« Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode. Extrait du livre de G. Mensitieri
Giulia Mensitieri, Le plus beau métier du monde. Dans les coulisses de l’industrie de la mode, Paris, La Découverte, 2018.
Prologue
Paris, avril 2012.
Mia[1]me donne rendez-vous Chez Jeannette, un bar du Xe arrondissement de Paris fréquenté par les travailleurs de la mode. Elle est en train de boire un verre avec Sebastiàn, directeur d’un magazine de mode indépendant très « pointu ». Lorsque j’arrive, Sebastiàn, vêtu d’habits noirs à la coupe insolite, me scrute de la tête aux pieds. Mia, pochette Prada, jeans, pull à capuche et chaussures Chanel, se lâche : « J’ai pleuré tout le week-end. Jeudi, j’ai travaillé avec les clients de Derloge[2] et la pression était très forte. Après je suis rentrée à la maison et il y avait le vide, le sale, pas d’argent pour le loyer, les salaires qui n’arrivent pas, les dettes… Je n’ai même pas d’argent pour me payer un verre. » Elle demande ensuite à Sebastiàn s’il peut lui donner deux euros pour une bière. « Quand c’est up, c’est très up, quand c’est down, c’est très down. Les résultats de mon travail je les vois, mais ils ne sont pas financiers. » Son Blackberry sonne, elle regarde l’écran mais ne décroche pas : « C’est Bouygues qui m’appelle, ils me harcèlent, j’ai 273 euros de dettes et ils vont me couper la ligne. »
En octobre 2015, Albert Elbaz, directeur artistique de la célèbre maison française Lanvin, est congédié par ses employeurs après quatorze années de collaboration. Il avait déclaré, suscitant ainsi la polémique :
« Nous, les designers, avons débuté nos carrières en tant que couturiers, avec des rêves, des intuitions et des sentiments. […] Et puis, le métier changea, nous sommes devenus directeurs artistiques. Puis il changea à nouveau et nous voici devenus désormais des faiseurs d’images. Notre rôle consiste à s’assurer que nos créations rendent bien à l’écran. Il faut faire exploser l’écran, voilà la nouvelle règle[3]. »
La déclaration d’Elbaz met en lumière la tension provoquée par les évolutions de l’industrie de la mode, avec ses injonctions au profit qui se heurtent au travail de création sur laquelle elle repose. La même incompatibilité entre pro- ductivité et créativité avait entraîné, une semaine avant le licenciement d’Elbaz, le départ de Raf Simons, directeur artis- tique de Dior pendant quatre ans. Dans sa déclaration à la presse, Simons avait dit vouloir se concentrer sur ses intérêts et ses passions. Suzy Menkes, l’une des plus célèbres plumes de la mode, a commenté ainsi la nouvelle dans les pages du magazine Vogue britannique :
« Comme des oiseaux dans une cage dorée, les créatifs des grandes maisons ont tout : un cercle d’assistants, des chauffeurs, des voyages en première classe, l’accès à des maisons élégantes et des clients célèbres. Tout, sauf le temps[4]. »
Raf Simons a quitté Dior car, malgré l’argent et le prestige, explique la journaliste, il devait produire dix collections par an et n’avait plus le temps de trouver l’inspiration. Mais les travailleurs créatifs de la mode vivent-ils vraiment tous dans une cage dorée ? Les mots de Suzy Menkes sont intéressants à la fois pour ce qu’ils disent et pour ce qu’ils taisent. Prenons l’exemple de Raf Simons. Pour son premier défilé chez Dior, il a voulu recouvrir de fleurs les parois d’un hôtel particulier dans les beaux quartiers de Paris. Des millions de roses, de lys et d’orchidées ont été utilisés et des centaines de milliers d’euros dépensés par la marque afin de présenter la collection dans un décor d’exception. Les médias du monde entier ont couvert l’événement, des photos et des vidéos des mannequins portant des vêtements luxueux et traversant avec assurance des salles aux parois fleuries ont circulé sur toute la planète. Mais, malgré cette visibilité, d’autres aspects liés à cet événement restent méconnus. La plupart des mannequins ont travaillé presque gratuitement. De même, certains stylistes qui, chez Dior, ont transformé en vêtements les intuitions de Raf Simons sont rémunérés au Smic[5], ou à peine plus.
