À lire un extrait de Godard : Inventions d’un cinéma politique, de D. Faroult
David Faroult, Godard : Inventions d’un cinéma politique, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
Présentation du livre
La singularité du parcours de Jean-Luc Godard tient au fait de n’avoir jamais abandonné le cinéma et l’art à un utilitarisme militant, même au moment où il a engagé son travail au service des politiques d’émancipation. Loin d’une approche biographique, David Faroult cherche à fournir des outils pour rendre maniables les tâtonnements de cette recherche pratique, parfois datés même quand ils continuent de paraître neufs. Pour cela, il fallait historiciser les films ainsi que les propos tenus dedans ou autour, démêler autant que possible la part des contingences qui les déterminent, tenter d’y repérer les inventions esthétiques et leurs sources : un tel programme veut contribuer à leur usage critique par celles et ceux qui y puiseront de quoi orienter leurs propres pensées et pratiques artistiques.
Lectrices et lecteurs y trouveront aussi de quoi satisfaire leur curiosité sur une période peu étudiée et mal documentée du parcours de Jean-Luc Godard, dont l’esquive a peut-être rendu moins lisibles les périodes suivantes. Avec cinquante ans de recul, que reste-t-il de fécond des tentatives conduites par Jean-Luc Godard autour de l’ébranlement de 1968 pour inventer un cinéma politique ? Qu’est-ce qui, de ces expériences, est manifestement obsolète ? Qu’est-ce qui demeure un héritage fertile pour d’autres conjonctures ? Outre une étude détaillée qui cherche à démêler ces questions pour aujourd’hui, ce volume fournit des documents totalement inédits ou jamais traduits en français, des instruments de travail sur les films (séquenciers, sources, matériaux) ainsi qu’un cahier de photos étayant certaines descriptions et analyses.
Extrait du chapitre 6 : L’attraction maoïste (1969)
Pravda
On peut situer le tournage de Pravda en avril, puisque Jean-Henri Roger[1] précise que la démission de Dubček (17 avril 1969) est intervenue au moment où ils étaient en Tchécoslovaquie.
Environ deux mois plus tôt, Godard avait cédé à l’insistance de Jean-Henri Roger en répondant enfin à une invitation reçue en 1968 du nouveau gouvernement tchécoslovaque lié au mouvement démocratique du « Printemps de Prague ». Depuis la fin de l’année 1968, les dirigeants de la télévision tchécoslovaque qui ont lancé l’invitation sont toujours en fonction mais n’ont plus ni budget ni pouvoir : tout le pays est sous la tutelle directe de l’URSS, qui a déployé une armée d’occupation considérable : il est question de 600000 soldats. Avec l’aide du producteur Claude Nedjar, qui vient de produire des films de René Allio et de Philippe Garrel, ils obtiendront de Grove Press (une compagnie disposant d’un puissant réseau de ciné-clubs universitaires américains) assez d’argent pour partir en tournage. Ceci au prix d’une petite mise en scène décrite par Jean-Henri Roger comme une « escroquerie ». Il reçoit dans la salle de montage un appel téléphonique de Nedjar, qui lui prescrit de faire semblant de travailler sur la bobine qu’un coursier de Gaumont va lui apporter dans les instants suivants. Pendant qu’il s’exécute et fait mine d’agencer des plans d’actualités qui montrent l’arrivée des chars soviétiques à Prague en août 1968, Nedjar débarque avec des représentants de Grove Press, laissant croire que Godard a filmé cela mais n’a pas les moyens de finir son film. Escomptant un scoop politique et cinéphilique, la compagnie américaine signe immédiatement un engagement sur Pravda (6 000 dollars[2]).
Très peu de temps après, manifestement mal préparés, Jean-Luc Godard, Paul Bourron et Jean-Henri Roger brandissent le Petit Livre rouge de Mao à leur descente de l’avion en Tchécoslovaquie, décidés à filmer « le révisionnisme en acte » :
C’est faux de croire que le montage a été fait contre le tournage. Il n’a jamais été dans le projet de Jean-Luc d’interviewer les gens ou de chercher l’information. On était dans une situation paradoxale, parce que quelque part, on avait un peu de mépris pour les « socialistes à visage humain » : pour nous, c’étaient des sociaux-démocrates. On n’avait pas compris qu’à ce moment précis, les sociaux-démocrates étaient révolutionnaires. Dubček, sans blaguer, a fait plus pour lutter contre le « révisionnisme » que nous tous réunis ! Prague, c’est la fin de l’hégémonie idéologique des partis communistes sur l’intelligentsia. […] On faisait des raccourcis rapides : pour nous, Věra Chytilová, qui tournait en studio alors que les chars étaient rentrés, ne valait dès lors pas mieux qu’Autant-Lara qui tourne pendant l’occupation ! Notre ligne politique nous empêchait de voir quelque chose de réel qui s’était passé[3].
Le film entrepris par J.-L. Godard et J.-H. Roger se situe politiquement dans une orientation maoïste qu’il est donc utile d’avoir à l’esprit (voir, en annexe de ce chapitre, la note sur le régime albanais face au « Printemps de Prague »). Par la voix du premier ministre Chou En-Lai, dès le 23 août, le gouvernement chinois condamne très fermement l’intervention soviétique en la qualifiant d’impérialiste[4]. Quelques jours plus tard, Hoxha lui emboîte le pas avec un geste fort : la République populaire d’Albanie sort du pacte de Varsovie. La logique qui conduit à préférer les « ultra-révisionnistes » aux révisionnistes à partir de l’intervention militaire donne le primat au rejet de l’impérialisme soviétique[5] sur la caractérisation de l’orientation politique des régimes : « L’attaque fasciste et l’occupation de la Tchécoslovaquie par les révisionnistes soviétiques ont déchiré entièrement le masque de la clique du Kremlin. » Plus loin, Hoxha déclare : « Les articles et les commentaires de notre presse et de Radio Tirana ont été suivis à l’étranger avec un grand intérêt, et les prises de position héroïques, résolues, justes et marxistes-léninistes qui y sont mises en évidence, ont rehaussé l’autorité de notre Parti[6]. »
En effet : Godard et son équipe sont des auditeurs assidus de Radio Tirana, dont on entend un extrait de retransmission francophone dans Pravda (48’30’’). C’est d’ailleurs par cette radio, rapportait Jean-Henri Roger, qu’informés d’une mobilisation d’étudiants en philosophie occupant leur université, ils s’y sont précipités pour les filmer. Ceci leur attire la méfiance accrue des autorités pro-soviétiques, inquiètes des complicités par lesquelles ils ont su où aller avant même que la police ne soit avisée du foyer de contestation. Cet épisode précipite la fin de leur tournage, puisqu’à sa suite, on ne leur laisse plus ni interprète ni voiture.
