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Le plan Condor consiste en un vaste programme de répression politique mis en oeuvre dans différentes dictatures d’Amérique Latine, en lien avec les États-Unis, entre 1969 et 1981. La lutte contre la « subversion » est alors un enjeu majeur au moment où les mouvements révolutionnaires et les guérillas se multiplient sur le continent. L’alliance des services secrets du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, conduisit à la surveillance, la torture et à l’assassinat des opposant.es.

Dans cet ouvrage traduit et publié récemment aux éditions Syllepse, et dont nous publions ici l’introduction, Francesca Lessa montre les formes de collaboration transnationale entre ces services secrets, mais elle insiste surtout sur la quête de justice qui a conduit les victimes de la répression et leurs familles à agir également de façon transnationale pour obtenir vérité et réparation.

Francesca Lessa. Le plan Condor en procès. Répression sans frontières et crimes contre l’humanité en Amérique du Sud, Paris, Syllepse, 2024.

Introduction

Valparaíso de terremotos y escaleras

donde cada escalón es una casa en ascuas

Valparaíso de marineros y mercados

y costas de agua helada y transparente

había acogido a Anatole y Eva Lucía

cuando en diciembre del setenta y seis

aparecieron en la plaza O´Higgins

a la deriva y tomados de la mano.

Mario Benedetti, Ni colorín ni colorado[1]

Le matin du 22 décembre 1976, place O’Higgins, dans la ville portuaire de Valparaíso, au Chili, une petite fille et un petit garçon descendent d’une voiture noire aux vitres teintées. Le propriétaire de l’aire de jeux située sur la place laisse les enfants, qui sont tout seuls et se tiennent par la main, y jouer, mais le temps passe et personne ne vient les récupérer. Après plusieurs heures, le propriétaire, de plus en plus inquiet, appelle les carabiniers, la police chilienne, pour signaler l’abandon des deux enfants.

Qui sont-ils, ces deux mystérieux enfants, qui, aux dires du journal local, El Mercurio, sont bien habillés et « s’expriment avec la tonalité et des expressions du Río de la Plata » ?

Anatole (4 ans) et Victoria (19 mois), nom de famille Julien, sont apparus à Valparaíso en cette journée d’été au terme d’un périple commencé trois mois auparavant de l’autre côté des Andes, dans la capitale argentine. Ils vivaient dans la ville de San Martín, dans la province de Buenos Aires, avec leur père, Mario Roger Julien, et leur mère, Victoria Lucía Grisonas, tous deux militants politiques uruguayens qui avaient demandé l’asile en Argentine. Mario avait quitté l’Uruguay le premier et obtenu en 1973 le statut de réfugié octroyé par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). En 1974, sa famille le rejoint à Buenos Aires, où naît Victoria en mai 1975. Les deux parents militent dans la communauté des exilés uruguayens et participent à la fondation du Parti pour la victoire du peuple (PVP) en juillet 1975. Cette organisation politique, aux racines anarchosyndicalistes et d’inspiration marxiste critique, catalyse la résistance contre la dictature uruguayenne à Buenos Aires et se bat pour le retour à la démocratie en Uruguay. Elle sera l’une des cibles principales de la répression transnationale.

Le 26 septembre 1976, des agents argentins et uruguayens prennent pour cible la famille Julien, dans le cadre d’une vague d’opérations menées contre des militants du PVP tout au long de l’année 1976. Un grand déploiement militaire de deux véhicules blindés et de nombreux hommes armés, en uniforme et en civil, interrompent la sieste tranquille de ce dimanche après-midi. Joaquín Castro, un voisin, s’en souviendra : le quartier semblait « pris d’assaut ». Mario Julien cache ses enfants dans la baignoire pour les protéger des balles qui fusent en tous sens. Il essaie de fuir par l’arrière-cour et se cache dans une maison des alentours, mais est rapidement retrouvé, capturé et assassiné.

Un autre voisin voit des agents emmener les enfants, qui pleurent et réclament désespérément leur mère, vers une station-service toute proche. Un officier les fait taire à grands cris : « Ferme-la, ta mère, tu vas plus jamais la voir, cette traînée. » Francisco Cullari, voisin et connaissance de la famille, voit avec horreur quatre agents traîner Victoria Grisonas au sol en la tirant par les cheveux, puis la frapper à plusieurs reprises contre les pavés, jusqu’à ce qu’un agent leur ordonne de s’arrêter parce qu’il la leur faut vivante. Cullari propose de garder les enfants jusqu’à ce que d’autres membres de la famille puissent les accueillir, mais les officiers lui répondent qu’ils sont capables de s’en charger eux-mêmes.

