Lire hors-ligne :

Les médias français et internationaux ont unanimement apprécié le résultat élections du 4 juillet dernier. S’extasiant devant les 410 sièges obtenus par les travaillistes (sur un total de 650), ils ont conclu à une « victoire écrasante » et à une « lame de fond » en faveur du parti dirigé par Keir Starmer. En France, Marie Toussaint, tête de liste des Verts aux européennes, s’est empressée de partager cet enthousiasme. « C’est la gauche qui l’emporte », répète-t-elle dans un message posté sur x, voyant dans le succès du parti de Keir Starmer la fin « des années de mensonges et fausses promesses et le #Brexit, de discours anti-ecolos, de politiques inégalitaires ».

Pourtant, un simple coup d’œil aux résultats du vote, masqués par la répartition en sièges due à un système électoral irrationnel, donne une tout autre image. En réalité la seule lame de fond de ces élections est la déroute des conservateurs (Tories), qui perdent 20 points par rapport à 2019. De ces 20%, le Labour en récupère à peine 1,7 point de pourcentage, soit moins du dixième, et les Libéraux Démocrates 0,7 point. Le parti travailliste sous Starmer obtient 6,2% de moins que sous Corbyn en 2017, une performance que les médias avaient considéré comme un « désastre ». Elle est même inférieure (de 0,4%) que celle de 1992, et de 1979 (de 2%), deux scrutins qui s’étaient soldés par de lourdes défaites par les travaillistes. Le triomphe de Starmer est donc bien modeste.

En fait, comme l’explique Richard Seymour dans l’article qui suit, les vrais vainqueurs du 4 juillet sont le parti d’extrême droite Farage, qui passe de 2,6% à 14,3%, et qui absorbe donc 60% des pertes des Tories, suivi par les Verts, qui passent de 2,6% à 6,8%, et, enfin, les candidats indépendants de gauche, soit les 4 élus catalogués « pro-palestiniens » et Jeremy Corbyn, qui se présentait comme candidat indépendant.

Enfin, et surtout, Seymour explique pourquoi cette victoire par défaut des travaillistes n’a aucune chance de signifier la fin des politiques néolibérales mises en œuvre avec un zèle jamais démenti par les conservateurs au cours des 14 dernières années. Encore marquée par l’échec de Jeremy Corbyn en tant leader du parti travailliste, la gauche britannique est à reconstruire. Mais les succès électoraux des candidats Verts et indépendants, combinés au regain des mobilisations grévistes qui a marqué les années 2022-2023, envoient des signaux d’espoir en ce sens.

Stathis Kouvélakis

*

Une majorité sans mandat

Un pays a-t-il jamais été emporté par un tel goût du paradoxe ? Une majorité sans mandat et un raz-de-marée qui n’en est pas un. Les travaillistes ont remporté 64 % des sièges avec 34 % des voix, soit le plus faible score jamais obtenu par un parti arrivant au pouvoir. La participation, estimée à 59%, a été la plus faible depuis 2001, et, avant cette date, depuis 1885. Lorsque, à la fin du mois de mai, un Rishi Sunak essoré a mis fin à son gouvernement en bout de course, tous les sondages indiquaient  que les travaillistes avaient une avance à deux chiffres sur les conservateurs, soit plus de 40 %. La litanie d’erreurs de Sunak, ainsi que l’énorme écart de financement entre les travaillistes et les conservateurs et la pléthore d’hommes d’affaires, aidés par la presse de Murdoch, soutenant les travaillistes, auraient dû contribuer à maintenir cette avance. Au lieu de cela, le nombre total de voix des travaillistes est tombé à 9,7 millions, contre 10,3 millions en 2019.

Les conservateurs ont dégringolé de 44 % à 24 %, alimentant une poussée du parti d’extrême droite Reform UK qui, avec 14 % des voix, a obtenu quatre sièges. Le score agrégé Tory-Réform UK, 38 %, a dépassé celui du parti travailliste. Ce dernier aurait stagné, comme l‘a souligné le sondeur John Curtis, sans les gains travaillistes en Écosse dus à l’implosion du SNP. Pendant ce temps, la gauche britannique, malgré son retard et son manque d’orientation stratégique, a réalisé une bonne performance. Les Verts sont passés de moins de 3 % à 7 % des voix et ont obtenu quatre sièges. Cinq candidats indépendants pro-palestiniens siègeront à leurs côtés aux Communes, dont Jeremy Corbyn, qui a battu son rival travailliste à Islington North avec une marge de 7 000 voix. Curieusement, le Workers’ Party de George Galloway n’a remporté aucun siège, y compris celui de Rochdale, que Galloway détenait depuis février.

