Guerre infinie
Figure centrale du marxisme contemporain, Ellen Meiksins Wood est décédée le 14 janvier dernier. Elle laisse une œuvre importante dont une partie a récemment été traduite en français, notamment L’origine du capitalisme (2009), Des citoyens aux seigneurs (2013), L’empire du capital (2013), et Liberté et propriété (2014), ouvrages tous publiés aux éditions Lux. Nous republions ici un texte paru en 2002 dans le n° 3 de la revue Contretemps papier, et traduit par Daniel Bensaïd. Datant d’il y a presque quinze ans, il fait écho à l’actualité… Un autre texte d’Ellen Meiksins Wood, intitulé « Le mouvement ouvrier, les classes et l’ État dans le capitalisme global », vient également d’être traduit et publié dans le numéro 28 de Contretemps papier.
Lorsque les États-Unis (et la Grande-Bretagne) n’ont pas lancé d’attaque massive sur l’Afghanistan, immédiatement après les atrocités du 11 septembre, la surprise fut quasi universelle et même teintée parfois de déception. Les gens s’attendaient à un assaut high-tech massif qui aurait épargné les vies américaines aux prix de nombreux « dommages collatéraux ». Cette fois, nous a-t-on dit, les « modérés » de la Maison Blanche l’avaient emporté, temporairement du moins, parce que le maintien de la coalition antiterroriste exigeait une certaine prudence, ou bien parce que l’hiver approchait, ou encore parce que les talibans étaient censés s’effondrer sans combat. Une attaque éventuelle – qui n’avait rien de sûr – serait donc « mesurée » et « proportionnée ». Les optimistes espéraient que Bush avait enfin compris les vertus du multilatéralisme ; les pessimistes craignaient que le pire soit encore à venir. Mais critiques et partisans étaient unis dans un même étonnement devant la tempérance affichée par la seule superpuissance du monde.
Puis les bombardements ont commencé. L’assaut high-tech et les dommages collatéraux ont repris comme avant. À nouveau, certains ont exprimé l’espoir que les frappes seraient minutieusement ciblées et proportionnées, et que la campagne serait de courte durée. En même temps, les États-Unis informaient l’ONU qu’ils se réservaient le droit de choisir d’autres cibles que l’Afghanistan pour d’autres frappes possibles. Au moment où le régime taliban s’écroule, nous supposons que bientôt les États-Unis déclareront que leur mission a été accomplie. Nous semblons pourtant aussi éloignés de la fin de la « guerre contre le terrorisme » que nous l’étions au tout début.
Une guerre sans fin
Immédiatement après les crimes du 11 septembre, le président Bush a annoncé qu’il voulait débarrasser le monde de ses démons. La « guerre contre le terrorisme » s’appelait alors l’opération « Justice infinie ». Un peu plus tard, Tony Blair déclara devant le congrès travailliste que la campagne en cours devait s’inscrire dans un projet plus vaste de « remise en ordre de notre monde ». Rien de ce qui a été dit, avant ou après, n’est venu clarifier cette ambition grandiose. Les observateurs favorables à ces propos n’étaient pas davantage en mesure que leurs critiques d’expliquer précisément quel était le but exact de la première phase militaire (capturer Ben Laden, détruire les camps d’entraînement d’Al-Qaida – probablement vides –, renverser les talibans en installant un nouveau gouvernement), sans même parler des objectifs suivants, tels que de possibles attaques contre l’Irak pour finir le boulot laissé en plan par Bush père.
Devant ces incertitudes, on fut tenté de supposer soit que la Maison Blanche était divisée entre faucons et colombes, soit que l’administration était simplement embarrassée, ne sachant trop que faire. On fut aussi tenté d’imaginer que Blair était atteint d’une folie des grandeurs avantageuse lui permettant de détourner l’attention de ses difficultés domestiques. Sans doute y a-t-il un peu de tout cela. Il faut cependant prendre plus au sérieux le grand dessein de Bush et de Blair.
Une fois retranchée la part d’enflure rhétorique, il reste la nouvelle doctrine militaire qui, tout en émettant les prétentions morales les plus extravagantes, s’écarte de siècles de discours sur la « guerre juste ». La tradition de la « juste guerre » a toujours été remarquablement élastique et capable de s’adapter parfaitement aux intérêts changeants des classes dominantes, jusqu’à tout justifier et à couvrir les aventures impériales les plus prédatrices. Ainsi, à travers les métamorphoses des guerres et de l’impérialisme, les idéologies justificatrices ont su s’en tenir à un certain cadre conceptuel et opérer selon certains principes de base. Tout en invoquant la tradition de la juste guerre, la nouvelle doctrine a pour la première fois depuis des siècles trouvé ses principes insuffisamment flexibles et les a bafoués en pratique. De même que les adaptations antérieures furent une réponse à un changement de contexte et de besoins, la rupture actuelle répond aussi à un contexte historique spécifique et à des besoins de classe particuliers. La doctrine de la juste guerre, par-delà ses transformations, énonce quelques conditions élémentaires de l’entrée en guerre : il doit exister une juste cause ; la guerre doit être déclarée par une autorité habilitée et animée d’une intention juste, après que tout autre recours a échoué ; il doit exister une possibilité raisonnable d’atteindre le but fixé ; et les moyens doivent être proportionnés à cette fin. Nous reviendrons sur certains artifices ingénieux grâce auxquels ces contraintes, rigoureuses en apparence, ont pu être adaptées aux guerres les plus agressives de la concurrence commerciale et de l’expansion impériale. Voyons d’abord la manière dont la doctrine actuelle s’inscrit dans ces contraintes et en quoi elle s’en écarte.
