Gramsci et le politique
Cet article a été initialement publié dans la revue format papier Contretemps n°18, avec pour sous-titre « De l’État comme « événement métaphysique » à l’hégémonie comme « fait philosophique » ». Peter Thomas est maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Londres (Brunel). Il est l’auteur de l’un des principaux ouvrages de référence du renouveau des études sur Gramsci dans la théorie sociale contemporaine, The Gramscian Moment (2009), dont on pourra lire un compte-rendu par Razmig Keucheyan ici.
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L’une des formes de la prise en compte dans le champ de la philosophie politique des vagues de protestation contre le « nouvel ordre mondial » des années 1990, en particulier des divers mouvements politiques et sociaux du nouveau millénaire, a été le regain d’intérêt pour la nature « du » politique dans sa relation à « la » politique. Même – et en particulier – dans leurs hésitations, leurs faiblesses et leurs défaites, ces mouvements ont été à l’origine du débat sur les paramètres nécessaires à la définition aujourd’hui d’un projet politique de gauche réaliste. Ces discussions ont alors rouvert, au moins pour un courant « minoritaire » significatif, la question de la contribution que la pratique philosophique peut fournir aux projets d’émancipation politique.
Le retour « du » politique
De manière schématique, on peut distinguer entre au moins deux « camps » ou approches principales autour de la question de la nature « du » politique au travail dans la philosophie politique contemporaine de gauche. Un courant, renforcé par ses recoupements avec le renouveau de la normativité dans le champ philosophique dominant, a cherché à formaliser la relation entre « la » politique et un concept particulier « du » politique pensé comme fondamental et formant le terrain ou l’origine de celle-là (« la » politique). Déterminer la nature du politique est alors perçu comme la condition sine qua non de l’élaboration de la pratique politique, précisément parce que la politique n’est représentée que comme l’instanciation conjoncturelle d’une structure « du » politique toujours et nécessairement en excès par rapport à elle. Bien qu’en rien limitée à cette question, la redécouverte de la figure de Carl Schmitt par les représentants de la philosophie politique de gauche (notamment dans le monde anglophone) a sans doute été emblématique de cette initiative.[1] Pour les théories « platonisantes » mal déguisées comme celle de Schmitt et ses avatars actuels, « le » politique n’est pas produit, constitué ou même refoulé par la politique. Il en est au contraire producteur et constitutif, la devançant de manière à la fois temporelle et logique. Dans cette perspective, « le » politique relève d’un domaine autonome et irréductible de l’expérience humaine dont les structures fondamentales et logiques sont distinctes d’autres domaines tout aussi autonomes et irréductibles : « le social », « l’économique », « l’esthétique », etc. Ainsi, tout comme les pratiques sociales quelles qu’elles soient participent de la « logique » du social, les actes politiques quels qu’ils soient doivent participer de, et faire sens au sein de la logique « du » politique.[2]
En dépit du réalisme âprement radical qu’on lui prête parfois, et malgré les tentatives de valorisation de ses présupposés philosophiques prétendument critiques (à savoir, post-kantiens), le concept schmittien du politique participe en réalité d’une des illusions les plus vénérables de la tradition métaphysique occidentale ; en l’occurrence, l’affirmation dogmatique d’un moment porteur de l’essence des évènements contingents qu’il détermine. La philosophie politique, en tant que forme de la philosophie qui pense le politique (et distincte de la science politique moderne qui se limite à l’analyse des « simples » faits politiques), prétend avoir un accès privilégié à ce moment et se présente comme un art de la lecture symptomale des traces du politique dont la nature est précisément de rester caché à jamais en tant qu’essence parmi les faits politiques mondains ou l’activité politique concrète. Mais, bien entendu, cette prétention est tautologique : dès lors que ce concept du politique est lui-même d’emblée une construction métaphysique, un certain type de philosophie métaphysique a nécessairement vocation à y accéder de manière privilégiée dans un rapport de validation mutuelle. Dans cette approche parfaitement traditionnelle, restent impensées, à la fois la production de l’espace conceptuel du politique dans le champ philosophique et la constitution de la philosophie elle-même, les formes matérielles dans lesquelles le politique assoit son hégémonie sur la politique, et la philosophie affirme sa domination sur l’un et l’autre.
Un autre courant (que l’on pourrait peut-être caractériser comme mode « transcendantal » de reconstruction de la pensée politique contemporaine) a tenté une remise en question de cette conception traditionnelle du politique en cherchant à définir les conditions de possibilité d’interventions politiques authentiquement radicales.[3]
Cette approche propose alors de substituer l’idée d’un « politique réel » ou d’une « vraie politique » aux pâles imitations de la philosophie politique traditionnelle et de la politique « officielle ».
Pour Zizek, par exemple, polémiquant contre Schmitt en particulier et plus généralement contre « toute l’histoire de la pensée politique » (qui ne serait rien d’autre « qu’une série de désaveux […] de la logique même d’antagonisme politique »), « une position de gauche radicale devrait insister sur la primauté inconditionnelle de l’antagonisme inhérent à la constitution même du politique » : « la lutte interne qui traverse le corps social ».[4]
Pour Zizek, le politique trouve donc son fondement dans le social, ou plutôt c’est précisément la suppression de la division interne constitutive du social qui nécessite l’émergence du politique comme terrain de sa résolution, elle-même à son tour supprimée ou déformée par le cours réel de la politique. Partant, de manière comparable, des formes contemporaines du conflit politique et social, Alain Badiou et d’autres après lui (Sylvain Lazarus par exemple) estiment qu’une orientation politique vraiment radicale ne peut aujourd’hui exister qu’à une certaine « distance » de l’État, dans un espace non contaminé par la logique de ce que Badiou appelle, dans une formule post-maoïste étonnamment réminiscente de Bordiga, le « capitalo-parlementarisme ».[5] La politique « officielle » contemporaine fait figure de simple déformation du « Réel, site du conflit politique authentique » et d’où peut apparaître « une politique d’une nature différente », selon l’expression révélatrice de Badiou.[6]
Pour cette approche, le rôle de la philosophie consiste à saisir ensemble l’émergence de ces moments de « politique vraie » en tant qu’ils sont symptomatiques de « l’authentiquement » politique et distincts de ses formes de désaveu (chez Zizek), ou d’impostures mimétiques (chez Badiou et Lazarus). Cependant on continue de se demander si ce courant est mieux en mesure que le précédent d’offrir aux mouvements politiques contemporains une compréhension utilisable, soit de la constitution de l’espace « du » politique tel qu’il existe aujourd’hui et du rôle de la philosophie dans ce processus de constitution, soit de leur domination (qui se renforce mutuellement) de la politique elle-même, au-delà d’un appel à la confiance dans une déclaration décisionniste : hic rhodus, his saltus !
