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Depuis la dislocation du « camp socialiste », le monde semble privé d’alternatives capables de défier l’hégémonie capitaliste. Dépasser les limites des expériences du XXe siècle apparaît comme une condition indispensable pour construire une nouvelle alternative postcapitaliste socialement attractive, politiquement réalisable, écologiquement viable. Sommes-nous en condition d’y parvenir ? C’est la question que pose Martín Mosquera, intellectuel marxiste argentin et éditeur principal de Jacobin Latin América.

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Le XVIIIe siècle, avec la Révolution française et l’essor de la bourgeoisie a été le théâtre d’un changement dans la façon d’expérimenter le présent et, plus encore, l’avenir. Jusqu’alors, les sociétés projetaient leur vie sociale dans une reproduction perpétuelle ou selon un modèle de changement saisonnier ou cyclique, et seules les représentations religieuses offraient l’apaisement des cauchemars du monde et une promesse de bien-être et de félicité. Dans un passage célèbre, Marx et Engels ont décrit la rupture inédite que la bourgeoisie a produite dans l’histoire :

« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. […] Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

 Dans le même sens, 1789 a introduit le concept de révolution en tant que rupture radicale qui inaugurait des temps nouveaux. L’avenir est devenu ouvert et incertain. L’idée positiviste du progrès cherchait à répondre à la situation nouvelle : la société change mais en suivant une séquence ordonnée et prévisible qui tend vers un avenir meilleur. Pourtant, l’incertitude sociale face au provisoire n’a jamais trouvé de réconfort dans ces spéculations, comme en témoigne la littérature du XIXe siècle (Baudelaire, Tolstoï, Blake) qui met en scène la résistance à l’industrialisation et l’angoisse devant un présent qui s’avère transitoire et incertain.

La tendance au changement et à la transformation permanente des rapports sociaux a rapidement débouché sur la mise en cause de l’ordre social lui-même.

À partir du milieu du XIXe siècle, avec les révolutions de 1848 en Europe et particulièrement en France, et l’apparition des figures éminentes de Pierre-Joseph Proudhon et de Louis Blanc pendant la Deuxième République, l’idée d’une alternative sociale au capitalisme est devenue une perspective réelle pour des millions de personnes. La révolution industrielle et l’essor de la bourgeoisie détruisaient impitoyablement les formes communautaires, artisanales et pré capitalistes, mais cet essor était suivi comme son ombre par un contre-mouvement de résistance, d’où est né le socialisme, le plus vaste mouvement politique et social de la modernité.

À la différence des grands courants politico-culturels précédents tels les Lumières ou le libéralisme, le socialisme n’a pas seulement suscité l’intérêt d’intellectuels, de dirigeants de la petite bourgeoisie ou des élites étatiques : des secteurs entiers de la classe ouvrière et du « petit peuple » se sont rassemblés autour de ses valeurs et de ses idées. Ce fut une puissante imagination politique, attractive et accessible pendant plus d’un siècle.

Dans un texte de 1891 où il analysait les perspectives du socialisme allemand, Friedrich Engels écrivait :

« Aujourd’hui, nous comptons un soldat sur cinq ; dans quelques années, nous en aurons un sur trois et, vers 1900, l’armée, toujours l’élément prussien par excellence, sera socialiste dans sa majorité. Ce développement se réalisera irrésistiblement, comme un diktat du destin. Le gouvernement de Berlin le voit approcher aussi bien que nous, mais il est impuissant. »

Le socialisme de la IIe Internationale et ses figures les plus éminentes – Kautsky, Plekhanov, Liebknecht, Luxemburg, Bebel  –  partageaient une confiance assurée en l’histoire et en l’avenir. Beaucoup a été écrit sur l’influence de la notion moderne de progrès dans ces conceptions du socialisme classique.