Jamais le fossé n’a été aussi béant entre les forces foisonnantes de l’époque et la politique étouffante au sommet. Peu de gouvernements ont été aussi fragiles au moment de leur entrée en fonction. Il n’y aura pas de lune de miel. Les travaillistes et leur leader sont profondément impopulaires, mais, pour l’instant, moins que les conservateurs. L’ampleur de la majorité travailliste à Westminster est masquée par l’explosion du nombre de circonscriptions remportées de justesse. À Ilford North, la candidate indépendante de gauche Leanne Mohamad a failli détrôner le nouveau ministre de la santé Wes Streeting à 500 voix près ; à Bethnal Green et Stepney (Est de Londres), la députée sortante Rushanara Ali, qui a refusé de    soutenir un cessez-le-feu à Gaza, a vu sa majorité réduite de 37 524 à 1 689 voix ; à Birmingham Yardley, Jess Phillips, une élue travailliste très droitière, a failli être battue par le Worker’s Party ; et à Chingford et Woodford Green, où elle n’a pu se présenter comme candidate travailliste, Faiza Shaheen s’est battue contre son ancien parti jusqu’à un match nul, divisant les voix et permettant aux conservateurs de remporter de nouveau le siège.

Comment les travaillistes ont-ils pu faire aussi bien et aussi mal ? Il est vrai que le score du parti dans les sondages diminue généralement au cours d’une campagne électorale. Pourtant, la question la plus profonde est celle de la base sur laquelle il s’est appuyé pour briguer le pouvoir. Le facteur décisif a été la crise de la vie chère et ses conséquences politiques. En période de faible inflation, les hausses de prix érodent le pouvoir de consommation des catégories les plus vulnérables. Mais en 2021-22, avec la hausse des coûts due à la combinaison de la crise des chaînes d’approvisionnement et des profits des entreprises, même une partie de la classe moyenne a été touchée. Dès lors, la tentative du gouvernement de faire des grévistes [en 2022 et 2023 le Royaume-Uni a connu plusieurs grèves d’ampleur] des boucs émissaires n’a suscité que peu de sympathie. Le virage des conservateurs vers une guerre de classe ouverte a mis à mal leur discours sur le « nivellement par le haut » et a démenti leur ouverture aux problèmes des Britanniques ordinaires.

Le parti conservateur a réagi à cette crise en se repliant sur lui-même et sur son leader charismatique, Boris Johnson. Le résultat a été le catastrophique intermède Liz Truss [première ministre du 6 septembre au 25 octobre 2022]. Se présentant comme une réactionnaire « antimondialiste », à l’écoute d’un électorat conservateur protégé du pire de la crise mais stagnant par rapport à l’explosion de la richesse des ultra-riches, Liz Truss a écrasé le favori des médias, Rishi Sunak. Pourtant, après la présentation d’un mini-budget comprenant 45 milliards de livres de réductions d’impôts  non-financées, son gouvernement a immédiatement fait l’objet d’une agression institutionnelle habituellement réservée à la gauche. Le secteur financier, la Banque d’Angleterre et les médias nationaux lui ont mené la vie dure. Sunak a été hâtivement porté au pouvoir sans un vote des membres du parti conservateur, et un attelage de partisans de l’austérité a été nommé au Trésor. La stratégie adoptée depuis lors, et qui s’est poursuivie jusqu’aux élections, a consisté à combiner le sadisme fiscal avec une guerre culturelle inefficace. Le résultat a été un réalignement du centre politique derrière les travaillistes, ce qui a transformé le rapport de forces électoral.

