« Quelque chose en lui ne pliait pas, ne plierait pas » – L’annonce, de M.-H. Lafon
À propos de : Marie-Hélène Lafon, L’Annonce, Buchet-Chastel, 2009.
La littérature contemporaine est souvent taxée de nombrilisme. Tournée vers son auteur, son autrice ou sur elle-même plutôt que vers son lectorat, elle aurait remplacé les évènements du monde par les micro-évènements d’un « je » de plus en plus restreint à un petit milieu. Cette critique n’est pas dénuée de toute pertinence. Cependant, les écrits contemporains sont pluriels. Loin des récits autocentrés ou cyniques qui se complaisent dans une lucidité sans débouchés nous voudrions, dans cette chronique, mettre en valeur d’autres littératures : celles qui ne renoncent pas à dire le monde, ses luttes, ses échecs et ses espoirs.
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On catalogue souvent l’œuvre de Marie-Hélène Lafon comme portant sur le monde rural. Mais il s’agit surtout d’une œuvre qui parle de la solitude contemporaine, qu’il s’agisse de la solitude d’un monde paysan en train de disparaître lentement (Le Soir du chien, 2001 ; Les Derniers Indiens, 2008 ; Les Pays, 2012 ; Joseph, 2014) ou des frénétiques solitudes urbaines (Mo, 2005 ; Nos vies, 2017). Dans L’Annonce, deux solitudes se rencontrent, celle d’Annette, 37 ans, fille du Nord et des usines, mère célibataire, brisée par un ex-mari violent, et celle de Paul, plus vieux de quelques années, agriculteur.
Paul, qui vit dans une ferme dans le Cantal entre sa sœur et ses oncles est bien décidé, non pas à fonder une famille ou à s’assurer une descendance pour relancer la ferme, mais simplement à ne pas finir seul, à ne pas devenir un de ces vieux paysans célibataires, décrits par Bourdieu, qui regardent de loin les autres couples danser. Deux personnages qui luttent en silence et en douceur, pour ne pas s’en tenir là, pour essayer de recommencer. Ils se rencontrent par l’intermédiaire d’une petite annonce, passée dans Le Chasseur français. Il écrit qu’il est « doux ». Après quelques rencontres, Annette quitte le Nord pour le rejoindre à Fridières. Annette et Paul devront vivre ensemble, avec le fils d’Annette, Éric, avec la soeur de Paul, Nicole, et leurs deux oncles : « [o]n s’accorderait. »
Dans Les Derniers Indiens, Marie-Hélène Lafon mettait en scène deux figures du monde paysan, Marie et Jean, la sœur et le frère, qui survivaient chacun dans sa solitude, tout en sachant qu’ils ne laisseraient pas de trace. Un roman très noir. L’Annonce, au contraire, est l’histoire d’une consolation. Sans confort : la douceur, la bienveillance et la bonne volonté ne recouvrent pas l’âpreté de l’existence. Chaque personnage doit, tout en pudeur, surmonter sa peur et traverser des épreuves. Annette cache ses failles et repousse « la fatigue épaisse du vivre ». Paul tient bon.
Marie-Hélène Lafon refuse les ressources faciles du romanesque. L’Annonce n’a rien d’une version littéraire de L’Amour est dans le pré. C’est un roman à la fois simple et tenace, sans véritables péripéties, mais mené au gré d’une narration complexe qui révèle la profondeur des êtres apparemment simples. On ne trouvera, dans L’Annonce, ni révélation fracassante, ni retournement de situation (si Éric, le fils d’Annette, aime la ferme et se révèle doué avec les animaux, on n’imagine pas qu’il puisse reprendre l’exploitation) mais la peinture pleine de force et de pudeur d’un monde où chacun tente simplement, dignement, de tenir debout, grâce à quelque chose qui « ne pliait pas, ne plierait pas ». L’Annonce raconte la lutte modeste de ces êtres qui appartiennent à la « race verticale », au milieu du jaillissement luxuriant de la nature :
« En juin le pays était un bouquet, une folie. Les deux tilleuls dans la cour, l’érable au coin du jardin, le lilas sur le mur, tout bruissait frémissait ondulait; c’était gonflé de lumière verte, luisant, vernissé, presque noir dans les coins d’ombre, une gloire inouïe qui, les jours de vent léger, vous saisissait, vous coupait les mots, les engorgeait dans le ventre où ils restaient tapis, insuffisants, inaudibles. Sans les mots, on se tenait éberlué dans cette rutilance somptueuse. C’était de tout temps, cette confluence de juin, ce rassemblement des forces (…) L’oeil s’épuisait à ne rien saisir; des odeurs s’affolaient, de foin de terre noire de chemins creusés de bêtes lourdes ».
Ces descriptions vibrantes débordent sur la pudeur des personnages, qui, quelquefois, ont un air « presque comme s’ils allaient rire, mais ils ne riaient pas ».
Presque une histoire d’amour.