La théorie gramscienne de l’hégémonie n’occupe aucune place saillante dans les récents débats au sein de la philosophie politique anglophone. La référence à Gramsci dans la culture intellectuelle contemporaine est fortement influencée par le paradigme du « néo-gramscisme » qui a été plus porté à faire de Gramsci la source d’inspiration d’une théorie (néo-)marxiste viable pour l’étude des relations internationales et leur sous-rubrique d’économie politique internationale, qu’à mobiliser cet auteur dans le cadre de problématiques directement philosophiques. Il paraît donc d’autant plus intéressant d’observer comment l’histoire des interprétations de la théorie gramscienne de l’hégémonie a été marquée par des variantes des deux approches contemporaines mentionnées précédemment. Par exemple l’interprétation que fit Togliatti des Cahiers de prison, comme projet d’une « théorie générale de la politique » permettant de cautionner les manœuvres du Parti communiste italien dans l’après-1945, tendait à présenter la notion d’hégémonie chez Gramsci dans des termes largement compatibles avec une conception nettement fondationnaliste du politique. Le génie de Gramsci tenait alors au fait d’avoir engendré le meilleur candidat marxiste au panthéon des « classiques » de la philosophie politique occidentale. D’un autre côté, le Gramsci mis plus tard en avant par les eurocommunistes, maintenant théoricien de la modernisation et du développement (censé justifier divers « compromis historiques » à partir des années 1970), fut accompagné d’une lecture dans laquelle son concept de société civile devenait le lieu véritable d’un pouvoir politique que la forme étatique existante n’aurait confisqué que formellement et après coup. Par conséquent, la prise du pouvoir politique nécessitait un premier et lourd travail de construction « hors de l’État » visant à le priver de soutien. Plus récemment, on a assisté à des tentatives d’articulations ou de synthèses entre Gramsci et Schmitt, suggérant, soit que sur certains points clés la pensée de Gramsci était compatible avec celle de Schmitt, soit que Schmitt apportait une rectification salutaire aux faiblesses de la pensée de Gramsci.[7]
En dépit de ces diverses traditions d’interprétation (parmi d’autres encore), je voudrais défendre l’idée qu’une lecture moins surdéterminée des Cahiers de prison peut aujourd’hui permettre d’envisager une alternative aux registres platoniciens et transcendantaux, ou tout au moins de leur trouver une issue. Les Cahiers de prison tentent de repenser le concept du politique en termes à la fois non-métaphysiques et concrets à partir d’une théorie de l’hégémonie. Selon cette lecture, Gramsci ne propose pas de théorie « du » politique en tant que tel, chez lui plus introuvable encore que ne l’est sa « théorie générale de la politique ». Il s’efforce au contraire de fournir une analyse de la « production », ou plus exactement de « la constitution du politique » — constitution dans un sens à la fois actif et formalisé — en tant que rapport social distinct dans le cadre de ce que Les Cahiers de prison appellent « l’État intégral » bourgeois. L’« hégémonie » décrit le processus de cette constitution, ou la manière dont des pratiques politiques historiquement identifiables (les rapports sociaux de communication, de coordination et d’organisation du projet d’une classe ou d’un groupe social particuliers) en sont venues à définir la nature de « la politique » en tant que telle, ou en tant que sa « distillation » politico-philosophique. Cette analyse en vient à son tour à fonder une tentative de penser la possibilité d’une notion d’un politique « d’un genre entièrement différent » (pour paraphraser la description léninienne du statut du pouvoir soviétique dans « l’interrègne du double pouvoir » de 1917), notion et pratique « du politique » qui permettraient la formation de ce que Gramsci appelle une « société autorégulée ».
Au centre de cette analyse se trouvent trois grandes lignes générales de recherche du projet gramscien des Cahiers de prison, les deux derniers étant lus à travers le prisme du premier : (i) une théorie non-essentialiste de la « traduisibilité » entre les pratiques sociales ; (ii) une définition antimétaphysique de la philosophie ; et (iii) une critique de la relation intégrale entre toute philosophie jusqu’ici et la forme État (bourgeois ; dans les termes de Gramsci, « l’État intégral », conçu comme unité dialectique de la société civile et de la société politique ou de la forme institutionnalisée du politique. L’objet de cet article est d’élucider certains des éléments inédits de ce triple mouvement théorique et de donner une idée de ses significations possibles pour des perspectives politiques radicales aujourd’hui.
« Traduisibilité », spéculation et l’État comme « événement métaphysique »
Gramsci fut incité, au premier chef, à élaborer une théorie de la « traduisibilité » par la remarque de Lénine lors du 4e Congrès de la 3e Internationale en 1922, remarque selon laquelle la Révolution russe n’avait pas encore pu « traduire » son langage dans les langues de l’Ouest européen.[8] Ayant reçu une formation de linguiste, Gramsci explora la signification de cette affirmation énigmatique dans une série de contextes, notamment dans le cadre de sa linguistique historique comparative et de son analyse des rapports entre dialectes et langues nationales.[9] Elle fut aussi centrale pour sa théorie du rapport entre philosophie et politique (et histoire) en tant que formes représentatives majeures dans lesquelles tout un ensemble de rapports sociaux se « condensent ». En 1931, après avoir déployé une longue critique de la tentative de Croce d’établir un fondement « non-politique » ou purement « philosophico-conceptuel » de la philosophie, Gramsci explique : « On arrive ainsi à l’égalité ou à l’équation entre “philosophie et politique”, entre pensée et action, et donc à une philosophie de la praxis. Tout est politique, même la philosophie ou les philosophes […] et la seule “philosophie” est l’histoire en acte ».[10]
Plutôt que d’y voir les formes réductrices ou dérivées de liens hiérarchiques de causalité, ou d’une articulation externe, ou même d’une surdétermination de domaines autonomes gouvernés par leur logique propre, Gramsci aborde le rapport entre philosophie et politique, entre pensée et action, dans les termes d’un rapport dialectique d’identité et de distinction simultanées. Cette identité n’est pas posée en fonction d’une essence première, comme l’unité originaire qui « s’exprimerait » et se « concrétiserait » sous diverses formes mondaines. Au contraire, l’identité entre philosophie et politique est conçue comme rapport actif d’une traduction entre différents niveaux et formes organisationnelles d’activités d’une classe ou d’un groupe social. C’est précisément cette traduction dans différents registres qui, rétrospectivement et temporairement, “unifie” un projet de classe et permet à ses dimensions politiques et philosophiques d’être saisies comme « attributs » (pour utiliser une structure conceptuelle spinoziste) d’une « substantialité » accomplie plutôt qu’originaire. Autrement dit, pour Gramsci, il n’y a pas d’Ursprache, tout comme il n’y a pas de telos de compréhensibilité immédiate dans un Esperanto homogénéisant. Pour Gramsci, la « traduisibilité » renvoie à la nature jamais achevée et donc transformable des rapports de communication entre différentes pratiques sociales.[11]
En outre, la distinction entre ces formes est saisie sous un aspect « quantitatif » plutôt que « qualitatif », dans sa relation à différentes intensités d’organisation, confirmation et contestation des rapports sociaux et non comme distinctions insurmontables entre des logiques incompatibles qui les précèderaient. Dans cette perspective, la philosophie apparaît comme une forme d’organisation particulièrement intense des rapports sociaux de connaissance dans lesquels advient la pratique politique ; elle apparaît donc elle-même, d’emblée, comme forme profondément médiée de pratique politique institutionnelle et discursive. De la même manière, la politique, dès lors qu’elle entend modifier l’organisation des rapports sociaux dont la connaissance est elle-même partie intégrante, est d’emblée une forme intensément médiée de pratique philosophique. En d’autres termes, la politique est saisie comme « philosophie à l’état pratique ».