La mode, c’est aussi ça, et c’est cette mode-là qui est au cœur de ce livre : un monde qui produit le luxe et la beauté à coups de salaires misérables et de travail non rémunéré. La mode telle que je l’ai observée, c’est Mia, styliste photo, qui vit dans le salon d’un deux-pièces dans un quartier populaire de Paris, et qui, le lendemain, se retrouve à Hong Kong dans un palace afin d’organiser des défilés privés pour des millionnaires chinoises. La mode, c’est un journaliste comme Sebastiàn qui, parce qu’il dirige une revue de mode avant- gardiste et « pointue », ne rémunère pas les photographes, les assistants lumière, les mannequins, les stylistes photo, les stagiaires, les assistants plateau, les retoucheurs, les maquilleurs, les coiffeurs, les manucures qui produisent les images publiées. La mode, c’est ce mannequin qui défile pour Chanel et qui est payé en bâtons de rouge à lèvres. La mode, c’est ce photographe qui finance lui-même un reportage pour Vogue Italie dans un palace à Deauville, mais qui ne rémunère aucun des participants. La mode, ce sont ces vêtements vendus 30 000 euros, réalisés par des stylistes et des brodeuses rétribués au Smic, exploités par des maisons qui font une marge de profit énorme sur leur travail. La mode, ce sont ces sacs qui coûtent 10 000 euros parce qu’ils portent une étiquette « made in Italy » alors qu’ils sont fabriqués en Chine. La mode, c’est tout cela, et bien plus encore, et c’est cette mode-là, où la précarité se cache derrière la façade étincelante du capitalisme, dont il sera question dans ce livre.
La mode et le rêve
« Chaque jour est une page blanche que je dois emplir d’un rêve », a écrit le créateur Alber Elbaz dans un livre où il pré- sente ses créations[6]. « La mode, c’est le rêve », me dit Ludo, jeune photographe. « Ornée de rêves », c’est le titre du livre de l’historienne de la mode Elizabeth Wilson[7]. Tant ceux qui la produisent que ceux qui l’étudient ou la diffusent parlent de la mode comme d’un monde enchanté. Et on peut le comprendre : c’est un monde d’imaginaire et d’images com- binant la beauté, le luxe, les fastes, la créativité, les excès, le pouvoir et l’argent, et qui se manifeste sur des écrans, des vitrines ou des feuilles de papier glacé.
On pourrait penser que le rêve de la mode est une utopie, un idéal. Mais la mode est aussi une industrie, une réalité faite de travail, de travailleurs, d’usines, d’ateliers, de corps, de matières, d’espaces, d’objets. Que faire de cette coprésence de la notion de rêve, apparue avec tant de force pendant l’enquête, et de la matérialité du système qui produit ces imaginaires ? Le concept d’« hétérotopie[8]» permet de résoudre cette question et de tenir ensemble la dimension immatérielle, onirique, et la dimension matérielle, tangible, de la mode. Les hétérotopies sont « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant elles soient effectivement localisables[9]», ce sont « des espaces autres » pouvant prendre la forme de « lieux imaginaires », de « mondes parallèles »[10], mais existant bien quelque part. Si la mode est un rêve, alors ce rêve est une hétérotopie : il se déploie dans les espaces où il est produit et mis en scène.
Or ce monde imaginaire de luxe et de beauté circulant à l’échelle mondiale via les écrans de télévision et de cinéma, les pages des magazines et Internet, ou encore les affiches omniprésentes dans l’espace urbain, ce monde suscitant le désir et poussant à la consommation aux quatre coins de la planète est un lieu où tous ces éléments fantasmagoriques coexistent avec des formes diverses de précarité, d’exploitation, de domination et de quête de pouvoir. Ce rêve, cet espace autre, présente en effet toutes les caractéristiques du capitalisme. Ce qui peut paraître surprenant : comment un monde de rêve peut-il être fondé sur un tel système d’exploitation ? Et comment peut-il être régi par les règles qui régissent également le monde qui lui est extérieur ?
