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Certains évoquent un 11 septembre français. Le rapprochement est trop hâtif. Mais si l’histoire ne se répète qu’en farce (macabre en l’occurrence), les assassinats en série des 7, 8 et 9 janvier derniers provoquent un choc politique de grande ampleur dans la société française, un évènement dont les effets s’annoncent déjà puissants et, pour dire le moins, inquiétants. Ce texte de Daniel Bensaïd peut nous aider à mieux saisir les mécaniques politico-passionnelles qui s’enclenchent. Dans la revue Contretemps en février 2002, il revient sur les attentats de New-York, leur contexte et la réponse impérialiste qui s’esquisse alors. C’est un avertissement à ne pas laisser, le jour d’après, la sidération occulter l’analyse des raisons politiques et l’injonction aux guerres saintes étouffer nos combats.

 

Chercher à comprendre les attentats du 11-Septembre, ce serait déjà les justifier, a-t-on rabâché dans certains médias. Circulez, il n’y a rien à comprendre !

Claude Lanzmann et Jean Baudrillard sont parvenus sur ce point à des conclusions analogues1. Pour le premier, « la nouveauté radicale de l’événement » annule les catégories habituelles de l’entendement politique. Pour le second, « l’événement pur » défie « non seulement la morale, mais toute forme d’interprétation ». Balzac disait pourtant fort bien que « l’événement absolu n’existe pas2 », si ce n’est sous la forme du miracle religieux.

En politique et en histoire, il y a toujours un avant et un après, des causes et des conséquences. La déraison a ses raisons. La contingence même est déterminée.

L’attentat qui vient du ciel ne sort pas du néant. Il sidère ceux qui le subissent, mais ne surprend pas ceux qui en sont les auteurs. Même si ses conséquences ne sont ni prévisibles ni maîtrisables, il s’inscrit pour eux dans une logique et résulte d’une volonté. Réciproquement, il n’est nul besoin de complot imaginaire pour comprendre comment les États-Unis ont pu tirer parti de l’agression pour retourner à leur avantage une situation internationale de plus en plus délicate.

D’aucuns se sont livrés à l’exercice stupide consistant à opposer les morts aux morts, la comptabilité macabre à la comptabilité macabre. à ce calcul, il ne fait aucun doute que les impérialismes restent largement en tête au palmarès de l’industrie du massacre. Mais, comme l’écrit le journaliste britannique John Pilger, il y a les morts que l’on compte et « ceux qui ne comptent pas ». On peut ainsi comprendre – sans nullement l’approuver – que certaines mères argentines de la place de Mai aient refusé de condamner les attentats. Elles pensaient sans doute distinguer les dirigeants américains qui ont napalmé le Vietnam, conçu le plan Condor, mené en Amérique latine des guerres de basse intensité par mercenaires ou fantoches interposés, étranglé l’Irak par le blocus, soutenu le coup d’État sanglant de 1965 en Indonésie, du peuple américain3. Certaines victimes d’hier ont ainsi été partagées entre une compassion sincère pour les victimes d’aujourd’hui et un sentiment de revanche devant le Pentagone en flammes.

Quels que soient les crimes de leurs gouvernants, les États-Unis, dit-on, ne méritaient pas ça. Mais le nom d’un pays, confondant pêle-mêle peuple et dirigeants, crée une union sacrée symbolique où s’effacent des responsabilités différentes.

Les employés du World Trade Center, les passagers des vols-suicides, les pompiers new-yorkais sont aux yeux des concepteurs de l’attentat des « dommages collatéraux » au même titre que les enfants irakiens et palestiniens le sont pour Bush et Sharon. Dans les deux cas, nul ne devrait être indifférent au sort de ces victimes. C’est la première raison pour laquelle les attentats du 11-Septembre doivent être condamnés comme un crime.

 

America strikes back ! L’empire contre-attaque !

Les raisons morales de condamner les attentats du 11-Septembre sont en effet indissociables des raisons politiques. Ils ont donné aux États-Unis l’occasion inespérée d’aligner derrière leur bannière une coalition réactionnaire sans précédent à l’échelle planétaire. Ils ont dressé des opprimés les uns contre les autres. Ils n’ont pas fait avancer d’un pouce la cause des femmes afghanes. Ils ont freiné l’élan du mouvement des résistances à la mondialisation marchande. Ils ont favorisé l’offensive criminelle de Sharon contre le peuple palestinien.

