Grève de masse, parti et syndicat. Extrait de la brochure de R. Luxemburg
Dans les pages qui précèdent nous avons tenté d’esquisser en quelques traits sommaires l’histoire de la grève de masse en Russie. Un simple coup d’œil rapide sur cette histoire nous en donne une image qui ne ressemble en rien à celle qu’on se fait habituellement en Allemagne de la grève de masse au cours des discussions. Au lieu du schéma rigide et vide qui nous montre une « action » politique linéaire exécutée avec prudence et selon un plan décidé par les instances suprêmes des syndicats, nous voyons un fragment de vie réelle fait de chair et de sang qu’on ne peut arracher du milieu révolutionnaire, rattachée au contraire par mille liens à l’organisme révolutionnaire tout entier. La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu’il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d’application, sa force d’action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l’on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l’Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades – toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l’une sur l’autre c’est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l’action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l’action de la grève elle-même ne s’arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d’autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n’est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l’effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse.
1° Il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies. Si l’on considère les innombrables et différentes grèves de masse qui ont eu lieu en Russie depuis quatre ans, une seule variante et encore d’importance secondaire correspond à la définition de la grève de masse, acte unique et bref de caractère purement politique, déclenché et stoppé à volonté selon un plan préconçu, il s’agit là de la pure grève de démonstration. Dans tout le cours de la période de cinq ans nous ne voyons en Russie que quelques grèves de ce genre en petit nombre et, fait remarquable, limitées ordinairement à une ville. Citons entre autres la grève générale annuelle du 1° mai à Varsovie et à Lodz – dans la Russie proprement dite l’usage n’est pas encore largement répandu, de célébrer le 1° mai par un arrêt de travail – la grève de masse de Varsovie le il septembre 1905 à l’occasion des obsèques du condamné à mort Martin Kasprzak [1]; celle de novembre 1905 à Saint-Pétersbourg en protestation contre la proclamation de l’état de siège en Pologne et en Livonie; celle du 22 janvier 1906 à Varsovie, Lodz, Czenstochau et dans le bassin minier de Dombrowa, ainsi que dans certaines villes russes en commémoration du dimanche sanglant de Saint-Pétersbourg; en juillet 1906 une grève générale à Tiflis en manifestation de solidarité à l’égard des soldats condamnés pour mutinerie et enfin pour la même raison en septembre de cette année pendant le procès militaire de Reval. Toutes les autres grèves de masse partielles ou grèves générales furent non pas des grèves de démonstration mais de lutte; comme telles elles naquirent spontanément à l’occasion d’incidents particuliers locaux et fortuits et non d’après un plan préconçu et délibéré et, avec la puissance de forces élémentaires, elles prirent les dimensions d’un mouvement de grande envergure; elles ne se terminaient pas par une retraite ordonnée, mais se transformaient tantôt en luttes économiques, tantôt en combats de rues, et tantôt s’effondraient d’elles-mêmes.
Dans ce tableau d’ensemble, les grèves de démonstration politique pure jouèrent un rôle mineur – celui de points minuscules et isolés au milieu d’une grande surface. Si l’on considère les choses selon la chronologie, on remarque ceci : les grèves de démonstration qui, à la différence des grèves de lutte, exigent un niveau très élevé de discipline de parti, une direction politique et une idéologie politique conscientes, et apparaissent donc selon le schéma comme la forme la plus haute et la plus mûre de la grève de masse, sont surtout importantes au début du mouvement. Ainsi le débrayage total du 1° mai 1905 à Varsovie, premier exemple de l’application parfaite d’une décision du Parti, fut un événement d’une grande portée pour le mouvement prolétarien en Pologne. De même la grève de solidarité en novembre 1905 à Saint-Pétersbourg, premier exemple d’une action de masse concertée, fit sensation. De même la « grève de masse à l’essai » des camarades de Hambourg le 17 janvier 1906 tiendra une place considérable dans l’histoire de la future grève de masse en Allemagne : elle est la première tentative spontanée d’user de cette arme si discutée, tentative réussie du reste, qui témoigne de la combativité des ouvriers de Hambourg.