Toute déclaration de guerre américaine prétend à une juste cause, à une autorité légitime, à de bonnes intentions, en insistant sur le fait qu’il n’y aurait pas d’autre solution. Ces prétentions sont évidemment plus que discutables. Mais, bien que contestables, elles restent dans les limites de l’argumentaire sur la juste guerre. La rupture apparaît clairement sur les deux conditions suivantes : qu’il y ait une chance raisonnable d’atteindre les objectifs assignés à l’action militaire, et que ses moyens soient proportionnés au but visé. La nouvelle doctrine de guerre, récemment énoncée par Bush et Blair, viole le premier de ces principes d’au moins deux manières. Inutile d’insister sur le fait qu’aucune action militaire ne saurait venir à bout de ce que Bush appelle « les forces du Mal » : la guerre contre le terrorisme n’a guère de chance d’en finir avec le terrorisme ; elle a plutôt une bonne chance de l’augmenter. Avec ou sans béquille humanitaire, l’action militaire n’est pas davantage en mesure de remettre le monde en ordre ainsi que le prétend Tony Blair.
Il est tout aussi clair que la nouvelle doctrine rompt avec le principe des buts atteignables d’une manière inimaginable pour ceux qui ont défendu la doctrine de la juste guerre. Ce principe particulier visait les aventures autodestructrices de forces qui, n’ayant pas les moyens d’atteindre leurs objectifs, ne feraient qu’aggraver les choses. Il s’agit, dans le cas présent, de la force militaire la plus puissante que le monde ait connu et elle est censée être capable d’atteindre quelque but militaire raisonnable que ce soit. Un nouveau principe apparaît alors : il pourrait simplement signifier que l’intervention militaire peut désormais être justifiée sans le moindre espoir d’atteindre le but annoncé, mais il serait probablement plus juste de dire que l’intervention militaire n’implique plus aucun but spécifique déclaré.
Ce principe novateur affecte à l’évidence aussi le principe de proportionnalité entre les buts et les moyens. Nous sommes habitués à critiquer les États-Unis et leurs alliés pour entreprendre des actions dont les moyens de destruction massive sont inadaptés aux fins annoncées. Mais nous pouvons à présent être conduits à renoncer tout simplement au principe de proportionnalité, non seulement parce que nous sommes sommés d’accepter la disproportion des moyens, mais parce qu’en l’absence de but précisément déterminé, un tel calcul n’a plus aucun sens. Un nouveau principe prend forme d’une guerre sans fin, ni en terme de but ni en terme de durée.
La « guerre contre le terrorisme » n’est pas le premier exemple de la nouvelle doctrine. Elle a probablement son origine dans la Guerre froide. Y compris dans la « guerre contre la drogue », dont la dimension militaire (qu’elle soit à la charge directe des États-Unis ou de leurs supplétifs comme les forces colombiennes) comportait déjà quelque chose de semblable. La campagne contre l’Irak a également été conduite sans but précisément défini. Mais un pas de plus a sans aucun doute été franchi avec la notion de « guerre humanitaire ». C’est certainement en rapport avec cette notion que la contrainte des vieux principes de la guerre juste a été pour la première fois explicitement balayée.
On sait fort bien désormais que, lors de la guerre des Balkans, la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright, alors ambassadrice auprès de l’ONU, rappela à l’ordre l’actuel secrétaire d’État Colin Powell, alors chef d’état-major, pour ses objections sur l’intervention en Bosnie. Elle reprochait à la « doctrine Powell » de s’en tenir à la tradition de la juste guerre, exigeant des objectifs clairement définis, des moyens appropriés et une stratégie victorieuse. « À quoi sert cette superbe force militaire dont vous vous êtes toujours vantés, si nous ne pouvons pas nous en servir ! », protestait Albright avec colère. Elle ne contestait certainement pas une doctrine opposée par principe à toute intervention. En tant que militaire, Powell n’a rien d’un pacifiste. Ce sur quoi ils divergeaient, c’était précisément sur le fait que la doctrine traditionnelle de la juste guerre exige des objectifs définis et atteignables et des moyens ajustés à ces fins.
Si Madeleine Albright représente une étape dans l’émergence de la nouvelle doctrine, c’est depuis longtemps une caractéristique des personnalités politiques américaines que de prendre des distances envers la vieille théorie. Lorsque Henry Kissinger soutenait un usage imprévisible de la force militaire, il avait déjà en tête, tout comme Albright, l’usage de la force dans des buts politiques diffus et vagues, conformément à ce que fut la pratique de la Guerre froide. Il ne fut certainement jamais très scrupuleux sur les arguments de la juste guerre et se montra généralement beaucoup plus sensible aux principes amoraux de la raison d’État. Mais d’autres dirigeants, pour soutenir les mêmes politiques, n’hésitaient pas à invoquer la justice de guerre. Alors que Colin Powell lui-même est aujourd’hui secrétaire d’État, il est contesté par des politiciens civils tels que Rumsfeld, Wolfowitz, et probablement Cheney, ainsi que par des conseillers de Bush comme Richard Perle, dont les vues sont de plus en plus opposées aux vieux principes de la juste guerre et des rapports proportionnés entre les fins et les moyens.