La guerre illimitée au terrorisme, décrétée par George Bush le 20 septembre, s’inscrit dans une entreprise à l’œuvre depuis la dislocation de l’Union soviétique et la réunification allemande. Il s’agit ni plus ni moins de dessiner le nouvel ordre impérial d’après la Guerre froide, marqué à la fois par de fortes tendances centrifuges et par une écrasante hégémonie militaire américaine.

Si le leadership américain paraît inébranlable, plusieurs zones de turbulence le menacent. Demeurée un nain politique, l’Union européenne, libérée de la prétendue « menace soviétique », n’a plus le même besoin du parapluie américain. Elle peut être tentée d’affirmer sa puissance autrement que sur le terrain militaire ; elle venait d’ailleurs de marquer des points dans le grand jeu diplomatique à Durban et à Bonn sur les questions du racisme et de l’environnement. Chaque expédition armée, dans le Golfe, dans les Balkans ou en Asie centrale, permet aux États-Unis de remettre ces ambitions européennes à leur place. Car s’ils se refusent à ratifier le protocole de Kyoto, l’accord sur les armes bactériologiques, ou la création d’une Cour pénale internationale, ce n’est pas par mauvaise humeur ou par isolationnisme borné, mais parce que leurs dirigeants savent bien que, dans le désordre mondial annoncé, ils seront en première ligne des interventions militaires comme des dépenses énergétiques, et par conséquent les premiers exposés à des poursuites pénales.

Pour eux, les enjeux ne sont pas moins importants en Asie, où la Chine s’affirme de plus en plus comme une grande puissance régionale dotée d’un potentiel supérieur à celui du Japon. En Asie centrale enfin, court une ligne de fracture où se rencontrent la Russie, l’Inde, l’Iran, le monde arabo-musulman, et où se joue le contrôle de ressources énergétiques et de routes stratégiques majeures.

La guerre commencée en Afghanistan permet ainsi aux États-Unis de faire d’une pierre plusieurs coups. Elle leur permet de réaffirmer une nouvelle fois leur suprématie militaire, sans même avoir besoin de l’Otan et en se contentant d’un aval problématique de l’Onu. Elle leur permet de consolider leurs intérêts géostratégiques dans la région, d’y créer de nouvelles bases opérationnelles, de prendre pied en Ouzbékistan et de participer au nouveau partage des zones d’influence. Elle leur permet de légitimer la relance de la course aux armements, le financement du bouclier antimissiles, la dénonciation de l’accord ABM, afin de justifier le nouveau keynésianisme militaire et de renforcer l’avance technologique de l’empire sur ses possibles rivaux 4. Elle favorise une nouvelle poussée de l’État pénal et l’adoption de législations liberticides. Elle inaugure enfin une situation de guerre prolongée dans laquelle toutes les nations sont sommées de s’aligner, selon la stricte logique binaire du tiers exclu résumée par Bush dans son discours du 20 septembre : « Ou bien vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes ! »

Certains, comme Poutine qui aura les mains libres en Tchétchénie, comme la Chine surtout qui fait son entrée en fanfare à l’Organisation mondiale du commerce, peuvent tirer de la grande coalition des « avantages collatéraux ». Mais la logique de victoire militaire amorcée en Afghanistan autorise les Folamour de la Maison Blanche à rêver de pousser l’avantage en Irak, en Somalie, au Yemen ou au Soudan, au risque que cette arrogance conquérante finisse par déstabiliser les États arabes alliés et le Pakistan, d’autant que le jusqu’au-boutisme de Sharon ruine pour longtemps les possibilités de compromis au Moyen-Orient. L’Union européenne serait alors renvoyée une fois de plus à ses divisions et à sa subordination.