De même, la période de grève de masse, une fois commencée sérieusement en Allemagne, aboutira à coup sûr à l’instauration de la fête du 1° mai avec un arrêt général du travail. Cette fête du 1° mai pourrait être célébrée comme la première démonstration sous le signe des luttes de masse. En ce sens ce « vieux cheval de bataille », comme on a appelé le 1° mai au Congrès syndical de Cologne, a encore un grand avenir devant lui et est appelé à jouer un rôle important dans la lutte de classe prolétarienne en Allemagne. Cependant avec le développement des luttes révolutionnaires, l’importance de telles démonstrations diminue rapidement. Les mêmes facteurs qui rendaient objectivement possible le déclenchement des grèves de démonstration selon un plan conçu à l’avance et d’après le mot d’ordre des partis, à savoir la croissance de la conscience politique et de l’éducation du prolétariat, rendent impossible cette sorte de grève; aujourd’hui le prolétariat russe, et plus précisément l’avant-garde la plus active de la masse, ne veut plus rien savoir des grèves de démonstration; les ouvriers n’entendent plus la plaisanterie et ne veulent plus que des luttes sérieuses avec toutes leurs conséquences. S’il est vrai qu’au cours de la première grande grève de masse en janvier 1905 l’élément démonstratif jouait encore un grand rôle – sous une forme non pas délibérée, mais instinctive et spontanée – en revanche la tentative du Comité Central du Parti social-démocrate russe pour appeler au mois d’août à une grève de masse en faveur de la Douma échoua entre autres à cause de l’aversion du prolétariat conscient à l’égard d’actions tièdes et de pure démonstration.
2° Mais si nous considérons non plus cette variété mineure que représente la grève de démonstration, mais la grève de lutte telle qu’aujourd’hui en Russie elle constitue le support réel de l’action prolétarienne, on est frappé du fait que l’élément économique et l’élément politique y sont indissolublement liés. Ici encore la réalité s’écarte du schéma théorique; la conception pédante, qui fait dériver logiquement la grève de masse politique pure de la grève générale économique comme en étant le stade le plus mûr et le plus élevé et qui distingue soigneusement les deux formes l’une de l’autre, est démentie par l’expérience de la révolution russe. Ceci n’est pas seulement démontré historiquement par le fait que les grèves de masse – depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg en 1896-97 jusqu’à la dernière grande grève de décembre 1905 sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu’il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace, pour ainsi dire en miniature, l’histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu’à la manifestation politique. La tempête qui ébranla le sud de la Russie en 1902 et 1903 commença à Bakou, nous l’avons vu, par une protestation contre la mise à pied de chômeurs; à Rostov par des revendications salariales; à Tiflis par une lutte des employés de commerce pour obtenir une diminution de la journée de travail; à Odessa par une revendication de salaires dans une petite usine isolée. La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l’intérieur des usines Poutilov, la grève d’octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite ; la grève de décembre enfin par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour obtenir le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l’élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu’à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève de masse.
Cependant le mouvement dans son ensemble ne s’oriente pas uniquement dans le sens d’un passage de l’économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s’étend, se clarifie et s’intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s’étend, s’organise, et s’intensifie parallèlement. il y a interaction complète entre les deux.
Chaque nouvel élan et chaque nouvelle victoire de la lutte politique donnent une impulsion puissante à la lutte économique en élargissant ses possibilités d’action extérieure et en donnant aux ouvriers une nouvelle impulsion pour améliorer leur situation en augmentant leur combativité. Chaque vague d’action politique laisse derrière elle un limon fertile d’où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles les revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l’énergie combative même aux heures d’accalmie politique; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d’énergie d’où la lutte politique tire toujours des forces fraîches; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là des conflits aigus d’où éclatent brusquement des batailles politiques.
En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l’effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C’est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. La théorie subtile dissèque artificiellement, à l’aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une « grève politique pure »; or une telle dissection – comme toutes les dissections -ne nous permet pas de voir le phénomène vivant, elle nous livre un cadavre.
