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Le caractère fondamental du Prince, c’est de ne pas être un exposé systématique, mais un livre « vivant », où l’idéologie politique et la science politique se fondent dans la forme dramatique du « mythe ». Entre l’utopie et le traité scolastique, formes sous lesquelles se présentait la science politique jusqu’à lui, Machiavel, donna à sa conception la forme imaginative et artistique, grâce à laquelle l’élément doctrinal et rationnel se trouve incarné dans un condottiere, qui représente sous un aspect plas­tique et « anthropomorphique » le symbole de la « volonté collective ». Le processus de formation d’une volonté collective déterminée., qui a un but politique déterminé, est représenté non pas à travers de savantes recherches et de pédantes classifications des principes et des critères d’une méthode d’action, mais dans les qualités, les traits caractéristiques, les devoirs, les nécessités d’une personne concrète, ce qui fait travailler l’imagination artistique du lecteur qu’on veut convaincre et donne une forme plus concrète aux passions politiques.

Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une illustration historique du « mythe » sorélien, c’est-à-dire d’une idéologie politique qui se présente non pas com­me une froide utopie ou une argumentation doctrinaire, mais comme la création d’une imagination concrète qui opère sur un peuple dispersé et pulvérisé pour y susciter et y organiser une volonté collective. Le caractère utopique du Prince réside dans le fait que le Prince n’existait pas dans la réalité historique, ne se présentait pas au peuple italien avec des caractères d’immédiateté objective, mais était une pure abstraction doctrinaire, le symbole du chef, du condottiere idéal ; c’est par un mouve­ment drama­tique de grand effet que les éléments passionnels, mythiques, contenus dans ce petit volume, se résument et prennent vie dans la conclusion, dans l’ « invocation » adres­sée à un prince, « réellement existant ». Dans son livre, Machiavel expose comment doit être le prince qui veut conduire un peuple à la fondation du nouvel État, et l’exposé est mené avec une rigueur logique, avec un détachement scientifique ; dans la conclusion, Machiavel lui-même se fait peuple, se confond avec le peuple, mais non avec un peuple au sens « générique », mais avec le peuple que Machiavel a con­vain­­cu par l’exposé qui précède, un peuple dont il devient, dont il se sent la con­science et l’expression, dont il sent l’identité avec lui-même : il semble que tout le tra­vail « logique » ne soit qu’une réflexion du peuple sur lui-même, un raisonnement inté­rieur, qui se fait dans la conscience populaire et qui trouve sa conclusion dans un cri passionné, immédiat. La passion, de raisonnement sur elle-même, redevient « mou­­vement affectif », fièvre, fanatisme d’action. Voilà pourquoi l’épilogue du Prin­ce n’est pas quelque cho­se d’extrinsèque, de « plaqué » de l’extérieur, de rhéto­rique, mais doit être expliqué comme un élément nécessaire de l’œuvre, mieux, comme l’élément qui éclaire sous son vrai jour l’œuvre tout entière, et en fait une sorte de « ma­ni­feste politique ».

On peut ici essayer de comprendre comment Sorel, partant de l’idéologie-mythe2, n’est pas arrivé à la compréhension du parti politique et s’est arrêté à la concep­tion du syndicat professionnel. Il est vrai que pour Sorel, le « mythe » ne trouvait pas son ex­pres­sion la meilleure dans le syndicat en tant qu’organisation d’une volonté collective, mais dans l’action du syndicat et d’une volonté collective déjà opérante, action prati­que dont la réalisation maximale aurait dû être la grève générale, c’est-à-dire une « attitude passive », pour ainsi dire, de caractère négatif et préliminaire (le caractère positif n’est donné que par l’accord réalisé dans les volontés associées), activité qui ne prévoit pas une phase véritablement « active et constructive ». Chez Sorel, donc, se combattaient deux nécessités : celle du mythe et celle de la critique du mythe, dans la mesure où « tout plan préétabli est utopique et réactionnaire ». La solution était abandonnée à l’impulsion de l’irrationnel, de l’« arbitraire » (au sens bergsonien d’ « élan vital »), ou de la « spontanéité ».

