
Le nouveau parti de gauche britannique pourrait s’avérer dévastateur pour le Labour
Jeremy Corbyn et Zarah Sultana ont annoncé cet été la création d’un nouveau parti de gauche, qui a suscité immédiatement un énorme enthousiasme parmi toutes celles et ceux qui, en Grande-Bretagne, aspirent à une rupture avec le statu quo néolibéral, impérialiste et raciste. Le lancement réussi de cette nouvelle organisation prouve notamment que le génocide à Gaza est devenu une ligne de fracture décisive de la politique britannique : même face à la menace grandissante de l’extrême droite, le Parti travailliste de Keir Starmer, actuellement au pouvoir, ne peut plus réduire la gauche au silence.
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Le 29 juillet 2025, Keir Starmer (1962) a annoncé que la Grande-Bretagne reconnaîtrait un État palestinien en septembre, si Israël n’acceptait pas d’abord un cessez-le-feu. L’attitude arrogante de Starmer — qui suggère que l’ancienne puissance coloniale pourrait reconnaître l’autodétermination palestinienne — n’avait d’égale que sa futilité. Alors que la Grande-Bretagne continue d’armer Israël pour la destruction de Gaza, Starmer a évité de mentionner comment un État palestinien verrait le jour ou quelles seraient ses frontières légitimes. Ce coup de pub, destiné uniquement à afficher une distance embarrassée vis-à-vis d’Israël était d’un cynisme sidérant.
Alors que certains médias de droite se moquaient de Starmer, l’accusant de céder face aux critiques des députés travaillistes, ses propos n’avaient rien d’un revirement. Il n’a présenté aucune excuse pour le rôle de son gouvernement dans l’armement d’Israël, et il n’a pas critiqué ses actions criminelles. Il s’est contenté de recourir à des formules passives et désincarnées, parlant d’un « échec catastrophique de l’aide ». En un an de pouvoir, le Labour de Starmer a clairement sous-estimé la colère de l’opinion publique face aux crimes israéliens. Sous la pression du mouvement pro-palestinien et d’un tollé médiatique tardif, il infléchit aujourd’hui son discours de façon opportuniste. Mais peu oublieront la ligne qu’il a tenue jusqu’ici.
Gaza aura sans aucun doute des répercussions sur la politique britannique. La comparaison évidente est l’invasion illégale de l’Irak en 2003. La position inflexible de Tony Blair (1953) aux côtés de George W. Bush (1946) avait déjà mêlé mensonges d’État, diabolisation des opposants et, à la fin, un vague aveu d’« erreurs » officielles. Ce bain de sang n’avait pourtant eu que des effets lents sur la politique partisane, les forces alternatives de gauche ne réussissant que des percées locales ponctuelles. Mais, à terme, la destruction de la confiance publique a fini par miner profondément le New Labour. L’héritage du mouvement anti-guerre a même joué un rôle décisif dans l’ascension de Jeremy Corbyn à la tête du Labour en 2015.
Aujourd’hui, Gaza semble devoir produire un effet bien plus immédiat. Les loyautés partisanes sont moins solides qu’en 2003, et Starmer n’a jamais bénéficié d’un mandat réellement fort. Lors des élections de juillet 2024, le Labour a certes infligé une lourde défaite aux conservateurs moribonds — raflant 411 des 650 sièges de la Chambre des communes — mais il n’a recueilli que 33,7 % des voix, sur une participation inférieure à 60 %. Depuis, ses intentions de vote ne cessent de s’effriter. Et l’annonce de la création d’un nouveau parti de gauche par Jeremy Corbyn (1949) et Zarah Sultana (1993) menace d’ouvrir une nouvelle brèche dans son électorat. L’autoritarisme obstiné du gouvernement Starmer — qu’il s’agisse d’immigration, d’allocations d’invalidité ou du traitement infligé à ses propres députés dissidents — alimente désormais une riposte organisée.
Les détails sur le nouveau parti restent flous. Lancé sous la forme d’un site web baptisé Your Party, il doit encore choisir son nom par un processus démocratique non précisé. En quelques jours seulement, 600 000 personnes se sont inscrites à sa liste de diffusion. Certes, ce ne sont pas des adhésions formelles. Mais cet engouement a tourné en dérision les moqueries des commentateurs « centristes raisonnables » qui minimisaient le projet : il révèle surtout une vérité plus profonde, à savoir qu’un très grand nombre de gens — bien plus que l’effectif total du Labour — estiment qu’un tel parti est nécessaire. Contrairement aux précédentes tentatives de créer des « partis radicaux de gauche » reposant sur de petits groupes révolutionnaires, celui-ci s’appuie d’emblée sur une large base de personnes prêtes à s’engager.
Tous les partis politiques sont des coalitions d’intérêts sociaux et d’idées. Le premier noyau de députés associés à ce nouveau parti, s’il se situe globalement à gauche, est avant tout uni par Gaza : c’est sur cette question que cinq indépendants ont réussi à se faire élire en juillet dernier, un score inhabituellement élevé au regard du système électoral britannique. La Palestine n’est en rien une « cause unique » extérieure à la politique intérieure : elle cristallise la perception qu’ont des millions de Britanniques du rôle de leur pays dans le monde, des limites du débat public et de la surveillance imposée aux musulmans. Et ce parti n’aurait jamais décollé sans Jeremy Corbyn, dont la notoriété est parmi les plus élevées de toute la classe politique britannique. Si seule une minorité l’admire, la majorité sait déjà ce qu’il incarne.
