Retour sur Les Jacobins noirs de C. L. R. James
À l’occasion de la reparution des Jacobins noirs de C. L. R. James aux éditions Amsterdam, dans une traduction entièrement revue par Nicolas Vieillescazes, nous publions un extrait du livre de Matthieu Renault sur la vie et l’œuvre de celui qui fut à la fois un intellectuel marxiste et un militant révolutionnaire. L’extrait porte en particulier sur cette étude magistrale de la révolution haïtienne.
C. L. R. James: La vie révolutionnaire d’un « Platon noir », Paris, La Découverte, 2016. On pourra également lire l’avant-propos du livre de Matthieu Renault ici.
Chapitre 4. Préface à la révolution africaine
Le mouvement panafricain londonien
De retour à Londres après son « séjour initiatique » à Nelson, James ne se tourna pas seulement vers les cercles trotskistes, il intégra la League of Coloured People (LCP), qui promouvait une conception déracialisée de la Britishness contestant l’idée selon laquelle les « “vrais” Britanniques étaient par définition blancs[1] ». Nul doute que James l’« intellectuel britannique » noir, se sentait à l’aise dans cet environnement, mais ses positions politiques étaient déjà bien plus radicales que celles de la plupart de ses compagnons. À l’occasion d’une conférence de la LCP, fin mars 1933, à laquelle participaient des représentants de pays d’Afrique, des États-Unis et des Antilles, James fit une intervention sur la situation coloniale aux Antilles britannique où, qualifiant le système des Crown Colonies de « cancer rongeant les forces vitales de la nation », il souligna la nécessité de l’émergence d’une « conscience antillaise » et affirma désormais que tout mouvement social dans la Caraïbe devait puiser ses racines dans les masses travailleuses noires. Il n’y avait d’autre solution que la « liberté absolue[2] ».
Bien que James insistât sur les différences séparant l’Africain de l’Antillais, « dépouillé de toute civilisation africaine et submergé par la civilisation occidentale[3] », son engagement au sein de la LCP l’amena à s’intéresser au continent africain. Mais sa première véritable découverte de l’Afrique ne fut pas politique, elle fut artistique. Au printemps 1933, il visita une exposition sur l’« art nègre » à Londres qui lui fit grande impression : « J’ignorais complètement que l’Afrique avait des structures et des traditions artistiques propres[4]. » « Je commençai à réaliser que l’Africain, l’homme noir, avait un visage à lui. Jusque-là, j’avais cru que le seul visage au sens propre était le visage gréco-romain[5]. » James publia alors un article dans The Listener dans lequel il prenait le contre-pied des thèses primitivistes de Stanley Casson, professeur à Oxford, qui avait analysé les œuvres exposées en se fondant sur « la théorie, de plus en plus contestée par les anthropologues, selon laquelle l’esprit de l’Africain dans sa prétendue condition “primitive” est celui d’un enfant[6] ».
La même année, James participa aux commémorations du centenaire de l’abolition de l’esclavage. Au-delà de sa fonction mémorielle, la référence à l’émancipation passée des populations noires de la Caraïbe était l’occasion de soulever le problème de la réalité contemporaine de l’esclavage en Afrique. Selon James, celui-ci avaient cours, sous la forme du « travail forcé » dans l’ensembles des puissances coloniales. Ainsi « les pays civilisés [devaient] assumer leur part de responsabilité dans le maintien de ce fléau hideux ». Mais les principaux instigateurs de cet abominable commerce n’en restaient pas moins selon James les « Arabes d’Afrique », auxquels il fallait adjoindre le gouvernement de la République du Libéria, « contrôlé par une poignée de Noirs américains, qui ont réduit en esclavage la presque totalité de ses 2 000 000 d’habitants ». Bien affirmé à propos des Antilles, l’anticolonialisme de James était encore pour le moins vacillant dans le cas de l’Afrique, où les puissances coloniales ne constituaient pas encore pour lui l’ennemi principal[7].
Le déclic eut lieu en 1935 avec l’agression de l’Abyssinie par l’Italie fasciste. James publia l’année suivante dans The Keys, revue de la League of Coloured People, un article empreint d’une forte dimension autobiographique : « Les Africains et les personnes d’origine africaine, tout particulièrement ceux qui ont été empoisonnés par l’éducation britannique impérialiste, avaient besoin d’une leçon. Ils l’ont eue. Chaque jour qui passe […] révèle l’incroyable sauvagerie et la duplicité de l’impérialisme européen dans sa quête de marchés et de matières premières. Que la leçon pénètre en profondeur[8]. » James participa alors à la fondation d’une organisation, International African Friends of Abyssinia (IAFA), bientôt renommée International African Friends of Ethiopia : « C’était la réponse d’Africains et de personnes d’origine africaine au viol de l’Éthiopie par Mussolini[9]. » Outre James, le noyau du groupe comprenait Amy Ashwood Garvey, première femme de Marcus Garvey, qui avait dirigé l’éphémère compagnie maritime Black Star Line avant de rejoindre Londres ; T. Ras Makonnen, militant originaire de la Guyane britannique qui joua un rôle organisationnel essentiel au sein de l’IAFA ; le syndicaliste sierra-léonais I. T. A. Wallace-Johnson ; Jomo Kenyatta, futur premier Président du Kenya à l’indépendance en 1963.