Mais un mythe peut-il être « non constructif », et peut-on imaginer, dans l’ordre des intuitions de Sorel, qu’un instrument qui laisse – au nom d’une distinction, d’une « scission » – la volonté collective dans sa phase primitive et élémentaire, celle où elle est simplement en formation, puisse produire quelque effet, fût-ce par la violence, c’est-à-dire en détruisant les rapports moraux et juridiques existants ?

Mais cette volonté collective, élémentaire, ne cessera-t-elle pas aussitôt d’exister, en s’éparpillant dans une infinité de volontés particulières qui, pour la phase positive, suivent des directions différentes et opposées? Outre le fait qu’il ne peut y avoir des­truction, négation sans une construction implicite, une affirmation, et non au sens « mé­ta­physique », mais pratiquement, c’est-à-dire politiquement, en tant que pro­gram­­me de parti. Dans ce cas, on voit qu’on suppose derrière la spontanéité un pur méca­nis­me, derrière la liberté (libre arbitre-élan vital) un maximum de déterminisme, derrière l’idéalisme, un matérialisme absolu.

Le prince moderne, le mythe-prince, ne peut être une personne réelle, un individu concret ; il ne peut être qu’un organisme, un élément complexe d’une société, dans lequel a pu déjà commencer à se concrétiser une volonté collective reconnue dans l’action où elle est affirmée partialement. Cet organisme est déjà fourni par le déve­lop­pement historique, et c’est le parti politique : la première cellule où se résument des germes de volonté collective qui tendent vers l’universalité et la totalité. Dans le monde moderne, seule une action historique-politique immédiate et imminente, carac­té­risée par la nécessité d’une marche rapide, fulgurante, peut s’incarner mythiquement dans un individu concret ; la rapidité ne peut être rendue nécessaire que par l’immi­nence d’un grand danger, qui précisément embrase, telle la foudre, les passions et le fanatisme, en réduisant à néant le sens critique et le corrosif de l’ironie qui peuvent détruire le caractère « providentiel » du condottiere (ce qui s’est produit dans l’aven­ture de Boulanger). Mais une action immédiate d’un tel genre, de par sa nature, ne peut avoir ni le souffle large ni un caractère organique : ce sera presque toujours une entreprise du type restauration et réorganisation, et non du type qui caractérise la fondation des nouveaux États et des nouvelles structures nationales et sociales (com­me c’était le cas dans le Prince de Machiavel, où l’aspect de restauration n’était qu’un élément rhétorique, c’est-à-dire lié au concept littéraire de l’Italie, fille de Rome, et devant restaurer l’ordre et la puissance de Rome ; semblable initiative est du type « défensif » et non créateur, original ; en d’autres termes on suppose qu’une volonté col­lec­tive, qui existait déjà, a perdu sa force, s’est dispersée, a subi un grave affaiblisse­ment, dangereux et menaçant, mais ni décisif ni catastrophique, et qu’il faut rassem­bler ses forces et la fortifier ; alors que dans l’autre conception on entend créer ex novo, d’une manière originale, une volonté collective qu’on orientera vers des buts con­crets et rationnels, mais évidemment d’un concret et d’un rationnel -qui n’ont pas encore été vérifiés ni critiqués par une expérience historique effective et universelle­ment connue.

Le caractère « abstrait » de la conception sorélienne du « mythe » est mis en évi­dence par l’aversion (qui prend la forme passionnelle d’une répugnance éthique) pour les jacobins3, qui furent certainement une « incarnation catégorique » du Prince de Machiavel. Le Prince moderne doit comprendre une partie consacrée au jacobinisme (au sens intégral que cette notion a eu historiquement et doit avoir comme concept), qui permettra d’illustrer comment s’est formée dans le concret et comment a opéré une volonté collective qui au moins pour certains aspects, fut une création ex novo, origi­nale. Et il faut que soit définie la volonté collective et la volonté politique en géné­ral au sens moderne ; la volonté comme conscience opérante de la nécessité historique, comme protagoniste d’un drame historique réel et effectif.

