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Dans cette introduction au livre collectif Histoire des mobilisations islamistes XIXe-XXIe (CNRS éditions, 2022) dirigé par François Burgat et Matthieu Rey, les auteurs plaident pour une approche historique de l’islamisme, envisagé comme le produit mouvant et évolutif des dynamiques sociales et politiques locales, régionales et globales.

En ce sens, ils rappellent que l’islamisme est un phénomène propre à la modernité, qui émerge au 19e siècle en réaction à la pénétration coloniale européenne, et dont les multiples déclinaisons politiques dans le temps et l’espace témoignent d’une diversité et d’une hétérogénéité considérable de ce qui relève moins d’une idéologie que d’un univers symbolique mobilisé dans le champ du politique. En sorte que l’usage de références islamiques en politique ne dit presque rien à lui seul du projet politique en question. Si cette thèse peut paraître simple, elle n’en demeure pas moins précieuse, à rebours d’une littérature foisonnante tendant à essentialiser les mondes arabes et musulmans, et à brouiller toute compréhension rationnelle de l’islamisme.

Avec l’aimable autorisation des auteurs et de la maison d’édition, Contretemps met ce texte à disposition de ses lecteurs.rices et les invite à se procurer l’ouvrage qui rassemble plus d’une vingtaine de riches contributions, allant de l’époque coloniale à nos jours et explorant plusieurs aires géographiques.

Les mobilisations politiques à référent islamique. Pour une approche historique[1]

« On a écrit les pires bêtises sur le retour du religieux dans le monde musulman (…) Il y a là un vieux fantasme de l’Occident face à l’islam. »

Olivier Roy, 1985, p.11

Fondamentalistes, forces moyenâgeuses, lorsque ce n’est pas fascistes, les qualifications qu’emploient une majorité des commentateurs pour désigner les « islamistes » rivalisent encore aujourd’hui sur le terrain de la stigmatisation[2]. Ce registre disqualificatoire empêche le plus souvent de penser la contemporanéité du phénomène, sa pérennité et sa « banalité » au sein du monde musulman, de l’Indonésie à l’Afrique subsaharienne, en passant par l’Europe et, bien sûr, le Moyen-Orient. Alors que les expériences les plus récentes montrent la capacité d’adaptation de ces courants aux contextes les plus inédits, leur déclin voire leur disparition sont régulièrement pronostiqués. Le plus souvent, les analystes ne peuvent s’empêcher de penser le phénomène islamiste que comme une transition de l’évolution du champ politique local. À l’encontre de cette vision encore très répandue, le présent ouvrage veut restituer non seulement les racines historiques du phénomène mais plus encore la diversité et la plasticité extrêmes de ses expressions au gré des contextes politiques nationaux et internationaux. L’intérêt évident de cette perspective est qu’elle permet de saisir de manière réaliste un large pan du champ politique des mondes musulmans.

Qu’est-ce donc que cet « islamisme » ou cet islam politique ? Le terme entre dans la langue française au XVIIe siècle se substituant à mahométisme. Il se veut alors le pendant de christianisme ou judaïsme, et renvoie à la religion. Au cours du XIXe siècle, alors que le discours autour de la religion tend à en faire les soubassements d’une civilisation, l’islamisme fait référence à un système de croyances et ses incidences sociales supposées. Il faut attendre la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie française pour que son sens change du tout au tout et désigne un « mouvement politique et religieux prônant l’expansion de l’islam et la stricte observance de la loi coranique dans tous les domaines de la vie publique et privée. Aujourd’hui, désigne plus particulièrement un mouvement politique et idéologique se réclamant des fondements de l’islam et qui peut prendre un caractère extrémiste. ». Cette rupture sémantique renvoie aussi dans le champ des sciences sociales à l’émergence des études sur un courant politique se revendiquant de l’islam. Pourtant, si l’irruption de mouvements politiques dans les actualités force à des recompositions langagières, il faut bien reconnaître que cette polarité discursive et militante est bien plus ancienne que le tournant linguistique opéré dans les dictionnaires.