En vérité, les hétérotopies ont une fonction sociale précise : en formant des « contre-espaces[11]», des lieux circonscrits de la « déviation[12]» et de l’altérité, elles définissent, par opposition, la norme. La mode en tant qu’hétérotopie joue aussi le rôle d’un leurre qui, grâce à son apparence onirique, permet de normaliser des exceptions. La mode est à la fois un rêve, celui des défilés, des affiches et des vitrines, et une industrie mondiale engendrant des excès consuméristes, des profits exorbitants et des formes variées d’exploitation. C’est dans cette hétérotopie que travaillent Mia et les autres personnes rencontrées au cours de cette enquête. Malgré son apparat imaginaire qui la distingue de l’« ordre normal des choses », la mode est logée au cœur du capitalisme contemporain. C’est cette double occupation d’un espace imaginaire et onirique et d’une réalité économique et professionnelle qui en fait un « espace autre », une hétérotopie. C’est à partir de celle-ci que j’ai pu analyser les dimensions imaginaires, les recompositions sociales, les formes de travail et de précarité du capitalisme actuel.
Introduction. Quand la mode se fait système
Bien qu’elle fasse partie de la société depuis la première modernité[13], la mode n’a pas toujours eu la même diffusion ni joué le même rôle dans le capitalisme. Elle a évolué au fil des siècles et, comme elle, l’industrie de la mode s’est transformée et développée au cours du temps. C’est durant le 20e siècle qu’elle a le plus changé de sens, d’échelle et de valeur, pour atteindre une place centrale dans les désirs, les représentations, mais aussi les économies du capitalisme contemporain. En 2008 par exemple, l’industrie de la mode représentait « 6 % de la consommation mondiale tous secteurs confondus, avec 1 400 milliards d’euros[14]». C’est au cours du siècle passé, notamment à partir des années 1960, avec l’amplification du phénomène du prêt-à-porter[15], que cette industrie s’est transformée en véritable système mondial[16], également appelé système-mode[17]. Jusqu’alors, les produits de la mode étaient divisés industriellement et symboliquement de façon parfaitement étanche : la haute couture habillait de ses goûts luxueux et de son savoir-faire artisanal les élites mondiales, alors que la production industrielle ou semi-industrielle était destinée aux autres couches de la population. Le boom de l’après-guerre a révolutionné la structure sociale et vu l’émergence d’une classe moyenne dont le pouvoir économique et social a augmenté, et qui a pu participer, dans les années 1970, à la consécration du prêt-à-porter. La mode a alors commencé à se ramifier et à se multipolariser : Milan s’est inséré dans le triptyque des pôles mondiaux de la mode, précédé de Paris (qui perdit ainsi son hégémonie) et de Londres. Le luxe s’est démocratisé et la bourgeoisie a elle aussi commencé à s’habiller avec du prêt-à-porter, alors que les classes populaires accédaient à un certain niveau de qualité et de recherche stylistique.
Les années 1980 : « Dress for succes »
Mais les transformations qui ont le plus façonné la mode pour la faire devenir le colosse économique et symbolique qu’elle est aujourd’hui se sont produites dans les années 1980. C’est à cette période que la mode est devenue dominante dans la culture populaire, via l’hégémonie de la culture de l’image. Elle a alors subi une transformation fondamentale : elle a cessé d’être un « simple » contenant, c’est-à-dire une forme vide de sens, pour devenir contenu – l’apparence s’est faite porteuse de sens en soi[18]. À ce changement de paradigme a correspondu une célébration publique des protagonistes de la mode. La télévision a été le medium privilégié pour la célébration de ces nouvelles divinités, mannequins et stylistes de la mode, qui sont devenus omniprésents, se sont multipliés et ont atteint le statut de stars. De façon générale, les années 1980 furent aussi les années du triomphe du capitalisme financier et de l’entrée dans le néolibéralisme, avec la restau- ration du pouvoir et des revenus des classes supérieures, une gestion des entreprises désormais indexée sur les cours de la Bourse, le libre-échange et la libre circulation des capitaux à l’échelle mondiale, une nouvelle discipline imposée aussi bien aux gestionnaires des entreprises qu’aux travailleurs, et des politiques économiques entièrement dédiées à ce nouvel ordre.