La réapparition des enfants à Valparaíso est un véritable puzzle auquel il a longtemps manqué plusieurs pièces. Au fil des ans, des témoignages de rescapés ont permis d’établir qu’Anatole et Victoria ont passé environ dix jours dans le centre clandestin de détention et de torture connu sous le nom d’Automotores Orletti, situé à Buenos Aires, dans le quartier de Floresta, où leur mère a été interrogée sous la torture. Au centre Orletti, Anatole a parlé au prisonnier uruguayen Álvaro Nores et lui a dit qu’il se trouvait là avec sa mère, sa sœur et d’autres personnes. À une date indéterminée, aux alentours du 7 octobre, Anatole et Victoria sont transférés en Uruguay, probablement aux côtés de María Claudia García, prisonnière argentine à un stade de grossesse avancé, qui a pris soin des deux enfants pendant leur détention dans une autre prison secrète, au centre de Montevideo, au rez-de-chaussée de l’imposant bâtiment du service de renseignement militaire uruguayen. Anatole y a un jour parlé à Julio César Barboza, l’un des geôliers, et lui a dit son nom et celui de sa sœur. D’après Barboza, le colonel José Nino Gavazzo, officier supérieur des lieux, s’était entiché des deux enfants, en particulier d’Anatole, qu’il surnommait affectueusement « Coyote », et leur apportait des bonbons. Fin décembre, les deux enfants sont emmenés au Chili, à une date où certains militaires uruguayens devaient s’y rendre pour assister à une formation militaire. Anatole m’a confié ses souvenirs :

Je me souviens qu’on était dans un petit avion et que quelqu’un m’a dit : « Va donc voir dans le cockpit. » C’est la première fois que je voyais les commandes d’un avion, et j’ai aussi contemplé longtemps les Andes et leurs cimes enneigées, que je n’avais jamais vues.

Après avoir été abandonnés place O’Higgins, les deux enfants passent plusieurs mois à l’orphelinat de Playa Ancha et dans une succession de familles d’accueil à Valparaíso. En juin 1977, le juge pour enfants accorde la garde provisoire à Jesús Larrabeiti, chirurgien-dentiste, et à son épouse, Silvia Yáñez, professeure, qui, contrairement à d’autres familles, sont disposés à adopter à la fois les deux enfants, inséparables. Or, alors que le couple s’apprête à signer les papiers pour l’adoption définitive en 1979, une piste apportée par la communauté des Uruguayens exilés au Venezuela permet à la famille biologique de retrouver Anatole et Victoria au Chili.

En février 1979, une travailleuse sociale chilienne, qui s’était occupée des enfants à l’orphelinat de Valparaíso, était de passage au Venezuela. C’est alors qu’elle a reconnu leurs visages dans une publication de l’ONG brésilienne de défense des droits humains Clamor, qui répertoriait des photos d’enfants disparus. En juillet, une lettre envoyée de France avertit l’Uruguayenne Belela Herrera, cheffe du bureau du HCR à Santiago du Chili, de l’emplacement possible des enfants. Herrera se rappelle encore aujourd’hui son incrédulité face à la possibilité que les enfants Julien se trouvent à Valparaíso : « Comment est-ce possible que ces enfants soient sortis d’Argentine, où ils vivaient, et se trouvent au Chili ? » Herrera demande à un avocat de se rendre à Valparaíso pour vérifier cette information, qui se révèle exacte.

Plus tard, Paulo Evaristo Arns, archevêque de São Paulo et président de Clamor, organise le voyage au Chili de María Angélica Cáceres, grand-mère paternelle des enfants, qui recherchait inlassablement ses petits-enfants, son fils et sa belle-fille depuis leur disparition. María Angélica, Belela Herrera, deux envoyés de Clamor et deux représentants du Vicariat de la solidarité, principale organisation de défense des droits humains au Chili à l’époque, se rendent à Valparaíso. La grand-mère annonce alors la nouvelle à M. Larrabeiti, qui a été convoqué exprès à une rencontre à l’école que fréquente Anatole. Après de longues consultations avec des avocats et des psychologues, la grand-mère et la famille adoptive acceptent que les enfants restent au Chili, à condition qu’ils rendent visite régulièrement à leur famille biologique en Uruguay. Cette décision difficile répond avant tout au besoin de protéger Anatole, qui a été témoin, et se souvient encore, de la perte de ses parents trois ans auparavant. L’arracher à son deuxième foyer risquerait d’entraîner des conséquences dévastatrices.