En suivant d’autres travaux précurseurs sur l’extension de son usage historique et en raffinant le sens du terme tel qu’il est parfois incorrectement proposé par l’Académie française[3], les auteurs du présent volume entendent donc par « islamiste » une polarité du champ politique, qui fait de l’islam, un lexique mobilisateur. Une première définition serait l’utilisation, en politique, des ressources mobilisatrices de la culture et de la religion musulmanes. Ce n’est donc pas le dogme islamique qui nous intéresse, mais la manière dont ceux qui le souhaitent peuvent y puiser un lexique susceptible de construire un langage politique propre. Nous proposons donc de distinguer ici deux processus et deux niveaux d’analyse : d’une part, les raisons pour lesquelles des acteurs politiques ont recours à un lexique ou un vocabulaire empruntés de façon privilégiée voire exclusive et ostentatoire à la culture musulmane ; d’autre part, l’inventaire des usages extrêmement diversifiés que ces mêmes acteurs font de ce lexique, sur la scène internationale ou dans les enceintes nationales, ainsi que, de façon corollaire, les variables qui contribuent à affecter leurs choix, le cas échéant divers et successifs.

Pour répondre au premier des deux questionnements – le « pourquoi » du retour en grâce du lexique musulman c’est-à-dire l’origine du surcroît de fonctionnalité en politique de la référence religieuse –, nous choisissons de mettre en avant la centralité d’une variable identitaire plus que religieuse comme facteur explicatif : nous formons l’hypothèse que la montée en visibilité du lexique musulman manifeste avant tout l’affirmation réactive très contemporaine de sociétés ayant subi des formes de concurrence voire d’acculturation concomitantes à l’expansion occidentale depuis le XIXe siècle. À nos yeux, cette invention ou ré-invention d’une langue politique[4] utilisant le lexique de l’islam participe donc pleinement de l’avènement de la contemporéanité[5]. Elle est au cœur de la mise en contact (fût-ce dans des rapports inégaux de pouvoir), liée à l’intensification des flux humains et matériels, des univers symboliques de plusieurs sociétés aux évolutions jusque-là distinctes de l’expansion politique de l’Europe.

L’objectif du présent ouvrage est double. Le premier est de s’attacher à la restitution de mouvements, d’acteurs et de périodes méconnus des scènes politiques musulmanes. Souvent, la littérature scientifique se contente en effet d’évoquer une « apparition », aussi soudaine que spectaculaire, de l’islamisme au cours des années 1970[6]. Cette explication est particulièrement prégnante pour le monde arabe, où elle renvoie ce faisant à une forme d’échec du nationalisme à vocation socialisante. N’ayant su découvrir d’autres voies, en réaction principalement à la défaite de 1967 devant Israël[7], les sociétés se seraient repliées sur l’islam pour se fondamentaliser. Une telle démonstration ne résiste pas à l’épreuve d’une aire géographique plus large, intégrant les scènes indonésienne, malaisienne ou nigériane, ni à l’étude d’une séquence historique plus longue. L’attention portée aux scansions historiques qui voient des penseurs « islamistes » proposer un discours nouveau, des adeptes de ce discours former, dans un contexte précis, des mouvements qui réussissent ensuite à se pérenniser malgré les changements de ce contexte, incite fortement à repenser « l’islamisme » sur une aire historique et géographique beaucoup plus vaste.

Participant de l’avènement d’États post-impériaux puis post-coloniaux, ce phénomène renvoie à des dimensions multiples. En son temps, le juriste égyptien, Târiq al-Bishri, expliquait ainsi les apories que voulait résoudre l’équation islamiste : « À la question de savoir de quoi se compose l’indépendance, le nationalisme a en quelque sorte donné successivement plusieurs réponses. Il y a d’abord vu quelque chose de seulement politique, le souhait qu’il ne restât plus de forces étrangères sur la terre d’Égypte (…). À cette vision première, il a ensuite adjoint l’idée d’une indépendance économique et commencé à revendiquer un développement indépendant sans lequel il ne pouvait exister de libre-arbitre politique. (…) Le mouvement islamique est alors venu en quelque sorte ajouter au mouvement indépendantiste une troisième dimension, inviter la société à revenir (…) à l’islam en tant que source de légitimité et de régulation sociale[8]. » Sans nullement plébisciter ce que cette lecture peut avoir, si elle est prise littéralement, de téléologisant[9], à chacune des époques étudiées ici, cette tripartition est toujours dans les attentes des acteurs sinon leurs succès. Dès le XIXe siècle, cette dimension culturelle structure le champ politique. Ce que notre ouvrage entend questionner est bien cette relation complexe entre identité, politique, contemporanéité, État et rapport à l’Autre, à l’Occident, qui sous-tend l’émergence et la popularité de l’islamisme en terres musulmanes depuis le XIXe siècle.