Juste guerre et empire
Pour situer la nouvelle doctrine dans son contexte historique, il faut revenir un peu sur le passé. Il est intéressant de rappeler comment ses théoriciens ont négocié les règles de la juste guerre pour la rendre incompatible avec les guerres d’agression expansionnistes à l’aube du colonialisme européen, lorsque furent établies les fondations des futures idéologies impérialistes. Resituer les innovations actuelles de la doctrine militaire dans ce développement aidera à éclairer la manière dont elles correspondent à la phase actuelle de l’impérialisme occidental, tout comme les phases antérieures eurent leurs propres exigences idéologiques.
Les arguments sur la légitimité de la guerre remontent bien sûr beaucoup plus loin que la tradition dite de la juste guerre. Les Romains soulevèrent la question de la légitimité des guerres et certains, comme Cicéron, exigèrent des conditions strictes – jusqu’à ce que seule une guerre défensive pût être légitime. Ces limites apparemment contraignantes furent aménagées dès le début pour devenir compatibles avec la poursuite de la gloire et de la puissance impériale – par des républicains comme Cicéron, tout autant que par les défenseurs de l’Empire. Dès l’origine, les Romains furent ainsi enclins à invoquer une sorte de société humaine globale au nom de laquelle ils menaient leurs guerres de conquête pour civiliser le monde en lui imposant la paix romaine. Cette notion de société globale n’eut guère besoin d’être modifiée pour servir par la suite les visées des chrétiens et de leur propre mission civilisatrice, tout comme l’Empire romain avait frayé la voie à l’Église universelle.
Il est certainement vrai que la théologie chrétienne a aussi produit des critiques ravageuses de l’expansion impériale et soulevé des questions de fond quant à la légitimité de la guerre. Les justifications, à l’époque où le souverain d’Espagne était aussi empereur du Saint Empire romain germanique, présentèrent ainsi l’Empire comme une mission au service de l’ordre chrétien mondial confiée par une bulle papale. Mais les relations difficiles entre la monarchie espagnole et la papauté rendirent la thèse problématique. Pour compliquer les choses, les arguments théologiques en faveur de la monarchie contre les prétentions de la papauté tendaient à se retourner contre la conquête espagnole. Les théologiens de l’école de Salamanque soutenaient que le pape, bien que chef spirituel de la chrétienté, n’avait pas d’autorité temporelle sur le monde, ni sur les non-chrétiens. Cela signifiait non seulement qu’il n’existait pas d’empire temporel universel, mais encore que l’Espagne ne pouvait pas se revendiquer pour sa conquête d’une mission papale afin d’apporter le christianisme aux infidèles.
Que ces arguments aient été inspirés par une indignation morale devant les atrocités impériales ou destinés à défendre la monarchie contre la papauté, il n’en demeure pas moins qu’ils remettaient en question le droit de l’Espagne à imposer sa domination sur les Amériques. Pourtant, une justification de l’empire émergea de la même tradition théologique. Ayant admis que les vieux arguments fondés sur l’autorité temporelle universelle de l’Église et de la papauté étaient caducs, la nouvelle justification s’appuya sur la notion de juste guerre. Le colonialisme ne pouvait pas se revendiquer de l’autorité papale, mais il avait d’autres raisons légitimes de faire la guerre – pour défendre « l’innocent » ou, plus largement, pour promouvoir les valeurs de la vie « civilisée », c’est-à-dire européenne. Si une république pouvait entrer en guerre pour son autodéfense, une guerre pouvait être déclenchée de même au nom d’une république humaine universelle, menacée par des comportements qui violaient ses conceptions particulières de la paix et du bon ordre. Toute conquête résultant d’une juste guerre établirait alors une domination légitime. Le principe de la guerre d’autodéfense pouvait ainsi tout justifier, y compris les conquêtes universelles, sans même parler de l’esclavage.
À la différence des autres empires européens, les Espagnols furent très clairs sur le fait que ce qu’ils légitimaient, c’était la conquête. Ils étaient obligés de le faire, étant donné la nature de leur empire. Leur principal intérêt était l’extraction d’or et d’argent des mines d’Amérique du Sud. Leur conquête fut sans nul doute génocidaire, mais, confrontés à une population indigène dense, bien organisée, et technologiquement plutôt développée, ils eurent davantage intérêt à occuper et à régner qu’à exterminer. Ils avaient besoin de force de travail plus que d’un territoire vierge et vide. Leurs plantations, dans le système d’encomienda, avaient besoin de travail servile indigène.
D’autres empires européens, sans accès aux richesses minières massives, eurent d’autres ambitions et d’autres besoins idéologiques. Les Français et les Anglais insistèrent sur leurs différences envers l’Empire espagnol, niant (sans grand souci de vérité) leur rôle de conquérants et soulignant (avec un grain de vérité) le caractère agricole et commercial de leurs colonies. Mais l’exemple le plus frappant de l’opportunisme théorique en réponse à des besoins impériaux spécifiques est fourni par les Hollandais en la personne de Hugo Grotius.