Militant pour l’émancipation de l’Afrique, l’IAFA était une organisation à dominante caribéenne : « C’est en grande partie les Antillais qui firent de la question africaine une question comptant dans la vie politique britannique[10] » car ils avaient compris qu’avant de pouvoir « se considérer eux-mêmes comme un peuple libre et indépendant, ils devaient se débarrasser du stigmate selon lequel tout ce qui était africain était intrinsèquement inférieur et avili[11] ». Le travail au sein d’une même organisation de personnalités aussi différentes que James et Kenyatta, qui était déjà hostile au marxisme, montre que l’union panafricaine n’allait pas sans profondes divergences politiques. Dans une recension de l’ouvrage de Kenyatta, Au pied du Mont Kenya, préfacé par Bronislaw Malinowski, James, soulignant l’importance de cette publication pour tous « ceux qui étudient l’Afrique », n’allait pas se priver de critiquer le retour aux traditions africaines, kikuyus, prôné par son auteur : « Quel est le remède ? Tous les Africains connaissent la première nécessité. Ils doivent récupérer leur territoire. Mais pour quoi faire ? Pour retourner à leur ancien mode de vie, en sélectionnant simplement ce qu’ils approuvent dans la civilisation européenne ? […] Quand la terre aura été récupérée, l’Africain devra moderniser ses méthodes de production et la religion suivra inévitablement[12]. »
Par l’intermédiaire de James notamment, les revendications anticoloniales de l’IAFA purent s’exprimer dans les pages du New Leader, journal de l’Independent Labour Party. James y appelait les ouvriers des métropoles et les peuples colonisés à s’unir pour combattre l’impérialisme sous toutes ses formes : « Ne combattons pas seulement l’impérialisme italien, combattons aussi les autres voleurs et oppresseurs, les impérialismes français et britannique. […] Nous devons briser nos propres chaînes. Qui peut être assez fou pour attendre de son geôlier qu’il le fasse à sa place[13] ? » À la même période, il adressa une lettre à l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié dans laquelle il lui proposait de s’engager sous ses ordres, requête qui devait rester sans suite : « Mon espoir était d’être enrôlé dans l’armée. […] [J]’aurais pu acquérir une expérience militaire inestimable sur le champ de bataille africain, où l’un des plus féroces affrontements entre le capitalisme et ses opposants approche[14]. » Loin de ne préoccuper que le mouvement panafricain, le conflit abyssinien était au cœur des débats qui traversaient la gauche britannique. Le Marxist Group s’attacha à définir sa propre politique anti-impérialiste ; lors de la conférence annuelle de l’ILP de 1936, James soutint qu’il était « nécessaire de soutenir les mouvements anti-impérialistes de masse » suscités par la crise abyssinienne et de forger « une alliance solide entre le mouvement ouvrier international et les peuples opprimés »[15]. James posait ici les fondements de ce que Kent Worcester a adéquatement appelé un « panafricanisme de la lutte des classes[16] ».
Peu de temps après sa création, l’IAFA put compter sur un renfort de poids en la personne de George Padmore. Né à Trinidad, Padmore étudia aux États-Unis où il rejoignit le Parti communiste américain (PCUSA), seule organisation capable à ses yeux de servir la cause des peuples noirs[17]. En 1929, il se rendit en Union soviétique, où lui fut confiée la direction du « Bureau nègre » du Profintern (Internationale syndicale rouge). Il organisa l’année suivante à Hambourg, où il s’était installé, le premier Congrès international des travailleurs noirs et publia en 1931, à Londres, The Life and Struggle of Negro Toilers où, dans le style du journalisme révolutionnaire, il documentait les luttes des masses ouvrières et paysannes noires aux quatre coins du globe : « Entre 1930 et 1935, écrit James, Padmore organisa et forma les masses noires à l’échelle mondiale. […] Des dizaines de milliers de travailleurs noirs de différentes parties du monde reçurent leur première formation politique dans les pages du journal qu’il éditait, The Negro Worker[18]. »
Padmore et James étaient de fait de vieilles connaissances. Comme le second aimait à le rappeler, ils avaient l’habitude durant leur jeunesse à Trinidad d’aller se baigner dans la rivière Arima. Mais, au début des années 1930, James ne connaissait son ami d’enfance que sous son véritable nom, Malcolm Nurse, et pas sous son pseudonyme de révolutionnaire. Il tomba donc des nues lorsque, lors d’une rencontre avec un « grand communiste noir » à Londres en 1933, il se retrouva nez à nez avec lui. Les deux hommes eurent une longue discussion : « Entre le communisme et le trotskisme, il y avait une ligne d’antagonisme et de conflit tachée de sang. […] Nous nagions désormais dans des eaux plus profondes et plus turbulentes que le Bassin bleu de la rivière Arima. [Mais] nos premiers pas ensemble à Trinidad et notre intérêt commun pour l’émancipation de l’Afrique nous rapprochaient[19]. » Les dernières barrières tombèrent deux ans plus tard lorsque, désabusé par le revirement de la politique internationale soviétique à l’égard des puissances impérialistes britannique et française, Padmore rompit avec le Komintern et s’installa à Londres. Fidèle au marxisme, mais soucieux de poursuivre le combat pour l’émancipation africaine en dehors des organisations blanches, il rejoignit l’IAFA et publia l’année suivante How Britain Rules Africa, dont James fit la recension : « Jamais la publication d’un livre n’avait été aussi opportune. […] Le livre expose sans relâche les mensonges de la “civilisation”. […] Les Africains doivent conquérir leur liberté. Personne ne le fera pour eux. Ils ont besoin de s’associer, mais cette association doit se faire avec le mouvement révolutionnaire en Europe et en Asie[20]. »
Lorsque la question abyssinienne commença à perdre de son acuité, mettant en danger l’existence même de l’IAFA, c’est Padmore qui se chargea de refondre cette dernière dans une nouvelle structure, l’International African Service Bureau (IASB) qui vit le jour en 1937 : « L’IASB devint le centre de l’anti-impérialisme et de la lutte pour l’émancipation de l’Afrique à Londres[21]. » James fut promu rédacteur en chef de son journal, International African Opinion – qui succédait à deux publications plus éphémères, Africa and the World et African Sentinel. Dans l’éditorial du premier numéro, les membres de l’IASB affichaient leurs ambitions tout en se montrant conscients des limites de leurs champs d’intervention : « Nous savons que nous ne pouvons pas libérer de la servitude et de l’oppression les millions d’Africains et personnes d’origine africaine. Cette tâche, nul ne peut la remplir sinon les Noirs eux-mêmes. Mais nous pouvons fournir notre aide en stimulant la prise de conscience des Noirs, en les faisant profiter de nos contacts quotidiens avec le mouvement européen, en tirant les leçons des profondes expériences accumulées par les masses noires dans leur labeur quotidien […] », etc.[22]
Se remémorant ces années de luttes conjointes au sein des organisations marxistes et panafricaines, James, dans une conférence à la mémoire de Padmore, raconta : « Nous étions en contact étroit avec les membres de la gauche du Labour Party et d’autres organisations de gauche ; […] nous nous préoccupions de la révolution mondiale, mais je m’intéressais particulièrement à la révolution pour l’Afrique. […] Ils avaient l’habitude de venir à nos réunions. Nous avions l’habitude de venir aux leurs[23]. » Dix ans plus tard, il confira dans un entretien : « J’allais parler pour le mouvement trotskiste puis je marchais une centaine de mètres pour me rendre à l’endroit où le mouvement noir se réunissait. Il y avait toujours des plaisanteries à ce propos, j’y étais habitué[24]. » Pour James, l’avènement du socialisme et la libération de l’Afrique ne constituaient nullement deux tâches distinctes, car elles partageaient un but commun, « la libération par la révolution[25] ». Mais il savait que cette union des luttes n’était pas donnée, qu’elle ne pouvait être que le produit même de l’activité révolutionnaire en tant que composition de mouvements aux revendications hétérogènes ; elle ne pouvait se confondre avec la subordination d’une lutte (noire) à l’autre (socialiste), mais impliquait que soit préservée l’indépendance des organisations panafricaines. C’est à cette union dans la différence que n’allait cesser d’œuvrer James.