Quelques exigences méthodologiques et prudences de vocabulaire s’imposent. La première est de se départir de l’opposition laïcité/religion propre à l’expérience occidentale. Dans le contexte européen en général, français en particulier, la laïcité a pu apparaître comme l’affranchissement du pouvoir religieux et le préalable d’une modernisation facilitant la coexistence d’appartenances potentiellement conflictuelles. Mais dans le monde musulman, cette laïcité, importée par le colonisateur ou par des élites qui lui étaient directement associées[10], a pris très souvent le sens du déni fait à la culture locale de sa capacité et de son droit à satisfaire les besoins normatifs de la société en gérant la chose publique, ce privilège étant brutalement transféré à la culture, étrangère, de l’envahisseur pour une partie des populations et militants. La laïcité a fréquemment été perçue de ce fait comme le « cheval de Troie » de la culture de l’occupant, l’instrument d’une rupture traumatisante entre la chose publique et le système endogène de représentation, l’explicitation sur le terrain culturel des formes politiques et économiques les plus voyantes de la domination. De façon plus générale, cette dynamique explique dans une large mesure pourquoi la résistance des bouddhistes du Sri Lanka, des hindous d’Inde ou des musulmans en différents terroirs tend à puiser systématiquement les éléments d’endogénéité de leur contre-mobilisation dans ce que l’Occident présente, de façon très restrictive, comme un discours seulement religieux. En cantonnant progressivement, comme en « terre chrétienne », les territoires d’expression de la culture religieuse à la sphère du statut personnel, l’importation de la sécularisation a consacré ainsi « en terre d’islam » – entre autres – un processus en fait très différent. C’est ainsi que l’islam, dans cette configuration historique, est devenu avant tout un réservoir privilégié de « parlers » et « d’agirs » qui, sans bien évidemment se priver de mobiliser leur composante de sacralité, repose en réalité en premier lieu sur la défense d’un soi, d’une autochtonie, d’une endogénéité.

Ce caractère explique plus que tout autre la résilience des courants, qui puisent dans le vieux fond de la résistance à une ingérence étrangère, et leur ancrage en profondeur dans le champ politique. Au centre de la problématique, la plasticité infinie du « parler » ou du référentiel musulman autorise bien une infinie variété d’« agir » et une multitude d’attitudes ou de comportements politiques. L’hypothèse que nous défendons ainsi est donc que la mobilisation islamiste procède moins de l’émergence – socialement territorialisée – d’une idéologie politique, qui conditionnerait ses adeptes à privilégier tel ou tel mode d’action, qu’elle n’est le résultat d’un complexe processus, largement trans-social, de reconnexion entre les marqueurs identitaires de la culture musulmane et l’entier terroir de production des idéologies politiques.

« Il existe une propension à opposer les actions supposées à caractère religieux (celles des groupes islamistes) aux mobilisations dites “universalistes” ou “acquises aux valeurs occidentales” (mouvement de droits humains, de droits des femmes) en partant de l’idée qu’il s’agit de projets antithétiques, reposant sur des savoir-faire, des bases sociales et des réseaux distincts et par là même des modes d’actions contrastés[11]. » Cette propension va souvent de pair avec l’idée que la mobilisation islamiste est à la fois extérieure et antithétique aux dynamiques de modernisation qui seraient à l’œuvre dans le « reste » des sociétés arabes et qu’elle peut être de ce fait assimilée à une simple dynamique de retraditionalisation et de « rejet de la modernité ». Malgré des constats précurseurs – Olivier Roy a très tôt défendu, à propos de l’Afghanistan, la thèse de la « modernité » de l’islamisme[12] –, la réislamisation a durablement été analysée comme se déployant dans une relation purement contradictoire ou antinomique aussi bien avec les dynamiques de libéralisation politique qu’avec les dynamiques de modernisation sociale : pour la plupart des représentations médiatiques, les sociétés arabes sont inévitablement réputées devoir choisir entre l’islam et la démocratie ou entre l’islam et les droits de la femme, etc. C’est bien cet antagonisme artificiellement construit entre modernisation et islamisme qu’il apparaît aujourd’hui tout à fait essentiel de dépasser si l’on entend maîtriser la trajectoire et la portée de telles mobilisations.