Les Hollandais ont bâti un empire commercial pour lequel la conquête coloniale et l’occupation étaient une question secondaire ou auxiliaire. Cependant, leur poursuite de la suprématie commerciale n’impliqua pas moins de violence militaire que chez leurs rivaux. Dans les premières années de la république hollandaise, les dépenses militaires comptèrent pour une part plus importante que toute autre activité dans la levée des impôts, et les Hollandais s’engagèrent dans des opérations d’agression notoires. Ils produisirent une idéologie adaptée à leur manière d’imposer leur suprématie commerciale. Le cas de Grotius est particulièrement éloquent dans la mesure où on lui attribue généralement la paternité du droit international, et dans la mesure où sa doctrine est souvent présentée comme une théorie de la limitation de la guerre, comme une étape décisive dans la tradition de la juste guerre. Son œuvre frappe pourtant par un opportunisme idéologique clairement conçu pour défendre les pratiques très spéciales des Hollandais dans leur course à la domination commerciale au début du XVIe siècle. Il n’a pas seulement produit une théorie de la guerre et de la paix, il a aussi jeté les fondations de nouvelles théories de la politique et de la propriété en général. Si Grotius est véritablement le fondateur du droit international, nous devons donc admettre que celui-ci a dès l’origine autant à voir avec le profit qu’avec la justice et la limitation des guerres.
Opérant selon les principes de la guerre juste, Grotius fut capable de justifier non seulement les guerres défensives, prises dans un sens très large, mais aussi les guerres les plus agressives sans autre raison que le profit commercial. Sans renoncer à l’exigence selon laquelle une guerre serait juste seulement si elle est menée par une autorité légitime, il fallait pouvoir défendre les interventions agressives entreprises non seulement par des États, mais aussi par des compagnies privées.
En fait, les principes généralement considérés essentiels pour limiter la guerre ont tendu à produire l’effet contraire. Comme d’autres théoriciens du XVIIe siècle, Grotius est crédité d’une conception de l’état de nature selon laquelle les individus auraient des droits antérieurs et supérieurs à ceux de la société civile. En même temps, les États, qui ne sauraient avoir aucun pouvoir que n’aient déjà les individus dans l’état de nature, devraient être gouvernés par les mêmes principes moraux que les individus. Bien qu’elle soit censée fixer des conditions très strictes à la conduite de la guerre, cette conception fut initialement élaborée par Grotius, à une époque où les Hollandais se lançaient dans l’expansion commerciale aux Indes, pour légitimer les actions militaires offensives (comme la saisie de navires portugais) non seulement des États, mais aussi des compagnies commerciales privées, sous prétexte que les individus, autant et plus même que les États, auraient le droit de punir ceux qui leur nuisent. Grotius proclame ainsi qu’il n’y pas de différence morale significative entre des individus et l’État : les deux peuvent user de la violence de la même manière et dans les mêmes buts.
Mais cette violence au service de l’avantage commercial, que ce soit au bénéfice des États ou de commerçants privés, n’a rien d’une légitime défense. Aussi Grotius dut-il aller plus loin, bâtissant toute une théorie politique sur le principe que l’autoconservation est la première et la plus fondamentale des lois naturelles. Cela signifie premièrement que les individus et les États sont autorisés – peut-être même obligés – à s’approprier « ce qui est nécessaire pour la vie ». Bien qu’ils ne soient pas censés porter atteinte à ceux qui ne les ont pas offensés, leur propre conservation passe avant toute autre considération. La notion de dommage devient ainsi chez Grotius très permissive, alors que les principes moraux auxquels États et individus sont assujettis se réduisent au strict minimum. L’idée d’une société internationale liée par certaines règles communes est considérée comme une contribution majeure de Grotius au droit international et à un ordre mondial pacifique. Son argument a pourtant moins à voir avec ce que les individus ou les États se doivent les uns aux autres qu’avec leur droit de se punir les uns les autres au nom de leur propre intérêt, non pour se défendre d’une attaque, mais préventivement, dans le cadre d’une concurrence purement commerciale. « Grotius, conclut Richard Tuck, attribue à l’État le plus large éventail de droits à faire la guerre que l’on puisse trouver dans le répertoire contemporain1. » Il n’inclut pas seulement toute une série de droits de sévir, mais aussi un droit à s’emparer d’un territoire. Pour l’étayer, Grotius fut obligé de développer une théorie de la propriété et son opportunisme idéologique devient alors flagrant.