Toussaint Louverture : histoire et tragédie
Ce n’est pas seulement dans le travail révolutionnaire, mais aussi dans un travail historiographique que trouve à s’exprimer l’engagement panafricain de James. Très vite, il forma le projet d’écrire une histoire de la révolution haïtienne et fit venir de France des ouvrages documentant la révolte des esclaves de Saint-Domingue. À l’hiver 1933 et au printemps 1934, il séjourna six mois à Paris, où il compulsa les fonds de la Bibliothèque nationale, des Archives nationales, du ministère de la Guerre, ou encore du ministère des Colonies. Il passa également quelques jours à Bordeaux et à Nantes à la recherche de documents sur la traite négrière et les Antilles. À Paris, il fit de nombreuses connaissances, dont celle de Léon-Gontran Damas, l’un des chefs de file (avec Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor) du mouvement de la négritude, qui en appelle à la (re)découverte de l’histoire et des valeurs du monde noir. Damas, que James côtoiera de nouveau aux États-Unis au tournant des années 1970, le guida dans le dédale des archives et des librairies : « Il ne se préoccupait pas de m’apprendre les réalités de la négritude parce que j’étais déjà occupé à un travail qui servirait l’émancipation des Noirs[26]. »
Ce n’est néanmoins pas sous la forme d’un livre d’histoire que se matérialisèrent en premier lieu ces recherches, mais sous celle d’une tragédie historique : Toussaint Louverture[27]. Si James avait tracé une croix sur l’écriture littéraire, c’est pourtant par le biais d’une pièce de théâtre qu’il choisit de dépeindre « la seule révolte d’esclaves dont l’histoire ait enregistré le succès ». Il en acheva la rédaction à l’automne 1934. Deux représentations eurent lieu au mois de mars 1936 au Westminster Theatre de Londres avec, dans le rôle du dirigeant haïtien, le célèbre acteur et chanteur africain-américain Paul Robeson qui, dès 1926, avait déclaré « rêve[r] d’une grande pièce sur Haïti, une pièce sur les Noirs, écrite par un Noir et joué par des Noirs[28] ».
En 1930, Robeson avait joué au Savoy Theatre à Londres le rôle d’un autre célèbre général « de couleur », Othello, le « Maure de Venise », dans la pièce de Shakespeare. Au cours de la décennie suivante, il portera la pièce à Broadway, ce dont James se félicitera : « Certaines personnes modernes […] lisent Shakespeare et en tirent ce qui est implicite et important pour nous. C’est quelque chose que l’Othello de Robeson a fait en partie et qui ne pouvait être fait qu’en Amérique. Il a donné à voir la question raciale[29]. » En 1934, Robeson s’était rendu à Moscou à l’invitation de Sergueï Eisenstein, qui le considérait comme un « remarquable acteur noir » et désirait réaliser un film sur la révolution haïtienne avec lui. Ce projet ne vit jamais le jour. Ces mêmes années furent celles de la radicalisation politique de Robeson. Il se déclara pro-soviétique, n’hésitant pas à comparer la situation des Africains-Américains à celle des Russes avant la révolution de 1917. Dans un entretien pour le Daily Worker lors de son séjour en Russie, et à la veille des grandes purges staliniennes, il confia son désir de s’installer en URSS, pays où il se sentait enfin « chez lui » et où l’art pouvait, assurait-il, s’exercer dans « la plus grande liberté »[30].
Malgré le gouffre politique qui les séparait, James ne cachait pas son admiration pour celui qu’il considérait comme un grand artiste et défenseur de la cause noire. Robeson, selon James, « était et reste le plus merveilleux être humain que j’aie connu ». Déclarant que les Noirs, où qu’ils se trouvent, étaient doués de qualités « africaines » et que pour cette raison ils devaient cesser d’imiter les Européens[31], Robeson était non moins convaincu, idée très chère à James, qu’ils étaient aptes à « participer pleinement et entièrement aux arts proprement occidentaux de la civilisation occidentale ». Si Robeson demeurait « l’un des hommes les plus remarquables du xxe siècle », c’est enfin parce que son histoire personnelle épousa les « mouvements historiques les plus profonds de notre siècle » : ses errances communistes ne l’ont jamais détourné de la certitude que « seule la révolution mondiale pouvait sauver l’humanité des crises et catastrophes engendrées par le capitalisme »[32].