La relation entre la dynamique de réislamisation, d’une part, et celle de « modernisation » sociale ou de libéralisation politique, d’autre part, ne se révèle pas antithétique. C’est ce qui a pu être très tôt défendu et démontré sur les terrains emblématiques de la démocratie, de l’affirmation féminine dans l’espace familial et public, voire de la modernisation des comportements économiques[13]. Si cette configuration du rejet réactif a pu faire partie de certains moments (et perdure dans certaines de ses composantes), le complexe processus de réhabilitation du lexique de la culture populaire islamique semble contribuer davantage à étendre le champ d’application de la dynamique de modernisation et à accélérer son rythme qu’à en interrompre ou à en perturber la progression[14].

Comment s’opèrent les mobilisations « au nom de l’islam » ? Comment restent-elles pérennes en contexte changeant ? Les causalités et les modalités de la translation d’un individu entre deux groupes d’appartenances (« ethnique », « nationale », « religieuse », etc.) dépendent pour une bonne part du contexte dans lequel il mobilise la ressource identitaire. Une identité culturelle est, en effet, à la fois circonstancielle et relative : l’affirmation d’une identité équivaut avant tout à revendiquer une appartenance (« algérienne » « arabe », « kurde », « musulmane », etc.) pour bénéficier des solidarités (les Algériens, les Arabes, les Kurdes, les Musulmans, etc.) qu’elle permet d’escompter. Cette affirmation n’est ainsi véritablement requise que lorsqu’un acteur se trouve en situation d’opérer une transaction relationnelle, de se confronter à son environnement, souvent dans un contexte d’hostilité potentielle[15].

Or, à partir du début du XIXe siècle, en terre de tradition musulmane mais pas seulement, bon nombre des catégories structurant les identités se retrouvent contestées, transformées violemment ou, plus violemment encore, marginalisées, voire « folklorisées ». Sous le coup de l’affirmation d’acteurs étrangers en situation d’hégémonie, appartenances régionales, religieuses et confessionnelles se recomposent rapidement. Des outils économiques jusqu’au corps[16], aussi bien dans la sphère publique que dans l’intime privé, tous les univers symbolique, esthétique, architectural ou vestimentaire inclus, sont profondément affectés par l’intrusion étrangère et l’adoption d’autres référents, d’autres systèmes de valeur et de conduite. C’est le cas des mondes musulmans et des symboles liés à l’islam. « Être musulman » devient être adepte d’une culture « perdante » face à l’hégémonie d’une « civilisation » venue de l’Occident qui entend et parvient largement, dans les espaces publics au moins, à s’attribuer le monopole de l’universalité[17]. Ce choc se déroule de manière concomitante à un intense processus de réformes internes duquel émergent de nouveaux outils propres à la modernité islamique. Aussi, le recours au référent islamique en politique participe-t-il de cette vaste redéfinition des univers symboliques locaux. C’est sur la toile de fond de cette dépossession symbolique consécutive à la poussée hégémonique de la culture du colonisateur qu’une génération « islamiste » va s’attacher à restaurer la visibilité et à réaffirmer la centralité des codes de la culture (musulmane) héritée et, le cas échéant, réinventée. On sait que le choix, par un acteur, de mobiliser telle ou telle identité est en grande partie conditionné par la qualité de celui qui assume le rôle de « partenaire » de la transaction identitaire – « celui qui demande à l’acteur qui il est » – et, ce faisant, à l’égard de qui il entend se démarquer[18]. En matière sociale – qui sommes-nous au regard de nos voisins, de nos proches, etc. ? Comme en politique – à quel camp, parti, groupe appartient-on, comment se sent-on représenté ? Les choix sont toujours multiples mais ils demeurent dépendants de la nature de l’altérité qu’ils doivent gérer. Dans une telle configuration, l’étude des champs politiques en mondes musulmans montre la permanence d’un segment qui fait de l’islam son marqueur distinctif. Du XIXe siècle où, après la découverte de l’altérité, il faut « islamiser » de nouvelles normes pour résister à une emprise européenne de plus en plus forte, à la fin du XXe siècle où les expressions islamistes participent d’un même discours tout en prenant localement les caractères de chaque État, il demeure un ensemble de courants, de mouvements, de personnes et d’écrits qui tous font du lexique de l’islam le mode d’expression de leurs discours. « Ce lexique se réfère à un univers symbolique et normatif perçu comme endogène, “fait maison”, imposé ni du dehors, par la puissance coloniale, ni d’en haut par les élites[19]. »