3° Enfin les événements de Russie nous montrent que la grève de masse est inséparable de la révolution. L’histoire de la grève de masse en Russie se confond avec l’histoire de la révolution. Sans doute, quand les champions de l’opportunisme en Allemagne entendent parler de révolution, ils pensent tout de suite au sang versé, aux batailles de rue, à la poudre et au plomb, et ils en déduisent en toute logique que la grève de masse conduit inévitablement à la révolution – ils en concluent qu’il faut s’en abstenir. Et en fait nous constatons en Russie que presque chaque grève de masse aboutit à un affrontement sanglant avec les forces de l’ordre tsaristes; ceci est aussi vrai des grèves prétendument politiques que des conflits économiques. Mais la révolution est autre chose, est davantage qu’un simple bain de sang. A la différence de la police qui par révolution entend simplement la bataille de rue et la bagarre, c’est-à-dire le « désordre », le socialisme scientifique voit d’abord dans la révolution un bouleversement interne profond des rapports de classe. De ce point de vue il y a entre la révolution et la grève de masse en Russie un rapport bien plus étroit que celui établi par la constatation triviale, à savoir que la grève de masse se termine généralement par un bain de sang.
Nous avons étudié le mécanisme interne de la grève de masse russe fondée sur un rapport de causalité réciproque entre le conflit politique et le conflit économique. Mais ce rapport de causalité réciproque est précisément déterminé par la période révolutionnaire. C’est seulement dans la tempête révolutionnaire que chaque lutte partielle entre le capital et le travail prend les dimensions d’une explosion générale. En Allemagne on assiste tous les ans, tous les jours, aux conflits les plus violents, les plus brutaux entre les ouvriers et les patrons sans que la lutte dépasse les limites de la branche d’industrie, de la ville ou même de l’usine en question. La mise à pied d’ouvriers organisés comme à Saint-Pétersbourg, le chômage comme à Bakou, des revendications salariales comme à Odessa, des luttes pour le droit de coalition comme à Moscou : tout cela se produit tous les jours en Allemagne. Mais aucun de ces incidents ne donne lieu à une action de classe commune. Et même si ces conflits s’étendent jusqu’à devenir des grèves de masse à caractère nettement politique, ils ne déclenchent pas d’explosion générale. La grève générale des cheminots hollandais qui, malgré les sympathies ardentes qu’elle a suscitées, s’est éteinte dans l’immobilité absolue de l’ensemble du prolétariat, en fournit un exemple frappant.
Inversement ce n’est qu’en période révolutionnaire, où les fondements sociaux et les murs qui séparent les classes sociales sont ébranlés, que n’importe quelle action politique du prolétariat peut en quelques heures arracher à l’indifférence des couches populaires restées jusqu’alors à l’écart, ce qui se manifeste naturellement par une bataille économique tumultueuse. Les ouvriers brusquement électrisés par l’action politique réagissent immédiatement dans le domaine qui leur est le plus proche : ils se soulèvent contre leur condition d’esclavage économique. Le geste de révolte qu’est la lutte politique leur fait sentir avec une intensité insoupçonnée le poids de leurs chaînes économiques. Tandis qu’en Allemagne la lutte politique la plus violente, la campagne électorale ou les débats parlementaires au sujet des tarifs douaniers, n’ont qu’une influence minime sur le cours ou l’intensité des luttes revendicatives qui sont menées en même temps, en Russie toute action du prolétariat se manifeste immédiatement par une extension et une intensification de la lutte économique.
Ainsi c’est la révolution qui crée seule les conditions sociales permettant un passage immédiat de la lutte économique à la lutte politique et de la lutte politique à la lutte économique, ce qui se traduit par la grève de masse Le schéma vulgaire n’aperçoit de rapport entre la grève de masse et la révolution que dans les affrontements sanglants où aboutissent les grèves de masse; mais un examen plus approfondi des événements russes nous fait découvrir un rapport inversé en réalité ce n’est pas la grève de masse qui produit la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse.
