Grèce : l’humiliation précède l’effondrement
Antonis Ntavanellos, dirigeant de DEA (organisation membre fondatrice d’Unité populaire), revient ici sur les derniers épisodes de la transformation de Syriza – sous la férule de Tsipras – en parti austéritaire. Il montre également le vide qu’a produit la capitulation de Syriza durant l’été 2015, laissant sans expression politique les classes populaires.
Cet article est paru initialement sur le site À l’encontre.
Personne ne serait meilleur qu’Alexis Tsipras pour personnifier la mutation de SYRIZA, sa sortie rapide de l’époque de la promesse de résistance à l’austérité, puis son changement définitif de camp afin de devenir un des supporters de la «stabilité» mémorandaire.
Le président de SYRIZA l’a fait, encore une fois, sans hésiter, lors de sa prise de parole à l’occasion la Foire internationale de Thessalonique1. Il s’agit du même lieu d’où, il y a deux ans exactement, il avait réveillé les espoirs du peuple en prenant l’engagement qu’une victoire politico-électorale de SYRIZA ne serait peut-être pas un renversement socialiste, mais signifierait au moins l’arrêt abrupt de l’austérité.
Le programme annoncé par Tsipras lors de la Foire, à l’époque, avait provoqué la rage et la peur des forces nationales du régime Samaras. Evangelos Venizélos2 avait déclaré que c’était «un programme d’irresponsabilité cynique». Et pourtant, ce programme ne contenait rien d’«extrémiste». L’aile gauche de SYRIZA – non seulement la Plateforme de gauche, mais aussi des personnalités nombreuses qui sont devenues aujourd’hui des supporters fanatiques du gouvernement… – l’avait considéré comme un programme modéré et avait demandé son approfondissement avec l’inclusion d’objectifs plus radicaux.
Des espoirs
Pourtant, derrière le programme de Thessalonique, se dressait toute une vague d’espoirs des travailleurs et travailleuses et, plus largement, populaires. Ces couches sociales comprenaient les engagements essentiels de Tsipras: le rétablissement à la hauteur pré-mémorandaire du salaire minimum et des négociations collectives, l’augmentation des retraites les plus basses, l’abolition de l’ENFIA3, la réduction de la TVA sur les produits de base, le soutien au système public d’éducation et de santé. Elles saisissaient le sens de ces objectifs impliquant une rupture avec la politique mémorandaire; c’est-à-dire en tant que point d’appui pour initier le renversement général de l’austérité et comme point de départ d’une «aventure» ayant comme objectif de changer la Grèce et l’Europe. Il faut se rappeler le slogan: «SYRIZA-Podemos, venceremos!»). C’était surtout cette vague qui faisait peur aux forces du régime en Grèce et à celles des pays d’Europe comme des structures de l’UE.
C’est la raison pour laquelle aussi bien les cercles de la bourgeoisie grecque que les forces regroupées et représentées en partie, plus tard, sous le nom «les institutions» ont engagé la bataille pour empêcher la victoire politique de SYRIZA. C’est la raison pour laquelle, après le 15 janvier 2015, elles ont travaillé avec la «minorité présidentielle» afin de demander et de faciliter la «maturation violente» de SYRIZA. C’est la raison pour laquelle – en septembre 2015 – elles ont permis à Tsipras d’opérer la manœuvre des élections anticipées, avec l’objectif d’épurer son parti. Angela Merkel l’a fort bien résumé: «Les élections du 20 septembre ne font pas partie du problème. Elles font partie de la solution pour la Grèce…».
Alexis Tsipras a présenté cette mutation précisément, et de façon complète, quand il a parlé, sans rougir, ce 10 septembre à Thessalonique, comme ayant réussi à devenir le premier ministre qui a signé le troisième mémorandum.
On pourrait commenter ses mensonges peu élaborés. Par exemple, que la réduction des retraites ne concerne qu’un petit pourcentage (10%… seulement) des retraité·e·s et que «la réduction n’était sérieuse» que pour un nombre encore plus réduit (…5%). Lorsque les travailleurs retraités font face aux guichets automatiques des banques – aux ATM – ils ne peuvent croire leurs yeux quand ils prennent la mesure de la réduction brutale de leurs pensions. On pourrait aussi commenter les omissions évidentes dans le discours de Tsipras, comme l’absence de toute référence aux réfugié·e·s, qui sont aujourd’hui réduits à se révolter dans des « camps » misérables où ils sont parqués par un dit gouvernement de la gauche.
