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Yves Gonzalez-Quijano est chercheur au Gremmo et enseignant de littérature arabe moderne et contemporaine à l’Université Lyon 2. Il anime le carnet hypothèse  « Culture et politique arabes« . Dans ce texte, il analyse la scène rap arabe et son traitement par les médias occidentaux. 

 

Quelque peu passée de mode depuis que les soulèvements arabes ne suivent pas exactement le cours qu’on aurait voulu leur voir prendre, la figure du rebelle arabe revient néanmoins régulièrement sur le devant de la scène, par exemple lors des derniers épisodes de la saga politique égyptienne. En effet, les militants, après avoir récolté des signatures demandant la tenue d’élections anticipées puis appelé à une gigantesque manifestation au jour anniversaire de l’arrivée au pouvoir du président Mohamed Morsi, le 30 juin dernier, ont pris comme nom, en arabe, le mot Tamarrod, « rébellion », traduit dans la communication officielle du mouvement à l’intention des locuteurs étrangers par l’anglais « rebels ».

On voit ainsi resurgir à intervalles réguliers un des clichés du « printemps arabe » sur lequel il n’est pas inutile de revenir : il souligne la difficulté des observateurs extérieurs à découvrir sans a priori ce qui se passe dans les sociétés arabes contemporaines, notamment sur le plan des modalités formelles à travers lesquelles s’expriment ces soulèvements. Il faut bien le reconnaître, la difficulté à appréhender, dans ce type de sociétés, les phénomènes associés à la culture (ce mot étant pris au sens large) n’est pas nouvelle. Le plus souvent, ils sont même totalement ignorés au profit de l’analyse politique, laquelle est rapidement réduite aux seules analyses, répétées ad nauseam, des multiples variations sur le répertoire religieux qu’imaginent les acteurs locaux : islamistes, salafistes, djihadistes… De temps à autre, on se satisfait d’une brève liste de quelques noms célèbres (Mahfouz, Adonis, Chahine…) qui composent une sorte de mini panthéon local aussi guindé que marginal auprès du grand public local. Il faut des circonstances exceptionnelles, comme celle que traverse la région depuis plus de deux ans, pour qu’on se donne la peine de renoncer à cette dernière approche et pour ouvrir les yeux sur d’autres propositions artistiques. Malheureusement, ces dernières, découvertes avec un enthousiasme naïf, servent moins à enrichir le regard et à rompre avec les idées préconçues qu’à finalement conforter une perception terriblement biaisée. 

Il est des domaines qui se prêtent mieux que d’autres à ce type de lecture. Parcourir les reportages, les enquêtes, les entretiens publiés dans les médias non arabophones depuis plus de deux ans permet ainsi de constater la présence massive de « genres » particulièrement prisés. Dans la totalité ou presque, ils forment une sorte de variation sans fin autour d’une seule et même figure, celle du « jeune rebelle arabe », exemplifiée à partir de trois sites majeurs qui partagent un certain nombre de traits : la jeunesse des acteurs, le lieu privilégié de leurs interventions (la rue, la place, l’espace public), leurs modes d’expression – caractérisés par l’emprunt, la citation ironique, le ready made et le sampling, l’hybridation en définitive. Les graffitis bien entendu, mais également les nouveaux modes d’expression langagiers favorisés par les réseaux sociaux, et enfin les nouvelles musiques urbaines sont ainsi convoqués, sans fin, pour illustrer la sidérante nouveauté de ces révolutions « qu’on n’avait pas vu venir » et « qui n’ont pas fini d’étonner le monde ! »  Si tous mériteraient d’être analysés pour montrer comment ce nouveau récit a pu envahir l’espace des commentaires avec une telle constance, le cas des formes musicales, en particulier dans sa variante « rap », s’impose tant elle offre une illustration caricaturale des procédés à l’œuvre dans ces constructions rhétoriques.