Le film se présente finalement en quatre parties d’inégale durée, dont le découpage est annoncé explicitement dans la bande-son, qui consiste en longs monologues épistolaires entre Vladimir (Jean-Henri Roger) et Rosa (?), en allusion à Vladimir Lénine et Rosa Luxemburg. La première (8 minutes) consiste en une énumération parfois drôle et délibérément caricaturale des signes visibles du caractère capitaliste du pays visité, qui n’est pas tout de suite nommé. La deuxième (23 minutes) annonce une rationalisation des éléments de « connaissance sensible » de la première, autour de la caractérisation comme révisionniste et occidentaliste du régime tchécoslovaque. La troisième (23 minutes), elle-même subdivisée en six moments[7], se propose de « mettre un son juste avec une image fausse », c’est-à- dire d’exposer oralement en quoi devrait consister selon le marxisme-léninisme une société réellement socialiste, en transition entre le capitalisme et le communisme. La brève quatrième partie[8] (à peine 5 minutes) envisage un « retour à la pratique » (du peuple « tchèque[9] ») supposé mieux équipé par ce qui précède, en vue de la résistance « contre le social-impérialisme soviétique ».
Le titre, Pravda, qui signifie « vérité », est aussi celui du principal organe de presse du parti bolchevique depuis longtemps avant la prise du pouvoir en Russie. Synthétiquement, il annonce que le film se fait fort de dire la vérité sur le révisionnisme[10]. L’usage de ce terme fait reposer la valeur d’une orientation politique sur sa fidélité plus ou moins formelle à un certain nombre d’énoncés marxistes tenus pour centraux. À ce titre, il fait prévaloir le principe d’une orthodoxie sur celui d’une « fidèle infidélité[11] » qui ferait vivre le(s) marxisme(s) en mobilisant, face à la variété des conjonctures, leurs outils de pensée et d’action plutôt que leurs résultats – qu’il y a toujours lieu d’historiciser.
Or, précisément, s’il faut caractériser un film politique par son intervention dans la conjoncture, celle pratiquée par Pravda est plutôt déroutante : le démontage du caractère révisionniste du régime tchécoslovaque n’envisage qu’in extremis, dans les tous derniers instants du film, la question d’un soutien à son peuple face à l’occupation militaire soviétique. Et encore, cette déclaration se limite-t-elle à l’énoncé déclamatoire du mot d’ordre « Vive la résistance du peuple tchèque contre le social-impérialisme soviétique » (qui précède celui de « Vive la pensée-Mao-Tsé-toung ! »). Si la présence de tanks dans les campagnes est constatée plus tôt dans le film, on ne peut pas dire qu’elle infléchisse le cours de sa leçon théorique. Ainsi, l’exposé sur le révisionnisme ne s’ajuste-t-il nullement à la conjoncture dans laquelle il est filmé : on se demande même pourquoi un exposé qui concerne tous les pays déclarés « socialistes » qui n’ont pas rejoint le giron de la Chine choisit celui dont la situation politique rend alors la critique la plus délicate ; ou pourquoi ce caractère délicat n’est pas l’occasion d’essayer de dégrossir cette critique massive. Quant au retour à la pratique prôné dans la dernière partie : dans la mesure où le film est réalisé en français (il en existe une version anglaise, où la voix de Jean-Pierre Gorin remplace celle de Jean-Henri Roger) et n’est pas destiné à un public tchécoslovaque mais à des spectateurs de l’Ouest, quelle pratique transformée des militants occidentaux viserait donc cet exposé du révisionnisme en Tchécoslovaquie ?
Son caractère politique doit bien se disposer autrement. Comment ? D’après le commentaire off, la première partie consacrée à la connaissance sensible doit être dépassée par la connaissance rationnelle déployée dans la deuxième et approfondie théoriquement dans la troisième, la quatrième appelant à un retour à la pratique. La volonté d’exposer le mécanisme d’un procès de connaissance dialectique est ici manifeste, même s’il y a sans doute à redire sur ce qu’il en est : cela relève bien davantage de la proclamation que de l’exercice réel de la pensée dialectique. L’impression est forte que ce cadre formellement supposé dialectique a été rempli, d’une part, à partir des éléments empiriques glanés sur place et présentés d’autant plus délibérément en désordre en première partie qu’il faut donner l’impression de les ordonner ensuite ; et, d’autre part, par le placage dogmatique de textes marxistes-léninistes qui ne concernent d’ailleurs pas forcément la Tchécoslovaquie.
Peut-être pour la première fois depuis qu’il est question de Godard dans les colonnes de Positif, Pravda donne lieu à un article qui ne se laisse pas embarrasser par le passif déclaré de la revue avec le cinéaste, où Paul-Louis Thirard[12] propose un regard avisé sur le film. Avant d’aborder Pravda, au moment de conclure la partie de son article consacrée au film de Joris Ivens et Marceline Loridan tourné au Laos, il écarte toute tentation sectaire[13] et après avoir conclu que dans le cinéma d’Ivens, le passage de la Troisième Internationale (Staline) au maoïsme « n’amène pas d’amélioration », il poursuit :
Pour Godard au contraire, il me semble que Pravda marque une étape, un effort vers une clarification politique plus grande. La confusion règne encore, mais commence à se situer, à prendre conscience d’elle-même. […] l’essai pour faire « autre chose » ne se donne pas pour achevé ni réussi. […]
Le mérite de Pravda est d’essayer quelque chose en ce sens [d’un « langage nouveau et cependant compréhensible »], puis de s’arrêter et de réfléchir sur le caractère insatisfait de son essai. Le film prend donc ici tout son sens dialectique – et permet la discussion : tel qu’il se présente en effet, c’est la première partie qui semble transmettre le plus clairement, le plus efficacement le propos de son auteur.