4° Il suffit de résumer ce qui précède pour découvrir une solution au problème de la direction et de l’initiative de la grève de masse. Si la grève de masse ne signifie pas un acte unique mais toute une période de la lutte de classe, et si cette période se confond avec la période révolutionnaire, il est clair qu’on ne peut déclencher arbitrairement la grève de masse, même si la décision vient des instances suprêmes du parti socialiste le plus puissant. Tant qu’il n’est pas au pouvoir de la social-démocratie de mettre en scène ou de décommander des révolutions à son gré, même l’enthousiasme et l’impatience la plus fougueuse des troupes socialistes ne réussiront pas à susciter une période de grève de masse qui soit un mouvement populaire puissant et vivant. L’audace de la direction du parti et la discipline des ouvriers peuvent sans doute réussir à mettre sur pied une manifestation unique et de courte durée : ce fut le cas de la grève de masse en Suède ou des grèves plus récentes en Autriche, ou encore de la grève du 17 janvier à Hambourg [2]. Mais ces manifestations ne ressemblent pas plus à une véritable période de grève de masse révolutionnaire que des manœuvres navales, faites dans un port étranger quand les relations diplomatiques sont tendues, ne ressemblent à la guerre. Une grève de masse produite simplement par la discipline et l’enthousiasme ne jouera dans le meilleur des cas que le rôle d’un symptôme de la combativité des travailleurs, après quoi la situation retombera dans le paisible train-train quotidien. Certes, même pendant la révolution les grèves ne tombent pas du ciel. il faut qu’elles soient d’une façon ou d’une autre faites par les ouvriers. La résolution et la décision de la classe ouvrière y jouent aussi un rôle et il faut préciser que l’initiative ainsi que la direction des opérations ultérieures en incombent tout naturellement à la partie la plus éclairée et la mieux organisée du prolétariat, à la social-démocratie. Mais cette initiative et cette direction ne s’appliquent qu’à l’exécution de telle ou telle action isolée, de telle ou telle grève de masse lorsque la période révolutionnaire est déjà en cours, et cela le plus souvent à l’intérieur d’une ville donnée. Par exemple, nous l’avons déjà vu, c’est la social-démocratie qui a plus d’une fois donné expressément et avec succès le mot d’ordre de grève à Bakou, à Varsovie, à Lodz, à Saint-Pétersbourg. Une telle initiative a beaucoup moins de chances de succès si elle s’applique à des mouvements généraux touchant l’ensemble du prolétariat. Par ailleurs, l’initiative et la direction des opérations ont leurs limites déterminées. C’est justement pendant la révolution qu’il est extrêmement difficile à un organisme dirigeant du mouvement ouvrier de prévoir et de calculer quelle occasion et quels facteurs peuvent déclencher ou non des explosions. Prendre l’initiative et la direction des opérations ne consiste pas, ici non plus, à donner arbitrairement des ordres, mais à s’adapter le plus habilement possible à la situation, et à garder le contact le plus étroit avec le moral des masses. L’élément spontané joue, nous l’avons vu, un grand rôle dans toutes les grèves de masse en Russie, soit comme élément moteur, soit comme frein. Mais cela ne vient pas de ce qu’en Russie la social-démocratie est encore jeune et faible, mais du fait que chaque opération particulière est le résultat d’une telle infinité de facteurs économiques, politiques, sociaux, généraux et locaux, matériels et psychologiques, qu’aucune d’elles ne peut se définir ni se calculer comme un exemple arithmétique. Même si le prolétariat avec la social-démocratie à sa tête, y joue le rôle dirigeant, la révolution n’est pas une manœuvre du prolétariat, mais une bataille qui se déroule alors qu’alentour tous les fondements sociaux craquent, s’effritent et se déplacent sans cesse. Si l’élément spontané joue un rôle aussi important dans les grèves de masses en Russie, ce n’est pas parce que le prolétariat russe est « inéduqué », mais parce que les révolutions ne s’apprennent pas à l’école.