Le néolibéralisme était alors incarné par la figure du yuppie, très représenté dans le cinéma et la littérature[19]. Ces jeunes cadres dynamiques et ambitieux, obsédés par la recherche d’une image qui puisse représenter leur ascension sociale, ont trouvé dans la mode, grâce à sa fonction distinctive immédiate, le moyen parfait de signifier les changements de statut fulgurants permis par l’économie de la finance. D’une manière générale, les biens de luxe – pas uniquement ceux de la mode – ont permis aux nouvelles élites du capitalisme financier de se distinguer et de se rendre reconnaissables et symboliquement hégémoniques. La formule de l’époque, « dress for succes[20]», résume parfaitement cette conjonction entre mode et pouvoir. C’est alors que s’est renforcée l’idée de « griffe » – l’idée d’une marque porteuse de valeur en soi, indépendamment de la qualité et du design des vêtements – et que les industries de la mode ont commencé à se délocaliser et à s’étendre, vendant des licences pour que des produits autres que des vêtements portent le nom de leur marque. Des créateurs tels que Ralph Lauren, Armani ou Versace ont ainsi lancé des lignes d’accessoires de maison. Ce faisant, les griffes ont investi toutes les sphères du quotidien et assumé un rôle culturel central.
Cette ère de spectacularisation de la mode a vu les mannequins et les créateurs élevés au rang de stars de la culture populaire, prenant la place occupée jusque-là par les chanteurs ou les acteurs. La mode s’est fabriquée comme le rêve du capitalisme, avec sa combinaison de beauté, de pouvoir et d’argent, et les métiers de la mode ont commencé à susciter les désirs de jeunes travailleurs toujours plus nombreux.
Les années 1990 : l’« impérialisation » de la mode
La décennie 1990 fut également fondamentale dans cette histoire. Les changements structurels entamés une décennie auparavant avec l’ouverture des marchés ont transformé la culture dominante : les marques se sont mondialisées, se muant en puissances financières extraterritoriales. Dans le même temps, les médias exaltaient l’ouverture des marchés, les nouvelles circulations, les métissages culturels, tout en donnant une place toujours plus grande aux célébrités de la mode. Les années 1990 furent celles de la confirmation du système-mode et de la prise de pouvoir du capital financier, qui a entraîné une concentration des marques via la naissance des holdings de luxe. Avec l’économie néolibérale, les produits de la mode – vêtements, imaginaires et rêves – ont circulé à l’échelle de la planète.
Entre les années 1980 et 1990, la mode a été à l’origine d’un processus d’impérialisation « se caractérisant par un mouvement à la fois organisationnel, avec l’émergence de conglomérats dans le luxe et la mode, et sociétal, avec
l’extension de dynamiques propres à la mode dans d’autres sphères d’activité[21]». La référence à la dimension impérialiste de la mode n’a rien d’une métaphore. Avec la montée en puissance des holdings de luxe, la mode a accru son pouvoir symbolique par la fabrication d’un rêve propre à la société de consommation, ainsi que son pouvoir économique grâce à l’expansion géographique et financière.
L’exemple le plus emblématique de ces empires de la mode est sans conteste le groupe LVMH, la plus puissante holding du secteur, cotée en Bourse à Paris. Depuis sa fon- dation en 1987, le groupe a acquis des marques telles que Fendi, Berluti, Givenchy, Marc Jacobs, Kenzo, Emilio Pucci, Céline, Donna Karan ou Loro Piana[22]. Il inclut également de nombreuses marques de cosmétiques et de parfums, des magasins ou franchises de magasins tels que Sephora, La Samaritaine, Le Bon Marché et La Grande Épicerie, ainsi que des marques de bijoux et d’horlogerie telles que Chaumet, De Beers, Dior Montres. Ces listes ne sont pas exhaustives. En 2013, le groupe possédait 867 filiales dans le monde, et un réseau de plus de 3 000 magasins. Malgré l’hégémonie symbolique de la mode et du luxe dans le groupe, le secteur mode et maroquinerie n’y « pesait » en 2014 « que » 35 % du CA[23]. Ce qui en fait le plus gros secteur du groupe, mais qui est loin de représenter la majorité de son chiffre. Cette même année, 30 % du CA était fait en Europe, 30 % en Asie, hors Japon, et 30 % au Japon. Les chiffres d’affaires faramineux dégagés par cette industrie montrent que, malgré la crise, la mode continue de vendre, et de vendre toujours plus grâce à sa « désirabilité », comme l’a dit Bernard Arnaud, patron du groupe, en 2014, c’est-à-dire au rêve véhiculé par ses produits. Tout cela étant rendu possible par son « esprit d’entreprise[24]», c’est-à-dire son adhésion totale au modèle néolibéral. Les données reportées donnent une idée de la mondialisation effective de ces empires, avec des productions et des distributions multilocalisées. La mode est de fait un système mondial qui, depuis les années 1990, convertit à son culte de plus en plus d’adeptes.