Une des premières parties devrait être justement consacrée à la « volonté collec­tive », et poserait le problème dans les termes suivants : « Quand peut-on dire qu’exis­tent les conditions qui permettent que naisse et se développe une volonté collective nationale-populaire ? » Suivrait une analyse historique (économique) de la structure sociale du pays étudié et une représentation « dramatique » des tentatives faites au cours des siècles pour susciter cette volonté et les raisons des échecs successifs. Pour­quoi n’a-t-on pas eu, en Italie, au temps de Machiavel, la monarchie absolue ? Il faut remonter jusqu’à l’Empire romain (problème de la langue, des intellectuels, etc.), com­prendre la fonction des Communes du Moyen Age, la signification du catho­li­cis­me, etc. : il faut, en somme, faire une ébauche de toute l’histoire italienne, synthétique mais exacte.

La raison pour laquelle ont échoué successivement les tentatives pour créer une volonté collective nationale-populaire, est à rechercher dans l’existence de groupes so­ciaux déterminés, qui se forment à partir de la dissolution de la bourgeoisie com­mu­nale, dans le caractère particulier d’autres groupes qui reflètent la fonction interna­tio­nale de l’Italie en tant que siège de l’Église et dépositaire du Saint-Empire romain4, etc. Cette fonction et la position qui en découle, déterminent une situation intérieure qu’on peut appeler « économique-corporative », c’est-à-dire politiquement la pire des formes de société féodale, la forme la moins progressive, la plus sta­gnan­te : il manqua toujours – et elle ne pouvait pas se constituer -, une forme jacobine efficace, justement la force qui dans les autres nations a suscité et organisé la volonté collective nationale populaire et a fondé les États modernes. Est-ce qu’existent finale­ment les conditions favorables à cette volonté, ou bien quel est le rapport actuel entre ces conditions et les forces hostiles ? Traditionnellement, les forces hostiles ont été l’aristocratie terrienne et plus généralement la propriété terrienne dans son ensemble qui, en Italie, a pour caractéristique d’être une « bourgeoisie rurale » particulière, héritage de parasitisme légué aux temps modernes par la décomposition, en tant que classe, de la bourgeoisie communale (les cent villes5, les villes du silence). Les conditions positives sont à rechercher dans l’existence de groupes sociaux urbains, qui ont connu un développement convenable dans le domaine de, la production indus­trielle et qui ont atteint un niveau déterminé de culture historique-politique. Toute formation de volonté collective nationale populaire est impossible, si les grandes mas­ses des paysans cultivateurs n’envahissent pas simultanément la vie politique. C’est ce qu’entendait obtenir Machiavel par la réforme de la milice, c’est ce que firent les jacobins dans la Révolution française; dans cette intelligence de Machiavel, il faut identifier un jacobinisme précoce, le germe (plus ou moins fécond de sa conception de la révolution nationale. Toute l’Histoire depuis 1815 montre l’effort des classes tra­ditionnelles pour empêcher la formation d’une volonté collective de ce genre, pour obtenir le pouvoir « économique-corporatif » dans un système international d’équi­libre passif.

Une partie importante du Prince moderne devra être consacrée à la question d’une réforme intellectuelle et morale, c’est-à-dire à la question de la religion ou d’une con­cep­tion du monde. Dans ce domaine aussi nous constatons dans la tradition l’absence de jacobinisme et la peur du jacobinisme (la dernière expression philosophique d’une telle peur est l’attitude malthusianiste de B. Croce à l’égard de la religion). Le Prince moderne doit et ne peut pas ne pas promouvoir et organiser une réforme intellectuelle et morale, ce qui signifie créer le terrain pour un développement futur de la volonté collective nationale-populaire vers l’accomplissement d’une forme supérieure et totale de civilisation moderne.

Ces deux points fondamentaux : formation d’une volonté collective nationale-po­pu­laire, dont le Prince moderne est à la fois l’organisateur et l’expression active et opé­rante, et réforme intellectuelle et morale, devraient constituer la structure de ce tra­vail. Les points concrets du programme doivent être incorporés dans la première partie, c’est-à-dire qu’ils devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition d’arguments.

Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation « civile » des couches les plus basses de la société, sans une réforme économique préalable et un changement dans la situation sociale et le monde économiques? Aussi une réforme intel­lectuelle et morale est-elle nécessairement liée à un programme de réforme_ économique, et même le programme de réforme économique est précisément la façon concrète dont se présente toute réforme intellectuelle et morale. Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système de rapports intellectuels et moraux dans la mesure où son développement signifie que tout acte est conçu comme utile ou préjudiciable, comme vertueux ou scélérat, par seule référence au Prince moderne lui-même, et suivant qu’il sert à accroître son pouvoir ou à s’opposer à lui. Le Prince prend, dans les consciences, la place de la divinité, ou de l’impératif catégorique, il devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports déterminant les mœurs.

(Mach., pp. 3-8 et G.q. 13, § 1, pp. 1556-1561.[Cahier 13, §1])

[1932-1933]

Notes

1 Machiavel examine dans Le Prince les différentes voies qui conduisent un prince au pouvoir (monarchie héréditaire, faveur du sort, soutien armé, conquête personnelle) et s’intéresse surtout au type de principauté de formation toute récente, dans laquelle le prince doit son pouvoir à la « fortuna » (ex. : César Borgia, fils d’un pape et soutenu par les armes de Louis XII). C’est dans le gouvernement de cet État nouveau que le prince doit manifester toute sa « virtù », son intelligence politique, son énergie, son habileté pour conserver et consolider son pouvoir et élargir sa domination pour jeter les bases d’un État unitaire. Avec cet État unitaire cessera la division d’une Italie livrée à l’anarchie et aux armes étrangères. Aussi, animé de cet idéal de rédemption de l’Italie, le Prince doit-il être capable de se donner les moyens politiques de réaliser son noble but : sa « virtù » sera claire conscience de la « réalité effective des choses », volonté d’adhérer à cette réalité et d’agir en fonction de ce que les choses sont et non de ce qu’elles devraient être [« andar drielo alla verità effettuale della cosa » et non « alla immaginazione di essa » (Ch. XV)].

2 Le « mythe » est un aspect essentiel de la pensée de Sorel, qui met en évidence, parfois même d’une manière scolaire, tout ce qu’il doit à Bergson; de même que la pensée chrétienne a tiré parti du mythe apocalyptique du retour du Christ et de la ruine du monde païen qui devait l’accompagner, ou que la « folle chimère » de Mazzini a fait davantage pour l’unité italienne que Cavour, de même des « constructions d’un avenir déterminé dans le temps peuvent posséder une grande efficacité et n’avoir que bien peu d’inconvénients, lorsqu’elles sont d’une certaine nature; cela a lieu quand il s’agit des mythes dans lesquels se retrouvent les tendances les plus fortes d’un peuple, d’un parti ou d’une classe, tendances qui viennent se présenter à l’esprit avec l’insistance d’instincts dans toutes les circonstances de la vie, et qui donnent un aspect de pleine réalité à des espoirs d’action prochaine sur lesquels se fonde la réforme de la volonté… Peu importe que le mythe ne prenne pas réalité dans l’histoire, il faut juger les mythes comme les moyens d’agir sur le présent » (G. SOREL : Réflexions sur la violence, 8e éd. avec « Plaidoyer pour Lénine », Paris, Rivière, 1936, pp. 179-180). – Le mythe du socialisme, c’est la « grève générale ».

3 Si le mot « jacobin » reste lié à des convictions républicaines intransigeantes et à des méthodes d’action énergiques, il exprime aussi la manière dont les jacobins de la Révolution française ont résolu le problème de l’unité de la nation, notamment en gagnant l’adhésion des campagnes à un mouvement dont le centre dirigeant était Paris, par la levée en masse d’une armée républicaine. C’est ainsi que Gramsci définit le « jacobinisme historique » comme « l’union ville-campagne » (Ris. p. 155). Voir Lénine : Le jacobinisme peut-il servir à intimider la classe ouvrière ? Pravda, 7 juillet 1917 : « Le “ jacobinisme ”… au XXe siècle serait la domination de la classe révolutionnaire, du prolétariat qui, épaulé par la paysannerie pauvre… pourrait apporter ce que les jacobins du XVIIIe siècle apportèrent de grand, d’indestructible… » (Œuvres, tome XXV, Paris, Éditions sociales, 1957).

