l’homme et de la nature les forces dont le réveil terrifie. En ces régions les plus reculées, il découvre la continuité des phénomènes qui paraissent opposés. Il puise la croyance en une transformation radicale et son optimisme forcené. On a imaginé, dit-il, deux principes indestructibles, le Bien et le Mal, une dualité réelle, mais il n’y a qu’un double essor possible : le vrai ou le juste et le faux ou subversif. Les maux et les biens sont les résultats de nos mouvements incohérents ou harmoniques. C’est pourquoi il rêve un ordre social né du libre cours de notre spontanéité. « La passion, dit-il fièrement, ne se soigne que par elle-même. » Son essor le plus ample fait paraître des intentions inconnues, les distributives : la cabaliste, la composite, la papillonne qui appellent un ordre inédit : celui des séries de groupes.

Ainsi, l’effort inspiré de Fourier débouche sur une logique nouvelle. « Les extrêmes se touchent », a-t-il souvent répété et l’intuition des correspondances universelles et de l’unité de système par elle-même se dépasse. A travers les analogies, Fourier décrypte les secrets du Dieu, feu, créateur ;  il découvre « le code divin ». Mais un rapport décelé ne saurait sans calcul être précisé. Reconnaître des accords justes ne suffit pas. Il faut inventer la science des ressorts de notre âme. Nos passions en instance d’être parlent un langage obscur, il s’agit de le déchiffrer et de passer directement des poussées encore inconscientes à un langage formel de valeur plus générale. Les séries sont précisément « ce calcul de l’unité universelle » et le système de Fourier, destiné à conduire des désirs méconnus, déborde son auteur et la conscience humaine. Il constitue une combinatoire universelle.

L’ingénuité du socialisme utopique se fait dès lors prescience d’une pensée très moderne à laquelle Marx le premier fut sensible. « Les séries de Fourier, dit-il, absolument comme la méthode hégélienne » recèlent quelque vertu cachée ; elles forment une unique chaîne scientifique capable d’agir sur les passions en société tout de même que l’on agit sur les choses naturelles, avec une efficience aussi sûre.

Mais, pour l’utopiste, ce système de vérité, cette « justice mathématique, indépendante de Dieu même », le calcul des voies précises auxquelles tend l’attraction passionnelle ne saurait, en aucun cas, substituer son équilibre ou son intérêt propre à celui des mouvements qu’il ordonne : « S’il faut que la raison vienne à votre secours, précise-t-il, pour calculer et déterminer les plans sociaux auxquels tend l’attraction, n’en concluez pas que la raison doive être votre guide dans les théories sociales. Elle n’est qu’un agent intermédiaire dont l’emploi est de vous aider à constater les vues de l’attraction qui est votre seul guide naturel, puisqu’elle est la voix de Dieu. »

C’est donc au niveau des passions que s’élabore l’alchimie universelle, la merveilleuse transformation du monde naturel et du monde humain et, par suite, le système de Fourier repose, en dernier ressort, sur l’intuition unitaire du mouvement, sur l’élan d’amour ou « d’unitéisme », sur l’extase illimitée du désir qui intègre progressivement ses objets et manifeste un pouvoir de création toujours renouvelé et toujours en péril. Le système, en effet, ne supprime pas le hasard. Le risque des passions demeure celui des rencontres et si les séries « puissancielles » prennent barre sur l’avenir, c’est précisément parce qu’elles multiplient d’une manière illimitée les chances offertes à tous.

Fourier ne s’est jamais fortifié en un empire réflexif. Il pense toujours à partir de l’élan qui nous jette au monde. Il garde résolument l’attitude naturelle et s’il applique le « doute et l’écart absolus » — ses seuls principes — c’est en un sens bien différent de la philosophie traditionnelle. Pour le doute, dit-il, « Descartes en eut bien quelque idée, mais il en fit un usage ridicule », il douta de sa propre existence sensible. La démarche philosophique la plus irréfutable et la plus absurde, selon Diderot, ne l’impressionne pas du tout. Il ignore « l’époké » réflexive. Les premières évidences, celles auxquelles il faut toujours revenir, restent pour lui les évidences naturelles. Il ne s’agit pas de prendre du recul par rapport à soi, aux autres et au monde, et de se séparer fictivement, mais, dans l’acte même de la passion, de creuser les liens qui se nouent. Le doute de Descartes est absurde et inutile, mais les choses nous apparaissent douteuses ou intensément réelles et vraies lorsqu’on les éprouve à la pierre de touche de notre « nature intentionnelle ». « On n’a jamais forcé les écrivains à préciser l’objet dont ils traitent, écrit-il ; ils ignorent la nature intentionnelle de l’homme. » Or, suivre nos intentions suppose que l’on réhabilite l’imagination ; puisqu’elle prolonge notre mouvement intérieur, elle est sur le même plan que le réel ou bien même elle lui est supérieure. À cette fidélité aux puissances vives, répond une pensée aventureuse, certes, mais inventive. Quand la réflexion revient en arrière pour réfléchir sur des actes accomplis, la pensée de Fourier se laisse porter par eux toujours en avant ; au contraire de l’oiseau de Minerve qui prend son vol au crépuscule, elle est naturellement prophétique, puisque liée au mouvement et à l’avenir. Cependant, le dynamisme aux foyers multiples que Fourier décrit ne comprend plus de centre absolu ni d’achèvement et toute réussite, puisqu’elle se réfère aux poussées passionnelles infiniment complexes ou variées, et au devenir du monde, est toujours remise en question. Si même l’ensemble tend vers une apogée, la marche triomphale du monde sociétaire comporte un glissement du sol. Elle vaut ce que vaut l’élan initial et s’amortit pour sombrer aux derniers temps de l’humanité. Fourier ne s’est fait le hérault d’instances supérieures que pour mieux « tout reporter aux convenances de l’homme ». Mais, du même coup, l’édifice conçu demeure en péril. Les « impulsions collectives oracles de destinée », le désir d’immortalité nous entraîne, à la fin, en « des régions fort éloignées de nous », dans les ultramondes et les espaces infinis ; la cosmogonie dès lors n’est plus seulement destinée à nous unir à l’univers, mais bien à satisfaire le désir illimité.