Malheureusement, les pires passages de son discours furent ceux que Tsipras, lui-même, a choisi de mettre en relief. C’était un Tsipras transformé en une sorte de « bâtard » politique cauchemardesque, quelque chose entre Antonis Samaras4 et Georges Papandréou5.
En jouant le rôle d’un Samaras nouveau, Tsipras a déclaré que la seule solution aux tourments des travailleurs et du peuple est… d’attendre l’arrivée de la croissance. Et il a précisé que la condition préalable d’un retour non interrompu à la croissance était «la stabilité politique» que son gouvernement est prêt à offrir, en restant volontiers au pouvoir jusqu’en… 2019. Il a demandé qu’il lui soit permis de contribuer de cette façon au «retour à la normalité» au plan européen, en coopération étroite avec ses nouveaux amis, comme François Hollande et Matteo Renzi (chef du gouvernement italien)…
En jouant le rôle d’un nouveau Georges Papandréou, Alexis Tsipras rêve aussi à « la croissance juste ». Qui va arriver, comme il le soutient, grâce à la valorisation du climat exceptionnel (!) du pays, qui est son « avantage comparatif », quand il s’agit des investissements dans les énergies renouvelables, comme par ailleurs pour ce qui est du développement de la production alimentaire. Cela au moment où les agriculteurs sont en train de recevoir les avis d’imposition du bureau des impôts et d’OGA6…).
Et, bien sûr, il y a le tourisme. Les grands hôteliers continuent à avoir leur propre fête en «accueillant» plus de 20 millions de touristes chaque année. Cela au moment même où le pays ne peut «objectivement» – selon certains – supporter le poids de 60’000 réfugié·e·s. Et pour ne laisser planer aucun doute, il ne fait que répéter les plus usées «idées nouvelles» de la social-démocratie «modernisante»7.
Tsipras a aussi proposé de soutenir « l’innovation », au moment même où les universités manquent même du personnel élémentaire et où l’exil forcé des plus qualifié·e·s s’amplifie. Il n’a pas manqué de faire allusion à une certaine «réglementation de l’esprit entrepreneur» avec l’objectif de contenir… «l’austérité agressive». Puisque «l’austérité défensive» – la politique néolibérale barbare qui pousse en masse les revenus populaires et les dépenses sociales dans le trou noir de la dette – sera poursuivie par le gouvernement, en accord avec les exigences du troisième mémorandum, ce fondement de la «stabilité» que le gouvernement a pris l’engagement de compléter [c’est-à-dire non seulement d’adopter, mais, surtout, de mettre en pratique, sous étroite surveillance des «institutions», tous les articles; voir à ce propos l’article publié sur ce site en date du 11 septembre].
Bientôt, SYRIZA va organiser sa deuxième conférence. En prenant en compte les idées que Tsipras a développées à Thessalonique, la seule issue qui reste ouverte au parti est de devenir ostensiblement un parti social-démocrate; en fait un parti de la tendance «droite» de la social-démocratie «modernisante». La question est de savoir si cette transformation va se produire uniquement à l’intérieur de SYRIZA ou si serait nécessaire la mise en œuvre d’une «refonte» plus générale avec la participation des forces venants du PASOK ou du « centre ».
Pour l’heure, c’est une question qui n’a pas encore reçu de réponse. Elle n’est importante que pour les supporters et partisans de la « stabilité » mémorandaire. Elle n’a aucun intérêt du point de vue de la gauche radicale. D’ailleurs, les thématiques et même le vocabulaire de la gauche radicale étaient absolument absents du discours de Tsipras à Thessalonique, ce 10 septembre.
Avec son déplacement vers le conservatisme, Tsipras mine en même temps les fondements de son propre pouvoir. La condition préalable de sa survie politique est la défaite, la neutralisation, la régression de la politique du peuple qui a lutté en ayant confiance qu’un « autre monde est possible ». S’il y parvient, cela sera son dernier service offert aux forces de la bourgeoisie, nationales et internationale, qui l’appuient aujourd’hui parce qu’elles ne disposent pas d’alternative.