C’est la première force, singulière, de cette lecture du film, que de ne pas s’en laisser conter par les propos du film, ni par ceux dont le cinéaste le sature ou l’entoure.
Le lieu (« ici ») où se joue la dialectique du film ne serait pas sa supposée construction en parties qui miment la relève dialectique de chacune par la précédente, mais l’inscription de son caractère ni « achevé ni réussi », son exposition comme « essai », « insatisfait ». Dès lors, contre le discours du film lui-même, il devient possible d’envisager que son propos soit le plus clair, le plus nu, dans sa première partie. Il faudra donc y revenir.
Pour la suite du film, P.-L. Thirard souligne que les déclarations de Mao convoquées dans la deuxième partie « sonnent creux » et
nous servent peu. D’où le leitmotiv de la troisième partie : « il faut l’analyse concrète d’une situation concrète. » Et cette analyse souhaitée-regrettée n’est pas là : puisque le début ne la donne pas, ni l’essai pour « faire politiquement » du cinéma. […]
Ici, le thème général de la « lutte contre le révisionnisme » peut nous trouver prêts à l’acquiescement, mais c’est tout de même un thème bien vague – et la Tchécoslovaquie est un problème bien concret. […] que représentent, très concrètement, cette amorce de libéralisme du « printemps » Dubček, puis la « remise au pas » par les chars russes ? Tout ça c’est pareil, c’est la même chose ? Pour tous ceux qui l’ont vécu ? Pour les chances d’une formation, d’une croissance, de l’esprit révolutionnaire dans ce pays ? La vague des formes de type comités de base, comités d’usine, qui dans une situation somme toute peu stable, avaient une chance de développement ? Ce sont là, je l’avoue, les questions que je me pose sur l’affaire tchèque, et je trouve bien léger celui qui s’en tire en récitant un catéchisme – quel qu’il soit.
La vision du film incite à prolonger ce propos : l’évocation de la cinéaste Věra Chytilová, rencontrée et filmée sur place, et rejetée dans le film[14] après sa déclaration que, travaillant pour un cinéma d’État, elle n’a pas à se plaindre d’un manque de liberté. Tout comme les autres Tchécoslovaques dont on voit des fragments d’interview, aucune précaution n’est prise à l’égard des propos postulés libres devant la caméra, alors qu’ils sont notoirement prononcés dans un pays occupé par l’URSS. Godard inscrit dans le film qu’il est en train de faire, aussitôt après la déclaration de Chytilová : « Peut-être arrêter de faire du cinéma et que d’autres gens en fassent. Forman, aujourd’hui, par exemple, fait un film avec la Paramount, et la Paramount pour moi, c’est la même chose que Novotný[15] » (24’). Faut-il comprendre que les autres doivent arrêter de faire du cinéma, tandis que lui-même fait un film? Ou bien qu’il fait un film pour se débattre avec la question d’arrêter de faire du cinéma ?
Se gardant bien de conclure, P.-L. Thirard signale tout de même que Godard
semble bien conscient du caractère hésitant, tâtonnant de son propos formel, et que d’autre part il semble avoir fait l’impasse sur le fond, avoir adopté une fois pour toutes une solution dogmatique et tout compte fait confortable (au moins mentalement). Or les deux ne sont pas si liés qu’on le dit dans les manuels ; toutefois, un approfondissement dans le domaine du fond pourrait amener à reconsidérer utilement la manière « politique » et révolutionnaire de faire du cinéma.
En soulevant la « manière politique » de faire du cinéma, Thirard s’extrait déjà de cette dialectique probablement vaine de la forme et du fond. Et, en effet, contrairement à ce qu’il serait confortable de croire, le lien entre un « contenu » politique élaboré le plus justement possible et l’invention d’une « forme » judicieusement adaptée est tout sauf mécanique ou immanent. Du reste, il est probable que rien ne ressemble davantage à un film de Godard qu’un autre film de Godard, quel qu’en soit le « contenu ». Ce qui devrait inciter à prendre au sérieux la transcendance de l’auteur.
Entre les proclamations et la réalité, un écart souvent inaperçu peut être béant : des Cahiers à Cinéthique, la séduction opérée par le mime de la dialectique dans la structure du film, même sans être dupe de l’absence criante d’« analyse concrète de la situation concrète », laisse penser que c’est bien ainsi qu’un film matérialiste et dialectique devrait tendre à procéder. Il est certain que Jean-Paul Fargier pense aux films de Godard quand il rédige les articles théoriques qui en dessinent le programme, même quand il ne traite pas de ces derniers[16]. Il en va de même aux Cahiers, dans un texte non signé où la distance prise avec Pravda est immédiatement suivie d’une célébration :
C’est en effet la première fois qu’est posée, dans un film, la nécessité d’un travail philosophique des images et des sons ; toujours une philosophie honteuse, méconnue comme telle, a informé cette pratique, mais sous le couvert de la « pensée » individuelle de l’artiste (la « philosophie » de Bergman, de Hawks, de Chaplin, etc.), c’est-à-dire généralement une vague métaphysique existentielle cautionnant des produits plus ou moins intéressants, plus ou moins « beaux », plus ou moins nouveaux et rigoureux, mais dans l’ensemble conçus en fonction d’une philosophie parfaitement impersonnelle (et, elle, méconnue et inconsciente) de la fabrication et de l’utilisation des images et des sons, la philosophie dominante, reflétant les lois du marché[17].