Cette version non-essentialiste de la traduisibilité est au fondement de cette idée que l’on trouve chez Gramsci selon laquelle la métaphysique représente, non pas le « noyau dur » de la philosophie, mais bien l’une de ses « formes » conjoncturelles possibles. Comme d’autres marxistes de sa génération, et peut-être à la différence de ceux de la nôtre, Gramsci défendait encore une version particulière de la critique plus générale de la métaphysique de la fin du 19e siècle élaborée par Marx et « popularisée » par le dernier Engels. Pour cette critique, il fallait que les concepts métaphysiques soient rationnellement traduits dans leurs formes réelles d’existence historique, en tant que formes discursives socialement particularistes et limitées dans le temps, revendiquant une validité universelle et a-historique fausse. Dans le cas de Gramsci, la distorsion post-marxiste par Croce de sa critique et de sa tentative de l’appliquer à la pensée même de Marx fut l’occasion d’une extension et d’une précision importantes. À la suite des Thèses sur Feuerbach, Gramsci identifia la « spéculation » comme le noyau dur du « mode de production » de la forme métaphysique de la philosophie.[12]
Comme l’a relevé Gramsci, Croce s’est efforcé « de “chasser” du domaine de la philosophie tout résidu de théologie et de métaphysique ; allant jusqu’à nier tout “système” philosophique ».[13] En même temps, il affirma que le marxisme et ses pseudo-concepts ne représentaient rien de plus qu’une variation sur les explications dualistes bien connues de la tradition philosophique. La « structure économique » de Marx, défendue par le vieil Engels comme détermination en « dernière instance » des autres pratiques sociales, n’était pour Croce rien d’autre qu’une reprise moderne de l’eidos platonicien. Élaborant le cadre philosophique qui allait être exploité, souvent sans le savoir, par diverses moutures du « post-marxisme », Croce proposa une critique de la pensée de Marx rapportée à une forme d’ « essentialisme » en ce qu’elle n’accorde le statut de réalité pleine et entière qu’à la seule structure, abandonnant la superstructure à l’ordre de la simple apparence, de l’échec mimétique ou de phénomène. Le marxisme, pour Croce, restait indifférent à l’histoire réelle, l’ayant préalablement déclarée fondamentalement irréelle.
Gramsci retourna l’accusation en l’amplifiant : si Croce pouvait voir dans les propositions fondatrices de la conception matérialiste de l’histoire rien de mieux qu’une métaphysique spéculative, il le devait au caractère essentiellement spéculatif de sa propre pensée même.[14] Croce était incapable de saisir le dynamisme historique de la notion de structure chez Marx en tant qu’ensemble de rapports sociaux actifs, du fait de la distinction insurmontable dans le système de Croce entre l’ordre des évènements historiques et la conceptualité utilisée pour les comprendre. Autrement dit, le problème était celui de la restauration involontaire de la métaphysique par Croce dans le geste même de sa négation. Pour Croce, la structure de pensée authentique sous la forme de concepts philosophiques échappe nécessairement à toute contamination du développement historique (par distinction avec les simples pseudo-concepts valant dans l’action pratique, et rejetés en tant qu’ « idéologie » instrumentale).[15] Les concepts philosophiques sont donnés dans la pensée par la pensée, en tant que forme spéculative « supérieure » de connaissance du Réel, libre de toute contamination pratique.[16] La pensée peut au mieux refléter l’histoire au sens d’un speculum (de manière plus ou moins rigoureuse, selon le degré de « pureté » du concept), mais ne peut pas en faire partie, et sa structure « logique » fondamentale n’est pas altérée par elle. La tentative menée par Croce lui-même d’identifier philosophie et histoire, explique Gramsci, reste donc prisonnière d’une « idée » de l’histoire incapable de saisir sa propre historicité. Elle ne pouvait qu’espérer refléter la réalité tout en lui demeurant extérieure et sans parvenir à reconnaître sa propre constitution pratique au titre d’élément lui-même immergé dans l’histoire ; sans parvenir à reconnaître le statut de cette « philosophie » elle-même et de ses concepts purifiés comme instances de « l’idéologie », ou comme intervention pratique dans l’organisation conceptuelle et politique du présent.
Pour Gramsci, il s’agissait donc de déchiffrer cette disposition spéculative en tant que signe du développement politique d’un projet de classe, ou de rapatrier cette « spéculation vers ses conditions réelles en tant qu’idéologie ». Plutôt qu’un couronnement ultime de la philosophie en tant que telle, la forme métaphysique spéculative de la philosophie est alors reconnue comme phase particulière du développement historique d’une formation idéologique. Elle est symptomatique d’une phase de pleine réalisation d’une hégémonie sociale et politique qui cherche à se prémunir contre la dissolution et la désagrégation par un recours à la sophistication idéelle et à la perfection conceptuelle.[17] En ce sens, dans la mesure où la philosophie est définie comme rapport social pratique parmi d’autres, il devient alors possible de penser la transformation de la philosophie par les rapports sociaux qu’elle cherche à comprendre, ou en d’autres termes le statut de la pensée elle-même en tant que rapport social de communication, de coordination et d’organisation.