La New Economy et le culte de la créativité
Les années 1990 ont été marquées par des changements structurels et sociétaux majeurs, qui se sont révélés déterminants dans l’extension généralisée du capitalisme actuel. Pendant que la mode « s’impérialisait », l’Occident amorçait son virage vers une nouvelle ère, celle de la New Economy[25], fondée sur la communication et les services. À mesure que la production industrielle était délocalisée, l’Europe faisait du tertiaire le cœur de son économie. Communication, culture, créativité et information sont devenues les mots-clés de ce nouveau modèle de production. L’organisation, le rôle et la signification du travail se sont alors transformés, faisant passer le salariat pour un modèle rétrograde et contraignant, au nom de la flexibilité, notion sans cesse mise en avant par les pouvoirs publics. Ainsi fut érigé un nouveau modèle de travailleur, créatif, décontracté et libre. Dans le monde anglo-saxon surtout, ce discours fut soutenu par toute une série de travaux et d’auteurs[26]selon les- quels la fin de la société salariale relevait d’une forme d’émancipation permettant un travail individualisé et satisfaisant, fondé sur les compétences et les capacités d’autonomie de chacun.
C’est dans ce contexte de désindustrialisation, de déclin de la société salariale et de promotion de nouvelles formes de travail[27]que les écoles de mode ont commencé à proliférer. La mode n’était plus seulement un rêve fantasmé dans le reflet médiatique, elle devenait aussi un secteur professionnel convoité. Le travail dans la mode réunissait en effet tous les ingrédients du rêve néolibéral : compétitivité, créativité, beauté, pouvoir, argent. Mais la multiplication des filières de formation et l’augmentation du nombre de professionnels se sont rapidement heurtées au manque de débouchés sur le marché du travail, entraînant la multiplication de travailleurs précaires[28].
J’ai pu observer au cours de mon enquête les effets et les mécanismes de cette « surproduction des producteurs du rêve » grâce à des entretiens effectués avec des enseignants et des anciens élèves d’une école d’art, de mode et de design de Bruxelles dont la section mode est considérée comme l’une des meilleures du monde. Les diplômés sont très convoités par les grandes maisons de couture et les marques de luxe parisiennes. Jacques, enseignant et ancien élève de cette école, me raconte : « La mode est à la mode. […] Quand j’ai passé l’examen d’entrée on était un peu moins d’une soixantaine et maintenant il y a entre 160 et 180 personnes qui se pré- sentent chaque année. » L’institutionnalisation du travail de la mode opérée par les écoles entraîne aussi l’institutionnalisation et la normalisation des formes d’exploitation propres à ce secteur, car ces formations préparent les étudiants « au rythme des grandes maisons », comme nous l’avoue un autre enseignant de la prestigieuse école. Les journées de travail de quatorze heures et les nuits blanches y sont la norme, ce qui bien entendu contrevient singulièrement à la législation du travail. En finançant ce modèle pédagogique dans les écoles publiques, les États participent à la production de travailleurs qui ne réclameront pas leurs droits sociaux, puisqu’ils ne les connaîtront pas. Le « nouvel esprit du capitalisme[29]», dans lequel coexistent la normalisation du travail précaire et le culte de l’expression de soi par la créativité, existe à l’état presque pur dans la mode. Le système-mode est donc un terrain privilégié pour l’étude du capitalisme, autant dans ses dynamiques globales et ses dimensions imaginaires que dans l’organisation du travail, les subjectivités et les modes d’assujettissement qu’il produit.
En choisissant de mettre de côté tout un pan de cette industrie – celui du travail en usine, notamment –, et en ne se focalisant donc que sur les travailleurs des productions immatérielles[30]de la mode, ce livre traite plus largement de la vaste catégorie des industries dites « culturelles et créatives »[31]. Il y sera d’abord question du rôle économique et politique des dimensions imaginaires de la mode, et des différentes formes de mondialisation qui la structurent (celle relative à la circula- tion mondiale des imaginaires désirables, et celle concernant la délocalisation des productions pour faire baisser les coûts). Y seront ensuite décrites les logiques d’attribution de valeurs économique et symbolique qui régissent[32]ce monde, qui font que plus un travail est considéré comme prestigieux, moins il est rémunéré, la diversité des professions qui la composent, ainsi que les conditions singulières de précarité de ses travailleurs. Il s’agira enfin de questionner les formes d’assujettissement et de subjectivation (entendue ici comme processus de « fabrication des sujets ») propres à la mode en nous intéressant au rôle des émotions dans les hiérarchies de cet univers professionnel, aux injonctions à être et à apparaître conforme à son rôle professionnel, ainsi qu’aux dispositifs et stratégies que les travailleurs mettent en place pour tenir le coup face aux inégalités et aux différentes formes de domination.