4 Comme idée particulièrement vivante au Moyen Age, c’est la reconstitution (partielle) du grand empire romain sous la direction de princes allemands, couronnés par le pape. C’est Otton de Saxonie, couronné en 912 qui est le premier de la dynastie des empereurs allemands dont le dernier sera François II (qui renonce au titre en 1806).

5 Vieilles villes italiennes aujourd’hui sans activité, évoquées par d’Annunzio dans Le Laudi.

***

On a déjà dit que, à l’époque moderne, le nouveau Prince ne pourrait avoir comme protagoniste un héros personnel, mais le parti politique, c’est-à-dire, à chaque moment donné et dans les différents rapports intérieurs des différentes nations, le parti poli­tique qui entend (et qui est rationnellement et historiquement fondé dans ce but) fonder un nouveau type d’État.

Il faut observer comment dans les régimes qui se posent comme totalitaires1, la fonction traditionnelle de la couronne est en réalité assumée par un certain parti, qui même est totalitaire justement parce qu’il remplit cette fonction. Bien que tout parti soit l’expression d’un groupe social, et d’un seul groupe social, toutefois, dans des conditions déterminées, certains partis déterminés représentent justement un seul groupe social, dans la mesure où ils exercent une fonction d’équilibre et d’arbitrage entre les intérêts de leur propre groupe et où ils font en sorte que le développement du groupe qu’ils représentent ait lieu avec le consentement et l’aide des groupes alliés, sinon franchement avec ceux des groupes ouvertement hostiles. La formule constitu­tionnelle du roi ou du président de la République qui « règne mais ne gouverne pas » est la formule qui exprime juridiquement cette fonction d’arbitrage, la préoccupation des partis constitutionnels de ne pas « découvrir » la couronne ou le président. Les formules qui établissent la non-responsabilité, en matière d’actes gouvernementaux, du chef de l’État, et en revanche la responsabilité ministérielle, sont la « casuistique » qui distingue d’une part, le principe général de tutelle qui va de pair avec une concep­tion unitaire de l’État, d’autre part le consentement des gouvernés à l’action de l’État, quel que soit le personnel qui gouverne dans l’immédiat et le parti auquel il appar­tient.

Avec le parti totalitaire, ces formules perdent de leur signification et par suite, les institutions qui fonctionnaient dans le sens de ces formules se trouvent diminuées; mais la fonction elle-même est assimilée par le parti, qui exaltera le concept abstrait d’ « État » et cherchera de différentes façons à donner l’impression que la fonction « de force impartiale » est active et efficace.

(G.q. 13, § 21, p. 1601-1602. [Cahier 13, §21])

[1932-1933]

Quand on veut écrire l’histoire d’un parti politique, il faut, en réalité, affronter toute une série de problèmes, beaucoup moins simples que ne le croit, par exemple, Roberto Michels2, qui pourtant est considéré comme un spécialiste en la matière. Que doit être l’histoire d’un parti ? Sera-ce la simple narration de la vie antérieure d’une organisation politique ? La façon dont elle naît, les premiers groupes qui la cons­­tituent, les polémiques idéologiques à travers lesquelles se forment son pro­gramme et sa conception du monde et de la vie ? Il s’agirait en ce cas de l’histoire de groupes restreints d’intellectuels et parfois de la biographie politique d’une seule per­son­nalité. Le cadre du tableau devra par conséquent être plus vaste et plus com­préhensif.