La notion de « traduisibilité » exerce aussi une influence déterminante sur la manière dont Gramsci retravaille le concept hégélien de l’État, dans la continuité de la critique trouvée dans les premières œuvres de Marx. Chez Marx, l’échec de la transition entre la société civile et l’État dans la Philosophie du droit de Hegel était non seulement révélateur d’un défaut propre à la philosophie politique de Hegel ou même à la dialectique et à la philosophie hégélienne en général, mais aussi d’une réalité fondamentale de l’État moderne en tant que tel. « Hegel, dit Marx, n’est pas à blâmer parce qu’il décrit l’essence de l’État moderne comme elle est, mais parce qu’il allègue ce qui est comme l’essence de l’État ». Marx estimait que l’incarnation spéculative proposée par Hegel offrait une bien trop grande ressemblance avec la réalité, présentait un échec mimétique au sens le plus fort : les catégories hégéliennes n’étaient pas autre chose que l’imitation (la « traduction », aurait dit Gramsci) et par conséquent la ratification d’une apparence non limitée à l’expression d’une essence, mais bel et bien produite par la suppression d’un ensemble complexe de médiations politiques. Ainsi, pour Marx, l’État bourgeois moderne fait lui-même figure d’ « évènement métaphysique » au premier chef. Dans les termes de Gramsci, il est la réalisation concrète de la spéculation comme forme extensive d’organisation sociale.
Gramsci prolonge de manière décisive les termes de la critique de Hegel par Marx en ayant recours à la notion d’unité dialectique de la « société civile » et de la « société politique », deux instances séparables sur le plan analytique mais « organiquement » unies au sein de « l’État intégral ».[18] Pour Gramsci, la « société politique » (dans laquelle il ne se contente pas de voir la politique « officielle », mais les fonctions d’organisation et de coordination à travers l’ensemble de la formation sociale) de l’État intégral bourgeois est une « condensation » (le terme est de Poulantzas) des rapports sociaux, des forces et des formes d’organisation dans la société civile que la société politique elle-même a rendu possible, ou du moins, a surdéterminé.[19] Elle en est l’organisation institutionnelle ou la compréhension, en termes spéculatifs. Comme Marx, Gramsci défend l’idée, contre Hegel, que la société civile est le véritable fondement de l’État et non l’inverse. Mais en même temps, toujours dans le prolongement de Marx, Gramsci admet que dans la société bourgeoise, l’ « État » (saisi ici comme l’ensemble des fonctions institutionnelles concrètes incarnées dans les rapports de la « société politique ») est réellement primaire, au sens où il est une abstraction réelle ou une hypostase qui subordonne et organise la société civile. « Enveloppée » et pénétrée de cette société politique existante, la société civile ne peut alors apparaître que comme sa « matière première » subalterne.[20] Autrement dit, la société politique se présente comme compréhension spéculative d’une société civile constituée dans sa particularité précisément par la prétention qu’a la société politique à être une instance de l’ordre universel. En termes schmittiens, il s’agit alors de la concrétisation institutionnelle de cette prétention « du politique » à dominer et à organiser « la politique » ; en termes gramsciens, c’est la traduction spéculative du projet de classe bourgeois.
Cette condensation, ou cette traduction spéculative, prit historiquement effet lorsque la bourgeoisie se tourna vers une pratique politique inédite, contenue dans l’un des concepts d’ « hégémonie » présents dans les Cahiers de prison.[21] Gramsci, au cours de cette période carcérale, entreprit nombre d’études de ce processus de constitution du politique dans divers contextes nationaux. En tant que pratique politique distinctement moderne visant à composer, à partir d’individus atomisés et juridiquement libres, des corps collectifs sociaux plus larges, l’hégémonie bourgeoise a franchi les frontières séparant société civile et société politique, constituant simultanément une forme d’organisation et de direction à la fois « politique » et « civile ». C’est le rapport social de coordination et de direction à travers lequel le projet de classe bourgeois mena la transition d’une phase simplement corporative (économique) à une phase proprement hégémonique ou politique, réussissant à positionner ses intérêts particuliers (avant tout, la forme de la propriété privée) comme valant pour la société toute entière. L’histoire de la société politique a consisté jusqu’ici en sa séparation consciente de la société civile, et comme solution spéculative juridique des contradictions des forces sociales de la société civile corporative. Ce qui signifie que la pratique de l’hégémonie bourgeoise elle-même a été le moyen par lequel « le politique » a été « constitué » en domaine distinct de l’expérience sociale, produite concrètement et formalisée institutionnellement comme fondement de toute « politique » possible. D’ailleurs, dans la mesure où une société politique distincte est une forme sociale n’ayant vu le jour qu’avec le monde moderne, elle se définit donc bien comme société politique bourgeoise, à la manière de la société civile bourgeoise de Hegel (bürgerliche Gesellschaft), tout comme le politique se définit bien, dans cette perspective, comme « le politique bourgeois ».
En elle-même cette perspective suffirait pour une critique des conceptions platonisantes ou normatives « du politique » comme lieu qui précède et détermine le moment de la politique. À l’encontre de ce courant traditionnel de la philosophie politique occidentale, à travers son affirmation d’une relation entre le et la politique relevant du rapport général / particulier, conceptualité / instanciation ou détermination / déterminité, la théorie gramscienne de l’hégémonie veut démontrer que le politique de l’État intégral bourgeois n’est pas constitutif, mais au contraire historiquement constitué dans des termes institutionnels précis qui comprennent la « philosophie politique », voire, dans les formes de ratification institutionnelles inhérentes à la « philosophie politique » elle-même. Dans l’analyse de Gramsci, « le politique » ne représente ni une origine ni une dérivation de la politique ; c’est une forme d’organisation politico-philosophique aux médiations multiples, produit d’une « distillation » du projet de classe hégémonique de la bourgeoisie. C’est le niveau de conceptualité spéculative qui correspond aux, en même temps qu’il organise les structures elles-mêmes déjà spéculatives de la société politique. Une philosophie politique qui propose ce concept « du politique » se contente de répéter la traduction unilatérale et éternisante de pratiques politiques particulières vers un concept métaphysique spéculatif lui-même déjà accompli dans l’hégémonie bourgeoise.