« Rien n’a plus corrompu le mouvement ouvrier allemand, écrivait Benjamin, que la conviction de nager dans le sens du courant […] On tenait [le progrès] pour essentiellement irrésistible (pour automatique et suivant une ligne droite ou une spirale). »

Pannekoek a qualifié de « radicalisme passif » la stratégie kautskienne, issue de l’idée que l’histoire était assurée d’une fin heureuse. Tout cela est vrai mais n’épuise pas la question.

L’optimisme du début du siècle n’était pas la simple version populaire d’une eschatologie historique moderne qui, partant de la philosophie de Hegel, avait gagné la tête de l’ouvrier métallurgiste social-démocrate. C’était une expérience quotidienne et une conquête politique. On avait confiance dans l’avenir parce que les progrès sociaux et politiques le permettaient. Les partis sociaux-démocrates croissaient, élection après élection, les syndicats voyaient augmenter le nombre de leurs affiliés et une vigoureuse subculture ouvrière s’était développée au sein de la société bourgeoise. La croyance en « les forces de l’histoire » ne reproduisait pas seulement inconsciemment une idéologie moderne de progrès ; elle était aussi un jugement pratique, normatif plutôt que descriptif, fondé sur l’expérience de la force même. C’était une force politique mobilisatrice.

Les choses allaient pourtant se compliquer. À partir de 1914, en quelques années à peine, s’expérimentent en accéléré les problèmes qui n’ont ensuite cessé de marquer le XXe siècle : capitulation de la social-démocratie, bureaucratisation du premier État ouvrier, autonomisation ou dérive oligarchique des directions partidaires, conservatisme des structures syndicales, résilience de l’État bourgeois et de son appareil répressif, marginalisation des petits groupes radicaux. Le socialisme européen a brusquement perdu son innocence. Pour autant, l’optimisme du XXe siècle contraste notablement avec notre présent. Les adversités et les défaites qu’avait subies la gauche au cours de cette période perdaient de leur gravité face à une promesse d’avenir toujours assurée, et dont elles ne constituaient que des jalons inévitables.

Dans Mélancolie de gauche Enzo Traverso écrit :

«Les défaites historiques évoquées plus haut – 1848, la Commune de Paris, la révolte spartakiste, le soulèvement du ghetto de Varsovie et la lutte de guérilla de Che Guevara en Bolivie – avaient un goût de grandeur et de gloire. », elles étaient l’aliment et la force des luttes à venir. « Ce n’étaient pas ces défaites obscures qui, selon Charles Péguy et Daniel Bensaïd, engendraient « déception et désenchantement« , des défaites dont « une génération ne peut pas se relever » ».

La chute du « camp socialiste », à l’inverse, a bien provoqué une défaite de ce type. Les intellectuels des classes dominantes ont perçu ce changement subjectif et se sont efforcés de le cristalliser idéologiquement. : un « nouvel ordre mondial » avait émergé dans les années 1990, nouveau « minuit dans le siècle » pour reprendre l’expression que Victor Serge a utilisée pour symboliser l’ascension simultanée du fascisme et du stalinisme dans les années 1930.

Pour Perry Anderson, la singularité historique de la période ouverte par l’offensive du capitalisme néolibéral qui a suivi la chute du socialisme réel, c’est que jamais, depuis la Réforme, une idéologie n’avait bénéficié d’une aussi large acceptation et était à ce point exempte de toute alternative qui la défierait. Frederic Jameson a affirmé dans le même sens qu’il est plus facile actuellement d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Ainsi, notre époque est marquée par une rupture dans la façon d’expérimenter le présent et l’avenir qu’avait inaugurée 1789. En lieu et place, le pessimisme s’installe en tant qu’horizon indépassable de notre époque.

 

De quoi socialisme est-il le nom ?

Trente années se sont pourtant écoulées depuis la chute du socialisme réel. Et tout est resté calme. Au tournant du siècle, un lent processus de recomposition du mouvement social s’est amorcé : le soulèvement zapatiste, les grèves de Seattle en 1999, les luttes contre le néolibéralisme en Amérique latine. Dans les années qui ont suivi et quelles qu’en soient les limites, certains gouvernements en Amérique latine se sont à nouveau réclamé du socialisme. Plus récemment, c’est rien moins que la jeunesse des États-Unis pour qui socialisme redevient un terme populaire et attractif. De grandes révoltes ont parcouru le monde, dépassant tout ce que l’on avait vu depuis 1968. Nous ne sommes plus dans les années 1990.