Le 31 juillet 1979, Clamor annonce officiellement l’identification des enfants Julien, qui deviennent les premiers enfants disparus d’Amérique du Sud à retrouver leur famille biologique. La nouvelle connaît un fort retentissement dans tout le Cône Sud et fait naître l’espoir de retrouver d’autres enfants disparus. D’ailleurs, les grands-parents d’autres enfants uruguayens disparus en Argentine, comme Simón Riquelo et Mariana Zaffaroni, se rendent au Chili pour enquêter.

L’histoire d’Anatole et de Victoria comporte encore des zones d’ombre et de nombreuses questions sans réponse. Pourquoi ont-ils été emmenés de Buenos Aires à Montevideo pour ensuite être abandonnés à Valparaíso ? Étaient-ils une espèce de trophée ? Quel sort ont connu leurs parents ?

Peu à peu, la lutte pour la vérité et la justice menée par les rescapés, y compris Anatole et Victoria eux-mêmes, par les familles des victimes, et par des militants et des avocats défenseurs des droits humains a permis de répondre à certaines de ces questions lancinantes. Elle a même permis de condamner, lors de cinq procès différents qui se sont déroulés à Montevideo et à Buenos Aires de 2009 à 2022, huit officiers uruguayens et sept argentins pour l’enlèvement et l’assassinat de Mario Julien et de Victoria Grisonas, ainsi que pour les atteintes aux droits humains subies par leurs enfants. Cependant, comme le dit le poème de l’Uruguayen Mario Benedetti sur le périple des deux enfants, qui figure en épigraphe, « ce conte n’est pas terminé ». La quête de réponses se poursuit.

L’odyssée vécue par Anatole et Victoria est l’un des cas les plus emblématiques du plan Condor, le réseau répressif clandestin créé à la fin de l’année 1975 par les dictatures argentine, bolivienne, chilienne, paraguayenne et uruguayenne pour persécuter les opposants et opposantes politiques par-delà des frontières de chaque pays. L’existence de cet accord transnational permet d’expliquer comment, dans les trois mois écoulés entre la fin septembre et la fin décembre 1976, les deux enfants ont parcouru trois pays différents, de leur enlèvement en Argentine à leur abandon au Chili en passant par leur détention en Uruguay. Ce périple a ceci de mystérieux que tous les autres bébés uruguayens volés ont été retrouvés en Argentine. Anatole et Victoria ont-ils été emmenés à Montevideo parce qu’un officier uruguayen voulait les adopter, avant de se rendre compte que cela ne passerait pas inaperçu dans un petit pays peu peuplé ? Avaient-ils été promis à une famille chilienne qui aurait ensuite changé d’avis ? Aucune de ces hypothèses n’a jamais pu être confirmée. Ce qui ne fait en revanche aucun doute, c’est que le réseau transnational du plan Condor a permis la commission, en toute impunité et dans toute la région, de ce type d’atteintes transnationales aux droits humains.

L’histoire d’Anatole et de Victoria illustre à merveille les deux thèmes principaux du présent ouvrage. Le premier est la coordination répressive transnationale instaurée par les États criminels d’Amérique du Sud tout au long des années 1970, et qui s’est prolongée jusqu’au début des années 1980, pour faire taire les exilés politiques. Le deuxième est les efforts transnationaux des personnes en quête de justice[2], qui n’ont pas baissé les bras et ont rassemblé des preuves sur la terreur transnationale et qui, finalement, ont réussi à obtenir justice pour certaines des atrocités commises. Le périple des enfants Julien a beau être unique, il ne manque pas d’évoquer les centaines d’autres histoires semblables vécues par les familles sud-américaines en exil à la même époque : le désespoir et la terreur initiaux face à la disparition de leurs êtres chers, la recherche incessante de la moindre piste sur le lieu où ils pourraient se trouver, le déni et l’impunité se dressant comme un mur sur tout le continent, le silence et l’inaction des pouvoirs publics locaux ; mais aussi le soutien des autres familles et rescapés qui ont dénoncé courageusement la terreur et l’injustice des États, la solidarité internationale avec les personnes réfugiées qui fuyaient les persécutions, et le réseau pérenne de militants transnationaux qui, en Amérique du Sud et ailleurs, n’ont jamais cessé de réclamer justice.