Cependant, le concept gramscien d’État intégral offre aussi une perspective critique sur ce que j’ai appelé le mode « transcendantal » de la pensée politique contemporaine, en lien avec d’autres approches débouchant sur des conséquences pratiques similaires. La société politique existante et sa logique d’organisation dans le politique bourgeois ne sont pas de simples illusions que l’on pourrait se contenter de déplorer, ou un espace qu’il suffirait de contourner. Ce sont, au contraire, des hypostases ou des abstractions réelles dont le mode d’existence consiste précisément en leur relation spéculative active avec la politique quelle que soit sa « distance » à l’État : la société politique bourgeoise et « le » politique qui l’accompagne projettent la « politique réelle » comme leur objet qu’ils livrent à leur contemplation, chacun à sa manière, le politique cherchant à réguler et à dominer la possibilité de toute action politique quelle qu’elle soit, tout comme la société politique administre juridiquement ses réalisations concrètes. La question n’est donc pas de soustraire les déformations de la société politique existante pour atteindre un noyau dur de « la » politique au sein du Réel, que l’on parle d’antagonisme social, de société civile ou d’un lieu indéterminé qui la dépasserait. Au contraire, dans la mesure où les formes hypostasiées du politique bourgeois déterminent bel et bien l’espace conceptuel dans lequel la politique peut prendre place au sein de cette formation sociale — non seulement la politique « officielle », mais la politique au sens étendu tel que l’entend Gramsci, ou les rapports sociaux d’organisation—, la question est bien plus celle de la détermination des formes particulières de la pratique, même, voire prioritairement, dans leur condition de subalternité vis-à-vis de la société politique existante, ou d’interpellation par cette dernière ; formes de la pratique qui seraient donc à même de faire rupture avec l’ordre de sa propre constitution matérielle. Autrement dit, la question est d’abord celle de ces formes d’activité et d’organisation qui pourraient permettre la formation d’un politique d’un « genre complètement différent ».
Vers l’hégémonie comme « fait philosophique »
C’est dans sa théorie de l’hégémonie non-bourgeoise ou prolétarienne que Gramsci tente de cerner les pratiques politiques qui seraient nécessaires à la constitution de ce nouveau concept et de cette nouvelle réalité de « la » politique. Plutôt qu’une instance régulatrice fondamentalement distincte de, et antérieure à « la » politique, Gramsci conçoit ce concept « du » politique comme moment théorique interne à, et contemporain de « la » politique. La référence à Lénine est là encore décisive pour l’élaboration théorique gramscienne. En 1931, il estimait que chez le Lénine de la maturité, « la théorisation et la réalisation de l’hégémonie » dans la conjoncture postrévolutionnaire (Gramsci insiste sur les deux termes, à la fois théorisation et réalisation) constituaient un « grand évènement ‘métaphysique’ ».[22] Gramsci fait ici référence à la tentative de Lénine (en dépit de ses limites et de sa défaite tragique) d’élaborer une forme d’organisation sociale dans le premier « État non-État ouvrier » d’envergure visant à permettre au prolétariat russe (et en particulier à la classe ouvrière industrielle) de forger un « corps composite » avec d’autres classes opprimées (avant tout, avec la paysannerie), la dotant d’une direction démocratique et d’une participation au sein d’une forme politique en expansion.[23] C’était un « évènement “métaphysique” » dès lors qu’il faisait rupture dans la stabilité de la forme étatique constituée, dans sa société politique et sa logique du politique, entendues comme formes de la métaphysique « institutionnellement accomplie ». Il visait à soustraire les forces sociales et les rapports sociaux à la conceptualité du politique bourgeois en faisant activement la preuve au moins de la possibilité d’une forme d’organisation sociale et politique alternative basée sur des principes radicalement différents, non-spéculatifs et non-hiérarchiques.
En 1932, cependant, Gramsci voulut aller plus loin et tenta de conférer à cette analyse la généralité d’une théorie d’une pratique spécifiquement prolétarienne de l’hégémonie à même d’être traduite dans les « langues » des autres pays européens, avec leurs traditions et leur composition de classes différentes. La théorie gramscienne de l’hégémonie dans sa forme la plus développée s’articule alors en trois moments étroitement liés : d’abord, la tentative de « traduire » en termes théoriques l’élaboration pratique chez Lénine de la notion prérévolutionnaire (russe) d’hégémonie dans la conjoncture postrévolutionnaire ; ensuite, le déploiement de cette théorie pour l’étude de la constitution historique du politique bourgeois en Occident (conçu comme l’image rétrospective négative des pratiques prolétariennes hégémoniques à l’Est) ; et enfin, la tentative supplémentaire de traduction de cette théorie en propositions concrètes pour les formes d’organisation dans lesquelles les classes populaires de l’Ouest, sous la direction des fractions situées au cœur stratégique de l’activité économique (autrement dit, la classe ouvrière salariée capable de retirer à la bourgeoisie son assise matérielle dans le royaume de la production), pouvaient être unifiées en une force politique à même de confronter et de défaire le pouvoir d’État bourgeois.[24]
1932, Annus Mirabilis pour Gramsci, fut l’année pendant laquelle, avec l’articulation des divers aspects de ses recherches critiques carcérales, il en vint à formuler un programme à part entière de « philosophie de la praxis » comme composante nécessaire de formes d’organisation et de direction politique dans les classes populaires. On ne pourra aborder ce mouvement ici qu’à grands traits afin d’y observer les contours d’une version alternative du politique. Au cœur du projet d’une philosophie de la praxis se trouve l’élaboration d’une « forme » différente de philosophie qui ne serait ni spéculative ni métaphysique, et par conséquent (dans le prolongement de la critique de Hegel par le jeune Marx) complice de « l’évènement métaphysique » de l’Etat bourgeois, et qui consisterait au contraire en un rapport social actif de connaissance visant à accroître la « cohérence » des interventions politiques des classes populaires. Cette philosophie, « immanente aux choses sur lesquelles elle philosophe », selon l’heureuse formule de Labriola, plutôt que d’entreprendre l’unification et la maîtrise de ce qui lui est extérieur, serait la « traduction » d’un moment théorique interne à l’auto-organisation de l’ensemble des rapports sociaux.[25]
Pour Gramsci, il n’est pas tant affaire de simple « unité de la théorie et de la pratique », ou d’articulation externe d’entités discrètes, que d’une philosophie de la praxis dont l’ambition doit être la production de l’identification active et dynamique entre théorie et pratique.[26]
« Si se pose le problème d’identifier théorie et pratique, il se pose en ce sens : construire sur une pratique déterminée une théorie qui, coïncidant et s’identifiant avec les éléments décisifs de la pratique elle-même, accélère le processus historique en acte, en rendant la pratique plus homogène, plus cohérente, plus efficace dans tous ses éléments, c’est-à-dire en la renforçant au maximum ; ou bien, étant donné une certaine position théorique, organiser l’élément pratique indispensable à sa mise en œuvre. L’identification de la théorie et de la pratique est un acte critique, par lequel on démontre que la pratique est rationnelle et nécessaire ou la théorie réaliste et rationnelle. »[27]
La production de l’identité de la théorie et de la pratique s’apparente alors à l’art de découvrir, prenant exemple sur Spinoza, la bonne forme théorique d’une pratique, à même d’accroître sa capacité d’action d’une part, ou d’autre part la bonne forme pratique d’une théorie à même d’accroître sa capacité à connaître.[28] Au lieu d’être une fonction de la domination de la forme étatique, cette forme non-métaphysique de la philosophie est redéfinie comme relation pédagogique tournée vers l’agir. Elle s’efforce d’intervenir comme compréhension théorique de pratiques réellement existantes, par la description de leurs tendances et trajectoires de développement potentiel comme gestes concrets d’organisation et de coordination, plutôt que par prescription de leurs formes de manière normative et descendante.