Or, plutôt que de penser depuis un point de vue curieusement surplombant que Godard serait le premier (avant même Jean Epstein ou S. M. Eisenstein ?) à poser la nécessité d’un travail philosophique sur un objet aussi vaste que flou, « les images et les sons », et de se lamenter de la faiblesse de la philosophie « méconnue et inconsciente » d’autres cinéastes, il serait plus fécond de suivre la piste suggérée par P.-L. Thirard : porter une plus grande attention à la première partie du film, celle que le film lui-même nous invite à rejeter comme étant « seulement des impressions de voyage, des souvenirs comme Delacroix en Algérie, comme Chris Marker à la Rhodiaceta ».
Delacroix a peint les Femmes d’Alger dans leur appartement (1834) près de deux ans après un séjour d’au plus trois jours à Alger. Cela n’a pas empêché son tableau de demeurer marquant, en particulier dans la formation d’un style « orientaliste » qui perdura bien au-delà de l’œuvre de ce peintre. Quant à Chris Marker, son film À bientôt, j’espère, tourné en 1967 à la Rhodiaceta, constituait pour Godard et bien d’autres une référence positive en matière de liaison d’un cinéaste avec les luttes ouvrières dès avant 1968. L’affirmation que la première partie du film consiste en impressions de voyages n’a pas nécessairement une vocation péjorative, malgré le mot dévalorisant « seulement ». Et serait-ce le cas, rien ne nous interdit de réévaluer cette partie, finalement la seule un peu drôle de ce film, bien que les suivantes soient moins sérieuses qu’elles ne s’annoncent.
C’est dans cette partie, presque exclusivement, qu’un jeu étroit de correspondances est établi entre les images et le commentaire off qui les accompagne. Dès l’entrée, on nous prépare explicitement à du « moche » sur le plan d’une enseigne lumineuse pour les pellicules photo Agfa : « Bien-aimée camarade Rosa, tu me demandes dans quel pays je suis et qu’est-ce qui se passe ? Écoute, je ne sais pas très bien : voilà déjà des photos et des bruits ; la couleur est moche : c’est des films ouest-allemands développés dans un labo bulgare[18]. Dans ce pays qu’est-ce qu’il y a ? »
Cette amorce de la voix-off dans un style épistolaire, d’un homme qui prétend ne pas savoir où il est, annonce le principe de ce qui va suivre. D’une part, parce que la voix candide qui parle nous rappelle l’esthétique des Lumières et ses Lettres persanes, dont l’ignorance fabriquée est de nature à changer notre regard sur des évidences admises. D’autre part, d’emblée, cette voix assume la responsabilité des images qui nous sont montrées. Mais aussi, le principe ainsi posé autorise un mode énumératif qui peut être désordonné, que ce désordre soit fortement organisé ou pas. Surtout, enfin, c’est à travers l’exploration du visible par les images choisies et montrées que doit se résoudre la question « dans quel pays je suis ? » et l’élucidation de ce qui s’y passe. Une telle demande adressée au visible est probablement exorbitante et, à ce titre, caricaturale. Sa fonction dans l’économie de l’ensemble est d’ailleurs de rendre indispensable le moment de la synthèse « dialectique » qui doit lui succéder, pour valider le principe même de cette succession comme modèle épistémologique. Ce que cette première partie doit donner à voir, c’est donc une sorte de caricature de l’idéologie du visible[19], plus qu’une caricature de la Tchécoslovaquie elle-même ou du révisionnisme. L’une et l’autre sont les instruments d’une visée plus générale : la démonstration d’une validité de la pensée dialectique. Comment cette validité pourrait-elle convaincre sans être réellement exercée ? C’est le pari à vrai dire d’une dissociation, soulignée par P.-L. Thirard, entre l’objet formel de l’expérimentation et son « fond », littéralement rempli dogmatiquement. La voix de Vladimir conclura finalement cette partie en déclarant, sans doute avec une autorité abusive : « Ce qu’on vient de voir, Rosa, là, c’est la situation concrète en Tchécoslovaquie. »
Rien de moins, donc, et il ne suffirait plus que d’en faire « l’analyse concrète » dans la suite du film, comme si l’analyse concrète d’une situation concrète relevait de deux mouvements hétérogènes qui pourraient être si facilement dissociés. Pour que l’analyse soit concrète, il aurait fallu déjà intervenir dans la situation (elle-même concrète) au moment de l’appréhender. Peut-être était-ce le cas de la part d’une équipe descendue de l’avion en brandissant le Petit Livre rouge, mais ce n’est pas inscrit dans le film.
Le dispositif de la voix-off, adopté dès l’incipit, incite donc à caricaturer les données visibles. Dès lors, le comique de la caricature se déploie en s’appliquant à accumuler des éléments peu singuliers, qu’on pourrait empiriquement observer dans n’importe quel pays européen. Comme dans la projection d’un film amateur ou de famille, la voix-off souligne les éléments contextuels absents de l’image, ou bien ce qui n’a pas pu être filmé. En tête de cette énumération, dans une parfaite redondance de la voix et de l’image qui filme un écran de télévision noir et blanc : « Il y a des speakerines de télé avec des chandails en cachemire ». Puis, comme cela se rencontre souvent chez Godard, l’amorce et la reprise de l’énonciation que la voix interrompt après un accident d’élocution : « Trois… Trois… Il y a des endroits où on travaille et dans ce pays… Trois. Il y a des endroits où on travaille et dans ce pays, ils sont drôlement tristes : sans doute il n’y a pas encore eu de révolution. » Le bégaiement du texte et l’oxymore (« drôlement triste ») contribuent au gag soudain du syllogisme absurde : « sans doute il n’y a pas encore eu de révolution ». En effet, toute cette partie déploie son caractère comique dès qu’on la prend au mot pour en expliciter les présupposés. S’il y avait eu une révolution, personne n’aurait l’air triste ? Cela renvoie à toute une propagande des « lendemains qui chantent » et de la « vie belle et joyeuse[20] ».
L’une des premières images du film montre une usine sur laquelle a été peint le graffiti « Pravda vitezi ! », mais la voix-off ne nous précise pas que cette devise, qui signifie « la vérité triomphe », était celle du président de la République tchèque dès 1918. Elle est manifestement tracée sur cette façade en signe de défiance aux occupants soviétiques.
