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Nous republions ici un entretien que l’écrivain Gérard Mordillat nous avait accordé à l’été 2010, à l’occasion de la sortie de son roman Rouge dans la brume.

Cet entretien a été réalisé lors de l’Université d’été du NPA à Port-Leucate (Aude), au mois d’août 2010, où Gérard Mordillat animait un débat intitulé « Littérature et classe ouvrière » et présentait en avant-première les deux premiers épisodes de l’adaptation de son roman Les Vivants et les morts diffusé en octobre 2010 sur France 2.

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Contretemps : Les Vivants et les morts et Notre Part des ténèbres, à la lecture, donnent l’impression d’un diptyque. S’agit-il d’un projet d’ensemble ? Comment as-tu travaillé ?

Gérard Mordillat : Une de mes intentions est, au fond, de rendre un récit, une perspective historique, à ceux qui en sont aujourd’hui totalement privés. Par excellence, ceux dont les emplois sont supprimés. Puisque c’est non seulement la perte financière, mais aussi la perte de savoir, la perte de relations, la perte d’histoire. Bref des vies sont totalement niées ; elles sont poussées en dehors de l’histoire. Clairement, le message est : « non seulement vous comptez pour rien, mais vous n’avez jamais compté pour quelque chose ». Donc, écrire des romans comme je les écris consiste à redonner ce récit. Car, pour moi, toutes les révoltes, toutes les insurrections, toutes les révolutions ont besoin de mots. Elles ont besoin de cette histoire. Il y a donc bien, de ma part, un projet général d’écriture. Sur un plan littéraire,  Les vivants et les mortsNotre part des ténèbres et Rouge dans la brume s’inscrivent dans un projet : redire cette histoire, la resituer, lui redonner une perspective, une réalité. Et rendre à chacun une identité, des sentiments, une sexualité, des pensées, des doutes, des exaltations…

À un moment, j’ai pensé que le roman était devenu un genre impraticable. J’ai écrit un roman qui s’appelait Béthanie qui, intimement, marquait mes adieux au roman. Je pensais que ce n’était plus possible, que cela n’avait aucun sens ni aucun écho. Je voyais la production romanesque française où, grosso modo, la problématique petite-bourgeoise et bourgeoise domine de façon quasiment absolue. On se demande dans quel monde vivent les écrivains, sinon en face de leur glace à s’observer et à s’observer encore.

Ensuite, sans doute travaillé par l’actualité, je me suis dit que, finalement, mon analyse n’était pas la bonne. Le roman – en tout cas de mon point de vue – est, si l’on s’y prend de façon différente, le dernier véritable espace de liberté. Parce que du côté du cinéma ou de la télévision, quoiqu’on fasse, on est bridé par le mur de l’argent. Du côté des médias au sens large, à partir du moment où la majorité des médias français (télévision, radio, voire presse) sont dans la sujétion de grands groupes industriels, si l’information n’est pas censurée à proprement parler, elle est en tout cas largement contrôlée et encadrée. Dans le roman, on peut soudain se réapproprier le monde. Et le rendre avec la largeur, la distance et la profondeur que l’on souhaite.

Je me suis remis à écrire. Pourquoi je me suis remis à écrire sur le monde du travail ? Pour différentes raisons… Mais au moins deux, très fortes pour moi. À un moment se sont multipliées des actions contre l’outil de travail. Or s’il y avait pour moi un tabou que je croyais indestructible, c’était bien celui-là : on ne s’attaque pas à l’outil de travail ! J’ai été élevé dans cette idée. Je l’ai toujours entendue. Quand j’ai fait la grève, alors que j’étais ouvrier imprimeur, jamais l’atelier n’a été aussi bien tenu et entretenu ! Pour moi, cette multiplication d’actions contre l’outil de travail témoignait d’un degré très important de désespoir. Je me disais que, pour en venir là, il fallait avoir perdu tout espoir dans l’organisation collective des luttes, dans l’idée même de lutte et retourner contre soi la violence qui vous est faite. Il y avait quelque chose de vraiment tragique dans cette histoire.

Un deuxième élément paraît plus anecdotique. Mais, pour moi, il a été fort … Dans la litanie quotidienne des fermetures d’entreprises, des délocalisations et des licenciements, c’est toujours des chiffres qui sont mis en avant. Pourquoi ? Parce que le chiffre donne l’illusion de l’objectivité scientifique. Il est sans affect. Supprimer 400 emplois, c’est supprimer 400 emplois. Ce n’est pas supprimer 400 individus ! Si l’on devait supprimer 400 individus en les ayant en face de soi, la chose serait différente ! Donc, cette identité est niée. Ces histoires sont niées. En réalité des individus sont ramenés à ce que les économistes appellent maintenant des variables d’ajustement : c’est là quelque chose qui me révoltait. C’est cela (plus cette nécessité de l’histoire que j’ai évoquée précédemment) qui a fait que je me suis remis au roman, dans la grande tradition à la fois américaine et française. Pour moi, il n’existe pas de plus grand roman que les Misérables. Il charrie tout. Il est d’une liberté d’écriture absolue. C’est cette liberté romanesque que je trouve tout à fait à part et tout à fait satisfaisante. En tant qu’écrivain, bien entendu.