Traduit en termes politiques, c’est la dimension active du projet hégémonique même du mouvement ouvrier, conçu comme forme organisationnelle potentiellement extensive et non bureaucratique, qui signale la possibilité de la constitution d’un politique d’un genre entièrement différent. Il y a inversion de la relation traditionnelle ; la matérialité de l’organisation des rapports sociaux (la politique, donc) affirme son hégémonie sur sa compréhension dans une conceptualité spéculative (« le politique »). Les contours d’un autre type du politique apparaissent maintenant, participant — plutôt que séparé — de la politique et configuré comme forme théorique d’auto-compréhension des pratiques auxquelles il reste intégralement lié dans des relations dynamiques de traduction.
Ainsi, vers la fin du mois de mai 1932, Gramsci reprend la réflexion à partir de la tentative qui avait été celle du dernier Lénine pour proposer une forme prolétarienne de l’hégémonie, sur les terrains à la fois théorique et surtout pratique, et en souligne l’importance sur un registre non-métaphysique. « Ilichi », dit-il, « fait avancer la philosophie [en tant que philosophie] dans la mesure où il fait avancer la doctrine et la pratique politiques. La réalisation d’un appareil hégémonique, dans la mesure où il crée un nouveau terrain idéologique, détermine une réforme des consciences et des méthodes de connaissance, et constitue un fait de connaissance, un événement philosophique ».[29]
Gramsci passa d’une théorie de l’État bourgeois comme “évènement métaphysique”, résultat de la constitution du politique par l’hégémonie bourgeoise, institutionnalisée dans une société politique distincte et renforcée par ses philosophies politiques officielles, à une théorie de la pratique hégémonique prolétarienne comme « fait philosophique » (potentiel), dès lors qu’il vise l’unification de la philosophie et de la politique, de la pensée et de l’action, dans une forme sociale autorégulée.
« Un politique d’un genre complètement différent »
Qu’en est-il aujourd’hui de l’actualité de la théorie gramscienne de l’hégémonie en tant qu’analyse de la constitution du politique (bourgeois) et des contours d’une forme alternative d’hégémonie prolétarienne basée sur une philosophie de la praxis ? Dans la plupart des formations nationales, le terrain politique a radicalement changé depuis l’époque où Gramsci, après Lénine, se posait le problème du renforcement des rapports politiques entre des classes ouvrières minoritaires et des paysanneries majoritaires, même si ces rapports de « pédagogie dialectique » constituent de nos jours, à une échelle internationale, l’un des fronts les plus importants de la lutte contre la récente phase de mondialisation capitaliste. L’envahissement par la forme marchandise dans toutes les sphères de la vie, la réorganisation du procès de travail sous des formes néolibérales « postfordistes », « high-tech » ou précaires, et en contrepoint la décomposition des identités et des communautés ouvrières traditionnelles, peuvent donner l’impression que cette théorie a perdu son fondement matériel, quand bien même le travail salarié aurait aujourd’hui atteint un niveau de généralisation sans précédent.
Surtout, la profonde défaite politique du mouvement socialiste au vingtième siècle et le processus de désagrégation des formes organisationnelles de la gauche ne correspondent guère à la description gramscienne de la formation du « prince moderne » dans l’ « organisation de la lutte ».[30]
La contemporanéité de la théorie de l’hégémonie des Cahiers de prison tient, au premier chef, à la distance théorique qu’elle nous permet vis-à-vis de ce présent et des formes dans lesquelles, souvent, on l’appréhende. D’une part, la critique gramscienne du « politique », comme « politique bourgeois » historiquement produit, sert de mise en garde contre les tentations radicales de jouer le jeu du penchant normatif de la philosophie politique contemporaine, penchant lui-même partie intégrante de l’actuel retour de la métaphysique en guise de réponse à la crise institutionnelle d’une philosophie bourgeoise de plus en plus techniciste. Elle permet notamment de montrer en quoi le recours à un concept métaphysique du politique à la Schmitt ne peut pas être une solution aux difficultés organisationnelles persistantes et à la marginalisation de la gauche, et ne peut pas servir d’assise à une politique authentiquement « politique ». Au contraire, dès lors qu’il reproduit sous forme théorique précisément cette structure spéculative consensualiste qui gouverne la politique officielle actuelle, il représente une composante « essentielle » du problème.
En même temps, Gramsci nous met aussi en garde contre les dimensions débilitantes des approches tournées vers la recherche d’un point d’appui dans un espace censé échapper au politique dans ses formes constituées connues, et avec elles à la politique officielle qu’il ratifie, que cette recherche se tourne vers une « politique vraie » au-delà/ à distance de l’État, ou, comme Mario Tronti l’a récemment suggéré, vers un retour au « monde du travail ».[31] Dialectiquement incorporé à l’État intégral, ces pratiques sont déjà sujettes à surdétermination par la logique spéculative du politique bourgeois, posées comme objets de sa contemplation et de sa coordination idéale. Y avoir recours ne garantit en rien l’accès à un espace retranché et pur de toute contamination d’où un assaut contre la société politique existante pourrait être lancé ; on n’y découvrira pas plus un terrain de la potentia où trouver les munitions pour la lutte contre une potestas parasite, comme Negri propose de le faire, pouvoir constituant contre état de choses existant. Au contraire, on retombera sur le politique bourgeois dans sa forme peut-être la plus intense et la plus pure, celle du statut prétendument non-politique de l’organisation simplement « technique », organisation toujours et partout « descendante », bien entendu.