Les luttes et les mobilisations avancent, en tout cas, plus rapidement que la construction d’une alternative. Les explosions sociales de ces dernières années (Chili, Haïti, Algérie, « gilets jaunes », Black Lives Matter, pays arabes, pour en citer quelques-unes) témoignent de la double composante de la conjoncture actuelle : les classes populaires sont capables de faire irruption dans la sphère publique, de renverser des gouvernements et même des régimes en place depuis de longues décennies, comme ce fut le cas pour le Printemps arabe, mais elles se retrouvent rapidement dans l’impasse : elles ne savent simplement pas comment continuer. Les expériences de canalisation institutionnelle de ces mobilisations (le cycle progressiste en Amérique latine, les candidatures de Bernie Sanders et de Jeremy Corbyn, le changement constitutionnel au Chili), au-delà de leurs aspects positifs, sont bien éloignées de l’objectif qui vise à que s’inscrive au sein des classes populaires une alternative sociale et politique au capitalisme.

Mais il ne s’agit pas seulement que s’enracine à nouveau une idée oubliée, comme si on remettait un objet à sa place. Reconstruire un horizon politique alternatif va exiger un travail de reconstruction et de redéfinition. Il ne s’agit pas de rééditer la révolution bolchevique en écartant Staline. Comme l’écrit à juste titre Catherine Samary, nous ne pouvons pas nous dégager du stalinisme en affirmant simplement : « Ce n’était pas le socialisme, cela ne nous concerne pas. »

Une certaine idée du socialisme n’est plus souhaitable ni réalisable aujourd’hui : élimination rapide du marché, étatisation généralisée de la vie sociale, suppression des libertés formelles et des institutions représentatives au nom d’une forme supérieure de démocratie. La société nouvelle ne peut pas davantage être imaginée en s’en remettant à l’utopie primitive du socialisme fouriériste ou saint-simonien. Cette conception n’a plus de pertinence. Une expectative utopique, quand elle réunit ambition et ingénuité comme, par exemple, la démocratie directe à un niveau de masse, peut souvent conduire à des dispositions pratiques opposées, à savoir l’étatisation bureaucratique de la société. C’est ce que décrit bien Daniel Bensaïd :

« Ici aussi, qui veut faire l’ange risque toujours de faire la bête : à vouloir abolir la représentation, on a de fortes chances de verser dans une démocratie corporative dont la conséquence serait, non pas le dépérissement, mais, in fine, le renforcement de l’État bureaucratique. […] Ce que Lénine combattit alors, à travers l’Opposition ouvrière, c’est en réalité une conception corporative de la démocratie socialiste qui juxtaposerait sans synthèse les intérêts particuliers de localité, d’entreprise, de métier, sans parvenir à dégager un intérêt général. Il deviendrait alors inévitable qu’un bonapartisme bureaucratique vienne coiffer ce réseau de pouvoirs décentralisés et de démocratie économique locale, incapables de proposer un projet hégémonique à l’ensemble de la société. »

Des questions programmatiques fondamentales se posent alors dans l’hypothèse où s’ouvriraient à nouveau à notre époque des processus de transition au socialisme. Quel lien entre le plan et le marché ? Quel niveau de centralisation et quelle autonomie de gestion pour les producteurs sur leur lieu de travail ? De quel État avons-nous besoin ? Quel lien entre les expériences de « démocratie par en bas » et les formes de centralisation représentative ? Le socialisme peut redevenir un projet de masse si nous parvenons à ce que s’inscrive dans l’expectative populaire une image simple et puissante de la société pour laquelle nous luttons. Les sempiternels débats marxistes, sous cet aspect, peuvent nous faire perdre de vue une question fondamentale. Si le socialisme peut impliquer des discussions techniques, ce n’est pas pour autant une idée compliquée. Il s’agit fondamentalement du contrôle démocratique de la production sociale afin qu’elle cesse de s’exercer aux dépens des individus.