Anonymat
Le but de ce livre n’est pas de dénoncer, mais d’observer, de décrire, de comprendre et d’analyser. Mais les produits et les imaginaires de la mode sont autant visibles et médiatisés que les productions et les coulisses sont opaques et difficilement pénétrables ; du coup se pose inévitablement la question de la révélation. J’ai essayé de me tenir à une posture descriptive et, au moment de la restitution des données, ma préoccupation majeure a été de garantir l’anonymat des interlocuteurs, en
évitant de les fragiliser dans leurs parcours professionnels. Pour cette raison, tous les prénoms ont été modifiés ; j’ai omis des éléments de description sociologique et j’en ai changé d’autres ; j’ai parfois changé ou mélangé des éléments physiques et des lieux. Pour ces mêmes raisons, tous les noms de magazines sont fictifs (à l’exception de Vogue, qui publie énormément de reportages photo, ce qui rend difficilement reconnaissables les situations décrites dans ce livre). Concernant les noms des entreprises, ils ont aussi été modifiés lorsqu’il y avait un risque de rendre reconnaissables les travailleurs ayant participé à l’enquête. Néanmoins, ce travail s’applique aussi à déconstruire les imaginaires de rêve produits par la mode, industrie aussi riche et puissante qu’inégalitaire. Il m’a donc semblé important de nommer certaines des grandes entreprises dont il est question dans ce livre, en prenant soin d’éviter qu’une quelconque corrélation puisse être établie entre la situation, le travailleur et l’entreprise décrits.
Notes
[1] Tous les prénoms concernant les interlocuteurs rencontrés pendant l’en- quête sont des pseudonymes.
[2] Nom fictif d’une franchise de salons de coiffure très présente en France.
[3]« Alber Elbaz et Lanvin, la rupture ? », 3 novembre 2015, http://blog. dailyshopwindow.com/alber-elbaz-et-lanvin-la-rupture.
[4] S. Menkes, « Why Fashion is Crashing », vogue. co. uk, 23 octobre 2015 (ma traduction).
[5] Données issues de l’enquête ethnographique.
[6] Lanvin, I love you, Milan, Rizzoli, 2014.
[7]E. Wilson, Adorned in Dreams. Fashion and Modernity, Londres, I.B. Tau-
ris, 2003.
[8]M. Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009.
[9] M. Agier, « Le campement urbain comme hétérotopie et comme refuge. Vers un paysage mondial des espaces précaires », Brésil(s). Sciences humaines et sociales, no 3, mai 2013, p. 11.
[10]Ibid.
[11]M. Foucault, Le Corps utopique, les hétérotopies, op. cit., p. 24.
[12]Ibid., p. 26.
[13] L’historienne Sarah-Grace Heller fait remarquer qu’il est impossible d’éta- blir de façon formelle la date de naissance de la mode, car chaque chercheur a sa propre définition du phénomène. La position la plus répandue fait cependant remonter cette naissance à la Renaissance. Voir S.-G. Heller, Fashion in Medie- val France, Cambridge/Rochester, D. S. Brewer, 2007. Voir aussi à ce propos F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle. T. 1, Paris, Le Livre de Poche, 1993 ; P. C. Campbell, The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism, WritersPrintShop, 1987.
[14]F. Godart, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte, 2010, p. 6.
[15]Le prêt-à-porter concerne des vêtements qui ne sont pas réalisés sur mesure. Il résulte du passage de la couture artisanale et du vêtement sur mesure à la standardisation des tailles qui permet la production en série. Né aux États- Unis sous le nom de ready-to-wear, il est exporté en France dans les années 1950, mais c’est seulement dans les années 1960 qu’il devient populaire.