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Comment analyser ces actions contre l’outil de travail ? Y a-t-il une exacerbation de la violence ? Un retournement de la violence ? Une volonté d’exister au travers de ces actions ?

Il s’agit d’exister dans un geste à la fois terrible et symbolique, mais qui sera un dernier geste. Ces différents conflits – Métaleurop, Cellatex – sont tous un peu sur le même modèle : une faible syndicalisation, des salariés ayant accepté l’inacceptable pour maintenir l’emploi jusqu’au bout… Et puis, une dernière chose qui n’est pas acceptée : partir en disant merci ! Alors là, oui, il y a du désespoir. Mais, pas seulement : ainsi, chez Moulinex, ces trois femmes qui découvraient, stupéfaites (et une fois mises à la porte) l’utilité d’être syndiquées. À n’importe quel syndicat. En tout cas, l’utilité de s’organiser pour les luttes. Alors que jusque-là, elles avaient jeté à la poubelle les tracts et ne voulaient pas « entendre parler de ça ».

Je trouve dramatique la perte de confiance dans l’organisation collective. C’est une grande victoire justement du libéralisme – appelons-le comme ça – d’avoir mis dans la tête des gens que seul l’individu peut s’en sortir à l’intérieur de la société telle qu’elle est constituée aujourd’hui. C’est la phrase célèbre du mentor de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas. Il n’y a que l’individu et sa famille ». On a mis cette idée-là profondément dans la tête des gens. Et, bien entendu, à partir de là, il est très facile de les pousser les uns contre les autres et de faire croire qu’une action collective est forcément vaine. Alors que, heureusement, quelques exemples montrent que quand il y a une action collective de l’ensemble du personnel d’une entreprise, cette action influe puissamment sur la conduite de l’entreprise. Donc, évidemment, ces choses-là sont en jeu dans mes livres.

 

Mais tu es quand même assez critique sur les syndicats…

Bien sûr ! D’une part, je suis très favorable au syndicalisme… en général. Mais, je suis critique sur les modes d’organisation du syndicat aujourd’hui. Des syndicats, en fait. Pas plus d’un syndicat en particulier que des autres. Les syndicats ont glissé, petit à petit, d’organisations revendicatrices à organisations d’assistance. Finalement s’est imposée l’idée d’une sorte de négociation permanente avec les organisations patronales et – ce terme m’insupporte – entre « partenaires sociaux » ! Pour moi, cela tue la puissance de l’action syndicale. Avoir voulu rompre de façon manifeste et répétée toute accroche avec les partis politiques – socialistes, communistes ou qui que ce soit – est une erreur. Le syndicalisme doit être aussi porteur d’une vision de la société qui doit trouver son expression dans les urnes et dans l’organisation sociale. On ne peut pas penser que le syndicalisme ne doit s’intéresser qu’à l’organisation de l’entreprise et du travail ! Je crois qu’il faut qu’il y ait, enfin, une re-politisation des syndicats. Et, surtout, un retour à des positions extrêmement revendicatrices par rapport aux organisations patronales. Il faut cesser d’accepter d’être traités en « partenaires sociaux » ! Je pense qu’il faudrait que les syndicats se re-politisent, se re-radicalisent et, surtout, réfléchissent. Bien sûr, je pense qu’ils le font… Les formes contemporaines de lutte ne peuvent pas être la réplique de ce qui s’est passé autrefois. Même il y a seulement 30 ans… L’organisation générale du travail – par exemple : la diffusion générale de l’informatique – a changé la donne de façon complète.

 

Sur cet aspect syndical, ce qui est frappant dans tes romans, c’est que tu mets en scène bien plus qu’une défiance…

