Avec certitude, il faut lire le « Petit traité de hasardologie » de Hubert Krivine
À propos de : Hubert Krivine, Petit traité de hasardolgie, Postface de Guillaume Lecointre, Paris, Cassini, 14 €.
C’est bien connu, un enfant qui redouble le CP n’a que 8% de chances d’obtenir le Bac. Il faut donc d’urgence supprimer le redoublement… C’est ce genre de raisonnement hâtif qui met en rage Hubert Krivine. Car on ne sait pas quoi faire de cette donnée : peut-être que sans redoublement le résultat eût été encore pire. Et peut-être pas. Le débat devrait s’ouvrir, alors qu’on le pense fermé. C’est un des nombreux exemples du mélange que traite l’auteur, souvent indu, entre corrélation (même fermement établie) et causalité.
Mais pas seulement. Le problème est beaucoup plus vaste. Nous disposons avec la physique (qui est la spécialité de Hubert Krivine) d’outils d’un déterminisme assuré, d’une précision redoutable (capable de nous faire viser avec succès une comète minuscule vue de la terre, située à des distances fantastiques), et d’une prédictibilité incroyable (on sait exactement où sera dans 100 ans la lune comparativement à la Terre et au soleil). Mais voilà. Au final, cela ne concerne qu’une très faible partie des questions que l’on peut se poser concernant un avenir parfois même beaucoup plus proche. La pièce lancée donnera t-elle pile ou face ? Où sera telle molécule d’oxygène dans notre salle de séjour ? Quel sera le prochain président de la République (encore qu’au rythme où ça va on en a quand même, malheureusement, une petite idée…) ? Ben, ça dépend ; ou on ne sait pas bien ; ou on ne peut pas savoir. Le monde des connaissances serait ainsi divisé entre certitudes (relatives, mais quand même) et une masse bien plus grande de doutes où « le hasard » décide sans qu’on puisse rien en dire ? La physique (et la chimie) ont tracé leur chemin entre un ultra déterminisme transcendant (Dieu décide ce qu’il veut quand il veut) et la réduction de ce qui était, abusivement, laissé au hasard. Mais la raison (logique, analytique, probabiliste, etc.) doit-elle s’arrêter au-delà ? Au risque de nombre de mésusages et de méconnaissances ?
Va donc pour la « hasardologie ». Avec, immédiatement une difficulté que rappelle à plusieurs reprises l’auteur. Nous ne disposons pas d’une définition unique et consensuelle du hasard. Quel rapport entre le tirage à pile ou face et ceci qu’un pot de fleurs tombe d’un toit sur ma tête juste au moment où je passe par là ? Le premier dépend d’une manière tellement cruciale de la manière de la jeter, du vent possible, et d’une multitude d’autres facteurs qu’en pratique je ne peux rien prévoir. Le second évènement pourrait tout aussi bien ne jamais arriver (par exemple il dépend de ce que ce jour là j’ai choisi ce chemin, ce que je ne fais jamais habituellement). Evènement unique dans ce cas, pas vraiment « répétable » (même si je survivais au sinistre épisode…). Mais que je peux en revanche répéter un nombre considérable de fois dans le premier. Et alors, à l’aide des « grands nombres », je sais que la moyenne des résultats effectifs va se rapprocher (assez lentement en fait) de la probabilité intuitive, une chance sur deux d’obtenir pile, et donc là, (presque) autant de pile que de face au bout d’un moment.
Mais on peut déjà faire un travail de déblayage. Par exemple cette histoire de méconnaissance du sens des résultats chiffrés apparemment parlant d’eux-mêmes. Ainsi ce que Hubert Krivine appelle « l’effet Coluche ». Le célèbre comique rappelant que quand on est malade, il ne faut surtout pas aller à l’hôpital : toutes les statistiques enseignent que la probabilité de mourir dans un lit d’hôpital est trois fois plus élevée qu’à la maison ! Comme des effets de moyenne parfois parfaitement loufoques. Ainsi (à supposer un nombre égal d’hommes et de femmes sur Terre) n’est-il pas incontestable que (comme le note Chen Apan), « l’être moyen n’a qu’une seule couille et un seul sein » ? Ou des effets de logique incontestables, mais qui n’ont plus rien à voir avec la question. Comme cette blague bien connue des logiciens : « Ta femme a accouché ! C’est une fille ou un garçon ? », réponse « oui » !. Puisque c’est un cas que de ce que rappelle l’auteur où les deux résultats s’excluent (ici si l’on enlève les intersexes) et donc la somme des probabilités est 1 (certain)… Ou encore la très mal nommée « loi des séries » qui suppose que « normalement » des évènements comme la chute des avions devrait suivre un partage régulier dans le temps. Alors qu’un « vrai » tirage aléatoire donne des distributions bien différentes, avec des regroupements et des vides.