[16] Par système mondial, on entend l’économie politique et historique mondiale ainsi que les dimensions culturelles et identitaires qui y sont liées. Voir à ce sujet Jonathan Friedman et Kasja Ekholm-Friedman, Historical Trans- formations. The Anthropology of Global Systems, Lanham, Altamira Press, 2008.
[17] En suivant Nello Barile, par système-mode je désigne à la fois l’industrie mondialisée dans toutes ses ramifications, l’univers symbolique et onirique produit par cette industrie, ainsi que le monde social des travailleurs du secteur. Voir N. Barile, Sistema moda. Oggetti, strategie e simboli : dall’iperlusso alla societ low cost, Milan, Egea, 2011
[18]Ibid., p. 19.
[19]La figure du yuppie a été magistralement représentée par l’écrivain américain Bret Easton Ellis dans le roman American Psycho (1991), et plus récemment dans Le Loup de Wall Street, de Martin Scorsese (2013).
[20] La formule est celle du livre éponyme de John T. Molloy paru en 1975. L’auteur y analyse l’effet des vêtements sur la réussite personnelle et introduit la notion de « power dressing ».
[21]F. Godart, Sociologie de la mode, op. cit., p. 97-98.
[22]Le groupe nait en 1987 par la fusion des entreprises Moët Hennessy (cette dernière étant le fruit de la fusion entre la marque de champagne Moët et Chandon et celle de cognac Hennessy) et la marque de maroquinerie Louis Vuit- ton. En 1990, Bernard Arnaud prend la tête de l’ensemble et en devient l’ac- tionnaire majoritaire. Depuis la fondation du groupe, de nombreuses marques de cosmétique, de joaillerie, de mode et de maroquinerie, de vins et spiritueux, ainsi que des enseignes de distribution haut de gamme, ont été rachetées par le groupe. Actuellement, le groupe est le numéro un mondial du luxe.
[23] Ces informations proviennent du site du groupe, ainsi que des « documents financiers 2014 » de LVMH (voir lvmh.fr/wp-content/uploads/2015/02/ lvmh-documents-financiers-2014.pdf).
[24]Ibid.
[25]C. Leadbeater, Living on Thin Air. The New Economy, Londres, Penguin Books, 2000.
[26] La figure emblématique de cette littérature exégétique de la New Eco- nomy très mobilisée par les pouvoirs publics est Richard Florida. Voir Richard L. Florida, The Rise of the Creative Class, New York, Basic Books, 2002.
[27] Un des textes qui documentent le mieux ce changement de paradigme est celui de Luc Boltanski et Ève Chiappello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[28] L’État britannique a été pionnier dans la légitimation des travailleurs de la mode et a ouvert à l’intérieur de ses écoles d’art des filières consacrées à la mode et au stylisme. La sociologue britannique Angela McRobbie a été parmi les premières à saisir le lien entre la New Economy, la multiplication des écoles de mode et la précarisation. Voir A. McRobbie, British Fashion Design. Rag Trade or Image Industry ?, Londres/New York, Routledge, 1998.
[29]L. Boltanski, E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit.
[30]Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato et Antonio Negri, Le Bassin de travail immatériel (BTI) dans la métropole parisienne, Paris, L’Harmattan, 1996.
[31]Alors même qu’elles désignent un même objet, c’est-à-dire « la production et la diffusion de symboles dans les économies et les sociétés modernes » (D. Hesmondhalgh, « Cultural and Creative Industries », in J. Frow, T. Bennett, The SAGE Handbook of Cultural Analysis, SAGE, 2008), les notions d’« industrie culturelle » et d’« industrie créative » ne sont pas équivalentes pour des raisons politiques et théoriques. Les deux notions ont connu une trajectoireparadoxale. La première a été élaborée dans les écrits de l’École de Francfort(Voir M. Horkheimer, T. W. Adorno, Dialectique de la raison, 1947), pour ensuite devenir une notion descriptive et analytique. La seconde doit sa notoriété aux exégètes de la New Economy, Richard Florida en particulier, qui ont vu dans le travailleur créatif le pionnier du travailleur en devenir. Mais, très vite, la notion a acquis une dimension critique.
[32] Par « monde de la mode », je désigne le périmètre du monde social auquel j’ai été confrontée pendant mon enquête, une entité faite d’individus, de relations, de réseaux, de situations, d’économies et d’échanges. Il ne s’agit donc pas d’une fiction ou une construction « objectivante ».