La négation concrète de cette hypostase n’adviendra qu’à condition d’un renouvellement de la relation organique entre la théorie de gauche radicale et les formes d’organisation déjà existantes dans la grande variété de pratiques et des rapports sociaux qui composent aujourd’hui ce que Gramsci appelait les « groupes sociaux subalternes », qui vont de la résistance « instinctive » à l’extraction de survaleur jusqu’au rejet de la forme marchandise comme mode de réponse aux besoins sociaux, et à la montée de l’exigence politique d’un « autre monde ». Nécessairement, compte tenu de leur niveau actuel de désagrégation et de subalternité, ces formes sont souvent incohérentes et inefficaces. Elles n’en sont pas moins les formes issues du développement historique ; si elles ne sont pas encore l’élément social « dans lequel une volonté collective commence à se manifester, volonté reconnue et qui s’est partiellement affirmée dans l’action », pour reprendre les termes de la description que faisait Gramsci de son époque, ils constituent néanmoins le seul socle sur lequel un fantasme concret machiavélien pourrait apparaître.[32]
Le rôle décisif de la théorie dans cette conjoncture tient non seulement dans l’élaboration des « matières premières » de la « société civile » (le non-politique dans un sens « officiel ») qui pourrait fournir les fondements d’une société future autorégulée. De manière tout aussi cruciale, précisément afin de libérer ces « matières premières » de leur interpellation en position subalterne par le politique déjà existant comme principe d’organisation spéculative, il y a aussi nécessité d’élaboration, sur le terrain de la « société politique » existante, de nouvelles pratiques de l’hégémonie prolétarienne conçue comme direction politique au sein des classes populaires, capable de se confronter à sa logique spéculative ; formes dans lesquelles le rôle de la théorie sera celui d’une « grammaire immanente descriptive» des initiatives en cours auxquelles elle prêtera main forte, et non celui d’une instance régulatrice ou même celui d’une prescription utopienne donnée de l’extérieur.
Aujourd’hui, pour les philosophes et les penseurs socialistes de la théorie politique, le principal défi ne se trouve donc pas du côté de la recherche d’un concept radical, « alternatif » du politique qui viserait au bout du compte sa propre mainmise sur la politique. Ce défi n’est pas non plus celui de la critique des prétentions normatives et métaphysiques de cette conceptualité du politique bourgeois réellement existant et de sa ratification par la philosophie politique, ni même dans la critique (absolument nécessaire) de leurs intrusions incessantes dans le projet socialiste lui-même. Il s’agit plutôt, aujourd’hui, de faire en sorte que la politique soit au poste de commande au sein même de la philosophie. En d’autres termes, priorité devrait être donnée à une pratique de la philosophie comme forme organisationnelle de rapports sociaux qui vise une formulation satisfaisante des « traductions » théoriques des rapports et des pratiques sociales et politiques concrètes de résistance, seules à même de faire naître « un politique d’un genre complètement différent ».
Traduit de l’anglais par Thierry Labica.
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[1]Ce texte est paru dans la revue Radical Philosophy, n°153, 2009. Il s’agit ici d’une version revue. Nombre de thèmes liés à l’actuel regain d’intérêt pour Schmitt apparaissaient déjà dans l’attention portée à ce même auteur dans le marxisme italien des années 1970, et en particulier chez Mario Tronti dans le débat sur « l’autonomie du politique ». Ce fut d’ailleurs un moment marquant pour la théorie politique qui, malheureusement, n’a pas reçu l’attention qu’il mérite au niveau international.
[2]Pour Schmitt, bien entendu, la spécificité du politique tient à l’irréductibilité de la distinction ami-ennemi. Cf. Carl Schmitt, La notion du politique – Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972.
[3]Ce « style » transcendantal, plutôt que d’employer le présent de l’indicatif, procède rétrospectivement en reconstruisant les conditions de possibilité d’une mémoire alors disponible sur le mode d’un futur conditionnel : « Il existait un engagement politique radical ; qu’est-ce qui le rendait/ le rendra (à nouveau) possible ?». Dans la mesure où il pose l’immanence-imminence duale de la radicalité politique aujourd’hui, laissant une plus grande part à ce qui doit être révélé qu’à ce qui doit être reconstitué, Negri est exclu de cette approche, même si les positions politiques concrètes émanant de ses présupposés ont probablement plus à voir avec lui que ce que le Negri « démocrate matérialiste » ou ses adversaires Badiou et Zizek seraient prêts à admettre.
[4]Slavoj Žižek, Carl Schmitt in the Age of Post-Politics, in The Challenge of Carl Schmitt, Chantal Mouffe (dir.), Verso, Londres, 1999, pp. 28–9.
[5]La plus célèbre condamnation de la corruption parlementaire que prononça Bordiga eut lieu lors de son intervention au 6e plénum de l’exécutif du Komintern en 1926. Cf. Protokoll. Erweiterte Exekutive Der Kommunistischen Internationale, Moskau, 17. Febr. Bis Marz 1926, Verlag Carl Hoym Nachf, Hamburg, 1926, pp. 124 et suivantes.
[6]Alain Badiou, « De quel réel cette crise est-elle le spectacle », Le Monde, 17 octobre 2008.
[7]Pour un exemple de la première approche, cf. Andreas Kalyvas, Hegemonic Sovereignty : Carl Schmitt, Antonio Gramsci and the Constituent Prince, Journal of Political Ideologies, vol. 5, no 3, 2000, pp. 343–76. Pour un exemple de la seconde, cf. Susan Buck-Morss, Sovereign Right and the Global Left, Rethinking Marxism, vol. 19, no 4, 2007, p. 432–51. Ce que de telles synthèses ou corrections doivent négliger ne se limite pas aux découvertes de la recherche philologique la plus récente sur Gramsci (cf. entre autres, Le parole di Gramsci: per un lessico dei ‘Quaderni del carcere’, ed. Fabio Frosini et Guido Liguori, Carocci, Rome, 2004; Fabio Frosini, Gramsci e la filosofia. Saggio sui ‘Quaderni del carcere’, Carocci, Rome, 2003), qui, à divers titres, apporte des rectifications cruciales aux distorsions qu’ont fait subir à la pensée de Gramsci des lectures plus anciennes et politiquement surdéterminées, elles-mêmes à la base de ces affinités électives. Elles doivent aussi s’emparer de certaines formulations apparemment similaires pour pouvoir passer outre la contradiction plus profonde entre les fondements philosophiques de la pensée de Schmitt (notamment après Catholicisme romain et forme politique paru en 1923) en tant que forme la plus aboutie du « nihilisme juridique » et la philosophie gramscienne d’une Diesseitigkeit radicale, ou plénitude de l’être et négation de toute notion de vide. Compte tenu de leurs présupposés philosophiques respectifs, Gramsci et Schmitt se situent chacun aux antipodes de la tradition philosophique moderne.
[8]Cf. Cahier 11, § 46. Les références renvoient à l’édition critique italienne des écrits de prison de Gramsci: Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, dir. Valentino Gerrantana, Einaudi, Rome, 1975. J’ai adopté la norme couramment reconnue dans les études gramsciennes internationales : numéro du cahier (C), suivi du numéro des notes individuelles.