Si l’on accepte le principe de la centralité de la variable identitaire, le regain de fortune du référentiel islamique en politique (ou « en société ») n’interrompt donc aucunement la poussée « nationaliste » ou la quête d’un espace souverain. Ce lexique constitue avant tout le corollaire, sur le terrain culturel et symbolique, de la vieille dynamique de remise à distance de l’Occident colonisateur. Avec un vocabulaire propre, il donne progressivement à la dynamique anticoloniale et à son corollaire antiimpérialiste une nouvelle ressource symbolique dont la portée décisive explique largement la pérennité de son usage à l’époque contemporaine. C’est l’histoire des utilisateurs de ce lexique que, au rythme de ses différentes séquences, le présent ouvrage entend retracer. Une ultime prudence s’impose toutefois pour considérer comment, relationnellement, les mobilisations islamistes se construisent, expliquant bien les malentendus où s’enferment tous ceux qui pensent pouvoir s’en abstraire.

Du dehors, mais tout autant depuis l’intérieur de l’appartenance musulmane, la vox populi a en effet tendance – sur un registre criminalisant pour les uns, valorisant pour les autres – à présumer l’existence d’un lien palpable et intangible entre le « parler » et l’« agir » musulmans et donc entre l’islamité des acteurs et leur comportement en politique ou en société. De là à en déduire que deux « agirs » n’employant pas le même « parler » ne peuvent être qu’antithétiques et concurrentiels, il n’y a qu’un pas que certains n’hésitent pas à franchir, aussi bien chez les « destinataires » de l’affirmation islamiste que chez ses acteurs. Ils attribuent alors à leurs lexiques respectifs non pas une part mais le monopole d’expression des valeurs universelles qu’ils considèrent de surcroît comme exclusives à leur appartenance. Dans une composante de la mobilisation islamiste, une telle perception peut nourrir le rejet indiscriminé de pans entiers de l’héritage modernisateur occidental sous le seul prétexte qu’ils n’ont pas été exprimés initialement depuis la sphère de l’appartenance musulmane ou avec des matériaux symboliques empruntés à la culture islamique.

L’impact de la mobilisation islamiste affecte aussi bien l’acteur de l’affirmation identitaire que celui « contre » qui elle s’opère. L’une des conditions de la cohabitation avec son alter ego étant de pouvoir en être… différent, les identités respectives conduisent parfois « musulmans » aussi bien qu’« occidentaux » à essentialiser leur appartenance (leur « culture », leurs « valeurs », leur « civilisation »). Le « nous ne sommes plus des vôtres » adressé à l’interlocuteur contre qui s’affirme l’« islamité » peut donc générer un identique réflexe de démarcation.

Dans l’arène du vieux débat Orient/Occident, l’épisode islamiste se nourrit sans surprise d’un long passé de concurrences et de malentendus qui ne facilitent pas son objectivation. Depuis la rive nord de la Méditerranée en général, depuis la France en particulier, la mobilisation islamiste et ses acteurs « intégristes » sont intuitivement perçus comme venant envenimer la déchirure, encore mal cicatrisée, causée par les « fellagas » indépendantistes. Criminalisée lorsque, en son temps, elle utilisait les codes familiers du nationalisme laïque, la réaffirmation « islamique » de la différence s’opère donc sans surprise dans un climat d’extrême suspicion.

À l’inverse, le vis-à-vis occidental, qui perçoit son hégémonie symbolique comme étant menacée par la réémergence du lexique islamique, tend à dénier à celui-ci toute capacité à exprimer les valeurs dont il pense avoir le monopole. Une telle posture nourrit les approches des scènes politiques arabes où la seule référence à l’« islamité » du lexique des acteurs suffit non seulement à « expliquer » leurs mobilisations mais plus dangereusement encore à les… discréditer. L’affirmation identitaire provoque ainsi le rejet instinctif des demandes politiques de l’Autre – résistant ou opposant tchétchène, libanais, palestinien, irakien ou algérien par exemple – moins en raison de leur contenu que du seul fait de l’allogénéité du lexique utilisé pour les exprimer.