Chaque nouvel épisode de la croisade impériale confirme ainsi que, selon un tragique de répétition bien rodé, l’assimilation à Hitler de personnages certes infréquentables sert de prétexte à la poursuite d’intérêts bien compris. Saddam et sa « cinquième armée du monde » n’ont pourtant pas pesé lourd face à la machinerie impériale. Milosevic n’a pas tenu longtemps. Et les talibans se sont effondrés en moins de deux mois dès que le Pakistan leur a retiré son soutien. Dans aucun de ces cas, la comparaison avec la puissance industrielle allemande de l’entre-deux-guerres, rêvant d’un Reich continental et de l’hégémonie mondiale, n’avait de fondement sérieux.

L’exagération du danger encouru a permis en revanche de ratisser large soutiens et alliances, au nom d’une politique du moindre mal et d’une riposte urgente à « l’ennemi principal ». L’ennemi « secondaire » n’était pourtant pas le moindre. Ceux qui ont soutenu ses opérations dans le Golfe, dans les Balkans ou en Afghanistan, devraient s’interroger sur la rhétorique conquérante des Rumsfeld et des Wolfowitz. Ils devraient réfléchir devant la dictature impersonnelle des marchés mondialisés, dont le bras armé réduit l’adversaire à l’état d’insecte miniaturisé et les victimes de la guerre aérienne au statut de dommages collatéraux. Depuis la guerre du Golfe, plus de 90 % des victimes des conflits armés sont civiles. Le militaire professionnel d’une grande puissance risque désormais moins l’accident du travail que le maçon ou le terrassier. C’est là le stade suprême de la réification marchande.

Pourtant, l’usage d’un « nous » gros de toute la puissance et la condescendance impériale n’a guère faibli : « nous », les démocraties ; « nous », le monde libre ; « nous », les dépositaires de la civilisation ; « nous », les Occidentaux ; « nous », les « bons » dit carrément Bush. « Tous américains », comme l’écrivait le lendemain du 11-Septembre Jean-Marie Colombani dans son éditorial du Monde. C’est cet « américanisme » bouffi d’orgueil qui nourrit « l’anti-américanisme » dont on nous accuse. Nous usons quant à nous de catégories politiques et non de catégories tribales. Nous ne combattons pas l’Amérique mais l’impérialisme, qui est européen tout autant qu’américain.

D’aucuns, lors de la guerre des Balkans, avaient décrété cette notion d’impérialisme obsolète, relevant désormais d’un « réflexe pavlovien », comme si la mondialisation libérale avait créé un espace marchand homogène, sans rapports de dépendance et de domination, un espace unique et égalitaire des droits de l’homme. Pourtant, les empires existent. En deux ans seulement, avec les projets de l’OMC, la relance des armements, les interventions militaires à répétition, il est devenu difficile d’en douter 5.

 

Les sentiers de la guerre

Les réorganisations géopolitiques de grande ampleur, comme celle en cours, ne se règlent pas à l’amiable, sur le tapis vert des chancelleries, mais par la refonte violente des territoires et des frontières, des hiérarchies et des dominations. La logique de guerre était en marche dès 1989. Nous avons connu depuis une suite ininterrompue de guerres chaudes où se rode la nouvelle rhétorique guerrière dont le discours de Bush le 20 septembre constitue l’aboutissement et l’expression la plus claire.

La Révolution française devait marquer le passage d’une guerre de manœuvre, « longue et lente », à une guerre nationale, « grosse et courte ». S’amorçait ainsi l’escalade de la lutte à mort impliquant une guerre à outrance où tous les habitants deviennent des ennemis, où s’estompe la distinction entre civils et militaires, où s’inverse le rapport clausewitzien entre la politique et la guerre, la première devenant peu à peu le prolongement de la seconde. Le vocabulaire même prend alors les armes. Stratégie et tactique, guerre de mouvement et guerre de position, mobilisation générale et conquête des marchés envahissent l’économie, le commerce et la finance. Le marketing s’efface devant le warketing.

Cette logique de « guerre totale » a pour horizon le terrorisme d’État. La bombe d’Hiroshima a révélé au grand jour l’esprit terroriste de l’époque et inauguré une ère nouvelle régie par « l’équilibre de la terreur ». Le risque d’apocalypse nucléaire était censé être limité par l’intimidation réciproque. La forme extrême du conflit entre puissances dominantes étant ainsi refoulée, la violence devait trouver sa voie dans la prolifération des techniques de destruction et dans la multiplication d’acteurs irréguliers.