Le principal concept sur lequel s’appuie sa théorie de la propriété fut celui de la liberté des mers, afin de contester le droit des concurrents commerciaux, comme les Portugais, à revendiquer la propriété des mers et le monopole des routes commerciales. Nous ne pouvons avoir un droit de propriété, soutint-il, que sur des choses que nous pouvons individuellement transformer ou consommer. La mer ne peut être une propriété, car, comme l’air, elle ne peut être occupée ou utilisée de cette manière. Elle demeure par conséquent un bien commun. Bien plus, poursuit-il, ce qui ne peut devenir propriété privée ne peut pas non plus être propriété publique de l’État, dans la mesure où la propriété privée comme la propriété publique procèdent du même droit. Nulle juridiction d’État n’est donc possible là où le contrôle qu’implique la propriété est par principe impossible. Il n’est pas difficile de comprendre comment l’intervention militaire peut être légitimée sur cette base contre ceux dont le seul tort a été de revendiquer un droit jusqu’alors admis sur les eaux territoriales voisines, ou le droit de réguler certaines zones de pêche ou certaines routes commerciales. De plus, ces règles n’interdisent en rien le monopole commercial de fait que visaient les Hollandais dans certaines contrées en soumettant les populations locales et en expulsant brutalement leurs rivaux européens.
Sur ce point, Grotius était plus préoccupé par ce que la propriété n’est pas, que par ce qu’elle est. Pour défendre les pratiques commerciales hollandaises, et en particulier celles de la Compagnie des Indes orientales, il suffisait d’insister sur la liberté des mers et sur le droit de poursuivre agressivement ses propres intérêts commerciaux. Mais un tournant dans la politique commerciale hollandaise, notamment face à la concurrence anglaise et française, fit que les compagnies commerciales hollandaises s’intéressèrent de plus en plus à l’établissement de colonies, ne fût-ce que pour faciliter le commerce. Grotius eut recours à sa théorie antérieure pour répondre aussi à ce nouveau besoin. Ayant soutenu qu’une chose ne peut devenir propriété que si elle peut être individuellement transformée ou consommée, ce qui vaudrait pour la terre mais non pour la mer, il élabora une autre version de l’argument: si des choses utilisables étaient inutilisées, elles n’étaient pas des propriétés, et on pouvait par conséquent s’approprier des terres non utilisées par d’autres. Des terres abandonnées ou en friche pouvaient donc être revendiquées par ceux qui étaient capables et désireux de les cultiver. Cet argument présentait de claires affinités avec le principe romain du res nullius, selon lequel une chose vide, comme une terre inoccupée, était une propriété commune jusqu’à ce qu’elle fût mise en usage – ou en culture concernant la terre. Cela allait fournir un argument juridique courant au service de la colonisation européenne.
Grotius soutint donc qu’aucune autorité locale ne peut légitimement interdire le passage sur ou l’occupation d’une terre inutilisée et que toute tentative d’empêchement peut justifier une intervention militaire.
Vers une idéologie de l’impérialisme capitaliste
Alors que ces principes d’appropriation coloniale suffirent aux Hollandais, dont la suprématie commerciale constituait l’intérêt majeur, ils ne suffisaient déjà plus à d’autres puissances impériales, en particulier à l’Angleterre qui eut besoin d’un droit d’appropriation bien moins équivoque pour légitimer son propre modèle de colonisation. Tard venus dans la compétition pour l’hégémonie maritime, les Anglais s’appuyèrent sur les détachements coloniaux blancs plus que leurs prédécesseurs ne l’avaient jamais fait. Ce modèle a d’abord été mis en place en Irlande et fut très vite adopté partout ailleurs. Il est significatif qu’il ait été accompagné d’une stratégie idéologique originale qui n’a pris la forme ni d’une théorie des relations internationales ni d’une doctrine de la guerre et de la paix. La contribution théorique majeure des Anglais à la justification moderne de l’impérialisme fut une théorie de la propriété privée.
À la fin du XVIe siècle, leur colonisation de l’Irlande devint plus agressive que jamais. Il ne s’agissait plus simplement d’imposer leur hégémonie, mais aussi de redistribuer les terres irlandaises aux colons anglais et écossais. Cela impliquait non seulement un procès coercitif d’expropriation mais aussi une transformation des rapports de propriété irlandais sur le modèle de l’agriculture commerciale britannique. Ce fut, en un certain sens, une étape dans la transition d’un impérialisme féodal à un impérialisme spécifiquement capitaliste. Les vieilles stratégies de domination de l’Irlande – par le biais de la suzeraineté anglaise – furent remplacées par les tentatives, couronnées ou non de succès, d’annexer l’Irlande à l’économie anglaise. Non seulement les colons anglais et écossais allaient importer les principes de l’agriculture commerciale, mais les propriétaires irlandais eux-mêmes allaient les imiter. Ce que la domination coercitive n’avait pu obtenir, les impératifs économiques allaient l’imposer, même si cette stratégie devait révéler une contradiction dont l’impérialisme capitaliste ne s’est jamais débarrassé : ayant cherché à imposer ces nouveaux impératifs à l’Irlande, la puissance impériale fut obligée de contrecarrer le développement de l’Irlande lorsque celle-ci apparut comme un rival commercial possible au XVIe siècle.