Le contrôle social de la vie matérielle implique la combinaison de différents régimes de propriété, avec pour axe la propriété publique des ressources économiques essentielles (« la socialisation des grands moyens de production » a toujours impliqué qu’il y en avait d’autres). Le recours au marché dans les processus de transition au socialisme est aussi inévitable que le fait de ne pas l’assimiler de façon acritique. Il ne s’agit pas seulement d’imbriquer plan et marché dans certaines proportions et de combiner des régimes de propriété différents (étatisation, municipalisation, coopératives, petite propriété). Il faut également modifier le marché pour l’adapter à une société où doit prévaloir le contrôle démocratique de la vie productive. « Socialiser le marché », c’est ce que propose avec lucidité Diane Elison. Elle retourne à l’école autrichienne et aux néolibéraux leur accusation d’un déficit chronique d’information dans une économie planifiée, en soulignant la persistance nocive du secret commercial et industriel dans le capitalisme. Elle propose de « dépasser les barrières qui s’opposent à l’échange d’information quand les marchés ont un caractère privé », de socialiser l’accès aux données en matière de « productivité, coûts de production et innovations » pour les entreprises publiques administrées par les travailleurs ou les coopératives. Le marché peut alors jouer son rôle dans une économie démocratiquement planifiée, plutôt que d’altérer sa cohérence interne.

Ces questions sont importantes pour des raisons économiques mais aussi politiques et démocratiques. L’étatisation de la production économique conduit inévitablement à un État bureaucratique quand elle se réalise sans contrepoids dans la distribution sociale du pouvoir, qu’ils proviennent soit du commerce privé soit de la démocratisation de la vie sociale et politique. Le devenir État, aussi bien de l’activité économique que de la politique, a marqué le socialisme du XXe siècle qui, dans une perspective téméraire, avait postulé le dépérissement de l’État. D’Engels, on avait retenu le pronostic selon lequel l’État commencerait à dépérir dès l’expropriation de la bourgeoisie. Il faut rejeter aujourd’hui résolument cette prédiction ingénue. Une des tâches fondamentales du socialisme du XXIe siècle est précisément de déterminer les formes institutionnelles durables d’un pouvoir politique démocratique, plutôt que de croire qu’il suffirait d’instaurer un pouvoir d’exception provisoire qui s’éteindrait en cédant la place à un auto-gouvernement social sans médiations institutionnelles.

Le socialisme redeviendra un projet pour les masses si nous obtenons que s’inscrive dans l’expectative populaire l’image simple et puissante de la société pour laquelle nous luttons. Combiner plan, marché et autogestion constitue un complément irremplaçable pour la démocratisation de la vie publique. Mais si nous voulons éviter que le mot « démocratie » ne se réduise à un substitut commode qui obscurcit plus qu’il n’éclaire, nous devons la définir de façon précise. À propos de la bureaucratie, Trotsky écrivait :

« S’il existait un cerveau universel, décrit par la fantaisie intellectuelle de Laplace, (il) pourrait construire a priori un plan économique définitif et sans aucune faute, en commençant par calculer les hectares de fourrages et en finissant par les boutons de gilet. »

 Si on veut préserver la participation directe des masses dans la gestion des grandes entreprises publiques (priorités des investissements, durée de la journée de travail, organisation du processus économique), on ne peut pas passer son temps à décider de la couleur des boutons, sauf à vouloir régler sa vision utopique sur la plaisanterie d’Oscar Wilde selon qui le problème du socialisme est qu’il va nous faire perdre bien des après-midi.