Dans les deux dernières décennies, l’accélération de la mondialisation, combinée avec la rupture d’équilibre consécutive à la disparition de l’Union soviétique, marque un nouveau palier. Comment imaginer que l’affaiblissement des États-nations n’aboutisse pas à l’affaiblissement du monopole de la violence organisée, à sa privatisation et à sa dissémination ? Comment croire échapper à la « fragmentation de la violence », entrevue par David Rousset, et à la multiplication « d’actants qui refusent le monopole de la violence revendiquée par les États ». Porteurs d’une violence non codifiable, ces derniers deviennent les terroristes d’une guerre civile sans frontières.

Stratège des guerres napoléoniennes, Jomini annonçait déjà ces « guerres civiles et ces guerres de religions » caractérisées par « l’usage de la violence sans règle ». Un siècle plus tard, Carl Schmitt évoquait l’avènement des « cosmoguérillas » et des « cosmopirates », dont les kamikazes du World Trade Center sont la spectaculaire illustration. En éliminant la réciprocité du risque qui fait la solennité de la guerre comme dernier recours, la « guerre asymétrique » théorisée depuis 1997 par les stratèges américains banalise l’usage des armes à des fins policières et punitives à sens unique. Ernst Jünger a pressenti cette évolution vers la guerre absolue liée à l’usage de la force aérienne : « Le chef d’escadrille, qui des hauteurs de la nuit donne l’ordre de bombarder n’est plus en mesure de distinguer les combattants des non-combattants, de même que les nuages mortels de gaz s’étendent sur tout ce qui vit avec l’indifférence d’un phénomène météorologique 6. » Walter Benjamin lui faisait écho, écrivant que « le simple jeteur de bombe, seul avec son dieu dans la solitude des hauteurs », consomme le divorce entre technique de mort et responsabilité politique. Dès lors, « la guerre impérialiste est précisément déterminée, dans ce qu’elle a de plus dur et de plus fatal, par la contradiction béante entre les gigantesques moyens de la technique d’un côté, et son infime éclaircissement moral de l’autre ».

 

Guerres humanitaires ?

Ces guerres, déclenchées et menées au nom du Bien, sont bien des croisades séculières, « une lutte de civilisation », déclarait Bush le 20 septembre. Berlusconi n’est dont pas le seul à avoir enfourché le destrier des croisés. La guerre est alors aussi illimitée que le Bien absolu est inaccessible : « Notre guerre contre la terreur commence par Al-Qaida mais elle ne s’arrête pas là. Elle ne se terminera que lorsque tout groupe terroriste capable de frapper à l’échelle mondiale aura été repéré, frappé, et vaincu. » C’est donc bien « une tâche qui n’a pas de fin 7 ».

L’impératif catégorique de la guerre du Bien induit une confusion de la morale et du droit, cohérente avec le recul de la politique devant le despotisme de marché. Ainsi, cette guerre « pourra comprendre des frappes spectaculaires diffusées à la télévision et des opérations secrètes, secrètes jusque dans leur succès 8 ». En clair, une guerre de l’ombre, sans témoins, où tous les coups, y compris les plus bas, seront permis. La « justice sans limite » ne s’embarrasse pas de scrupules juridiques. Elle ne connaît plus de crimes de guerre, ni de convention de Genève sur le traitement des prisonniers, ni de prohibition des bombes à fragmentation. La fin absolue justifie tous les moyens, y compris le massacre de la prison de Mazar-e Charif ou les jugements à huis clos en cour martiale.

Car la « guerre humanitaire » au nom d’une Humanité majuscule ne connaît plus d’ennemi, mais l’autre absolu, la bête. Elle trace une frontière infranchissable entre l’humain et l’inhumain. Les caricatures de Milosevic en animal ou le vocabulaire de chasse à courre (« La traque » à la une de tous les magazines) sont alors au diapason de l’air du temps. Le bombardement de Ben Laden dans son terrier est bien une « enfumade » moderne, qui réjouit Rumsfeld comme elle faisait naguère jubiler Saint-Arnaud.