Parmi une série d’occurrences d’un antiaméricanisme délibérément primaire et d’un comique confinant à l’absurde, des écrans noirs doivent témoigner des images absentes : « Ça c’est l’image d’une jeune ouvrière en bikini mais on n’a pas le droit de vous la montrer parce qu’elle a été vendue à la Columbia Broadcasting Corporation. » Ou : « Encore une image qu’on n’a pas le droit de voir parce que les actualités tchèques l’ont vendue à une entreprise ouest-allemande. » Une extension de l’antiaméricanisme à l’anti-occidentalisme laisse percer les signes d’un stalinisme implicite : « Les jeunes travailleurs aiment les Beatles et le gouvernement leur permet d’avoir les cheveux longs. » On pense ici à la remarque d’Enver Hoxha sur les « voyous aux cheveux longs[21] ». Cette phrase est aussitôt suivie de la conclusion logiquement absurde, « On doit être en Yougoslavie », compréhensible uniquement en référence au rejet virulent de l’autonomisation du régime yougoslave de Tito après la guerre, qui engendra une campagne internationale de calomnies staliniennes axées sur la dénonciation de l’ « hitléro-titisme ». On trouvera à la fin de cette partie une autre occurrence de ce stalinisme d’inspiration pro-albanaise (ou pro-chinoise) : « De même, le rapport Kroutchev qui a aggravé volontairement la confusion sur la question de Staline est devenu le meilleur allié de l’impérialisme bourgeois dans sa lutte féroce contre la lutte révolutionnaire. »
Toujours sans aucune logique, la rectification intervient aussitôt après l’hypothèse de la localisation en Yougoslavie : « Non, on est en Tchécoslovaquie. » L’image d’une horloge ornée d’une inscription en tchèque vient étayer cette déclaration. Les remarques suivantes soulignent que la voix parle aussi bien de la France d’un point de vue insatisfait : « C’est rempli de traditions historiques de l’Ouest : le dimanche, les travailleurs préfèrent laver leurs autos plutôt que de baiser leurs femmes. […] il y a des transports en commun pour les travailleurs les moins favorisés. » Les signes d’occidentalisation sont traqués, jusqu’à l’absurde, comme autant de symptômes d’une société capitaliste : « Dans les hôtels, on vend des photos de reproductions de Playboy. Il y a encore pas mal de petits commerçants, surtout dans les grandes villes. […] D’ailleurs, il n’y a pas que les Américains, il y a aussi des marques japonaises et italiennes qui font de la publicité à mort. »
Un certain sexisme n’est pas absent de ces observations. Se succèdent des plans d’une télévision noir et blanc où l’on voit une nouvelle speakerine, incarnant la propagande d’État : « Ça, c’est toujours la même menteuse. » Et peu après, un modèle de publicité : « Ça, c’est une poule de luxe qui racole les consommateurs. » Avec humour, Paul-Louis Thirard soupçonne Godard d’avoir filmé sa propre chambre d’hôtel pour rendre l’image de la pièce exiguë qui illustre le commentaire : « Pour dormir et faire l’amour, le gouvernement a construit des logements égalitaires. » Ici, l’ironie de la confrontation du texte et de l’image, dans laquelle « égalitaire » vient remplacer le mot « étroite » qu’inspire la vue de la chambre, ne témoigne pas franchement d’une critique « de gauche » du pays « socialiste » visité. Est-ce le même regard qui est attentif au partage social des voitures[22] ?
« Les travailleurs regardent de travers la façon dont on a divisé la production automobile en deux. Les grandes autos pour les dirigeants, les petites autos pour les travailleurs à condition qu’ils aient de l’argent pour les acheter. » En fait, la nature du regard porté sur la Tchécoslovaquie, par des militants occidentaux « petits-bourgeois », est non seulement assumée, mais caricaturée elle aussi : « Ça, c’est une vue de Prague vue d’une fenêtre d’un hôtel pour les touristes de l’Europe de l’Ouest. […] Ça, c’est une banlieue prolétarienne. »
Les remarques les plus caustiques, mais pas franchement les plus gauchistes, sont celles qui concernent la question de la propriété collective. Elles mobilisent le caractère le plus candide de la voix de Vladimir :
Ça pourrait quand même être un pays socialiste. Les cerisiers qui sont au bord de la route, sont vraiment au bord de la route, pas derrière les barrières, ce qui fait que tout le monde peut utiliser ces produits de l’agriculture.
[…] Ça, c’est les grillages, le gouvernement entoure avec ça tout ce qui est la propriété privée du peuple. Ça, ça n’appartient à personne : c’est du blé collectivisé. […] Le journal du syndicat affirme que cette locomotive appartient aux voyageurs et aux cheminots.
La répression est tout de même évoquée, d’abord gravement : « Il y a des tanks, tu entends? Oui : des tanks qui surveillent les paysans. » Puis avec légèreté, en mobilisant un nouveau syllogisme absurde : « On est dans un pays socialiste et qui dit socialiste dit rouge »… aussitôt expliqué : « le rouge du sang versé par les travailleurs pour leur émancipation ». C’est l’occasion d’une explication un peu perverse, de type « pile, je gagne, face, tu perds », puisque ce qui part à droite peut aussi se désigner comme venant de gauche : « Il y a eu des combats entre les différents rouges : le rouge qui vient de gauche et le rouge qui part à droite. » Cela s’entremêle avec une observation cocasse à la Tintin : « Ça c’est une grande usine de Prague avec les portraits des représentants du peuple. […] Pendant la nuit, les portraits des dirigeants des travailleurs ont été enlevés. »
Le constat de la répression cesse vite de relever de l’observation, et déjà l’explication antirévisionniste y est attachée :
La classe ouvrière tchèque et slovaque essaie de parler en vain : elle ne comprend plus son parti qui lui donne des ordres en russe. Voilà les fantômes de la Deuxième Internationale. Ils s’abattent comme des vampires sur la classe ouvrière tchécoslovaque.