Cependant, Fourier distingue entre ses divagations hors de tout contrôle et le socle certain, le monde présent où il s’appuie : c’est en ce lieu réel que le risque est d’abord couru tout entier, car « le bonheur des défunts est intimement lié au bonheur des vivants », à leur initiative et à leur foi. « Les plus dangereuses chimères sont les chimères d’impossibilité », note le rêveur intrépide. La folie de Fourier, tout à l’inverse, est d’abord celle de l’esprit métaphysique, « extrême divergent » de tout fatalisme. Mais la métaphysique de Fourier est une métaphysique sensualiste — une magie réelle — elle n’en débouche pas moins sur l’abîme, et les divagations cosmogoniques, en ce sens, attestent la sensibilité de Fourier à ce qui demeure insatisfait, irréalisé dans le meilleur des mondes. Pour ne pas décevoir l’élan, pour rester fidèle au mouvement plein, qui ne se connaît ni origine ni fin, Fourier cerne l’harmonie, la plus grande entreprise jamais conçue contre le malheur, d’un immense inconnu, ou de doute : même dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire, on ne réalise pas la philosophie.

 

Illustration : https://www.tumblr.com/login_required/lumituomi/155356490913.

 

Notes

[1] Fourier avait trop d’avance pour ne pas rester isolé. De plus ses bizarreries et son goût de la provocation lui aliénèrent les esprits raisonnables. En butte à la colère ou aux railleries des critiques, à la méfiance de ses disciples il renonça à publier ses écrits les plus audacieux. Il n’acheva jamais non plus le grand traité, préparé durant de longues années et dont la Théorie de l’unité universelle ne constitue qu’une partie.

Après sa mort ses disciples publièrent de nombreux manuscrits inédits, mais ils le firent sans méthode. Ils coupèrent ou transformèrent les textes. Les livres imprimés eux-mêmes étaient devenus introuvables, d’où l’intérêt de la réédition complète entreprise par les éditions Anthropos qui ont photographié tous les ouvrages parus pendant la vie de Fourier, les manuscrits réunis en quatre volumes après sa mort et les manuscrits publiés par la Phalange (douze volumes parus). Cette édition sera complétée par les premiers articles de Fourier et les textes dispersés.

Elle comprend, d’autre part, un important inédit (500 pages : Le Nouveau Monde Amoureux). Ce manuscrit (5 gros cahiers écoliers) ne fut jamais préparé pour l’édition, Fourier n’osant pas faire connaître les points d’aboutissement de sa pensée. Le texte était difficile à établir car pour mieux dissimuler la hardiesse de ses vues, Fourier fragmentait ses analyses et opérait de nombreux déplacements. Des notes et des renvois cependant attestent l’unité d’une pensée capable de survoler le chemin parcouru et de relier les morceaux épars. Les disciples d’ailleurs ne tentèrent jamais de reconstituer l’ensemble. Les passages très rares (quelques pages) publiés par la Phalange ont été scandaleusement déformés et de propos délibéré (cf. p. XXI préface et p. 391-392 du Nouveau Monde Amoureux — éd. Anthropos 1967).

D’autre part les éditions J.-J. Pauvert ont publié l’édition critique du premier grand livre de Fourier : La Théorie des quatre mouvements, le plus achevé de ses ouvrages et le plus enthousiaste ainsi que des extraits du Nouveau Monde Amoureux précédés d’une longue introduction — (éd. J.-J.-Pauvert Sept. 1967). <Dans cette note, Simone Oleszkiewicz Debout omet de préciser qu’elle est à l’origine de toutes les éditions mentionnées, celle des Œuvres complètes aux éditions Anthropos (aujourd’hui rééditées aux presses du réel) comme celle des éditions Jean-Jacques Pauvert, textes à chaque fois présentés par de longues et passionnantes préfaces de sa part.>

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