La bestialisation de l’ennemi apparaît ainsi comme le corollaire de la dépolitisation de la « victime humanitaire » 9. La réduction de cette dernière à un corps souffrant et à une misère nue la nie en tant que possible sujet politique. Elle devient ainsi une sorte de double de la bête maléfique, une pure victime de l’affrontement sans merci entre le Bien et le Mal, un animal domestique qui ne doit pas sortir de son rôle d’objet compassionnel.

Ce monopole impérial sur la représentation de l’espèce est lourd de conséquences. Contrairement au symbole de la balance, qui est celui de la mesure, la justice illimitée autorise aussi bien la loi du lynchage (le « plutôt mort que vif » de Donald Rumsfeld) que « les liquidations non judiciaires » commanditées par Sharon. Il n’est plus surprenant alors que le ministre de l’Intérieur israélien, Ouzi Landau, n’hésite plus à déclarer publiquement qu’il faut « comme en Afghanistan détruire ici [en Palestine occupée !] les infrastructures de la terreur », renvoyer à Tunis les responsables de l’Autorité palestinienne, et livrer aux Palestiniens « une lutte à mort », car « tant qu’ils auront de l’espoir la terreur ne cessera pas ». La conclusion coule de source : « Je préfère un Hamas sans masque à une Autorité palestinienne qui avance masquée. Ainsi les choses seront claires 10. » Nul doute que cette volonté farouche de désespérer les Palestiniens n’en vienne aussi à exaspérer le monde arabe.

Si, comme le disait Hegel, « l’arme est l’essence des combattants » et si, comme le pensait Marx, la guerre est un laboratoire des rapports sociaux, de quel combattant la « coupeuse de marguerites » est-elle l’essence ? et quelle société s’invente dans la « guerre asymétrique » ? D’ores et déjà, cette guerre illimitée dans l’espace et dans le temps échappe aux critères classiques de la « guerre juste », qui prétendait fixer des limites et déterminer la responsabilité de leur transgression : l’annonce de buts de guerre atteignables et le respect d’une proportion entre ces buts et les moyens mis en œuvre deviennent désormais caducs sans que soient définies de nouvelles règles 11.

 

Des moyens et des fins

La violence armée est la manifestation extrême d’une violence structurelle : « Bien que spectaculaires, le terrorisme et les représailles ne sont que des acteurs secondaires du point de vue du nombre des victimes occasionnées. La violence structurelle qui est à la base de bon nombre de guerres et d’actes terroristes agit lentement, ses victimes dépérissent peu à peu, souvent sous l’effet de maladies infectieuses 12. »

Le spectre du terrorisme, mis en scène depuis Ronald Reagan, est assez flou pour envelopper de son suaire des formes de violence fort différentes 13. Les manuels de l’armée américaine définissent le terrorisme comme « l’usage calculé de la violence contre des civils à des fins d’intimidation et de coercition pour atteindre des objectifs politiques, religieux, idéologiques, ou autres ». Bien qu’élastique, cette définition n’est pas la plus mauvaise, mais elle s’applique en boomerang aux guerres coloniales comme aux interventions impériales. Au palmarès du nombre des victimes, le terrorisme d’État l’emporte haut la main devant le terrorisme mafieux et le terrorisme religieux. Le terrorisme politique et le terrorisme pathologique viennent loin derrière.

Mais, comme l’écrit Aijaz Ahmad : « Le terrorisme qui tourmente les États-Unis, c’est celui qui arrive lorsque la gauche communiste et le nationalisme anticolonialiste laïque ont été défaits, alors que les problèmes créés par la domination impérialiste sont plus aigus que jamais. La haine prend alors le pas sur les idéologies révolutionnaires. La violence privatisée et la vengeance prennent la place des guerres de libération nationale. Les candidats millénaristes au martyre remplacent les révolutionnaires organisés. Lorsque la raison est monopolisée par l’impérialisme et détruite dans ses formes révolutionnaires, la déraison gagne du terrain 14. » Il n’est pas surprenant, dans des régions où les États issus des occupations et des partages coloniaux ne sont pas parvenus à se doter d’une légitimité nationale, que leur crise puisse déboucher sur une quête des origines ethniques ou sur un dépassement vers la communauté fusionnelle des croyants. Ces issues inquiétantes constituent une réponse, fantasmatique sans doute, à la faillite des États-nations et elles expriment la recherche d’une place dans la réorganisation du monde, au même titre que l’édification de l’Europe-puissance ou que la construction d’un grand marché des Amériques sous hégémonie américaine. Dans ce partage sans merci, le terrorisme à l’arme blanche n’est que le reflet inversé du terrorisme électronique d’État.