« Dès qu’un corbeau voit une rose, il se prend pour un rossignol », proverbe géorgien[23]. Ces fantoches et ces traitres ont un nom : hier Bernstein et Kautsky, aujourd’hui Brejnev et Kossyguine.
Ils tirent sur le peuple tchèque et slovaque avec le revolver de James Bond qu’ils ont repeint en rouge pour brouiller les pistes devant les honnêtes communistes.
Les « fantômes de la Deuxième Internationale » sont représentés à l’écran par les corbeaux Heckel et Jeckel d’un dessin animé filmé sur une télévision noir et blanc. Un terminus de tramway, avec ses rails circulaires, est filmé en grande plongée, produisant l’allégorie d’une politique qui tourne en rond. De même, c’est la carrosserie peinte en rouge d’un tramway qui tantôt « vient de gauche » et tantôt « part à droite », dans un plan serré où la couleur occupe tout l’écran. Une rose rouge, leitmotiv, échoue dans une flaque boueuse avant d’y être piétinée : elle aussi allégorique par sa couleur d’un communisme heureux… qui « tombe à l’eau » avant d’être écrasée[24].
La négligence délibérée du « contenu » et du travail d’enquête comme d’analyse politique autonome, déjà repérable dans British Sounds, se déploie de façon un peu plus assumée dans Pravda, où une dose d’humour doit la compenser. Cela nous confirme surtout que la valeur espérée du film se situe bien davantage dans son caractère de brouillon d’un modèle de construction dialectique, en même temps que les moyens légers mobilisés doivent indiquer l’accessibilité économique d’une telle démarche pour la plupart des cinéastes militants.
Cette dimension humoristique n’est pas négligeable. Jean-Henri Roger pouvait rapporter :
Je me rappelle, avec Jean-Luc, on voulait faire un film sur Mai 68 avec Jerry Lewis. On avait rencontré Jerry Lewis, qui avait dit oui ! Et puis quand il est rentré aux États-Unis, il devait y avoir une armée d’agents qui lui ont dit que… (Quand tu vois les merdes qu’il a fait après en France, il aurait mieux fait de faire ça!) On voulait lui faire jouer Séguy [le secrétaire général de la CGT] et Pompidou en même temps ! Dans le genre Les Tontons farceurs et Ya, ya, mon général. Il avait dit oui. On l’avait rencontré et ça l’excitait de faire ça. Ça le faisait rire, parce que c’est un cinéphile Jerry Lewis, alors Godard, c’est quelqu’un pour lui[25].
L’intérêt jamais démenti de Godard pour Jerry Lewis, à travers les périodes diverses de son travail[26], peut notamment s’expliquer par son admiration pour un des maîtres du gag visuel, et à ce titre, inspirateur d’images qui « littéralisent » des énoncés.
Dans la version anglaise livrée à Grove Press, Jean-Pierre Gorin prête sa voix à Vladimir : on peut en déduire que le montage de Pravda a été achevé à un moment où il n’est plus seulement un contact avec lequel les dialogues son occasionnels, mais le complice d’une collaboration étroite qui va bientôt s’installer. Dans cette hypothèse, le montage de Pravda serait consécutif au montage de Vent d’est[27], tourné entre mai et juillet 1969.
Notes
[1] Les témoignages de Jean-Henri Roger évoqués ci-dessous sont issus de l’entretien enregistré avec lui le 3 septembre 2002 et de son intervention de 2011 pour les bonus de l’édition DVD de ces films par Gaumont dans le coffret Godard politique.
[2] Cf. infra, livre II, « Le « groupe » Dziga Vertov en Amérique ».
[3] Entretien enregistré avec Jean-Henri Roger, le 3 septembre 2002.
[4] Les principales positions officielles adoptées par le gouvernement chinois sur la Tchécoslovaquie en 1968 sont réunies dans une brochure éditée en français : Faillite totale du révisionnisme moderne soviétique, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1968.
[5] Pour s’orienter parmi les arguments politiques mobilisés dans les différentes prises de position face aux événements, l’exposé lucide publié par la Ligue communiste est précieux : L’Intervention en Tchécoslovaquie. Pourquoi ?, documents de formation communiste, Cahiers « rouge », n° 5, mars 1969.
[6] Enver Hoxha, « De la situation internationale actuelle », extraits du rapport présenté au 5e plénum du CC du PTA, 5 septembre 1968, p. 218, consultables sur : http://ciml.250x.com/archive/hoxha/french/enver_tome4.pdf
[7] Respectivement : « LES CADRES » (3’), « LA RÉÉDUCATION DES INTELLECTUELS » (4’), « LA PAYSANNERIE » (6’) (cette partie est presque intégralement empruntée à un texte de B. Brecht dans lequel sont rétablis les noms de Lénine et Rosa Luxemburg sinisés par l’auteur : « Faire sa tâche et laisser la nature faire la sienne », Me-Ti, Livre des retournements, op. cit., 1968 : p. 33-36 ; 1978 : p. 33-35.), « L’ARMÉE » (3’) (cette partie puise dans l’histoire de la Commune de Paris, érigée en modèle d’armée révolutionnaire), « LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT » (3’) et « TROISIÈME INTERNATIONALE » (4’).
[8] Le texte du commentaire publié dans les Cahiers du cinéma (n° 240, juillet-août 1972, p. 19-30) découpe le commentaire en paragraphes numérotés. On peut préciser que la première partie s’étend des § 1 à 48, la deuxième du § 48 au § 70, la troisième du § 71 au début du § 79. La quatrième est incluse dans le § 79.
[9] La considération des singularités nationales tchèque et slovaque était en jeu dans le projet de révision de la constitution annoncé par le nouveau gouvernement Dubček dès le début de l’année 1968.
[10] Ce terme, « révisionnisme », remonte dans l’histoire du marxisme à la critique du rejet de l’orthodoxie marxiste par Bernstein dans les années 1890 et revient périodiquement pour opposer cette orthodoxie à ses écarts. Cf. « Révisionnisme », in Gérard Bensussan et Georges Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme [1982], Paris, Puf, 1999.