Le parti travailliste pouvait dès lors se présenter aux élections sans mandat. Il a abandonné ses engagements les plus ambitieux en matière de dépenses, notamment les 28 milliards de livres destinés aux investissements verts. Il s’est positionné comme une option gestionnaire et dépourvue de risque pour l’establishment. L’idée-force de son offre électorale était révélatrice : une politique  qui « piétinerait moins » la vie des gens. Au cours d’une campagne moins axée sur la politique que sur les coups de com, il a proposé un programme électoral d’une flou éhonté. Ses engagements en matière d’impôts et de dépenses ne représentaient que 0,2 % du PIB : un changement minime au vu de la crise des infrastructures britanniques en matière de santé, d’éducation, de gestion de l’eau et de logement. Mais le « changement modeste » est le point fort de Keir Starmer : changement modeste par rapport au gouvernement précédent, changement modeste dans les dépenses, changement modeste dans la performance électorale. Le mantra répété à l’infini a été la « croissance ». Il n’a jamais été expliqué comment celle-ci devait être réalisée, étant donné que les travaillistes ne sont pas disposés à augmenter les impôts sur les hauts revenus ou sur les bénéfices des entreprises  pour financer l’investissement, à l’exception de vagues références à la planification urbaine.

Toutefois, vers la fin de la campagne, il est apparu clairement que les travaillistes espéraient que les sociétés de gestion d’actifs seraient à l’origine d’une pluie d‘investissements dans le secteur privé. Le patron de BlackRock, Larry Fink, qui a soutenu Keir Starmer, a présenté sa société comme un moyen de fournir des ressources pour les investissements verts sans augmenter les impôts des riches. « Nous pouvons construire des infrastructures », écrit-il dans le Financial Times, « en débloquant l’investissement privé ». Ce dont il est question, c’est de la gabegie à grande échelle des « partenariats public-privé ». BlackRock est déjà propriétaire de l’aéroport de Gatwick et détient une participation substantielle dans le secteur de l’eau britannique, un secteur en ruine  et rejetant massivement des eaux usées. Or, 70% de ce secteur est actuellement détenu par des gestionnaires d’actifs. Comme l‘écrit Daniela Gabor, « les profits que BlackRock espère générer en investissant dans l’énergie verte risquent d’avoir un coût énorme ». Dans sa critique de la « société des gestionnaires d’actifs », Brett Christophers  souligne que les propriétaires sont très éloignés des infrastructures qu’ils contrôlent et ne sont guère incités à en prendre soin. Ils se contentent de créer des supports de mise en commun des capitaux, en vue d’exploiter l’actif pour ce qu’il vaut puis de s’en aller. Telle est la grande idée sur laquelle le parti travailliste fonde son fragile succès : il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas voulu l’expliquer à  l’électorat.

Le danger évident est qu’un gouvernement impopulaire, rendu complaisant par sa majorité parlementaire disproportionnée du fait du système électoral, impose systématiquement un programme dont la majorité de la population ne veut  pas et qui aggravera la situation de la plupart des gens. Si la gauche ne se ressaisit pas et n’arrête pas de se reposer sur d’éphémères campagnes de masse, des escrocs farfelus, relayant le côté obscur des passions publiques, sortiront des coulisses pour réclamer des  têtes. Grace Blakeley a prévenu que Starmer pourrait être le prochain Olaf Scholz – ou, pourrions-nous ajouter, le prochain Emmanuel Macron. Pourtant, la gauche met en garde le centre depuis des décennies, en vain. Malgré tout le « pragmatisme » dont ils se targuent, les centristes sont au fond des absolutistes par nécessité, encore plus rigoureusement déterministes et unilinéaires dans leur lecture de l’histoire que le stalinisme ne l’était à son apogée. Ils ont à maintes reprises marché volontairement vers la déroute électorale pour mettre en place l’austérité et la guerre, leur morituri te salutant [ceux qui vont mourir te saluent : salut des gladiateurs adressé à l’empereur lors de leur entrée dans l’arène] résonnant dans les couloirs du pouvoir au fur et à mesure  qu’ils avançaient. Starmer fera de même, et tous ceux qui, à gauche, accrochent encore leur fortune à la sienne sombreront avec lui.

*

Article initialement paru dans  Sidecar, le blog de la New Left Review, le 5 juillet 2024. Traduction Contretemps.

Illustration : Wikimedia Commons.

Lire hors-ligne :