Cette nouvelle stratégie impériale avait besoin de défenses idéologiques propres. Comme il était difficile de prétendre que les terres irlandaises étaient vacantes ou en friche, le projet demandait une autre justification que la doctrine du jus nullius, même dans sa version agressive défendue par Grotius. Nous pouvons voir émerger un nouvel argument en faveur de la colonisation chez sir John Davies, l’un des architectes de l’impérialisme anglais en Irlande. Dans une lettre de 1610 au comte de Salisbury à propos de l’Ulster, il expose les arguments légaux en faveur de l’expropriation des Irlandais et du transfert de leur propriété aux colons anglais et écossais. Son argument est que leur terre est gâchée puisque 500 acres mis en valeur par les colons vaudraient plus que 5 000 acres dans l’état actuel des choses. Il est clair dans ce raisonnement que l’occupation du sol n’est plus l’argument principal. La terre occupée et cultivée peut désormais faire l’objet d’une appropriation si ses occupants ne sont pas capables d’une mise en valeur productive suffisante. Le critère n’est plus l’usage au sens traditionnel mais la productivité et la valeur relative. L’argument exposé de façon grossière par Davies s’inspirait ouvertement de l’expérience de l’agriculture anglaise dans laquelle les considérations de rendement et de valeur relative faisaient déjà partie de la conscience quotidienne des propriétaires, de même que les arguments en faveur des enclosures présentaient une similitude frappante avec ceux en faveur de l’expropriation coloniale.
Mais l’argument utilisé par Davies pour l’Irlande fut systématiquement développé vers la fin du siècle par John Locke. La théorie lockéenne de la propriété justifie à la fois les pratiques coloniales aux Amériques et celle des propriétaires fonciers capitalistes à domicile, intérêts parfaitement combinés dans la personne même du mentor de Locke, le comte de Shaftesbury. Les commentateurs ont souligné que Locke avait introduit une innovation importante dans le principe du jus nullius en justifiant l’appropriation coloniale de la terre inutilisée sans consentement de quelque pouvoir local que ce soit. Il a aussi fourni aux colons la justification de la loi naturelle sans référence aucune à l’autorité civile. Il est allé plus loin dans cette direction que Grotius avec sa reconnaissance ambiguë de l’autorité locale. Locke eut un précurseur en la personne de Thomas More qui suggérait déjà, dans son Utopie, un principe d’occupation coloniale des terres sous-utilisées sans autorisation des populations autochtones. Mais il y a quelque chose de spécifique dans l’argumentation de Locke, qui doit moins aux traditions philosophiques et juridiques paneuropéennes qu’à l’expérience spécifiquement anglaise. Comme Grotius, Locke associe la propriété à l’usage et à la transformation. Mais il ne soutient pas seulement que les choses deviennent propriété si, et seulement si, elles sont utilisées et transformées. L’essentiel est plutôt que le droit de propriété découle de la création de valeur. Sa fameuse théorie de la propriété fondée sur le travail, au chapitre V du second Traité sur le gouvernement, selon laquelle nous acquérons un droit de propriété sur quelque chose lorsque nous y mêlons notre travail, est pleine de subtilités (y compris la question de savoir du travail de qui il s’agit, puisque le propriétaire revendique une propriété fondée sur le travail de son serviteur). Mais ce qui est clair comme de l’eau de roche, c’est que la création de valeur devient le fondement de la propriété. Le travail fonde le droit de propriété parce que c’est lui qui « introduit une différence de valeur en toute chose », et la valeur en question est une valeur d’échange.
Cela implique que la simple occupation ne suffit pas à établir un droit de propriété, pas plus que l’agriculture, à la différence de la chasse et de l’élevage, ne le justifierait, mais aussi qu’une agriculture insuffisamment productive au regard des moyennes de l’agriculture capitaliste britannique constitue un gâchis. Locke va ainsi plus loin que Grotius en affirmant la primauté de la propriété privée sur la juridiction politique dans les colonies. Pour Grotius, écrivant au nom de l’empire commercial hollandais dont le souci principal était la concurrence commerciale entre les nations visant l’hégémonie sur le commerce international, c’était une question de « relations internationales » incluant l’affaire de la guerre et de la paix entre États. Bien que les Hollandais aient introduit des innovations dans leur propre production domestique, la suprématie commerciale dont ils jouissaient dépendait dans une large mesure d’avantages extra-économiques liés à la supériorité de leur flotte, à leur savoir-faire commercial, au contrôle des routes maritimes, aux monopoles commerciaux de fait, etc. Tous ces avantages étaient liés d’une manière ou d’une autre aux questions de la guerre et de la paix, de la puissance militaire et de la diplomatie. Même lorsque les Hollandais complétèrent leurs politiques initiales par l’établissement de colonies, de sorte que Grotius fut obligé d’étendre son argumentation pour couvrir l’appropriation coloniale, il n’a jamais abandonné sa problématique.
L’Angleterre moderne n’était pas moins engagée que les autres puissances commerçantes dans les rivalités internationales. Les théoriciens anglais pouvaient aussi puiser dans les vieilles théories de la guerre juste pour justifier l’esclavage – comme Locke le fit –, arguant que les prisonniers faits lors d’une guerre juste pouvaient légitimement être traités comme des esclaves. Mais quelque chose de vraiment nouveau était en train de naître qui trouva chez Locke sa meilleure expression. Nous voyons là les débuts d’une conception de l’empire enracinée dans les principes capitalistes, où la recherche du profit ne dérive plus simplement de l’échange mais de la création de valeur dans la production. Cette conception de l’empire, qui ne se contente plus d’établir une domination impériale, ou même une suprématie commerciale, vise à étendre les impératifs et la logique de l’économie domestique en attirant les autres dans son orbite.