Terreur transnationale, justice transnationale

Ce livre reflète l’intérêt croissant qui se fait jour depuis la fin des années 1980 pour la justice transitionnelle. Celle-ci recouvre des processus à la fois judiciaires et non judiciaires mobilisés par les pays pour faire face aux atteintes aux droits humains après des périodes de dictature ou de conflit. Nous nous pencherons sur une question qui n’intéresse guère la recherche universitaire, à savoir la quête de vérité et de justice pour des atteintes aux droits humains de nature transnationale. Je définis celles-ci comme les crimes qui dépassent les frontières et sont commis grâce à la coopération entre deux États ou plus. Or, la justice transitionnelle est surtout dominée par une approche centrée sur l’État. Dès lors, les atteintes aux droits humains qui dépassent les frontières d’un État sont peu souvent examinées.

Ce livre ouvre également un nouveau terrain d’études sur les processus de recherche de vérité et de justice pour les atrocités transnationales. Il montre les problèmes spécifiques liés à la nature intrinsèquement complexe et transversale des crimes extraterritoriaux. Nous verrons comment ces difficultés ont dû être surmontées pendant l’enquête sur ces crimes transnationaux, pendant leur documentation et pendant le procès, ce qui a nécessité des efforts de justice eux aussi transnationaux pour reconstruire les atrocités commises. Dans cet ouvrage, je propose également un cadre analytique novateur qui repose sur le concept de « personnes en quête de justice » pour expliquer la manière dont les personnes font face à des processus de justice transitionnelle complexe et surmontent de nombreux obstacles sur leur chemin. Les personnes en quête de justice ont joué un rôle particulièrement décisif lorsqu’il s’est agi de révéler les atrocités commises par la répression transnationale dès la fin des années 1970, au moment où ces crimes ont été commis. Elles ont ensuite déployé les efforts nécessaires pour obtenir l’ouverture de procédures judiciaires qui enquêtent sur ces crimes en Amérique du Sud. En effet, un réseau de personnes engagées tant au niveau national qu’au niveau international a déposé des plaintes au pénal en pleine époque de l’impunité, a aidé à rassembler des preuves et a porté ces procédures au fil du temps.

Je fais la différence entre deux catégories de personnes en quête de justice. La première est celle des personnes qui ont directement défié l’impunité, c’est-à-dire celles qui étaient fortement engagées dans la défense des droits humains (pour des raisons personnelles ou professionnelles). Elle comprend les victimes, leurs familles, des militants des droits humains, ainsi que des journalistes, des universitaires, des avocats, des historiens et des documentalistes. L’autre catégorie est celle de leurs alliés stratégiques : figures politiques, législateurs, juges, procureurs, voire des déserteurs de l’ancien régime. Ils n’agissent pas seulement par engagement envers la défense des droits humains, mais aussi pour des motifs divers tels que la recherche de capital politique, le prestige ou leur carrière. Quelle que soit la diversité de leurs motivations, les alliés stratégiques demeurent des acteurs importants et peuvent contribuer de manière déterminante à obtenir des avancées dans la quête de vérité et de justice, que ce soit parce qu’ils possèdent des informations, créent des mécanismes utiles ou lèvent des obstacles qui entravaient jusqu’alors l’action de la justice.

Enfin, et ce n’est pas le point moins important, cet ouvrage s’adresse également à tous ceux qui veulent en savoir plus sur le plan Condor. Ce sujet n’a jamais cessé de susciter un intérêt et a fait l’objet de recherches universitaires et journalistiques pendant des décennies, en particulier depuis la découverte des archives de la terreur[3] à Asunción, au Paraguay, en décembre 1992. Le plan Condor est également apparu dans de nombreux romans, pièces de théâtre, documentaires et expositions artistiques. En 2020, il a fait l’objet d’un article de fond dans le quotidien britannique The Guardian. La bibliographie existante a amplement documenté les origines politiques et historiques du plan Condor et en a décrit dans les moindres détails le fonctionnement et la dynamique. Aussi bien aux États-Unis qu’en Amérique du Sud, d’importants travaux universitaires ont été publiés à son sujet[4]. L’intérêt pour le plan Condor a connu un regain en 2015, lors du quarantième anniversaire de sa création, ainsi qu’en 2019, avec la dernière fournée de documents déclassifiés du gouvernement états-unien, qui a permis de faire la lumière sur plusieurs facettes de cette opération transnationale jusqu’alors demeurées dans l’ombre.