[9]C’est un des grands mérites du livre de Peter Ives (Gramsci’s Politics of Language: Engaging the Bakhtin Circle and the Frankfurt School, University of Toronto Press, Toronto, 2004) que d’avoir insisté sur le fait que la théorie gramscienne du langage ne peut être réduite à un simple et hypothétique registre « culturel », (conformément à la notion douteuse de « marxisme occidental ») et qu’elle est au contraire d’une importance centrale pour l’ensemble de son projet et en particulier pour son concept d’hégémonie.
[10]Cahier 7, § 35.
[11]Gramsci polémique à nombre de reprises contre l’Esperanto dans les Cahiers de prison, comme il l’avait déjà fait dans ses contributions journalistiques, en y voyant une fausse solution à la difficulté réelle que pose la constitution de rapports de traduction non-hiérarchiques.
[12]Wolfgang Fritz Haug, “Einleitung” to Antonio Gramsci, Die Gefänghishefte, vol. 6, trans. Et Wolfgang Fritz. Haug et Klaus Bochman (dir.), Argument Verlag, Hamburg– Berlin, 1999, p. 1206. Gramsci fit une traduction des Thèses sur Feuerbach dans les premiers temps de son incarcération. Elles devinrent la pierre angulaire à laquelle il ne cessa de revenir dans toutes ces recherches, à tel point qu’il ne serait pas exagéré de voir dans les Cahiers de prison, pris dans leur totalité, un vaste commentaire et un développement à partir de ce texte, l’un des plus courts de la tradition philosophique occidentale.
[13]Cahier 8, § 224.
[14]Cahier 10I, § 8.
[15]Cahier 10II, § 2.
[16]Cf. Benedetto Croce, Logica come scienza del concetto puro, Laterza, Rome–Bari, 1967 [1908].
[17]« On pourrait […] dire que toute culture a son moment spéculatif ou religieux, qui coïncide avec la période de complète hégémonie du groupe social qui exprime et peut-être coïncide justement avec le moment où l’hégémonie réelle se désagrège. Cependant on continue à perfectionner et à raffiner les systèmes de pensée, comme cela se produit dans les périodes de décadence. La critique résout la spéculation dans les termes réels d’idéologie » (Cahier 8, § 238; cf. également Cahier11, § 53).
[18]Selon la célèbre définition de Gramsci, « L’État est l’ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit à obtenir le consensus actif des gouvernés » (Cahier 15, § 10). Contre une erreur d’interprétation persistante, il faut insister sur le fait que, pour Gramsci, la société civile n’est pas à l’extérieur de l’État (dans son sens intégral) ; elle en est, au contraire, une composante essentielle, et la forme surdéterminée dans laquelle la société politique diffuse sa rationalité à l’ensemble de la formation sociale (à comparer avec la formulation hégélienne de la société civile comme « État extérieur » – dans sa Philosophie du droit). J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs que les apparentes « antinomies » du concept gramscien d’État intégral trouvent une solution valable si on le considère comme élaboration critique des présupposés anti-atomistes de la théorie de l’État chez Hegel. Cf. Peter Thomas, The Gramscian Moment, Brill, Leiden, 2011.
[19]Althusser, au cours de l’élaboration de son concept d’appareil idéologique d’État, a relevé cette dimension de surdétermination de la société civile par l’État dans son rejet de la distinction entre le privé et le public. Cf. Louis Althusser, Lénine et la Philosophie, La Découverte, 1982.
[20]Cf. Cahier 25 § 5 et Cahier 3 § 90.
[21]Les Cahiers de prison contiennent non pas un, mais au moins deux concepts d’hégémonie (bourgeoise et prolétarienne) valant comme développements du concept d’hégémonie prolétarienne déjà à l’œuvre dans l’activité politique pré-carcérale de Gramsci, notamment après le 4e congrès du Komintern de 1922. Au moment du premier des Cahiers de prison, en 1929, Gramsci en avait déjà fait un concept analytique servant de « critère historico-politique » (Cahier 1, § 44), ou de « canon de la recherche historique » (Cahier 3, § 90) pour l’étude de formes particulières de l’hégémonie bourgeoise ; enfin, après avoir mené ces recherches historiques, Gramsci en revint à son point de départ (en particulier à partir de 1932) et s’efforça de construire théoriquement le concept d’hégémonie prolétarienne notamment en l’articulant à sa notion de philosophie de la praxis.
[22]Cahier 7, § 35.
[23]Il vaut la peine de rappeler que le point de départ de la théorie gramscienne de l’hégémonie n’était autre que la conjoncture postrévolutionnaire, en particulier compte tenu de ce que l’on a souvent prétendu, que le concept d’hégémonie, dans les Cahiers de prison, était dérivé des utilisations prérévolutionnaires qu’en avait faites Lénine dans un texte comme, par exemple, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique. Cependant, Gramsci, à travers sa référence à la révolution par « le plus grand théoricien moderne de la philosophie de la praxis » et l’idée de la « doctrine de l’hégémonie comme complément de la théorie de l’État comme force », ne laisse planer aucun doute quant à sa référence fondamentale à la tentative menée par Lénine, dans la conjoncture postrévolutionnaire, de reformuler le concept et la pratique de l’hégémonie comme forme d’organisation prolétarienne, en particulier dans la bataille contre la bureaucratisation et dans le rapport du prolétariat à la paysannerie.
[24]C 13, § 18 et aussi C 4, § 38 pour l’insistance de Gramsci sur les dimensions nécessairement « économique » et en même temps « éthico-politique » de l’hégémonie (prolétarienne).
[25]Antonio Labriola, La Concezione materialistica della storia, ed. Eugenio Garin, Laterza, Rome–Bari, 1965, p. 216. Pour les commentaires de Gramsci sur la solitude de Labriola dans le marxisme de son époque, cf. C 16, § 9.
[26] Pour les remarques critiques de Gramsci sur la limitation des formulations plus anciennes de la thèse de l’unité de la théorie et de la pratique tant dans les philosophies « matérialistes » que dans les philosophies « idéalistes », cf. C 11, § 12 et Cahier 11, § 54.
[27]C 15, § 22.
[28]Cf. L’Ethique, livre II, proposition 13, scolie.
[29] C 10II, § 12.
[30]C 8, § 21; C 13, § 1; C 11, § 12.
[31]Mario Tronti, « La politica al lavoro », Il Manifesto, 30, septembre 2008. Tronti nuance immédiatement les choses en remarquant qu’un tel geste « ouvriériste » devrait se comprendre comme instrumental à la formation d’une « grande force politique, une gauche populaire […] sociale avant d’être électorale », mais sans préciser quels rapports ce « parti de masse de travailleurs et de travailleuses » entretiendrait avec les formes de représentation politique existantes ou avec la surdétermination politique de cette « base » sociale pré-électorale.
[32]C 8, § 21.