À l’opposé de l’essentialisme des acteurs – pour qui l’apport du lexique islamique ne peut être que seulement « positif » –, celui des interlocuteurs et parfois même celui des observateurs extérieurs tendent à ne lui attribuer qu’une capacité à nourrir l’enfermement sectaire, le conservatisme social et la radicalisation politique. Le littéralisme de la référence aux sources de la religion musulmane, emprunté aux acteurs, se substitue ainsi (« ils le disent, c’est donc qu’ils le sont ! ») à la prise en compte des dynamiques qui attestent partout de la diversité des usages possibles de ce lexique musulman. Un tel réductionnisme contribue ainsi à inscrire n’importe quelle expression de la mobilisation islamiste dans une trajectoire militante, politique et intellectuelle à la fois autoritaire politiquement et conservatrice socialement, non seulement extérieure à mais incompatible avec l’universel occidental.

Résumer les approches historiographiques sur ces mobilisations serait de toute évidence une gageure. Quelques clés de lecture sont tout de même requises pour éclairer l’apport de cet ouvrage au regard de la production foisonnante qu’a suscitée son objet. Le premier tient à la confrontation de situations qui s’ignorent. La mise en perspective des résultats cumulés des études de synthèses ou des monographies sectorielles[20] qui ont abordé, dans leurs terrains respectifs, la question de l’assise sociale des islamistes n’autorise en fait qu’une seule conclusion : celle de la diversité extrême de cette assise. Quels que soient la chronologie et les itinéraires sociaux de son développement, la réaction à ce qui est perçu comme une domination ou un déni de représentation collective, à la fois interne et international, s’affranchit partout des frontières des groupes sociaux. De tels travaux, tout en servant de toile de fond aux présents développements, n’ont pas pu – ou voulu – offrir une focale véritablement panoptique sur toutes les séquences au cours desquelles ces mobilisations se déclinent de multiples manières.

Pour les approches globalisantes, la production académique – et plus récemment celle de l’expertise médiatique – s’organisent en deux grandes familles[21]. L’une entend questionner surtout les formes les plus radicales des mobilisations islamistes qu’elle ne construit qu’autour de ce seul prisme. Dans cette perspective, l’assassinat de Sadate « explique » les développements antérieurs en Égypte, le 11 septembre « couronne » une lente radicalisation globale des voix de l’islam, le Bataclan en France « démontre » l’émergence de vastes populations prêtes à passer à une offensive généralisée. Un tel angle de lecture nous semble pêcher par trois aspects. Il lit le plus souvent rétrospectivement les événements : ainsi la déchirure entre al-Qaïda et Daesh révélerait-elle un clivage idéologique qui, aux yeux de ses contemporains, serait pourtant passé inaperçu pendant plus de vingt ans[22]. Aussi le risque de la téléologie n’est jamais loin. Ensuite, ces travaux ne parviennent pas à prouver qu’ils ne font pas des généralisations à partir de groupes minoritaires. Les membres du jihâd international, pour visibles qu’ils soient, demeurent en réalité, en tout temps comme en tous lieux, des acteurs très marginaux. Ce serait, dans cette visée, comprendre les syndicats et partis de gauche à l’aune exclusive des groupes terroristes, de l’Action directe ou de l’Armée rouge allemande. Les biais apparaîtraient bien vite. Enfin, une telle lecture écrase le plus souvent aussi bien la diversité des trajectoires, de l’Indonésie au Nigeria, que la complexité des chronologies.