Œuvre pionnière du théâtre noir britannique, la pièce de James se nourrit du modèle de la tragédie occidentale, en particulier shakespearienne, que son éducation britannique à Trinidad lui avait rendue familière. Enseignant à Port of Spain, il avait mis en scène avec ses élèves Le Marchand de Venise et Othello. Toussaint Louverture préfigure les réflexions qu’il allait nourrir à partir des années 1950 sur les relations entre tragédie et histoire. Comme l’a écrit Stuart Hall : « James imagina Toussaint comme une figure shakespearienne bâtie dans un moule tragique[33]. » Dans Toussaint Louverture, pièce en trois actes, le héros de la révolution haïtienne apparaît déchiré entre les idéaux des Lumières incarnés par la Révolution française et les cruelles réalités imposées par le système esclavagiste, un conflit tragique qui s’exprime dans l’ambivalence de Toussaint à l’égard des masses esclaves « arriérées » et ses atermoiements au moment de faire le dernier pas, celui de la lutte pour l’indépendance. Ainsi que le note justement Christian Høgsbjerg, ces mêmes masses, se faisant entendre dans la pièce à travers des battements de tambours et des chants, forment une sorte de chœur qui témoigne de l’influence sur James de la tragédie athénienne[34].
Les Jacobins noirs : faire de l’histoire pour faire l’histoire
Toussaint Louverture peut être lu comme une propédeutique à l’écriture, entamée fin 1936-début 1937, de ce qui demeure l’ouvrage le plus célèbre de James, Les Jacobins noirs, qui parut en 1938 – et fut traduit en français par Pierre Naville en 1949. Avant que James n’expose le projet qui allait donner lieu à la publication de World Revolution à son éditeur, Warburg, ce dernier lui avait suggéré d’écrire un livre sur le socialisme en Afrique, ce à quoi l’intéressé avait répondu que bien que considérant « le socialisme comme le futur de l’Afrique, [il] n’y connaissait rien[35] ». Bien qu’il ne porte pas sur l’Afrique, Les Jacobins noirs répond indirectement aux souhaits de Warburg : « Comme on s’en rend compte à l’évidence tout au long du livre, et surtout dans les dernières pages, c’est l’Afrique et l’émancipation africaine que j’avais à l’esprit[36]. » La lutte des esclaves de Saint-Domingue devait servir de « modèle et même d’incitation morale » pour les Africains[37]. Le potentiel subversif du livre n’avait du reste pas échappé aux pouvoirs impérialistes sur le continent africain ; en Afrique du Sud par exemple, il fut interdit jusqu’à la fin du régime d’apartheid, ce qui ne l’empêcha pas de circuler sous le manteau.
C’est donc la voie de l’écriture-réécriture de l’histoire qu’emprunta James pour servir la cause panafricaine. Œuvrer à l’émancipation de l’Afrique exigeait de combattre l’idée que les peuples noirs étaient des peuples sans histoire ; l’historiographe s’offrait comme une arme de combat : « Je m’apprêtais à démontrer que nous avions une histoire. » Une histoire, mais pas n’importe quelle histoire, une histoire révolutionnaire : « Par la méthode historique, je tâchai de montrer que les peuples noirs […] étaient capables de produire des hommes qui pouvaient mener des révolutions et écrire de nouvelles pages du livre de l’histoire[38]. » Si la révolution haïtienne fut au centre de son attention, c’est aussi parce que James, comme Padmore, était convaincu que la libération de l’Afrique passait par la lutte armée. La lutte des esclaves de Saint-Domingue constituait une implacable démonstration : même écrasées par l’esclavage et maintenues dans l’ignorance la plus totale, les masses noires étaient en mesure de s’élever immédiatement aux exigences d’une guerre révolutionnaire moderne et de produire de grands stratèges militaires. James aimait à citer les paroles du général Leclerc dans des missives adressées à Napoléon en 1802 en plein cœur de la guerre d’indépendance haïtienne : « Nous avons, en Europe, une fausse idée du pays dans lequel nous faisons la guerre et des hommes que nous avons à combattre[39]. » Pour James, la révolution (passée) des esclaves de Saint-Domingue n’était pas seulement la preuve de la possibilité d’une révolution (future) en Afrique, mais aussi celle de son inéluctabilité : « Ils doivent faire la révolution, ils la feront, et ils la feront parce que ces esclaves l’ont faite[40]. »
C’est aussi sous le signe la révolution bolchevique que James plaçait la révolution africaine, dont le succès était selon lui intimement lié à la victoire du « socialisme international » ; comme « Toussaint Louverture lisant l’Abbé Raynal », les futurs dirigeants révolutionnaires africains auront « lu au hasard un pamphlet de Lénine ou de Trotski »[41]. Plus encore, la révolution soviétique joue dans Les Jacobins noirs le rôle d’un prisme historiographique à travers lequel James réinterprète les événements d’Haïti. L’ouvrage se présente comme un palimpseste de l’Histoire de la révolution russe de Trotski, en sorte que la révolution haïtienne en vient paradoxalement à rejouer, sur le mode du futur antérieur, les dilemmes, les conflits, voire les « personnages » qui allaient se présenter sur la scène russe plus d’un siècle plus tard : la révolution future (en Afrique) est annoncée par une révolution passée (dans la Caraïbe), elle-même réinterprétée à la lumière d’une révolution (quasi) présente (en Europe). Loin d’être arbitraires, ces connexions historico-géographiques sont chez James le fruit d’une conception, puisant ses racines dans sa lecture de Trotski et Spengler, des équivalences structurelles entre les grands épisodes révolutionnaires et des relations tissées entre eux par-delà les frontières nationales et en rupture avec le temps linéaire et homogène des chronologies ordinaires.
Si ces révolutions sont intimement liées entre elles, c’est parce qu’elles participent d’une même histoire, celle du capitalisme-impérialisme et des résistances qui lui ont été opposées au long des siècles. Les Jacobins noirs se veut une « application du marxisme » en contexte colonial et esclavagiste. Mais cette « application » est de fait une véritable intervention au cœur de l’historiographie marxiste, remettant en question le temps et l’espace de l’émergence de la modernité capitaliste. James fait des plantations esclavagistes du Nouveau Monde un prototype des industries capitalistes des xixe-xxe siècles : « Les esclaves […] vivaient et travaillaient par groupes de plusieurs centaines dans les grandes manufactures sucrières qui couvraient la plaine du Nord et se rapprochaient par là du prolétariat moderne plus que toutes les autres catégories d’ouvriers de cette époque[42]. » Les rapports de production à Saint-Domingue préfiguraient, en miniature, le devenir des luttes de classe à l’échelle mondiale et annonçaient les révolutions à venir, Les Jacobins noirs pouvant dès lors être lu comme une préface à l’Histoire de la révolution russe.