Devant ces phénomènes la « philosophie morale » dont Monique Canto-Sperber fait profession sonne creux. Lorsqu’un maçon monte un mur de travers, il encourt le licenciement pour faute professionnelle. Heureusement pour elle, la « directrice de recherche au CNRS » ne s’expose pas aux mêmes rigueurs. Alors que les limiers du FBI s’échinaient en vain à démêler l’écheveau des réseaux terroristes et de leurs circuits financiers, elle annonçait à la une du Monde avoir remonté la piste Ben Laden jusqu’à Saint-Just et à Trotski ! Dans une brochure intitulée Leur morale et la nôtre, ce dernier aurait fourni, dit-elle, la « justification du terrorisme » au nom « du caractère absolu de la fin poursuivie et de l’indifférence aux moyens 15. » Ce qui est absolu, ici, c’est la docte ignorance. Écrite en 1938 en réponse aux procès de Moscou et aux interrogations du philosophe John Dewey, Leur morale et la nôtre est en effet un plaidoyer contre le sens commun bureaucratique suivant lequel « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Il n’a pas manqué d’intellectuels distingués, devant le tapis de bombes sur l’Afghanistan, pour paraphraser cette maxime de la raison cynique en répétant à l’envi que qui veut la fin veut les moyens, et qu’une sale guerre se fait salement.

Dans la brochure incriminée, Trotski disait exactement le contraire : « La fin qui justifie les moyens soulève aussitôt la question de savoir ce qui justifie la fin 16 ». Car la fin a « aussi besoin de justifications ». Quelle est au juste la fin poursuivie par les va-t-en-guerre de la justice impériale ? Ben Laden, qui était hier encore leur moyen dans la lutte contre le communisme, est-il devenu leur fin ultime ? Ou bien les talibans ? Le pétrole ? Le nouvel ordre mondial ? L’éradication du terrorisme qu’ils ont eux-mêmes couvé et armé ? Toutes ces nobles fins « éthiques » justifient-elles les moyens les plus ignobles, des armes à uranium enrichi à l’arme terroriste par excellence qu’est l’arme atomique ? Grisé par les béatitudes de la mondialisation marchande, Alain Minc, président de la société des lecteurs du Monde, s’indigne sur le ton de l’évidence : « Aurait-il fallu, au nom du respect des populations civiles, que les Anglais ne bombardent pas Dresde et les Américains Hiroshima, quitte à laisser la Seconde Guerre mondiale se perpétuer 17 ? » Dans la logique de la guerre sainte, qui veut le paradis ne doit pas hésiter devant les moyens de l’enfer ! S’il existe des fondamentalismes religieux, il existe aussi désormais un fondamentalisme de marché, et Alain Minc est son mollah Omar.

Pour Trotski, la « grande fin révolutionnaire » exclut de ses moyens « les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres, qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours, qui diminuent la confiance en leurs propres forces en leur substituant l’adoration des chefs 18 ». Ces critères impliquent une condamnation sans appel des attentats du 11-Septembre pour des raisons indissociablement politiques et morales.

 

La guerre n’est pas finie

Jamais en retard d’un oracle, Francis Fukuyama n’a pas raté l’occasion de répéter qu’« au-delà de la démocratie libérale et des marchés, il n’existe rien d’autre vers quoi espérer évoluer », car « la modernité est un puissant convoi de marchandises que les récents événements ne feront pas dérailler ». Hors du Dow Jones, no future et point de salut ! La grande promesse de cette éternité marchande laisse pantois. Taliban du Nasdaq, le devin de Wall Street persiste et signe : « Nous sommes toujours dans la fin de l’histoire parce qu’il n’existe qu’un système qui continuera à dominer la politique mondiale : celui de l’Occident démocratique libéral. » Nul doute que cette profession de foi ne tombera pas dans l’oreille d’un kamikaze sourd : qui disait qu’une fin effroyable vaut parfois mieux qu’un effroi sans fin ?