À l’encontre de cela, d’autres auteurs – et cet ouvrage s’inscrit dans une telle perspective – proposent de saisir la matrice politique des mobilisations. Ils mettent l’accent sur les dimensions culturelles, identitaires, indépendantistes, anti-impérialistes du phénomène, et ils nuancent une approche focalisée sur sa seule dimension religieuse. Au prix de ce déplacement de la focale, il devient possible de saisir les évolutions de mouvements de masse aussi diversifiés que le Masjumi indonésien ou les Frères musulmans égyptiens. De tels travaux entendent aussi montrer la pluralité des causes propres à chacune de ces mobilisations, explicitant la largeur du spectre de ce que seule une lecture en termes socio-économiques ou politiques, évitant l’essentialisme de l’approche en termes de religion, permet de révéler. De ce point de vue, l’analyse prenant en compte la place déterminante de la variable identitaire permet également de construire et de hiérarchiser la manière de penser l’islamisme. Selon les situations, locales ou régionales, dans lesquelles les islamistes évoluent, et selon le comportement de leurs interlocuteurs locaux ou étrangers à leur égard, les islamistes se sont révélés, à l’échelle d’un demi-siècle, aussi bien « légalistes » que « révolutionnaires », « littéralistes » que « réformateurs », « conservateurs » que « modernisateurs », « démocrates » qu’« autoritaires ». Si l’affirmation islamiste conserve toujours la composante « réactive » inhérente à sa fonction identitaire, les discours de ses entrepreneurs et les pratiques qu’ils légitiment sont non seulement diversifiés (jusqu’à pouvoir être parfaitement contradictoires) mais également évolutifs.

Prendre l’exacte mesure des sens de ces mutations impose donc très logiquement cette lecture historicisante que nous proposons de mettre ici en œuvre. Sans vouloir nous limiter au prisme de « l’histoire des idées » ou à celle « des penseurs », mais bien sûr sans dénier pour autant l’intérêt de ces travaux – telle la magistrale fresque de la pensée libérale proposée par Albert Hourani[23] –, nous entendons mobiliser dans cet ouvrage une approche socio-politique particulièrement globale. Nous nous efforcerons d’isoler les grandes césures qui ont fait émerger ces mouvements, leur ont donné leur assise populaire croissante et qui les ont vus également évoluer, se transformer, s’adapter pour mettre leurs expressions dominantes en conformité avec l’« air du temps ». Pour poser la structure de telles mutations, nous proposons de distinguer cinq grands moments. Dans un premier temps, un décentrement majeur annonce la séquence fondatrice où les empires musulmans se sont vus forcés de recourir à des référents exogènes qui, en déclenchant de multiples réactions pour certaines, vont prendre la forme de ces frémissements et de cette ébullition d’où vont apparaître les premières expressions doctrinales et les premiers penseurs « islamistes » (partie 1).

Après la Première Guerre mondiale, de manière relativement synchrone, au sein de populations musulmanes vivant à l’heure coloniale, se forment ensuite les premiers partis et se cristallisent les idéologies qui les animent (partie 2). Pour quelques décennies, entre les années 1930 et 1960, l’hégémonie du constitutionnalisme dans le monde – et plus particulièrement en terres musulmanes – favorise l’apparition d’une parenthèse libérale souvent méconnue ou oubliée. Elle voit les mouvements islamistes entrer alors dans l’arène de la compétition électorale (partie 3). Mais ces dynamiques politiques relativement apaisées sont bientôt bousculées par l’avènement quasi généralisé de régimes révolutionnaires. Tous, au nom de ce qu’ils considèrent comme l’intérêt supérieur de la nation, imposent alors des formes particulièrement autoritaires de gouvernement. En retour, le lexique islamique investit progressivement le champ révolutionnaire : l’idée révolutionnaire s’islamise (partie 4). À partir de 1991 enfin, au moment où l’hégémonie américaine, avec l’effondrement de l’URSS, achève de s’expliciter, une nouvelle configuration régionale se dessine. D’un bout à l’autre du monde musulman, les forces islamistes sont désormais devenues beaucoup plus visibles. Mais elles se sont également diversifiées, prenant les couleurs très distinctes des terroirs respectifs de leur affirmation (partie 5).

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Illustration : « Au café de Manial », Hamed Abdalla, 1939. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.

Notes

[1] Ce livre n’aurait pu être réalisé sans l’appui décisif et indispensable du programme ERC WAFAW. Il a été le cadre intellectuel de la genèse du projet puis a permis de soutenir de nombreuses recherches dont certains résultats sont présentés ici.

[2] Cette introduction et le présent ouvrage se fondent sur une discussion avec les thèses avancées dans, François Burgat, « Les mobilisations politiques à référent islamique », dans Elizabeth Picard (dir.), La politique du monde arabe, Paris, Armand Colin, 2006.

[3] Henry Laurens, L’Orient arabe : arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, Armand Colin, 1993.

[4] Participant des processus de réinvention des traditions, voir Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread Nationalism, Londres, Verso, 1991.