S’il était possible d’établir une connexion entre ces deux révolutions, c’était enfin parce que, à l’instar de la Russie du début du xxe siècle, bien que pour des raisons distinctes, Saint-Domingue se caractérisait au tournant du xviiie siècle par une singulière combinaison d’arriération, au sens économique et politique, et de modernité : « Le grand commerce bâti sur la traite négrière et l’esclavage avait ses fondements dans un mode de production extrêmement avancé et essentiellement capitaliste, bien que ce fût dans les colonies[43]. » Laboratoire du capitalisme, la société haïtienne était gouvernée par des relations maîtres-esclaves qui reléguaient les masses noires dans la plus profonde arriération. À Haïti s’exprimait la loi trotskienne du développement inégal et combiné, « loi universelle de l’inégalité des rythmes » et « de la combinaison de phases distinctes, de l’amalgame de formes archaïques avec les plus modernes ». Or, ajoutait Trotski, « la vie retardataire est contrainte d’avancer par bonds »[44]. C’est ce qui s’était produit à Saint-Domingue, où les masses esclaves avaient fait un saut historique phénoménal qui, transformant l’arriération en son contraire, les avaient placées à l’avant-garde des forces révolutionnaires mondiales : « Le fondement théorique [des Jacobins noirs] […] est que dans une période de changement révolutionnaire à l’échelle mondiale, […] la crise révolutionnaire élève les peuples arriérés depuis des siècles au tout premier plan du mouvement avancé de l’époque[45]. »
Selon James, il ne pouvait y avoir de révolution à Saint-Domingue sans explosion préalable des énergies et idéaux révolutionnaires en France. La lutte des « jacobins blancs » avait été la condition de possibilité de la révolution haïtienne. James n’allait pas en démordre, comme le prouvent ses conférences de 1971 sur Les Jacobins noirs : « Il y a un certain nombre de Noirs aujourd’hui […] qui s’inquiètent du fait que j’ai dit que la révolution à Saint-Domingue devait tant à la Révolution française. […] La révolution de Saint-Domingue faisait partie de la Révolution française car, quand la Révolution débuta en France, quand la France s’embrasa, les Noirs observaient, et après un certain temps ils dirent : “À nous d’entrer en jeuˮ[46]. » Cela ne signifie nullement que James conçoive la révolution haïtienne comme un simple appendice de la Révolution française : d’une part, parce qu’elle en signa le décentrement et l’approfondissement par distension radicale des idéaux de liberté au-delà des frontières de l’Europe ; d’autre part, parce que les relations entre ces « deux » révolutions ne répondaient pas à une logique diffusionniste, du centre (métropole) vers la périphérie (colonie), mais à une logique du branchement, du phasage et de la menace permanente de déphasage entre des luttes à la fois enchevêtrées et indépendantes l’une de l’autre. Comme le dit Edward Saïd, dans Les Jacobins noirs « les événements de France et d’Haïti s’entrecroisent et se répondent comme dans une fugue[47] ». C’est à ce type de branchements révolutionnaires que désirait œuvrer James à travers son engagement duel dans les organisations marxistes et panafricaines.
Les Jacobins noirs constitue en outre la première tentative de James pour traiter un problème qui le préoccupait depuis longtemps et dont les théoriciens marxistes qu’il avait étudiés, Trotski en particulier, l’avaient assuré de l’importance : le problème des rapports entre personnalité et société, en d’autres termes la question du rôle des individus dans l’histoire. « Conformément à un phénomène souvent observé au cours de l’histoire, le commandement individuel responsable de ce succès unique reposa presque entièrement sur les épaules d’un seul homme : Toussaint Louverture. » Si, pastichant une célèbre formule du 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx, James affirme que « les grands hommes font l’histoire mais seulement l’histoire qu’il leur est possible de faire[48] », il n’en insiste pas moins sur la « personnalité puissante » de Toussaint, sur son aptitude à donner forme et à souder des forces sociales impersonnelles et chaotiques : « Ce sont les hommes qui font l’histoire, et Toussaint fit l’histoire qu’il devait faire parce qu’il était l’homme qu’il était[49]. » Se dégage des Jacobins noirs l’idée que l’œuvre des grands dirigeants révolutionnaires consiste à se faire pure chambre de résonance des aspirations les plus profondes des masses, vecteur du mouvement qu’elles se sont elles-mêmes données. C’est au sens où il personnifiait les masses noires, renfermait en lui-même les désirs et les pensées de centaines de milliers d’esclaves, que Toussaint était un « grand individu ». Sa rupture finale avec ces mêmes masses précipita au contraire sa chute, conclue par son arrestation et son exil en 1802 : « C’est en négligeant son propre peuple qu’il commit la faute capitale[50] », paroles qui, dans la bouche de James, avaient valeur d’avertissement adressé aux futurs leaders africains. Les Jacobins noirs ne sont pas seulement un éloge de la révolte des esclaves de Saint-Domingue, un modèle pour l’émancipation de l’Afrique, c’est aussi une lucide leçon de stratégie révolutionnaire en contexte de luttes anticoloniales.