Cependant, les études existantes n’ont accordé qu’une attention limitée à la quête de justice pour les atrocités commises par le plan Condor. Le présent ouvrage a donc vocation à contribuer à ce domaine d’études en analysant la vague de procès postérieure à l’an 2000, qui ont permis de documenter les crimes du réseau terroriste transnational. J’ai suivi personnellement deux procès importants, l’un en Argentine et l’autre en Italie. Par ailleurs, la base de données sur les atteintes transnationales aux droits humains en Amérique du Sud, que j’ai créée entre 2017 et 2021, rassemble des informations sur 805 cas de victimes. S’y trouvent cartographiées pour la première fois de manière systématique les atteintes transnationales aux droits humains commises entre 1969 et 1981. Cette cartographie m’a permis d’élaborer une périodisation nouvelle et originale de la répression transnationale en Amérique du Sud. Je distingue ainsi cinq phases et décris les dynamiques spécifiques à l’œuvre dans chacune d’entre elles, ainsi que leurs acteurs principaux. Cela permet de mieux comprendre le plan Condor en le replaçant dans un contexte historique et politique plus ample, et d’en retracer les origines en le reliant aux dynamiques locales et aux traditions préexistantes de collaboration policière sur le continent. Ces contributions viennent compléter la bibliographie existante sur le plan Condor, qui porte principalement sur le rôle joué par les États-Unis, en prêtant davantage attention au réseau local d’acteurs et de mécanismes en Amérique du Sud.

Méthode

Lors de mes recherches, j’ai eu recours à une approche novatrice pour l’étude du plan Condor. J’associe en effet des données recueillies auprès de multiples sources jusqu’à présent inexploitées à des archives récemment ouvertes et à des procès pénaux récemment conclus. Cela permet de représenter de manière complète, tout en l’analysant avec rigueur, non seulement l’extension géographique de la répression transnationale en Amérique du Sud, mais aussi le rôle des procès au pénal dans la réparation des crimes transnationaux, en examinant comment, lorsque les responsables sont traduits en justice, cela peut contribuer à ce que les victimes, la famille et la société aient le sentiment que justice a été rendue.

De 2014 à 2018, j’ai procédé à une enquête de terrain très vaste en Amérique du Sud et consulté treize fonds d’archives, nationaux et d’ONG, en Argentine, au Brésil, au Chili, au Paraguay, en Uruguay et aux États-Unis. Au total, j’ai parcouru 3 154 documents. Voici une liste des archives consultées :

 -Argentine : ministère des affaires étrangères, du commerce international et du culte ; Centre d’études légales et sociales ; notes de l’agent du renseignement chilien Arancibia Clavel.

-Brésil : Mouvement pour la justice et les droits humains ; Commission nationale de la vérité.

-Chili : Vicariat de la solidarité ; Fundación de Ayuda Social de las Iglesias Cristianas (FASIC).

-Paraguay : Archives de la terreur ; archives d’Idalina Rádice de Tatter.

-Uruguay : archives historiques et diplomatiques du ministère des affaires étrangères ; ONG Madres y Familiares de Uruguayos Detenidos Desaparecidos ; Secretaría de Derechos Humanos para el Pasado Reciente.

-États-Unis : archives de l’ONG National Security Archive, qui comprend des documents d’agences gouvernementales comme la CIA, le FBI, le ministère de la défense et le ministère des affaires étrangères états-uniens.

J’ai également rassemblé 27 documents relatifs à des procédures judiciaires concernant des crimes transnationaux menées en Argentine, au Chili, en Uruguay et en Italie. J’ai aussi rassemblé des données sur 50 enquêtes pénales, à différentes étapes de la procédure, qui ont eu lieu en Argentine, au Chili, en Uruguay, en Italie, aux États-Unis, au Paraguay, au Pérou, au Brésil et en France. Enfin, j’ai effectué 102 entretiens en Argentine, au Brésil, au Chili, en Italie, au Paraguay, au Pérou, en Uruguay et aux États-Unis, avec des rescapés et des membres de la famille de victimes de la répression transnationale du plan Condor, mais aussi avec des historiens, des politologues, des journalistes et des documentalistes, ainsi qu’avec des professionnels du droit et des acteurs de la sphère judiciaire, y compris des avocats, des procureurs et des juges.

J’ai été la seule chercheuse à observer régulièrement les procédures judiciaires dans le cadre du procès Condor argentin : j’ai assisté à 74 de ses audiences entre le 31 octobre 2014 et le 27 mai 2016. Idem pour le procès Condor italien, dont j’ai observé 11 audiences entre le 7 novembre 2018 et le 9 juillet 2021. Cette longue ethnographie des procès m’a donné une vision privilégiée des coulisses complexes de la dynamique judiciaire et de la production novatrice de connaissances que ces procès entraînent.