Nous ne résoudrons pas ce que Rakovsky a nommé précocement « les dangers professionnels du pouvoir » (bureaucratie, privilèges, passivité des masses) avec l’entrée en scène messianique d’une démocratie directe de masse qui dissoudrait tous les problèmes de la politique et du pouvoir. Il faut construire une volonté générale démocratique qui aille au-delà de la simple addition de points de vue particuliers propre à la pyramide des conseils à laquelle pensaient les bolcheviques. Les institutions de la démocratie représentative jouent un rôle irremplaçable pour éviter la dérive vers une dynamique corporative et bureaucratique : suffrage universel, multipartisme, État de droit, libertés civiques, combinés à de nouvelles formes de démocratie, principalement sur les lieux de travail et dans la production. L’État ne doit pas tout absorber, quand bien même il s’agirait d’un pouvoir public démocratisé. Il faut garantir face à lui une certaine autonomie du « social » : cela rend alors plus accessible l’objectif d’impulser une politisation de la vie publique capable de combattre d’éventuels risques bureaucratiques. La classe ouvrière doit disposer des ressources pour se défendre y compris face au pouvoir politique qu’elle contribue à construire et qui vise à la représenter, comme l’a bien compris intuitivement Lénine dans la discussion sur l’autonomie des syndicats en 1920-1921. L’« État ouvrier » est toujours une menace latente contre la classe ouvrière elle-même.

Le socialisme n’est pas, heureusement, un « au-delà absolu » auquel nous ne pourrions tendre que par le recours à une imagination utopique. Il est déjà inscrit dans notre présent sous forme embryonnaire, fondamentalement comme produit des luttes populaires qui ont permis des conquêtes et des réformes.

Une projection vers l’avenir ne peut être un exercice imaginatif de science-fiction. Cela commence par l’action conservatoire pour défendre ce qui mérite de l’être : les libertés démocratiques, face à l’évolution toujours plus autoritaire du capitalisme ; les droits sociaux, face à l’offensive patronale ; la planification de secteurs de l’économie qui échappent au marché, tels la santé publique, face aux volontés de privatisation. Dans chaque conquête populaire émerge avec difficulté une société future possible. De la volonté défensive de préserver les acquis surgiront les luttes offensives pour une nouvelle société où ces acquis pourront être stabilisés et renforcés.

 

Y a-t-il un avenir ?

La subordination de la production sociale à la planification consciente relève aujourd’hui d’une raison et d’une urgence additionnelles : c’est la seule façon de garantir une transition énergétique et un changement productif qui évite ou atténue la catastrophe climatique en cours. Toute analyse du futur, capitaliste ou socialiste, se doit de faire face à l’imminence d’une crise climatique qui s’accélère de jour en jour.

Cette prise de conscience de la crise climatique soufre d’une ambiguïté. Pour une part, c’est un facteur de radicalisation politique : nous devons affronter le capitalisme fossilisé si nous voulons qu’existe un futur pour la vie sur la planète. Les mobilisations de la jeunesse pour le climat se déroulent sous nos yeux et rien ne laisse prévoir qu’elles vont cesser. Rien ne condamne davantage l’avenir du capitalisme que l’effondrement climatique vers lequel il se dirige.

Pourtant, le pronostic est à ce point terrifiant qu’il semble conduire à une dissonance cognitive à un niveau de masse : nous sommes prêts à continuer d’acheter des smartphones tout en étant confiants que rien ne va si mal tant que nous pouvons nous accommoder de l’information désagréable que produit la conscience de la crise climatique. Sur cette question, la situation est plus ambiguë que ce qu’on pouvait espérer.

Il ne faut pas non plus oublier que le socialisme du début du XXe siècle s’est ouvert la voie dans un contexte de catastrophe, essentiellement celles qui ont résulté des grandes guerres. C’est ce qui rend légitime l’appel d’un Andreas Malm à un « léninisme écologique » : faire que la crise écologique devienne une crise du capitalisme lui-même, transformer la « crise des symptômes » en une « crise des causes », à l’image de Lénine qui a transformé la défaite russe dans la guerre impérialiste en la première victoire révolutionnaire du siècle dernier. Nous ne pouvons pas écarter la perspective que le socialisme renaisse en tant que réponse au mal-être de la catastrophe climatique.