L’interprétation que fait James du dénouement de la révolution haïtienne est révélatrice du statut ambivalent qu’il confère au facteur racial. S’il témoigne de la force du « préjugé racial » en Haïti, il ne lui accorde aucun pouvoir causal propre : « Superficiellement, le préjugé racial est le plus irrationnel des préjugés », c’est un phénomène de surface dont les causes profondes, rationnelles, échappent à toute explication en terme racial. Quant au processus révolutionnaire, il avait naturellement contribué, quoique non sans péripéties et reflux, à son éradication : « Le préjugé racial, malédiction de Saint-Domingue depuis deux siècles s’évanouissait », cédant la place à « une harmonie croissante entre les races ». Il n’y avait pas de lien nécessaire entre esclavage et « question raciale » : « Les lois de la Grèce et de Rome témoignent qu’une sévère législation contre les esclaves et affranchis peut n’avoir rien à faire avec la question raciale[51]. » Sans jamais ignorer la spécificité du combat anticolonial, James affirme que la lutte des esclaves de Saint-Domingue était toute entière gouvernée par la loi de la lutte des classes : « En politique, la question raciale est secondaire par rapport à la question des classes, et raisonner sur l’impérialisme en termes de race est désastreux[52]. »
Mais le problème racial avait bel et bien resurgi au cœur même du processus révolutionnaire en Haïti, sur sa fin. Après la chute de Toussaint, c’était à Dessalines qu’avait échu la tâche de mener la lutte pour l’indépendance, alors que pesait la menace d’un rétablissement de l’esclavage en Haïti : « Noirs et Blancs s’assassinaient avec une férocité grandissante dans cette guerre qu’on appelait “guerre des racesˮ » . Pour James, l’origine de cette racialisation extrême du conflit ne résidait pas « dans la couleur différente des combattants, mais dans l’avidité de la bourgeoisie ». Il n’en serait pas allé autrement en France si « les monarchistes avaient été blancs, la bourgeoisie brune et le peuple français noir ». James ne dénie néanmoins pas tout rôle au facteur racial dans la guerre d’indépendance : « Ce ne fut pas tant une guerre entre armées qu’une guerre entre populations. Ce fut une guerre où les divisions raciales renforçaient [emphasizing] la lutte des classes – Noirs et mulâtres contre Blancs. » Le facteur racial joua en d’autres termes un rôle de surdétermination du conflit de classes; c’est ce qu’avaient déjà compris certains révolutionnaires français qui, comme Léger-Félicité Sonthonax, en appelaient à en finir avec les « aristocrates de la peau »[53].
James suggère enfin que cette guerre des races aurait peut-être pu être évitée si la question raciale, justement, n’avait pas auparavant été occultée : « Traiter le facteur racial avec négligence, comme simplement accidentel, est à peine moins grave que de le considérer comme fondamental[54]. » L’erreur de Toussaint fut d’ignorer les craintes des masses noires à l’égard des « anciens Blancs esclavagistes » et de laisser peser sur lui la suspicion qu’il prenait parti « pour les Blancs contre les Noirs ». Ce fut une erreur non de « principes » mais de « méthodes »[55]. En reléguant la question raciale à l’arrière-plan, Toussaint avait raison sur le plan de la théorie politique, mais il avait fondamentalement tort du point de vue de la stratégie révolutionnaire.
Du point de vue historiographique enfin, Les Jacobins noirs approfondit l’approche biographique-militante initiée dans The Life of Captain Cipriani. Mais, là où il ne s’était guère soucié de questions de méthode, James, historien autodidacte, formé en dehors des universités, met désormais l’accent sur l’exigence de scientificité du récit historique. Soulignant les progrès réalisés depuis le xviiie siècle, où « la science historique était encore dans l’enfance[56] », il note dans sa préface que « de Tacite à Macaulay, de Thucydide à Green, les historiens traditionnellement célèbres se sont montrés plus artistes que scientifiques : ils ont d’autant mieux écrit qu’ils ne savaient pas bien regarder[57] ». À cette pratique artistique de l’histoire, il oppose sa propre méthode fondée sur le matérialisme historique. Son modèle est l’Histoire de la révolution russe de Trotski : « Tandis que les autres historiens […] modelaient leur matériau comme un artiste modèle une figure, Trotski déclara et démontra irréfutablement que son histoire était scientifique dans la mesure où elle découlait de faits objectifs. […] En termes de méthode et d’exposition, le livre est aussi scientifique que L’Origine des espèces. » Pourtant, en matière de style, ce matérialiste inflexible qu’était Trotski ne le cédait en rien aux grands historiens des siècles passés, Gibbon ou Michelet pour ne citer qu’eux : « Il y a une profonde leçon à tirer ici en termes non seulement d’histoire, mais aussi d’esthétique[58]. » Il ne s’agit donc pas tant pour James d’opposer art et science historique que de penser leur union là où, par le passé, ils s’excluaient mutuellement : « L’analyse est la science et la démonstration l’art qu’est l’histoire[59]. » James avait certes abandonné l’écriture littéraire, mais il n’avait pas pour autant rompu avec toute forme d’expression artistique.
Pendant que James rédigeait son maître-livre, son compatriote, Eric Williams, préparait à Oxford une thèse de doctorat en histoire qui serait publiée en 1944 sous le titre Capitalisme et Esclavage[60], livre pour lequel James avait la plus grande admiration. Williams, de dix ans son cadet, avait été son élève à Trinidad. James l’appelait « my pupil » (mon élève) et exprimait à son endroit une affection quasi filiale. Au cours de ces années, il joua un rôle de conseiller, voire de tuteur, auprès de Williams, qui développait dans Capitalisme et Esclavage la thèse originale selon laquelle l’économie esclavagiste a permis une accumulation (primitive) du capital et financé la révolution industrielle avant d’être sacrifiée sur l’autel du capitalisme triomphant, en sorte que l’abolition de l’esclavage, loin de répondre à des motifs « humanitaires », avait elle-même eu des causes essentiellement économiques. James n’allait pas cacher sa grande admiration pour le livre de Williams[61].