La guerre globalisée
Le second empire, spécifiquement « britannique », dont l’Inde constitua le joyau de la Couronne, eut ses propres besoins idéologiques. Avec la domination sur une puissance commerciale aussi importante que l’Inde, dotée d’institutions complexes, où la terre était largement occupée et cultivée, il ne s’agissait plus seulement de commerce ou de colonies, mais de la domination d’une grande puissance commerciale par une autre. Il fallait pour la justifier de tout autres arguments que ceux utilisés pour la colonisation du Nouveau monde. Une bonne part de l’ancien répertoire idéologique pouvait être recyclé au service de cette nouvelle conquête. Mais des ajustements étaient nécessaires. Alors qu’il invoquait initialement certains principes universels de civilisation bien ordonnée pour justifier les guerres impériales, ce thème fut révisé en vertu des nouvelles conceptions du progrès. L’Inde pouvait alors être considérée soumise pour son bien à une tutelle britannique modérée. Mais si le nouvel empire présentait des alibis différents de l’ancien, les innovations théoriques apparues à propos de l’Irlande et de l’Amérique sous le premier empire demeuraient dans une certaine mesure une anticipation, au sens où la colonisation allait devenir une forme dominante de l’impérialisme capitaliste. Les armes idéologiques forgées pour défendre les modèles irlandais et américains étaient en effet plus spécifiquement capitalistes que d’autres discours théoriques. C’est là que nous commençons à voir émerger une conception de l’empire, non plus comme conquête ou domination militaire, mais comme hégémonie purement économique.
John Locke est à nouveau celui qui exprima le mieux cette nouvelle conception de l’empire, au sens où sa théorie de l’appropriation coloniale dépassait aussi bien la question de la juridiction politique que celle du droit pour un pouvoir politique d’en assujettir un autre. Dans sa théorie de la propriété, nous voyons l’impérialisme devenir directement un rapport économique, même si ce rapport s’impose par la force. Ce type de rapport se justifie non par le droit de dominer mais par le droit, en réalité par le devoir, de produire de la valeur d’échange. L’impérialisme capitaliste devint en fait presque entièrement une affaire de domination économique, où les impératifs marchands manipulés par les puissances capitalistes dominantes prirent le relais des États impériaux et des colons. C’est un trait distinctif de l’impérialisme capitaliste que sa portée économique excède de beaucoup son contrôle militaire et politique direct. Il peut confier aux marchés une grande part de ses fonctions impériales. Il se distingue ainsi des formes primitives de l’impérialisme qui dépendaient directement des pouvoirs extra-économiques, qu’il s’agisse des empires territoriaux ou des empires commerciaux dont les avantages dépendaient de la domination des mers. Lorsque les puissances subalternes sont devenues vulnérables aux impératifs économiques et aux lois du marché, la domination directe n’est plus nécessaire pour imposer la volonté impersonnelle du capital. Les contraintes marchandes peuvent aller bien plus loin que le pouvoir de tout État particulier, mais elles peuvent être renforcées par la puissance coercitive extra-économique. Ni l’obligation d’impératifs économiques ni l’ordre social quotidien exigé par l’accumulation du capital ne peuvent être obtenus sans l’aide de pouvoirs de coercition plus limités localement et territorialement que la puissance économique globale du capital.
C’est pourquoi, paradoxalement, plus l’empire est devenu purement économique, plus les États-nations ont proliféré. Non seulement les puissances impériales, mais aussi les États subalternes se sont avérés nécessaires à la domination du capital global. Ce fut en réalité une stratégie essentielle de l’impérialisme capitaliste que de créer des États locaux servant de canaux aux contraintes du capital. La mondialisation n’a pas dépassé ce besoin. Le monde globalisé est plus que jamais un monde d’États-nations. En fait, le nouvel impérialisme que nous appelons « globalisation », dans la mesure précisément où il dépend d’une hégémonie économique s’étendant bien au-delà des frontières territoriales de la domination, est une forme d’impérialisme plus dépendant que jamais d’un système d’États multiples.
Les États subordonnés agissant pour le compte du capital global peuvent être plus efficaces que les anciens colons qui portaient les impératifs du capital aux quatre coins du monde, mais ils comportent aussi de grands risques. Ils sont notamment exposés à leurs propres pressions internes et leurs propres moyens de coercition peuvent tomber en de mauvaises mains. Dans ce monde globalisé, où les États-nations sont censés être à l’agonie, mais où le nouvel impérialisme dépend plus que jamais d’un système d’États multiples, il importe paradoxalement au capital de savoir précisément qui dirige ces États locaux et comment. Ainsi, les luttes populaires pour changer les rapports de force entre les classes dans un sens démocratique peuvent constituer un défi plus sérieux que jamais pour la puissance impériale. En tout cas, cette puissance fait tout pour se garantir contre tout risque de perdre le contrôle sur le système des États. Si invraisemblable ou lointaine que puisse paraître cette perspective, les États-Unis s’emploient activement à la prévenir en utilisant impunément leur avantage le plus indiscutable – leur supériorité militaire écrasante.