Pourtant, sur le sol de la «stabilité» mémorandaire, ces alternatives ne peuvent que se développer soit sous la forme de l’élargissement de l’influence du leader de la Nouvelle Démocratie Kiriakos Mitsotakis8, soit avec l’apparition de «loups» nouveaux de la droite ou du centre. Et alors Tsipras sera mal payé pour son engagement pro-mémorandaire.
Des dégâts
Ce sont là les plus grands dégâts provoqués par la capitulation sans conditions de l’équipe de Tsipras. Ses membres ont créé un vide énorme au plan politique, qui laisse sans expression politique les détresses et les espoirs du peuple qui a lutté pour le renversement des mémorandums et de l’austérité. Les divers supporters de la «stabilité» du système misent beaucoup sur la perpétuation de ce vide. Les médias, par exemple, ne cessent d’exploiter la capitulation de Tsipras pour présenter comme relevant de l’impossible tous les efforts visant à réunir des forces qui pourraient menacer le système.
Cette situation ne peut pas se perpétuer. Les luttes du monde d’en bas vont actualiser, à nouveau, la thématique du renversement de l’orientation politique générale. Ce moment dépend aussi de l’action des forces organisées de la gauche. Elles disposent maintenant de l’expérience acquise au cours de la trajectoire de SYRIZA. Et, surtout, elles savent que la réalisation de la promesse de mettre fin à l’austérité implique deux conditions préalables :
– 1° lier le «discours» anti-mémorandaire à l’engagement d’appliquer un «mémorandum» effectif sur les «dépenses» et avoirs des riches et des capitalistes ;
– 2° lier les espoirs de renverser les décisions propres aux mémorandums à la lutte contre les cercles dirigeants effectifs de l’UE (Union européenne), à la résistance aux traités de l’UE ainsi qu’à la rupture consciente, réfléchie, avec la zone euro.
Article publié le 13 septembre 2016 dans le quinzomadaire de DEA, Ergatiki Aristera ; traduction de Sotiris Siamandours ; édition A l’Encontre.
Post-scriptum
• Le samedi 17 septembre, les chauffeurs de bus publics et leurs collègues «salariés» de l’OASTH (Organisation des transports urbains de Thessalonique) ont décidé de «ne pas travailler» pour une raison assez élémentaire: les 2200 travailleurs n’ont pas reçu leur salaire des mois de juillet et août. Le conflit des «salariés» sans salaire – dans le cadre de la nouvelle législation du travail – les oppose «légalement» à l’OASTH. Seuls les moyens de transport pour les handicapés, selon la décision des grévistes, fonctionneront dans cette ville de 500’000 habitants.
• Le gouvernement insiste sur le déclin du taux de chômage officiel lors du second trimestre de 2016 par rapport à celui de 2015: 24,5% en 2015 contre 23,1% en 2016 (statistiques de l’Elstat). Sept chômeurs sur 10 sont dans la catégorie «longue durée». Et 84% qui recherchent un emploi sont prêts à accepter un «temps partiel», du moins un salaire à temps partiel.
Parmi la tranche d’âge 14-24 ans, le taux de chômage est de 52,5% pour les femmes et 49,1% pour les hommes. Le nombre d’émigrants pour recherche d’un emploi est estimé par la Banque centrale à 427’000; la population active est de 3,7 millions. La courbe ascendante de l’émigration a vraiment pris son envol en 2013: avec 100’000 départs pour cette année-là.