Fin 1938, James publia un autre livre, A History of Negro Revolt – réédité en 1969 sous le titre A History of Pan-African Revolt –, opuscule qui constitue l’esquisse, alors inédite, d’une histoire transnationale des luttes noires : « Aucun livre de ce genre n’avait auparavant été écrit[62]. » Débutant avec l’exemple paradigmatique de la révolution haïtienne, qui avait été précédée de nombreuses révoltes d’esclaves sporadiques, James décrit ensuite laconiquement les luttes des populations africaines-américaines, en insistant sur cet épisode capital que fut la guerre de Sécession. Puis il traite des révoltes en Afrique (Sierra Leone, Gambie, Congo Belge, Afrique du Sud, etc.). L’intérêt que, dans la lignée de Padmore et de son Life and Struggle of Negro Toilers, James accorde aux luttes des travailleurs noirs des colonies ne l’empêche pas de reconnaître la singularité des « révoltes religieuses », lesquelles expriment, fût-ce confusément, les « vrais sentiments de plusieurs millions d’Africains », leur intense désir de libération : « Ils savent ce qu’ils veulent, mais ils ne savent pas quoi faire[63]. »
A History of Negro Revolt fut également l’occasion pour James de réévaluer la contribution de Marcus Garvey à l’histoire des luttes noires. Bien que le mouvement de Garvey, fondé sur le mot d’ordre du « retour à l’Afrique » ait été « à certains égards absurde, et à d’autres totalement malhonnête » et que son leader soit resté un « petit-bourgeois », d’où l’ambiguïté de ses positions sur l’impérialisme, la perspective panafricaine désormais adoptée par James le conduisit à reconnaître la place centrale de Garvey dans cette histoire : « Garvey […] rendit le Noir américain conscient de ses origines africaines et créa pour la première fois un sentiment de solidarité internationale parmi les Africains et les peuples d’origine africaine », révélant « le feu qui couve dans le monde noir ». A History of Negro Revolt se clôt sur l’évocation des « mouvements noirs au cours des dernières années », James soulignant la portée mondiale de la question de la libération de l’Afrique, « urgence internationale liant le destin de centaines de millions d’Africains aux espoirs et aux peurs de l’Europe de l’Ouest[64] ».
La perspective panafricaine de James dans A History of Negro Revolt reste néanmoins traversée par une ligne de partage, tracée dès la première phrase du livre : « L’histoire des Noirs dans leurs relations à la civilisation européenne se divise en deux, les Noirs en Afrique et les Noirs en Amérique et aux Antilles[65]. » L’idée que les Noirs des « vieilles colonies » d’Afrique de l’Ouest doivent, du fait de leur degré d’éducation, être classés avec « ceux des Antilles » plutôt qu’avec « ceux d’Afrique centrale et de l’Est », « territoires plus primitifs », renforce ce clivage bien plus qu’elle ne le remet en question. Si James rejette les thèses bio-anthropologiques relatives à la mentalité primitive des Africains, il réaffirme cependant la différence entre ces derniers et les Noirs « occidentalisés » d’Amérique du Nord et de la Caraïbe. Cette division est surdéterminée par une autre, entre l’Europe « avancée » et les territoires (semi-)coloniaux « arriérés », ainsi qu’en témoigne un article d’International African Opinion de septembre 1938 : « Dans des communautés arriérées comme l’Afrique, l’Inde et la Chine, le danger est que se développe après l’indépendance une gigantesque bureaucratie. Le contrepoids à cela sera un mouvement ouvrier européen conscient et lucide face aux dangers[66]. » Dans la révolution comme dans la « réaction », c’est l’Europe qui continue de tenir le flambeau.
Au terme de ces six années d’apprentissage de la théorie marxiste et d’engagement dans les organisations trotskistes et panafricaines britanniques, se manifeste dans la pensée de James une tension, sinon une contradiction, entre deux conceptions de la « révolution mondiale » et plus particulièrement des relations entre révolution socialiste et luttes noires-anticoloniales : d’un côté, une conception (euro)centrée, nulle part plus manifeste que dans World Revolution, posant le primat de la révolution sur le Vieux Continent et maintenant le partage entre « pays arriérés » et « pays avancés » ; de l’autre, une conception décentrée, issue en grande partie du travail historiographique mené pour la rédaction des Jacobins noirs, se fondant sur un modèle original du branchement et de la composition (non hiérarchique) de luttes autonomes et brouillant la division binaire entre backwardness (arriération) et forwardness (avancement/avant-gardisme). Cette tension, productive à plus d’un titre, allait habiter la pensée de James jusqu’à la fin de sa vie.
Notes
[1] Anne Spry Rush, « Imperial identity in colonial minds: Harold Moody and the League of Coloured Peoples, 1931-1950 », Twentieth Century British History, vol. 13, n° 4, 2002, p. 356.
[2] The Keys, vol. 1, n° 1, juillet 1933, cité in Christian Høgsbjerg, C. L. R. James in Imperial Britain, op. cit., p. 68.
[3] Ibid., p. 67.
[4] C. L. R. James, cité in Frank Rosengarten, Urbane Revolutionary, op. cit., p. 138.
[5] C. L. R. James, « The old word and the new » [1971] in At the Rendezvous of Victory, op. cit., p. 207.
[6] C. L. R. James, cité in Christian Høgsbjerg, C. L. R. James in Imperial Britain, op. cit., p. 72.
[7] C. L. R. James, « Slavery today: a shocking exposure », op. cit., p. 209-210.
[8] C. L. R. James, « Abyssinia and the Imperialists » [1936] in Anna Grimshaw (dir.), The C. L. R. James Reader, op. cit., p. 63.
[9] C. L. R. James, « Notes on the life of George Padmore » [1959-1960] in Anna Grimshaw (dir.), The C. L. R. James Reader, op. cit., p. 292.
[10] Ibid., p. 293.
[11] C. L. R. James, cité in Carol Polsgrove, Ending British Rule in Africa. Writers in a Common Cause, Manchester et New York, Manchester University Press, 2009, p. 25.
[12] C. L. R. James, « The voice of Africa », International African Opinion, vol. 1, n° 2, août 1938, p. 3.
[13] C. L. R. James, « Faut-il intervenir en Abyssinie ? » [1935] in C. L. R. James, Sur la question noire. La question noire aux Etats-Unis, 1935-1967, Paris, Éditions Syllepse, 2012, p. 36.
[14] C. L. R. James, « Se battre pour l’Empereur d’Éthiopie » [1936] in ibid., p. 37.
[15] C. L. R. James, cité in Kent Worcester, C. L. R. James : A Political Biography, op. cit., p. 42.
[16] Ibid., p. 42.