Le lecteur trouvera en fin d’ouvrage une longue bibliographie thématique, où il pourra vérifier, s’il en éprouve le besoin, toutes les sources utilisées dans le cadre de mes recherches et approfondir certains aspects du sujet. Il y trouvera également la liste des entretiens menés pour cet ouvrage.

Plan du livre

Cet ouvrage est divisé en deux parties complémentaires : la première porte sur la répression transnationale et la seconde sur la justice transnationale. La première partie porte ainsi sur l’émergence des mouvements politiques transnationaux en Amérique du Sud à partir des années 1960 et sur la répression qui s’ensuit pour contrôler l’opposition politique. Pendant les années 1960 et 1970, tant les mouvements politiques pacifiques que ceux armés se font, sur le continent, de plus en plus transnationaux, en grande partie du fait des déplacements d’exilés politiques dans la région. La Junte de coordination révolutionnaire (JCR) est emblématique de cette tendance, puisqu’elle rassemble, au début des années 1970, quatre groupes guérilleros argentin, bolivien, chilien et uruguayen. Des partis politiques coopèrent, eux aussi, au niveau régional, comme les partis communistes argentin et chilien. Ces mouvements transnationaux poussent les États d’Amérique du Sud à commencer à coordonner leurs politiques de répression à l’échelle continentale. Ainsi, à partir de 1969, ils construisent pas à pas un réseau sophistiqué de pratiques de collaboration qui facilite l’élimination des opposants politiques, où qu’ils se trouvent. La répression transnationale fait taire efficacement l’opposition aux régimes sud-américains, qu’elle émane de groupes révolutionnaires ou de groupes non armés. Elle cible même des exilés en Europe et aux États-Unis. Dans la première partie du livre, je présente également des cas emblématiques de victimes en Uruguay, au Chili, au Brésil, au Paraguay, en Bolivie et en Argentine pour mieux permettre au lecteur de comprendre le fonctionnement interne de ces réseaux répressifs transnationaux.

La seconde partie analyse les incidences de la macro-criminalité transnationale sur les efforts ultérieurs de recherche de la justice, ainsi que le rôle des personnes qui ont mené cette quête, en particulier des familles des victimes, des militants des droits humains et des professionnels du droit, pour obtenir que les responsables aient à répondre de leurs actes. Pendant que la terreur régnait encore en Amérique du Sud, ces hommes et ces femmes en quête de justice ont commencé courageusement à attirer l’attention sur cette répression transfrontalière, tant au niveau national qu’au niveau international. C’est ainsi qu’un réseau de militants a vu le jour, qui a commencé à rassembler les preuves nécessaires pour faire la lumière sur les crimes commis. La quête de justice a été transnationale à deux égards. Premièrement, des indices et des preuves ont été rassemblés en lien avec les crimes transnationaux commis dans toute l’Amérique du Sud à partir des années 1970. Deuxièmement, on s’est tourné stratégiquement vers des tribunaux et juridictions de nombreux pays pour contourner l’impunité qui régnait en maître dans la région.

Notes

[1] Ce poème, Ni colorín ni colorado [Ce conte n’est pas terminé], appartient au recueil de poésie Viento del exilio [Vent de l’exil] (1981). Strophe reproduite avec l’aimable autorisation de la Fundación Mario Benedetti. « Valparaíso de séismes et d’escaliers / où chaque marche est une maison en suspens / Valparaíso de marins et de marchés / et de côtes d’eau glacée et transparente / avait accueilli Anatole et Eva Lucía / lorsqu’en décembre soixante-seize / ils sont apparus place O’Higgins/ à la dérive et se tenant par la main. »

[2] Soulignons dès à présent le rôle primordial joué par les femmes – mères et grands-mères des victimes notamment – dans cette quête inlassable de vérité et de justice.

[3] Les archives de la terreur sont un ensemble de documents saisis lors d’une procédure judiciaire menée le 22 décembre 1992 à Lambaré, en périphérie d’Asunción, par le juge José Agustín Fernández et le militant des droits humains Martín Almada. Les documents proviennent de la Police judiciaire d’Asunción, de la Direction nationale des questions techniques et du ministère de l’intérieur et nombre d’entre eux portent sur la dictature d’Alfred Stroessner (1954-1989).

[4] Voir bibliographie thématique.

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