On devra faire l’histoire d’une masse déterminée d’hommes qui a suivi les promo­teurs, les a soutenus de sa confiance, de sa loyauté, de sa discipline et les a critiqués d’une manière « réaliste », se dispersant ou restant passive devant certaines initiatives. Mais cette masse sera-t-elle constituée des seuls adhérents au parti ? Sera-t-il suffisant de suivre les congrès, les votes, etc., c’est-à-dire l’ensemble des activités et les modes d’existence par lesquels la masse d’un parti manifeste sa volonté ? Il faudra évidem­ment tenir compte du groupe social dont le parti en question est l’expression et la partie la plus avancée : l’histoire d’un parti, en somme, ne pourra être que l’histoire d’un groupe social déterminé. Mais ce groupe n’est pas isolé; il y a ses amis, ceux qui ont avec lui des affinités, ses adversaires, ses ennemis. Ce n’est que d’un tableau complexe de tout l’ensemble de la Société et de l’État (et souvent avec les interfé­rences internationales) que pourra naître l’histoire d’un parti, ce qui permet de dire qu’écrire l’histoire d’un parti ne signifie rien d’autre qu’écrire l’histoire générale d’un pays d’un point de vue monographique pour en mettre en relief un aspect caracté­ristique. Un parti peut avoir eu plus ou moins de signification et de poids, dans la mesure exacte où son activité particulière a plus ou moins déterminé l’histoire d’un pays.

Voici donc que la façon d’écrire l’histoire d’un pays permet de voir quel concept on a de ce qu’est un parti et de ce qu’il doit être. Le sectaire s’exaltera sur de minus­cules faits intérieurs, qui prendront à ses yeux une signification ésotérique et le com­ble­ront d’un enthousiasme mystique; l’historien, tout en donnant à chaque chose l’im­portance qu’elle a dans le tableau d’ensemble, mettra surtout l’accent sur l’effica­cité réelle du parti, sur sa force déterminante, positive et négative, et la manière dont cette force a contribué à créer un événement aussi bien qu’à empêcher que d’autres événements s’accomplissent.

(G.q. 13, § 33, pp. 1629-1630. [Cahier 13, §33])

[1932-1933]

Le problème de savoir quand un parti est formé, c’est-à-dire quand il a un rôle précis et permanent, donne lieu à bien des discussions, et souvent, hélas, à une forme de vanité, qui n’est pas moins ridicule ni dangereuse que la « vanité des nations3 » dont parle Vico. On peut dire, il est vrai, qu’un parti n’est jamais achevé ni formé en ce sens que tout développement crée de nouveaux engagements et de nouvelles char­ges et en ce sens que pour certains partis se vérifie le paradoxe qu’ils sont achevés et formés quand ils n’existent plus, c’est-à-dire quand leur existence est devenue histo­riquement inutile. Ainsi, puisque tout parti n’est qu’une nomenclature de classe, il est évident que pour le parti qui se propose d’annuler la division en classes, sa perfection et son achèvement consistent à ne plus exister par suite de la suppression des classes et donc de leurs expressions. Mais on veut ici faire allusion à un moment particulier de ce processus de développement, au moment qui suit celui où un fait peut exister et ne pas exister, en ce sens que la nécessité » de son existence n’est pas encore devenue « péremptoire », mais qu’elle dépend en « grande partie » de l’existence de personnes possédant un extraordinaire pouvoir de volition et une extraordinaire volonté.

Quand un parti devient-il « nécessaire » historiquement? Quand les conditions de son « triomphe », de son inéluctable transformation en État sont au moins en voie de formation et laissent prévoir normalement leurs développements ultérieurs. Mais quand peut-on dire, dans de telles conditions, qu’un parti ne peut être détruit avec des moyens normaux ?4 Pour répondre à cette question, il faut développer un raison­ne­ment : pour qu’un parti existe, il est nécessaire que confluent trois éléments fonda­men­taux (c’est-à-dire trois groupes d’éléments) :

1. Un élément diffus d’hommes communs, moyens, qui offrent comme partici­pation leur discipline, leur fidélité, mais non l’esprit de création et de haute organi­sation. Sans eux, le parti n’existerait pas, c’est vrai, mais il est vrai aussi que le parti n’existerait pas plus « uniquement » avec eux. Ils constituent une force dans la mesure où se trouvent les hommes qui les centralisent, les organisent, les disciplinent, mais en l’absence de cette force de cohésion, ils s’éparpilleraient et s’anéantiraient en une poussière impuissante. Il n’est pas question de nier que chacun de ces éléments puisse devenir une des forces de cohésion, mais on les envisage précisément au moment où ils ne le sont pas et où ils ne sont pas dans les conditions de l’être, ou s’ils le sont, ils ne le sont que dans un cercle restreint, politiquement sans effet et sans conséquence.