[17] Sur Padmore, voir James R. Hooker, Black Revolutionary. George Padmore’s Path from Communism to Pan-Africanism, Londres, Pall Mall Press, 1967.
[18] C. L. R. James, « Notes on the life of George Padmore », op. cit., p. 290.
[19] Ibid., p. 291.
[20] C. L. R. James, « “Civilising the Blacks”: why Britain needs to maintain her African possession » [1936] in C. L. R. James, Toussaint Louverture, op. cit., p. 214, 216.
[21] C. L. R. James, « Notes on the life of George Padmore », op. cit., p. 292.
[22] International African Opinion, vol. 1, n°1, juillet 1938, cité in Christian Høgsbjerg, C. L. R. James in Imperial Britain, op. cit., p. 113.
[23] C. L. R. James, « George Padmore: Black marxist revolutionary » [1976] in C. L. R. James, At the Rendezvous of Victory, op. cit., p. 256-257.
[24] C L R James and British Trotskyism, op. cit., p. 2.
[25] C. L. R. James, « Towards the Seventh : The Pan-African Congress – past, present and future » [1976] in C. L. R. James, At the Rendezvous of Victory, op. cit., p. 242.
[26] C. L. R. James, « My knowledge of Damas is unique » in Daniel L. Racine (dir.), Leon-Gontran Damas, 1912-1978, Founder of Negritude. A Memorial Casebook, Washington D.C., University Press of America, 1979, p. 133.
[27] C. L. R. James, Toussaint Louverture. The Story of the Only Successful Slave Revolt in History, op. cit., p. 47-153.
[28] « Paul Robeson and the theatre » [1926] in Philip S. Foner (dir.), Paul Robeson Speaks, New York, Citadel Press Books, 2002, p. 94-96.
[29] C. L. R. James, Special Delivery. The Letters of C. L. R. James to Constance Webb, op. cit., lettre du 14 juin 1944, 123-124.
[30] Paul Robeson, « ”I am at home,” says Robeson at reception in Soviet Union » [1935] in Philip S. Foner (dir.), Paul Robeson Speaks, op. cit., p. 94-96.
[31] Voir notamment Paul Robeson, « I want Negro culture » [1935] in ibid., p. 96-98.
[32] C. L. R. James, « Paul Robeson : Black star » [1970] in C. L. R. James, Spheres of Existence, op. cit., p. 256, 261-262 ; voir également C. L. R. James « A unique personality » (1979] in C. L. R. James, Toussaint Louverture, op. cit., p. 219-221 et « Paul Robeson » [1985] in ibid., p. 221-222.
[33] Stuart Hall, cité in Christian Høgsbjerg, « Introduction » in C. L. R. James, Toussaint Louverture, op. cit., p. 14.
[34] Ibid., p. 15.
[35] C. L. R. James, « Autobiography 1932-1938 », op. cit., p. 47.
[36] C. L. R. James, « De Toussaint Louverture à Fidel Castro » [1963] in C. L. R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, Paris, Éditions Amsterdam, 2008[ 1938], p. 370.
[37] « On literature, exile and nationhood », entretien de C. L. R. James avec Robert Hill, 13 février 1967 in C. L. R. James, You Don’t Play with Revolution. The Montreal Lectures of C. L. R. James (dir. David Austin), Édimbourg, AK Press, 2009, p. 218.
[38] C. L. R. James, « Lectures on the Black Jacobins » [1971], Small Axe, n° 8, septembre 2000, p. 84-85.
[39] C. L. R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., p. 337 ; voir également p. 335.
[40] C. L. R. James, « Lectures on the Black Jacobins », op. cit., p. 85.
[41] C. L. R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., p. 358.
[42] Ibid., p. 109.
[43] C. L. R. James, « On The Negro in the Caribbean by Eric Williams » in Scott Mc Lemee (dir.), C. L. R. James on the « Negro Question », Jackson, University Press of Mississippi, 1996, p. 119.
[44] Léon Trotski, Histoire de la révolution russe, 1. La Révolution de février [1932]. Paris : Le Seuil, 1995, p. 42.
[45] C. L. R. James, Nkrumah and the Ghana Revolution, Londres, Allison & Busby, 1977, p. 66.
[46] C. L. R. James, « Lectures on the Black Jacobins », op. cit., p. 76.
[47] Edward W. Said, Culture et impérialisme, Paris, Arthème Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, p. 388.
[48] C. L. R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., Préface à la première édition (1938), p. 14 ; traduction modifiée.
[49] Ibid., p. 113-114, 247.
[50] Ibid., p. 240.
[51] Ibid., p. 68, 138, 246-247.
[52] Ibid., p. 278 ; traduction modifiée.
[53] Ibid., p. 141, 145, 339, 342 ; traduction modifiée.
[54] Ibid., p. 278 ; traduction modifiée.
[55] Ibid. ; voir également Alex Dupuy, « Toussaint Louverture and the Haitian Revolution: a reassessment of C. L. R. James’s interpretation » in Selwyn R. Cudjoe et William E. Cain, C. L. R. James: His Intellectual Legacies, op. cit., p. 111-112.
[56] C. L. R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., p. 83.
[57] Ibid., Préface à la première edition (1938), p. 14.
[58] C. L. R. James, « Trotski’s place in history », p. 123.
[59] C. L. R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., Préface à la première edition (1938), p. 15 ; traduction modifiée.
[60] Eric E. Williams, Capitalisme et esclavage [1944], Paris , Présence Africaine, 1998.
[61] Voir notamment C. L. R. James, Special Delivery. The Letters of C. L. R. James to Constance Webb, op. cit., lettre non datée [octobre 1945], p. 221.
[62] C. L. R. James, The Future in the Present, op. cit., p. 74.
[63] C. L. R. James, A History of Pan-African Revolt [1938], Oakland, PM Press, 2012, p. 105.
[64] Ibid., p. 94, 106.
[65] Ibid., p. 37.
[66] C. L. R. James, « Sir Stafford Cripps and “trusteeship” », International African Opinion, vol. 1, n° 3, septembre 1938, p. 3.