On est en droit de l’avoir oublié, mais il faut se souvenir comment, au moment où se déclenchaient les soulèvements arabes, on a pu accorder une importance totalement démesurée à ceux qui passaient alors pour être « les voix de la révolution ». Ainsi, en Tunisie, un obscur rappeur connu des seuls spécialistes de ce genre musical s’est trouvé brutalement propulsé sur le devant de la scène parce qu’il avait eu l’audace, et indéniablement aussi le courage à ce moment des événements, de diffuser, en particulier sur les réseaux sociaux, une chanson extrêmement critique envers le régime despotique encore en place. Grâce à cette œuvre intitulée Raïs el-bled (le président du pays), son auteur, El General, se voyait propulsé au hit-parade des figures mondiales les plus marquantes. Le magazine nord-américain Time par exemple le faisait figurer en bonne place au sein de la liste des « 100 personnalités les plus influentes de l’année 2011 » ! Depuis, El General a pratiquement sombré dans l’oubli. Mais la machine à fabriquer des notoriétés faciles n’en continue pas moins à tourner : il y a quelques semaines seulement, c’est un autre rappeur tunisien (parmi des dizaines d’autres) qui a eu les honneurs de la presse, en grande partie francophone mais pas seulement, au prétexte d’une affaire de justice devenue, à en croire certains commentaires, pratiquement un des temps forts de la révolution. Qu’importe en définitive que Weld el 15, puisque c’est de lui qu’il s’agit, ait été libéré lors de son procès en appel et que celui qu’on avait déjà érigé en « martyr » de la liberté de chanter n’ait pas eu à trop souffrir des excès de la justice dans son pays ; tout comme El General avant lui, on voit bien que son histoire n’était qu’une illustration commode pour un récit écrit à l’avance, celui de l’opposition frontale et radicale entre, d’un côté, la jeunesse créatrice et rebelle prête à se sacrifier pour son droit à exprimer ses idées dans la Tunisie libérée de la dictature et, de l’autre, les forces obscurantistes des extrémistes islamistes prêts à remplacer l’ancienne tyrannie par une autre plus terrible encore…

La Tunisie offre un terrain d’observation particulièrement riche pour ce type de commentaires, mais ce n’est que justice somme toute si l’on se rappelle qu’il s’agit aussi du pays qui a ouvert la voie aux soulèvements arabes tout en offrant l’exemple d’une des scènes les plus riches de la région en termes de musiques alternatives et de productions rap en particulier. Pour autant, les mêmes réflexions peuvent être avancées en se tournant cette fois vers des lieux aussi improbables que la Libye et la Syrie, où l’on a malgré tout réussi à trouver de « dignes » représentants de ce prétendu rap révolutionnaire en dépit d’une scène locale très restreinte. Même en Égypte, il est évident pour quiconque connaît un tant soit peu la scène locale que le hip-hop – pas plus du reste que le protest song à la manière d’une Yusra el-Hawari – ne peut rivaliser avec le nouveau style musical issu des périphéries urbaines les plus déshéritées, ce que l’on appelle en égyptien le mahragan (ou tekno chaabi), qui n’a pas, loin s’en faut, bénéficié de la même attention de la part des médias étrangers.

Pour autant, ce choix de mettre en avant – à tout prix a-t-on envie d’écrire – une forme musicale donnée, en l’occurrence le rap, et plus généralement un certain type de productions culturelles qu’on associe délibérément avec le « printemps arabe », n’est pas seulement le résultat d’une méconnaissance des données actuelles de la jeune production artistique arabe. On peut en effet voir cette manière de procéder comme un nouvel avatar de la classique posture orientaliste, inévitablement en porte-à-faux par rapport à l’objet qu’elle a élu par un geste de reconnaissance qui est en même temps une sorte de mise à distance et même de maintien dans une irréductible altérité.

Vis-à-vis du passé de ces nouvelles formes musicales pour commencer car cette manière de s’extasier devant l’extraordinaire vitalité du rap arabe dans le contexte post-révolutionnaire revient sans doute à saluer sa parenté avec les grands initiateurs du genre, mais au prix d’une rupture totale avec le milieu où la culture hip-hop arabe s’est pourtant épanouie. Débiteurs, en quelque sorte, de leurs maîtres étrangers, les rappeurs arabes sont ainsi doublement privés de leur histoire : la plus proche, pour commencer, celle des dix ou même vingt années qui ont précédé les soulèvements arabes et durant lesquelles les pionniers de ce mode d’expression, en Tunisie, au Liban, en Palestine, au Maroc…, ont créé, souvent en butte à la répression politique et sans soulever le moindre intérêt dans des pays étrangers dont les gouvernements en revanche avaient tout intérêt à ce que perdurent les dictatures avec lesquelles ils entretenaient les meilleurs rapports ; mais la plus ancienne également, dans la mesure où le beat des rappeurs arabes, leur flow si particulier, s’inscrit dans la très longue durée des traditions musicales locales, dans les modalités caractéristiques des rapports qu’entretient la langue arabe, dans ses multiples registres linguistiques, avec ces autres registres, littéraires et musicaux, qui font la marque de cette culture.