 

L’avenir dure longtemps

Divers auteurs ont souligné à bon escient que le capitalisme néolibéral (postfordiste, flexible, précaire) a pour corrélation un changement subjectif, un « nouvel esprit du capitalisme », selon la formule de Boltanski et Chiapello renvoyant au célèbre ouvrage de Weber. À suivre ces auteurs, le capitalisme contemporain a muté en s’adaptant en partie à la mise en cause qu’il a essuyée dans les années 1960 et 1970. Il s’est produit une convergence de la critique sociale du capitalisme et de ce que les auteurs appellent la « critique artiste ». Si la critique sociale met en cause les inégalités et l’exploitation propres au capitalisme, la critique artiste porte sur l’aliénation, l’inauthenticité et l’unidimensionnalité de la vie sociale. Ce concept trouve son origine non pas dans le mouvement ouvrier mais bien dans les modes de vie alternatifs des artistes et des bohèmes. Selon Boltanski et Chiapello, le capitalisme néolibéral s’empare de ce type de questionnements libertaires dont le paradigme est représenté par Mai 68 en France. C’est ce qui confère au nouveau capitalisme sa qualité flexible, autonome et autogestionnaire à l’opposé des caractéristiques bureaucratiques et disciplinaires. Silicon Valley et Uber.

Nancy Fraser développe une perspective convergente dans sa critique du « néolibéralisme progressiste ». Le capitalisme néolibéral, particulièrement quand il est géré par les sociaux-démocrates et les travaillistes, scelle une alliance entre le marché et une version superficielle et libérale des aspirations à l’émancipation des années 1960. La représentation la plus utile pour le néolibéralisme n’est pas Pinochet ou Thatcher mais Clinton, Blair et les sociaux-démocrates européens : flexibilité et autonomie, qu’il s’agisse de la concurrence des marchés ou des droits civiques et des modes de vie. La combinaison d’une attaque des droits du travail avec des concessions superficielles sur le plan de la citoyenneté, les questions de genre, LGBT et le multiculturalisme.

Le néolibéralisme s’est donc approprié, même si ce n’est que superficiellement, nombre de nos aspirations émancipatrices. Cela nous oblige à penser de façon plus complexe que lors des périodes précédentes la place du désir dans l’hégémonie sociale capitaliste, comme l’ont fait certains auteurs contemporains : Fredric Jameson, Mark Fischer, le courant « accélérationniste ». Le capitalisme contemporain propose multiculturalisme, mutations technologiques et avenirs imprévus (n’oublions pas : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment […] l’ensemble des rapports sociaux. ») alors que la gauche paraît viscéralement austère et dépourvue de tout enthousiasme prometteur. « Le désir d’un iPhone, écrit Fischer, se transforme automatiquement en un désir de capitalisme tout court. »

La gauche actuelle est nourrie de mémoire et de passé : l’Holocauste, le Goulag, les dictatures latinoaméricaines. Mais la priorité que l’on donne à se réclamer des victimes est le propre d’une figure subjective défensive et de la mélancolie. Se réapproprier une forme de dimension utopique exige de rompre avec le climat culturel des dernières décennies. Si la gauche veut disputer l’avenir au capitalisme, elle doit se lier à nouveau à la projection stimulante des forces sociales vers une vie aux facettes multiples, plus riche, plus intéressante. Il faut retrouver l’élan, comme l’écrivait Benjamin à l’adresse des surréalistes et « gagner à la révolution les forces de l’ivresse ». Elle doit retrouver la confiance prométhéenne en ce qu’un jour la classe ouvrière sera à nouveau en capacité de s’approprier le monde et de rompre les barrières que le capitalisme dresse face à toute expérimentation – politique, vitale, esthétique – dans la création de la société et de nous-mêmes.

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Publié par Jacobin Latin América et traduit de l’espagnol (argentin) par Robert March pour Contretemps.

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