(Rédaction A l’Encontre)
à voir aussi
références
⇧1 | Il est traditionnel que les premiers ministres grecs utilisent cette occasion pour présenter et défendre leur politique en donnant des conférences de presse et en prononçant un discours. Une grande manifestation est donc organisée aussi à Thessalonique chaque année, pendant les jours de la Foire. Cette année, la participation à la manifestation était plus importante. Le gouvernement a déployé 5000 policiers et et MAT (police anti-émeute) pour «maintenir l’ordre». |
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⇧2 | Ministre à divers postes sous le gouvernement d’Andréas Papandréou (en 1995-1996), sous les deux gouvernements de Konstantinos Simitis, puis de Georges Papandréou (2009-2012. Il sera vice-premier du gouvernement d’Antonis Samaras (Nouvelle Démocratie) de juin 2013 à janvier 2015. Il occupe le poste de président du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique) de mars 2012 à juin 2015. Il a été lié au scandale de ladite «liste Lagarde», une liste de noms de grands fraudeurs fiscaux. Les gouvernements successifs du PASOK et de la ND l’ont gardée secrète, et, logiquement, n’en ont pas fait usage. |
⇧3 | C’est un impôt sur la propriété qui est calculé de façon totalement irrationnelle et injuste. Par exemple, l’impôt sur les vieux bâtiments est plus haut que sur les nouveaux bâtiments; les hypothèques et les crédits ne sont pas pris en compte, etc. |
⇧4 | Ancien président de la Nouvelle Démocratie et ancien premier ministre, qui a signé le deuxième mémorandum, alors qu’il avait pris l’engagement d’y mettre fin. Dans le passé, il fut l’un des responsables de la création de la droite extrême «sérieuse» avec la fondation du parti Politiki Anoiksi (Printemps Politique), en 1992. Cette formation obtient 10 députés en 1993, mais passera sous la barre des 3% en 1996, après avoir placé deux députés européens en 1994. Ce parcours lui a fait beaucoup d’«amis» à l’extrême droite. En 2004, il rejoint les rangs de la ND. Cela a facilité l’entrée dans des ministères de figures comme Adonis Georgiadis qui faisait campagne sur une chaîne de télévision semi-légale du nom de «Réveil Grec», liée au parti d’extrême droite le Laos (Rassemblement populaire orthodoxe). Il a fait de la vente de livres par téléachat, dont l’un des plus «remarqués» portait comme titre: Les Juifs, toute la vérité, écrit par Kostas Plevris. Antonis Georgiadis a rejoint la ND en 2012. L’entourage de Samaras au gouvernement a compté de nombreux personnages de ce calibre. |
⇧5 | Ancien président de PASOK et ancien premier ministre. Il a été élu avec la promesse qu’«il y a de l’argent». Puis, il a conclu qu’«il n’y avait pas d’argent» et il a signé le premier mémorandum (2010). Il est le fils d’Andréas Papandréou, fondateur de PASOK. |
⇧6 | Organisation de l’assurance pour l’agriculture, c’est-à-dire la caisse principale d’assurance étatique pour les agriculteurs. Leur taux de cotisation a été élevé de façon exorbitante l’année dernière. L’accord est que, jusqu’en 2021, le taux sera progressivement élevé à 19,5% de leur revenu pour la retraite et à 6,95% pour les soins de santé, soit 26,45% de leur revenu annuel. Ce semestre, la hausse par rapport au semestre antérieur atteint le 31%, puisque l’application de la nouvelle loi est rétroactive. |
⇧7 | La «modernisation» était l’idéologie du PASOK de la première décennie du siècle. Une façon «créative» d’embellir l’introduction de l’idéologie sociale libérale. Le narratif était que le conflit principal n’est pas entre la gauche et la droite ou le capital et les travailleurs, mais entre les «conservateurs» et les «modernisateurs», que le pays était arriéré et qu’il fallait s’adapter aux temps modernes, aux bons usages européens, etc. Cette modernisation serait la clé de la croissance, qui, de façon mystérieuse, ferait le bonheur de tout le monde. Il ne faudrait plus essayer «de partager la tarte de façon juste». Il faut essayer de l’agrandir. |
⇧8 | Kiriakos Mitsotakis est le président, depuis 2015, de la Nouvelle Démocratie. Il est issu d’une famille politique bien connue. Le père, Konstantinos Mitsotakis, a été premier ministre d’avril 1990 à octobre 1993. La sœur Dora Bakoyanni a été ministre de la Culture de décembre 1992 à 1993 et, surtout, maire d’Athènes de 2003 à 2006, donc lors des Jeux olympiques de 2004. Après avoir été exclue de la ND, elle forme l’Alliance démocratique. En janvier 2015, elle est élue au parlement sur la liste de la Nouvelle Démocratie. Kiriakos Mitsotakis ne semble pas avoir, pour l’heure, conquis et organisé une base solide et large. |