Si la force militaire reste un instrument nécessaire du nouvel impérialisme, sa nature et ses objectifs doivent être différents de ce qu’ils furent dans les anciens empires coloniaux. L’impérialisme colonial avait besoin de conquêtes et d’une doctrine de la guerre et de la paix pour les légitimer. L’impérialisme capitaliste à ses débuts, non moins tributaire de la force coercitive pour prendre le contrôle de territoires, semblait pouvoir se contenter d’une justification de la colonisation fondée sur une théorie de la propriété. La globalisation, l’impérialisme économique du capital poussé au bout de sa logique, a paradoxalement besoin d’une nouvelle doctrine de la coercition extra-économique, et plus précisément militaire. Les difficultés pratiques et doctrinales inhérentes à cette nouvelle situation sont évidentes. Si les États locaux ont en charge la garde de l’économie, qui gardera les gardiens ? Il est impossible pour tout pouvoir d’État, même pour la force militaire massive américaine, de s’imposer chaque jour et partout dans le système global. On ne peut davantage imaginer une force collective capable d’imposer les volontés du capital global en permanence sur une multitude d’États subordonnés, ou de maintenir l’ordre nécessaire aux transactions quotidiennes du capital. Il n’est pas facile de définir le rôle de la force militaire non plus pour défendre une souveraineté sur un territoire clairement délimité, mais pour défendre un empire sans frontières et maintenir le contrôle impérial sur l’économie globale.
Dans la mesure où la puissance militaire américaine elle-même ne peut pas être partout en même temps (elle n’a jamais pu faire face à plus de deux guerres locales à la fois), la seule solution est de démontrer par de fréquents déploiements de force militaire qu’elle peut aller partout à n’importe quel moment, et y causer des dégâts considérables. Cela ne veut pas dire une guerre permanente. L’opération « Guerre illimitée » semble plutôt destinée à créer quelque chose qui ressemble à l’état de guerre de Hobbes. « La nature de la guerre, écrit-il dans son Léviathan, ne consiste pas en un combat effectif, mais dans sa possibilité assumée. » C’est de cette possibilité infinie de la guerre dont le capital impérial a besoin pour maintenir son hégémonie sur le système global des États multiples.
Cela ne veut pas dire non plus que les États-Unis, en tant que pouvoir coercitif suprême du capital global, vont se lancer dans la guerre sans raison. Ils poursuivront plutôt des objectifs circonscrits comme en Afghanistan, bien que, là aussi, les objectifs réels répondent vraisemblablement à la volonté de tester de nouvelles formes de guerre et de créer un climat propice à la « guerre illimitée contre le terrorisme » – plus encore que d’assurer l’accès aux réserves de pétrole et de gaz naturel d’Asie centrale dont nombre de commentateurs ont fait l’enjeu véritable de la guerre. Mais, quels que soient les buts de ces guerres, il y a toujours quelque chose de plus. L’objectif le plus vaste est de dessiner l’environnement politique d’un système complexe d’États multiples. Dans certains cas, notamment pour les États dominés, le but est la terreur exemplaire. Dans les États capitalistes avancés, l’environnement politique est modelé autrement, par le jeu des alliances impériales. Dans tous les cas, il s’agit de prouver et d’illustrer l’hégémonie américaine écrasante.
Hobbes avait compris ce que les nouveaux impérialistes savent parfaitement : le pouvoir repose dans une grande mesure sur la psychologie et en particulier sur la peur. Ainsi que l’éditorialiste de droite Charles Krauthammer l’a récemment écrit dans le Washington Post, « la vérité élémentaire que les experts semblent s’obstiner à ignorer – dans la guerre du Golfe, la guerre d’Afghanistan, la prochaine guerre à venir –, c’est que le pouvoir est à lui-même son propre but. La victoire change tout, et d’abord la psychologie. La psychologie dans la région est maintenant dominée par la peur et par un profond respect envers la puissance américaine. Il est maintenant possible de l’utiliser pour dissuader, vaincre, ou détruire d’autres régimes », notamment l’Irak. Ainsi, alors que la puissance produit la peur, la peur renforce la puissance, et le but d’une guerre comme celle d’Afghanistan est autant que tout autre de créer un climat psychologique. Un tel but peut être plus aisément atteint en s’attaquant à des adversaires relativement faciles à défaire, avant de retourner s’occuper du grand jeu, fort de la peur universelle ainsi entretenue.
De tels objectifs permettent d’expliquer pourquoi les États-Unis ont développé ce type de recours aux moyens militaires dans des situations peu propices aux solutions militaires, pourquoi l’action militaire massive est leur dernier recours, et pourquoi la relation entre les buts et les moyens de ces interventions est si ténue. Un empire sans fin, sans frontières, et sans territoire, a besoin d’une guerre sans fin. Un empire invisible a besoin d’une guerre infinie et d’une doctrine susceptible de la justifier.
Traduit de l’anglais par Daniel Bensaïd.
Référence originale : Ellen Meiksins Wood, « Guerre infinie », Contretemps, n° 3, 2002, p. 29-43.
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Image en bandeau : « Boy Scouts take to the streets in New York City, 1917 » (via Wikipédia).
à voir aussi
références
⇧1 | Richard Tuck, The Rights of War and Peace, Oxford University Press,Oxford, 1999. |
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