[5] Pierre Singaravelou, Sylvain Venayre, Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017.

[6] Voir par exemple Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon : les mouvements islamistes dans l’Égypte contemporaine, Paris, La Découverte, 1984. À l’encontre, Olivier Carré et Michel Seurat (Gérard Michaud) rappelaient le long demi-siècle passé de militantisme : Les Frères musulmans : Égypte et Syrie, 1928-1982, Paris, Gallimard, Julliard, 1983.

[7] Voir par exemple, Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté : 1956-2003, Paris, Gallimard, 2003. Dernièrement, une nouvelle version de cette thèse verrait dans l’essor des pétromonarchies après 1973, le moment de naissance de l’islamisme, Gilles Kepel, Sortir du Chaos : les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Paris, Gallimard, 2018.

[8] Entretien avec l’auteur, François Burgat, L’islamisme en face, Paris, La Découverte, 2007, p. 44.

[9] Nous faisons nôtre les critiques récentes de Khaled Fahmy sur les analyses de la charia proposées par Bishri : in Quest of Justice. Islamic Law and Forensic Medicine in Modern Egypt, Berkeley, University of California Press, 2018.

[10] Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d’islam, Paris, Fayard, 2007.

[11] Mouna Bennani-Chraïbi, Olivier Fillieule, Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 19.

[12] Olivier Roy, Généalogie de l’islamisme, Paris, Hachette, 1985, p. 17.

[13] François Burgat, L’Islamisme en face, op. cit.

[14] François Burgat, L’Islamisme en face, op. cit.

[15] Denis-Constant Martin, Cartes d’identité. Comment dit-on « nous » en politique ?, Presses de la FNSP 1994, p. 15-35.

[16] Dimension commune aux bouleversements liés à la « modernisation », voir Christopher Bayli, La naissance du monde moderne : 1780-1914, Paris, Ed. de l’atelier, 2006.

[17] Henry Laurens, « Barbaries et civilisation. Un parcours historique », dans Régis Debray, Henry Laurens, Jalila Sbaï, « Civilisations », « Empires », Histoire universelle. Actes du séminaire tenu à la Fondation des Treilles du 24 au 29 septembre 2018, Paris, Odile Jacob, à paraître.

[18] Sur la relation entre minorités et pouvoirs en Irak et en Syrie, voir Matthieu Rey, « Marges et régulation du jeu politique en Irak et en Syrie », dans Hamit Bozarslan (dir.), Marges et pouvoir dans l’espace (post-)ottoman, XIXe-XXe siècles, Paris, Karthala, 2017.

[19] François Burgat, Comprendre l’islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016, Paris, La Découverte, 2016, p. 4.

[20] Patrick Haenni, L’ordre des caïds : Conjurer la dissidence urbaine au Caire, Paris : Karthala / CEDEJ, 2005 ; Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon, op. cit. ; Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Seuil, 2000, Pascal Menoret, L’énigme saoudienne, Paris, La Découverte, 2003 ; Bernard Rougier, Le jihad au quotidien, Paris, PUF, 2004 ; Olivier Roy, L’échec de l’islam politique, Paris, Seuil, 1992 ; Mark A. Tessler, « The origins of popular support for Islamist movements: A political economy analysis », dans J. Entelis (ed.), Islam, democracy, and the state in North Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1997 ; Jilian Schwedler, Faith in moderation. Islamist Parties in Jordan and Yemen, Cambridge, Cambridge University Party, 2006 ; Raphaël Lefèvre, Ashes of Hama. The Muslim Brotherhood in Syria, Londres, Hurst & Co, 2013 ; Thomas Pierret, Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas, Paris, PUF, 2011 ; Marie Vannetzel, Les Frères musulmans égyptiens. Enquête sur un secret public, Paris, Karthala/CERI, 2016.

[21] François Burgat, « De l’islamisme au postislamisme. Vie et mort d’un concept », Esprit, août/septembre 2001.

[22] Bernard Rougier (éd.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, Puf, 2020.

[23] Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. Pour des relectures plus récentes, Christoph Schumann (dir.), Nationalism and Thought in the Arab East, Ideology and practice, Londres, New York, 2010, ou Jens Hanssen, Max Weiss (ed.), Arabic Thought Beyond the Liberal Age: Towards an Intellectual History of the Nahda, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.

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