Pas plus que l’histoire, la guerre ne s’achève pourtant à Kandahar, à Kaboul, ou à Tora Bora. La tâche « sans fin » de George Bush et « la dynamique de victoire » donnent des ailes aux talibans de la Maison Blanche. Un élargissement de la guerre à l’Irak ou à la Somalie aurait sans doute un prix, mais il importe avant tout de démontrer sa force, quitte à laisser l’Onu gérer le service après bombardements. « Le grand mensonge de la solution finale du terrorisme 19 » risque pourtant de fabriquer à la chaîne les kamikazes de demain et d’après-demain. Il ne suffira pas de leur faire des leçons de morale universelle. Qui peut dire ce qui sortira du désespoir palestinien et des ruines afghanes ? Qui peut prévoir ce qui germe dans l’humiliation des camps de réfugiés ? Ou chez les soldats perdus de Ben Laden, dont Musharaf et ses successeurs chercheront à se débarrasser en les envoyant se faire tuer au Cachemire ?

« Il va falloir se défendre non seulement contre le terrorisme, mais contre ce qui lui sert désormais de matrice : la militarisation globale de l’empire et le désordre économique », écrit aujourd’hui Alain Joxe 20. Il n’y a donc pas deux ennemis, l’un principal et l’autre secondaire, mais une même matrice à fabriquer des barbaries jumelles. Voilà qui devrait éclairer d’un autre jour les guerres d’hier, dans le Golfe comme dans les Balkans.

 

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références

références
1 Voir Le Monde des 3 et 6 novembre 2001.
2 Dans César Birotteau.
3 Inversement, Robert Hue a choisi la confusion en déclarant d’un même mouvement, dans son intervention à la fête de l’Huma, sa solidarité aux victimes des attentats et au gouvernement américain !
4 En 2000, 36 % des dépenses militaires de la planète revenaient au Pentagone. Le budget américain de la Défense égale celui des neufs pays suivants réunis. La part américaine des communications sur Internet atteint 40 %. Voir Claude Serfati, La Mondialisation armée, Textuel, Paris, 2001.
5 Les débats animés, dans les pays anglo-saxons notamment, autour du livre de Michaël Hardt et Toni Negri (Empire, Exils, Paris, 2000.), en témoignent.
6 Ernst Jünger, La Mobilisation totale (1931), Gallimard, Paris, 1990
7 George W. Bush, discours du 20 septembre 2001, Le Monde, 30 septembre 2001.
8 Ibid.
9 Voir Philippe Mesnard, La Victime écran, Textuel, Paris, 2002 ; préface de Rony Brauman.
10 Entretien d’Ouzi Landau avec Sylvain Cypel, Le Monde, 14 décembre 2001.
11 Voir dans ce numéro de Contretemps l’article d’Ellen Meiksins Wood. Voir aussi Monique Chemillier-Gendreau, Démocratie mondiale et droit international : les raisons d’un échec, Textuel, Paris, 2002.
12 Paul Farmer, leçon inaugurale au Collège de France, Le Monde, 12 novembre 2001.
13 Voir dans ce numéro de Contretemps le texte d’Eqbal Ahmad.
14 Aijaz Ahmad, auteur de In Theory : Classes, Nations, and Litterature, « A Task which never ends », publié en octobre 2001 dans Indian Frontline Journal.
15 Monique Canto-Sperber, Le Monde, 4 octobre 2001.
16 Léon Trotski, Leur morale et la nôtre, Pauvert, Paris, 1900.
17 Alain Minc, Le Monde, 7 novembre 2001.
18 Trotski, Leur morale et la nôtreopcit.
19 Baltazar Garzon, Le Monde, 10 octobre 2001.
20 Alain Joxe, Le Monde, 17 décembre 2001.