Ecrire sur les rappeurs arabes dans le seul cadre des soulèvements révolutionnaires, ce n’est donc pas seulement faire preuve d’ignorance ou de paresse intellectuelle, c’est bien, involontairement sans doute, priver ceux-là même dont on veut faire l’éloge de leur histoire réelle, passer sous silence leurs luttes et leurs cheminements en propre, pour ne retenir que le vague éblouissement d’une « fusion » planétaire où, en fin de compte, demeure une hiérarchie qui fait qu’il y a des modèles et des imitateurs. S’extasier devant la parenté des pratiques musicales et même artistiques (le graff’ notamment) des jeunes Arabes avec les productions occidentales, sans chercher le moins du monde à les contextualiser mais au contraire en soulignant à loisir leur dimension globale (plutôt qu’universelle), c’est s’abandonner à la divine surprise d’une parenté en partie imaginaire. L’orientalisme de Lawrence d’Arabie n’est plus de saison au temps des « printemps arabes » ; mais c’est pour mieux célébrer, selon l’heureuse formule du chercheur californien Greg Burris, celui de Lawrence of E-rabia, celui des commentaires – même pas vraiment condescendants – à propos de ces jeunes révoltés urbains, qui nous font tellement peur lorsqu’ils s’agitent dans nos banlieues mais qui, dans cette outre-Méditerranée, nous deviennent rassurants dès lors qu’ils sont associés aux pratiques numériques du sampleur, des e-phones et des tablettes vidéo… Signe qui ne trompe pas sur le sens politique qu’il faut donner à cette mise en récit, le jeune rebelle arabe des réseaux numériques est un bon produit, c’est une image qui fait vendre dès lors qu’elle est mise en scène par les campagnes publicitaires : la page des révoltes n’est même pas tournée que les industries créatives s’en sont déjà emparées pour en faire des clips (Myriam Klink top model libanaise prônant la révolution) ou des campagnes publicitaires (celles de Coca et de Pepsi notamment, à la gloire des indignés du Caire).

Tout est faux dans cette mise en récit bien entendu, tout est retouché pour faire disparaître la moindre aspérité gênante. On invente un rap idéal, parfait pour s’intégrer au grand métarécit du choc des civilisations à condition que l’on ferme les yeux sur les détails qui font tache dans le tableau. Le rappeur arabe est donc jeune, révolté, et forcément laïc. La preuve, s’il en était besoin, les imprécations des nouveaux pouvoirs religieux terrorisés par le vent de liberté que font souffler les voix intrépides de la liberté. L’image est belle, rassurante même… Sauf qu’elle est très partielle. Dans le monde arabe, le rap ne saurait se confondre avec cette scène musicale idéalisée où les « bons rebelles » affrontent, le verbe haut, les « méchants islamistes ». À l’image de ce que l’on observe ailleurs, dans le monde des rappeurs nord-américains par exemple, l’univers des rappeurs arabes est complexe et pétri de contradictions. Pour ne citer qu’un exemple, on peut mentionner Don Bigg, un « authentique » rappeur marocain surnommé al-Khaser (celui qui utilise un langage cru), star de la scène rap marocaine depuis la fin des années 1990, auteur, alors que son pays connaissait d’importants mouvements de contestation, d’une chanson Ma bghitsh (Je ne veux pas) extrêmement critique du Mouvement du 20 mars, la principale plate-forme d’opposition de la jeunesse locale.

Parmi les propositions musicales appréciées de la jeunesse arabe actuelle figure aussi ce que l’on pourrait nommer, faute d’une expression mieux adaptée, le « rap islamique », à savoir une création qui répond aux critères socio-politiques et esthétiques relatifs à ce type d’œuvres, mais en se situant clairement idéologiquement du côté des forces se revendiquant de l’islam contestataire. Très présent sur les réseaux sociaux et plutôt underground ne serait-ce que pour échapper à la répression qui frappe, dans nombre de pays de la région, ce type d’expression politique, il arrive que les circonstances permettent au « rap islamiste » de gagner davantage en visibilité. En Tunisie par exemple, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement dominé par le parti Ennahda, et plus généralement la réorganisation du champ politique en fonction de nouveaux rapports de force, ont ainsi donné plus de présence sur la scène publique à ce phénomène. Lors de la dernière campagne électorale, on a pu voir un rappeur local, Psycho M, assurer l’animation musicale de certaines des réunions électorales du parti islamiste qui allait remporter les élections. Indéniablement, ce jeune rappeur qui n’a pas hésité à se produire, sur fond de Allah akbar, dans les meetings politiques du parti Ennahdha n’est pas près de rejoindre son compatriote El General au palmarès annuel des grands magazines internationaux ! 

 

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