Par ailleurs nous constatons en Russie que cette révolution qui rend si difficile à la social-démocratie de prendre la direction de la grève et qui tantôt lui arrache, tantôt lui tend la baguette de chef d’orchestre, résout en revanche précisément toutes les difficultés de la grève, ces difficultés que le schéma théorique tel qu’il est discuté en Allemagne considère comme le souci principal de la direction le problème de « l’approvisionnement », des « frais », des « sacrifices matériels ». Sans doute ne les résout-elle pas de la manière dont on les règle, crayon en main, au cours d’une paisible conférence secrète, tenue par les instances supérieures du mouvement ouvrier. Le « règlement » de tous ces problèmes se résume à ceci la révolution fait entrer en scène des masses populaires si énormes que toute tentative pour régler d’avance ou estimer les frais du mouvement – comme on fait l’estimation des frais d’un procès civil – apparaît comme une entreprise désespérée. Certes, en Russie aussi, les organismes directeurs essaient de soutenir au mieux de leurs moyens les victimes du combat. C’est ainsi par exemple que le Parti aida pendant des semaines les courageuses victimes du gigantesque lock-out qui eut lieu à Saint-Pétersbourg, à la suite de la campagne pour la journée de huit heures. Mais toutes ces mesures sont, dans l’immense bilan de la révolution, une goutte d’eau dans la mer. Au moment où commence une période de grèves de masse de grande envergure, toutes les prévisions et tous les calculs des frais sont aussi vains que la prétention de vider l’Océan avec un verre d’eau. Le prix que paie la masse prolétarienne pour toute révolution est en effet un océan de privations et de souffrances terribles. Une période révolutionnaire résout cette difficulté en apparence insoluble en déchaînant dans la masse une telle somme d’idéalisme que celle-ci en devient insensible aux souffrances les plus aiguës. On ne peut faire ni la révolution ni la grève de masse avec la psychologie d’un syndiqué qui ne consentirait à arrêter le travail le 1° mai qu’à la condition de pouvoir compter, en cas de licenciement, sur un subside déterminé à l’avance avec précision. Mais, dans la tempête révolutionnaire, le prolétaire, le père de famille prudent, soucieux de s’assurer un subside, se transforme en « révolutionnaire romantique » pour qui le bien suprême lui-même – la vie – et à plus forte raison le bien-être matériel n’ont que peu de valeur en comparaison de l’idéal de la lutte. S’il est donc vrai que c’est à la période révolutionnaire que revient la direction de la grève au sens de l’initiative de son déclenchement et de la prise en charge des frais, il n’est pas moins vrai qu’en un tout autre sens la direction dans les grèves de masse revient à la social-démocratie et à ses organismes directeurs. Au lieu de se poser le problème de la technique et du mécanisme de la grève de masse, la social-démocratie est appelée, dans une période révolutionnaire, à en prendre la direction politique. La tâche la plus importante de « direction » dans la période de la grève de masse, consiste à donner le mot d’ordre de la lutte, à l’orienter, à régler la tactique de la lutte politique de telle manière qu’à chaque phase et à chaque instant du combat, est réalisée et mise en activité la totalité de la puissance du prolétariat déjà engagé et lancé dans la bataille et que cette puissance s’exprime par la position du Parti dans la lutte; il faut que la tactique de la social-démocratie ne se trouve jamais, quant à l’énergie et à la précision, au dessous du niveau du rapport des forces en présence, mais qu’au contraire elle dépasse ce niveau; alors cette direction politique se transformera automatiquement en une certaine mesure en direction technique. Une tactique socialiste conséquente, résolue, allant de l’avant, provoque dans masse un sentiment de sécurité, de confiance, de combativité; une tactique hésitante, faible, fondée sur une sous-estimation des forces du prolétariat, paralyse et désoriente la masse. Dans le premier cas les grèves de masse éclatent « spontanément » et toujours « en temps opportun » ; dans le deuxième cas la direction du Parti a beau appeler directement à la grève – c’est en vain. La révolution nous offre des exemples parlants de l’un et l’autre cas.