2. L’élément principal de cohésion qui centralise sur le plan national, qui rend efficace et puissant un ensemble de forces qui, abandonnées à elles-mêmes, seraient zéro ou guère plus; cet élément est doué d’une puissante force de cohésion, qui cen­tralise et discipline et également, – sans doute même à cause de cela -, invente (si on entend « inventer » dans une certaine direction, en suivant certaines lignes de force, certaines perspectives, voire certaines prémisses) : il est vrai aussi que tout seul, cet élément ne formerait pas le parti, toutefois, il le formerait davantage que le premier élément considéré. On parle de capitaines sans armée, mais en réalité, il est plus facile de former une armée que de former des capitaines. Tant il est vrai qu’une armée constituée est détruite si les capitaines viennent à manquer, alors que l’existence d’un groupe de capitaines, qui se sont concertés, d’accord entre eux, réunis par des buts communs, ne tarde pas à former une armée même là où rien n’existe.

3. Un élément moyen, qui doit articuler le premier au second élément, les mettre en rapport par un contact non seulement « physique » mais moral et intellectuel. Dans la réalité, pour chaque parti existent « des proportions définies » entre ces trois éléments et on atteint le maximum d’efficacité quand ces « proportions définies » sont réalisées.

Après ces considérations, on peut dire qu’un parti ne peut être détruit avec des moyens normaux, quand existe nécessairement le second élément, – dont la naissance est liée à certaines conditions matérielles objectives (et si ce second élément n’existe pas, tout raisonnement est vide de sens), – serait-il même dispersé et errant – car il est alors impossible que ne se forment pas les deux autres, c’est-à-dire le premier, qui néces­sairement forme le troisième comme sa continuation et son moyen d’expression.

Il faut, pour que cela se fasse, que se soit formée la conviction inébranlable qu’une solution déterminée des problèmes vitaux soit nécessaire. Sans cette conviction, il ne se formera que le second élément, dont la destruction est la plus facile à cause de son petit nombre, mais il est nécessaire que ce second élément, s’il vient à être détruit, ait laissé comme héritage un ferment qui lui permette de se reformer. Et où ce ferment subsistera-t-il mieux et pourra-t-il mieux se former que dans le premier et le troisième élément, qui, évidemment, ont le plus d’homogénéité avec le second ? L’activité que le second élément consacrera à la constitution de ce ferment est donc fondamentale : le critère de jugement de ce second élément devra être recherché : 1. dans ce qu’il fait réellement; 2. dans ce qu’il prépare pour le cas où il viendrait à être détruit. Il est difficile de dire laquelle de ces deux activités est la plus importante. Car dans la lutte, on doit toujours prévoir la défaite et la préparation de ses propres successeurs est une activité aussi importante que celle qu’on déploie pour atteindre la victoire.

(Mach., pp. 20-26 et G.q. 14, § 70, pp. 1732-1734. [Cahier 14, §70])

[1932-1933]

Texte initialement mis en ligne sur le site marxists.org, ici et ici

Notes

1 Il est important de remarquer que Gramsci n’utilise pas ce mot au sens péjora­tif qu’il a acquis aujourd’hui dans certaines sphères politiques et idéologiques ; il s’agit d’un terme signifiant approximativement « qui embrasse et unifie une totalité ». Équivalents possibles : global – totalité dynamiquement unifiée…

2 Roberto MICHELS : Les Partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, trad. Dr S. Jankélévitch, Paris, Flammarion 1914. (Bibl. de philosophie scientifique.)

3 Cette « vanité » [boria] est, chez Vico, l’attitude des nations qui « ont toujours la prétention de se considérer comme les premières à avoir trouvé les commodités de la vie et à avoir conservé leurs traditions depuis les origines du monde ». (La Science nouvelle, 124, 125, 127, op. cit., pp. 62-63.)

4 Allusion aux tentatives de destruction du parti de la classe ouvrière par le fascisme (par des moyens qui ne sont pas « normaux ») : le problème posé est celui de la survivance du parti dans ses masses et dans ses cadres.

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