Reste une question fondamentale : à quoi ce parti veut-il vraiment servir ? Les débats en ligne se sont concentrés sur l’idée d’un pacte électoral avec les Verts, dont le prochain chef pourrait être l’écologiste Zack Polanski (1982). Mais quelle est l’ambition réelle de cette nouvelle formation ? Diriger un futur gouvernement national ? Remplacer le Labour et recréer un parti adossé aux syndicats mais avec un meilleur programme ? Ou se contenter d’un rôle permanent d’opposition, en construisant une base locale capable de renforcer le pouvoir populaire et de desserrer l’étau de Westminster ? Sans une orientation claire vers une stratégie de long terme, sans un cap défini pour parler à une base large, il sera difficile d’empêcher que les centaines de milliers de nouveaux sympathisants se dispersent au gré des désaccords.
Quand Corbyn dirigeait le Labour, il avait adopté des politiques bien plus progressistes que ses prédécesseurs. Mais jamais le parti n’a su redistribuer le pouvoir au-delà de Westminster. Son incapacité à construire des structures réellement enracinées et sa frilosité face à une politique de masse et conflictuelle — y compris sur des sujets brûlants comme le Brexit — l’ont rendu vulnérable aux assauts médiatiques et à la tentation permanente de s’y adapter ou de les apaiser. Ces dernières décennies, le Parlement s’est professionnalisé à l’extrême tandis que les structures locales du mouvement ouvrier dépérissaient. L’épisode du « corbynisme » (2015–2020) n’a pas inversé cette tendance. Certes, il affrontait une machine travailliste largement hostile. Mais cela devait être une raison d’innover, pas une excuse pour l’échec.
Beaucoup des doutes qui entourent le nouveau parti tiennent à son processus encore opaque : qui décide de la suite ? L’objectif n’est sûrement pas de recréer une structure à la Labour, dominée par des manœuvriers bureaucratiques et des spécialistes du jargon réglementaire. Mais tout l’héritage travailliste n’est pas à jeter. Ses racines syndicales, même atrophiées, lui donnent encore une base militante reliée à une large palette de sentiments ouvriers — qui ne sont pas tous de gauche. Or le Labour perd aujourd’hui ces liens avec les infirmières, les anciennes régions minières ou les zones industrielles périphériques. Et un parti aux opinions progressistes, comme les Verts, a peu de chances de les récupérer. Pour un parti qui se veut ancré dans la majorité sociale, c’est pourtant indispensable.
Peut-on recréer cela, ou mieux, d’une manière plus adaptée à ce siècle qu’au siècle dernier ? Une approche consiste à créer des institutions — clubs sociaux, centres de conseil — qui ne soient pas orientées vers des fins électorales étroites ou même vers des campagnes politiques en tant que telles. Un projet de changement collectif aura certainement du mal à « vendre » sa promesse dans une société atomisée en se contentant d’utiliser les bons messages à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Ce parti pourrait en outre envisager de diversifier ses figures publiques, notamment en termes d’origine sociale et d’éducation : un parti dirigé non pas par des diplômés en sciences politiques, des employés d’ONG ou des personnes toujours prêtes à se mettre en avant, mais aussi par des voix aujourd’hui plus absentes de la vie politique.
Les sondages actuels suggèrent que Reform UK a de réelles chances de remporter les prochaines élections générales malgré ses propres problèmes internes. Son chef, Nigel Farage (1964), possède une autorité charismatique qui lui permet de devenir le visage d’un ensemble disparate de griefs. Corbyn, Sultana ou tout autre responsable de gauche ne pourraient jamais jouer ce rôle, et pas seulement à cause de leurs limites personnelles. Le changement socialiste vise à transformer les rapports de force dans la société : il s’appuie sur la mobilisation des gens, à la fois dans un élan d’indignation morale et dans la défense acharnée de leurs propres intérêts. Les partis de gauche ont besoin d’un noyau militant — aujourd’hui sans doute composé en majorité de personnes hautement diplômées mais en déclassement social —, mais cela ne peut pas suffire
Face à un bureaucrate impérial obtus comme Starmer, un parti de gauche a toutes les chances de rallier 10 à 15 % de l’électorat, même dans un laps de temps réduit. Cela fracturera probablement le vote travailliste — et Starmer aura peu de raisons de s’en plaindre. Les tentatives poussives d’invoquer la nécessité supérieure de l’unité contre Farage sont aussi cyniques que la « reconnaissance » tardive de la Palestine. Il y a seulement deux ans, Starmer disait à ses critiques : « Si vous n’aimez pas les changements que nous avons faits, vous pouvez partir. » Aujourd’hui, beaucoup le feront. Le Parti travailliste ne durera pas éternellement, et Starmer l’approche d’une disparition à la française ou à l’italienne. Ce qui reste incertain, c’est de savoir si un nouveau parti pourra construire quelque chose de plus solide sur ces ruines.
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David Broder est rédacteur pour l’Europe à la revue Jacobin et historien du communisme français et italien.
Article publié initialement dans Jacobin. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.