[11] Cf. Daniel Bensaïd, « Jacques Derrida et le messianisme sans Messie », Résistances. Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001 (en ligne : http://danielbensaid.org/Jacques-Derrida-et-le- messianisme) : « En quoi la réaction stalinienne et les caricatures du “socialisme réel” auraient- elles donc justifié ou excusé une coexistence polie avec un marxisme bureaucratisé mué en raison d’État ? En quoi auraient-elles jamais pu justifier de renoncer, fût-ce temporairement, d’en appeler à Marx contre ses “ismes” ? Il était au contraire d’autant plus impératif d’attiser les braises de son “courant chaud” contre les cendres de son “courant froid”. […] Fidèle infidélité ? Infidèle fidélité ? L’héritage n’est pas une propriété, une richesse acquise, que l’on met en banque pour faire des intérêts et des dividendes, mais “une affirmation active, sélective, qui peut parfois être réanimée et réaffirmée plus par des héritiers illégitimes que par des héritiers légitimes”. Tout dépend de ce qu’ils en feront. L’authenticité de leur engagement passe nécessairement par cette épineuse question de savoir que faire de l’héritage. »
[12] Paul-Louis Thirard, « Deux films “maoïstes” (Le Peuple et ses fusils, Pravda) », Positif, n° 114, mars 1970, p. 1-7 (l’article est en ouverture de numéro). Paul-Louis Thirard prend la précaution inaugurale de ne donner « aucun caractère normatif » à la position critique de Positif – ce qui détonne largement avec la ligne éditoriale des Cahiers du cinéma ou de Cinéthique pendant la même période –, mais refuse le faux choix entre « indépendance critique et soutien militant ». Il solde d’abord le dernier passif de la revue avec « Godard, il y a si peu de temps en butte aux éloges dithyrambiques d’Aragon », et s’empresse de motiver l’approche sérieuse des deux films qu’il a choisi d’aborder : « Depuis le temps qu’on réclame du cinéma politique, militant, en voici ».
[13] Il évoque (Id.) « une caractéristique qui affecte souvent l’adaptation par des militants occidentaux […] des thèmes de propagande de type chinois. Il y a une facilité dont nous nous garderons qui consistait à se prévaloir de l’attitude chinoise envers Staline (attitude d’ailleurs pas si simple que ça), et des procédés sommaires de certains pro-chinois ici, pour en déduire hâtivement : c’est tout simplement une bonne vieille propagande stalinienne. Il faut se garder de cette assimilation hâtive. Mais force est bien de constater qu’un des éléments qu’on pouvait le plus justement reprocher à la “bonne vieille propagande stalinienne”, c’est justement ce côté simplificateur abusif, ce côté “je vous communique la vérité”, avec d’ailleurs toute la patience pédagogique qu’il faut, sans craindre la répétition ni le risque d’ennui. Le mouvement révolutionnaire en occident européen est quelque chose d’encore extrêmement flou, et s’adresser à ses militants demande à la fois clarté et prudence. Il n’y a pas de “recette” ; il n’y a pas de doctrine en “isme” qui résolve tous les problèmes : pas plus aujourd’hui le maoïsme qu’hier le stalinisme – ou le trotzkysme [sic]. »
[14] Dans le bonus de l’édition DVD Gaumont de Pravda, Jean-Henri Roger souligne que tous les contacts qui auraient dû être amicaux en Tchécoslovaquie, tel celui avec Věra Chytilová, tournaient court parce que Godard « s’engueulait avec eux au bout de trois minutes ».
[15] Antonín Novotný fut président de la République tchécoslovaque communiste de 1957 à 1968 (il fut destitué par le Printemps de Prague). Le moins que l’on puisse dire, c’est que pour Miloš Forman, la Paramount n’était pas la même chose que Novotný : lorsqu’il quitte la Tchécoslovaquie fin 1967, c’est pour échapper à la menace de dix ans de prison suite à son film Au feu les pompiers !, dans lequel les bureaucrates au pouvoir ont détesté se reconnaître. Son exil, vu par Godard comme un confort auprès de la Paramount (très relatif puisqu’il devra racheter les droits de son film Taking Off pour pouvoir le tourner pour un budget modique avec Universal), il l’a payé assez cher : par exemple, il ne pourra revoir ses enfants qu’après plusieurs années (cf. Miloš Forman et Jan Novak, … et on dit la vérité. Mémoires, Paris, Robert Laffont, 1994).
[16] Cf. Jean-Paul Fargier, « La parenthèse et le détour », Cinéthique, n° 5, septembre-octobre 1969, p. 15-21 (repris dans Jean-Paul Fargier, Ciné et TV vont en vidéo (Avis de tempête), Paris, De l’incidence éditeur, 2010, p. 117-136) ; et Jean-Paul Fargier, « Le processus de production du film », Cinéthique, n° 6, janvier-février 1970, p. 45-55, en ligne : http://revueperiode.net/le-processus- de-production-de-film/). Ce dernier article est largement inspiré de l’approche du « disciple » d’Althusser, Michel Pêcheux, sous le pseudonyme de Thomas Herbert, « Pour une théorie géné- rale des idéologies », Cahiers pour l’analyse, n° 9, été 1968, p. 74-92.
[17] [s. n.], « Le “groupe Dziga-Vertov” (1) », Cahiers du Cinéma, n° 238-239, mai-juin 1972, p. 36.
[18] Il est bon d’avoir à l’esprit le partage alors assez étanche de l’Europe par le Rideau de fer, qui devait rendre improbable le traitement d’une émulsion fabriquée à l’Ouest dans un laboratoire d’un pays de l’Est. Il n’est donc pas certain que ce fait soit vrai, et il est plus probable que les pellicules auront été traitées dans un laboratoire français au retour de l’équipe. Ne serait-ce que pour éviter qu’elles soient retenues à cause de mesures de censure administrative dictées par les Soviétiques.