En plus il faut tenir compte que, citons l’auteur : « manque d’information et probabilité sont intimement liés ». Si la probabilité d’être blond pour un individu dont on ne sait rien est de 1/3, la probabilité qu’il le soit quand il est suédois est nettement plus élevée ». Et encore ceci que des constructions bâties sur des nombres de cas trop petits doivent attirer la méfiance, « la leçon que nous martelons dans tout ce livre est plus l’évènement est rare, plus fourni doit être l’échantillon ».
Alors le hasard c’est quoi ? Selon une formule devenue classique, le résultat d’une chaînes de causalité indépendantes (comme la rencontre avec le pot de fleurs) ? Oui, dans beaucoup de cas, mais pas tous. Ou « la mesure de notre ignorance » ? Oui aussi parfois. Mais déjà une ignorance délibérée peut conduire à des résultats parfaitement univoques. C’est en renonçant définitivement à suivre individuellement les molécules d’un gaz que l’on arrive à des données macroscopiques parfaitement stables (liant par exemple volume, pression et température). Et vraiment non dans d’autres cas, comme celui du « chaos déterministe ». Celui qu’on a coutume de ramener à l’image du battement d’ailes de papillon ayant un effet dans le déclenchement d’un ouragan loin de là. Aucune « ignorance » au départ. Les « lois » sont parfaitement déterminées, les mécanismes peuvent le cas échéant être entièrement connus (comme dans le cas du « billard de Sinaï », billard banal où un obstacle est posé au centre, et où on connaît parfaitement la loi de réflexion de la boule) et où pourtant on ne peut rien prédire des effets produits, tellement il est sensible aux conditions initiales de lancement. « Le mouvement est dit chaotique, si malgré les lois connues auquel il obéit, il est imprévisible pour à peu près toutes les conditions initiales ». Et, on ne le sait pas toujours, il en est ainsi de notre propre système solaire (on ne peut pas dire où il en sera vraiment dans à peine quelques misérables 200 millions d’années !).
Ajoutons à ceci l’immense domaine de la mécanique quantique où le hasard pour le coup semble absolument intrinsèque. Il n’y a aucun moyen de savoir si tel atome radioactif précis va se désintégrer à tel moment donné. Et pourtant les calculs et prévisions qui en découlent sont d’une précision redoutable. Il y faudrait un livre spécial certainement, mais on peut regretter ici que l’auteur, même en signalant des interprétations différentes, semble en tenir pour celle dite « majoritaire », issue de l’école de Copenhague. Pourtant on tombe là sur une question très fondamentale, l’incompatibilité de principe des deux théories majeures de la physique, la relativité générale et la mécanique quantique. Il ne manque pas d’auteurs qui défendent qu’on ne pourra en sortir qu’en fouillant plus les bases de principe de la mécanique quantique (Lee Smolin par exemple). Et l’échec (provisoire ?) de la phase actuelle de recherche de nouvelles particules au CERN va peut-être forcer la chose.
Quoi qu’il en soit, dans ce vaste tour d’horizon il était inévitable que Hubert Krivine nous remette en mémoire les premières réflexions philosophiques à ce sujet. Celles du matérialisme antique, ses atomes tombant en ligne droite sans se toucher. Jusqu’au « clinamen », un léger, très léger, mouvement d’un de ses atomes provoquant « au hasard » un bouleversement tel que tout notre monde en est finalement issu.
La postface de Guillaume Lecointre – spécialiste mondial du « cladisme » et des nouveaux modes de classification des espèces – y revient avec bonheur, avec une distinction capitale entre les évènements (plus ou moins répétables) et les évènements singuliers (propres à l’histoire et donc aux sociétés humaines, très largement à la biologie et sûrement à l’évolution). Avec un tableau donné page 160, distinguant, dans les phénomènes déterminés, ceux qui sont nécessaires des non nécessaires. Là un débat serait intéressant entre…l’auteur et le postfacier, puisque le premier introduit une notion intermédiaire qui est celle que j’appellerais du possible. Particulièrement importante quand on parle histoire humaine (pour l’évolution des espèces, confiance à Lecointre qui a l’avantage décisif de connaître vraiment ce dont on parle !).
Quel lien entre ce nouvel opus de Hubert Krivine et ses autres productions sur les sciences ? L’ouverture à un nouvel espace de son combat contre le relativisme (tout se vaut, finalement on ne sait rien). Avec un pas décisif. Même quand on parle « hasard », et que donc la certitude n’est pas du niveau de la rotondité de la Terre et de son âge, il n’est pas vrai qu’on ne sait rien et tous les discours ne se valent pas. En particulier ceux (on devine que pour lui ce sont peut-être les pires), qui se donnent l’apparence de la rigueur (les pourcentages, les nombres, les corrélations qui sautent aux yeux…) et dont l’absurdité doit être impérativement démontée. Au final, encore une fois, un ouvrage accessible sur un sujet difficile. Particulièrement intéressant et important.