[19] « [C]ette idéologie du visible (et ce qu’elle implique : masquage, effacement du travail) qu’a définie Serge Daney : “[le cinéma] postulait que du réel au visuel et du visuel à sa reproduction filmée, une même vérité se reflétait à l’infini, sans distorsion, ni déperdition aucune. Et l’on devine que dans un monde où l’on dit volontiers je vois pour je comprends, un tel rêve n’ait rien eu de fortuit, l’idéologie dominante – celle qui pose réel = visible – ayant tout intérêt à l’encourager. […] Mais pourquoi, remontant encore plus loin, ne pas mettre en cause ce qui sert à la caméra et qui la précède : une confiance proprement aveugle dans le visible, l’hégémonie, acquise peu à peu par l’œil sur les autres sens, le goût, le besoin qu’une société a de se spéculariser, etc. […] Le cinéma a donc partie liée avec la tradition métaphysique occidentale, tradition du voir et de la vision” » (Cf. Jean-Louis Comolli, « Technique et Idéologie (I) », Cahiers du Cinéma, n° 229, p. 8, repris depuis dans Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, Lagrasse, Verdier, 2009, p. 123-243. La citation de S. Daney est extraite de « Sur Salvador », Cahiers du Cinéma, n° 222, 1970, repris dans Serge Daney, La Rampe, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1996, p. 16-17).
[20] Cf. Joseph Staline, Pour une vie belle et joyeuse, Paris, Bureau d’Éditions, 1936.
[21] « Maintenant il est clair pour tous qu’en Tchécoslovaquie c’est la bourgeoisie, ce sont les réactionnaires et les fascistes, les voyous aux cheveux longs, financés par la bourgeoisie internationale, qui font la loi. » Cf. Enver Hoxha, « Où va la Tchécoslovaquie ? », Zëri i Popullit, 21 avril 1968, p. 213, consultable sur : http://ciml.250x.com/archive/hoxha/french/enver_tome4.pdf
[22] On connaît le goût de Godard pour les voitures de luxe, dont Michel Poicard dans À bout de souffle reconnaît d’un coup d’œil la marque et le modèle. Sa politisation le conduit à accumuler les destructions de ces objets typiques de la modernisation américanisée de la société française d’après-guerre (cf. Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc, op. cit.) dans Week-end, pour lequel il saccage sa propre voiture neuve, comme en sacrifice (cf. AB, p. 373). À présent, il se tourne vers leur production et leurs producteurs, et c’est sur le travail ouvrier d’une chaîne de fabrication de voitures de sport que s’ouvre British Sounds.
[23] Staline était d’origine géorgienne.
[24] Cet usage de la rose rouge rappelle un procédé, entre allégorisation et littéralisation, qu’on rencontre déjà dans de précédents films. Dans La Chinoise, une citation de Mao était traitée très littéralement, sans que le texte en soit fourni, dans un plan où Jean-Pierre Léaud, les yeux bandés, sifflotait le chant d’un oiseau en tentant de le saisir à l’aveugle : « Nombre de camarades du Parti ont encore un très mauvais style de travail, diamétralement opposé à l’esprit même du marxisme-léninisme ; ils sont comme l’homme qui “tente d’attraper un moineau les yeux bandés” » (Cf. Mao Tsé-toung, « Réformons notre étude » [mai 1941], Œuvres choisies, t. III).
[25] Cf. Entretien enregistré avec Jean-Henri Roger le 3 septembre 2002.
[26] Depuis une critique de 1957 (sur Hollywood or Bust de Frank Tashlin, qu’il appelait à considérer avec autant d’attention que Chaplin ou même Alfred de Vigny (Godard par Godard, t. 1, p. 111-113), Godard a toujours fait l’éloge de Jerry Lewis : The Nutty Professor compte parmi les « 10 meilleurs films de 1963 » dans son classement (ibid., p. 253), et dans ses interviews des années 1960, il le salue incidemment pour ses films « austères et comiques » (ibid., p. 295 [novembre 1966]), ou pour ses films « courageux » (ibid., p. 320 [octobre 1967]) face à l’hostilité du milieu hollywoodien. En juin 1972, Jean-Pierre Gorin désarçonnait Michael Goodwin et Naomi Wise en leur déclarant que Jerry Lewis « est un grand cinéaste, au moins pour Jean-Luc et moi, et pour beaucoup d’autres en France. Il est le dernier vrai cinéaste que vous avez, et il sera reconnu chez vous tôt ou tard. […] En un sens, il fait des films davantage expérimentaux et scientifiques – par sa façon de jouer avec le son et l’image, son traitement du montage, sa construction des récits. Which Way to the Front [Ya, ya mon général, 1971], son film le plus récent, est presque mathématique si vous l’examinez en profondeur. Jean-Luc l’a vu cinq fois » (cf. infra, livre II, « Raymond Chandler, Mao Tsé-toung et Tout va bien », p. 488). En 1980, durant un entretien pour la télévision américaine à l’occasion de la sortie de Sauve qui peut (la vie), Godard salue le travail de Jerry Lewis dans Hardly Working (Au boulot Jerry !) : « Pour moi, c’est plus un peintre » (cf. « Dick Cavett Show (3/6) », https://www.youtube.com/watch?v=NA-sUE1qNgMs ). En 1987, lorsque Godard se frotte à nouveau au burlesque en tant qu’acteur dans son propre film Soigne ta droite, il évoque avec Serge Daney le dernier film réalisé par Jerry Lewis, Smorgasbord, en soulignant la performance physique de l’acteur burlesque, dont il se sent incapable (Microfilms, « Jean-Luc Godard 1/2 : Cinéma et télévision », 27 décembre 1987).
[27] Exactement au contraire de ce qui est affirmé, sans doute par confusion, dans les Cahiers du cinéma : « Vent d’est, tourné avant, monté après Pravda » (Cf. [s. n.], « Le “« groupe » Dziga- Vertov” (1) », art. cité, p. 37), il est maintenant certain que Pravda est tourné au printemps 1969 et que son montage n’est probablement achevé qu’après celui de Vent d’est. Cf. infra, livre II, « Le « groupe » Dziga-Vertov en Amérique », p. 467.