Un débordement absolu des syndicats ! Parce qu’un des problèmes – ce n’est pas le seul – des syndicats, c’est qu’au bout d’un certain temps, comme pour toutes les organisations, ce qui compte d’abord c’est la survie de l’organisation et les intérêts de l’organisation. On peut dire ça des syndicats comme on peut dire ça du Vatican. Il est évident que dans les conflits actuels, il y a une sorte de nécessité de déborder les consignes syndicales traditionnelles et orthodoxes pour inventer de nouvelles formes de luttes. Je pense que les responsables de la CGT, de la CFDT ou de FO, ont au fond une sorte de double discours : à la fois, ils défendent le mode de négociation traditionnel et en même temps, quand  ils sont «  débordés », ils appuient enfin les revendications et les actions qui ont lieu. Mais ils attendent que ça parte. Ils veulent bien suivre mais ils ne veulent pas être à l’initiative. Il y a là une ossification,  une ossification qui est à la fois structurelle mais plus gravement, à mon avis, une ossification intellectuelle. Il n’y a pas assez de réflexion, pas assez de diffusion d’une réflexion et de mise en cause des pratiques, des personnes et des choses… Donc, on s’ossifie et on tend vers le modèle allemand : le rêve des patrons, c’est le modèle allemand. A la différence près que le taux de syndicalisation en Allemagne dépasse les 80% et frôle peut-être les 90%, je ne sais plus le chiffre exact, alors qu’en France on est aux alentours de 5-8 % maximum. Ca change tout dans les discussions. Cette discussion de négociations permanente sur le mode allemand est possible parce que les syndicalistes allemands représentent l’immense majorité des travailleurs. En France, ce n’est pas le cas, c’est terrible à dire, mais ce n’est pas le cas. Et donc, je pense que les syndicats, quels qu’ils soient, se posent aussi des questions de comment mobiliser les gens, comment… J’étais dans une usine la semaine dernière, trois cents salariés, pas de syndicat, une entreprise qui existe depuis 1954. Là, les jeunes femmes que j’ai rencontrées pensaient qu’il faudrait songer à se syndiquer.

 

Au-delà de cette analyse de la bureaucratie syndicale, il ne faut pas oublier l’orientation patronale de combat antisyndical. C’est l’ancien DRH d’Airbus qui, dans un entretien, raconte par exemple comment en l’espace de 30 ans ils ont fait passer la CGT de 70% à 10%.

Je ne cherche pas à distribuer des brevets de bonne conduite, ni des blâmes. Bien entendu, il y a une action patronale très puissante contre les syndicats et contre les syndicalistes. On voit là aussi dans nombre d’affaires récentes l’idée qu’il faut maintenant s’attaquer réellement aux syndicalistes, de licencier ceux qui devraient être protégés par leur mandat et d’essayer de casser les syndicats… Tout en tenant le discours que ce sont encore une fois des « partenaires sociaux ». On est effectivement là dans une très violente confrontation… Mais là aussi, je trouve que dans cette position, la politisation et la radicalisation des syndicats ne me paraissent pas assez puissantes. Je sens que les interventions devraient être autrement plus virulentes face à ce type de problèmes. Molex par exemple, on vient d’autoriser le licenciement les syndicalistes. Je ne sais plus qui a pris la décision, j’imagine que c’est le tribunal de commerce ou la préfecture, ou bien directement le ministère, comme ça s’est déjà passé une fois. Eh bien, je sais qu’il y a peu de moyens d’expression qui laisseraient entendre ça, mais si les syndicalistes tenaient un discours plus virulent, ils auraient aussi vraisemblablement plus d’audience, même à l’intérieur des radios.

 

Et pour revenir à tes romans : comment t’organises-tu pour les construire ?

En fait, je ne travaille pas sur de la documentation, je me renseigne personnellement. Pour écrire les Vivants et les Morts, j’ai transposé dans une usine ma propre expérience d’ouvrier imprimeur qui n’a rien à voir avec ce que j’ai décrit. Mais au fond les relations humaines entre les personnes qui sont quand même les choses les plus importantes dans un livre, c’était essentiellement ça. J’essaie d’être le plus possible à l’écoute de ce qui se passe, de lire, de voir, de rencontrer des gens, j’ai beaucoup circulé. Quand on fait des films, on va dans des tas d’endroits et donc il faut écouter, avoir de la mémoire… C’est surtout comme ça. Sur des aspects purement techniques, par exemple, dans Notre Part des Ténèbres, comment fonctionne réellement et techniquement un LBO, comment on rachète une entreprise par les dettes, j’ai lu des articles et quelques ouvrages techniques. Pour savoir comment fonctionne une cellule de crise à Matignon, comment elle fonctionnerait, Jérôme Clément, qui était chef de cabinet de Pierre Mauroy, a relu ce que j’avais écrit pour m’indiquer précisément… Mais là encore des choses qui sont apparemment des détails, mais qui sont essentielles pour un écrivain : savoir qui se tutoie et qui se vouvoie par exemple, quelles sont les relations des uns et des autres, voilà quel est le type de travail que je fais. Les choses les plus drôles, c’est quand j’ai rencontré des commandants de CRS pour les Vivants et les Morts, parce que si j’avais participé à beaucoup de manifestations, j’y avais toujours participé du même côté… Or, j’étais curieux de savoir comment ça se passait de l’autre côté et de vérifier auprès d’eux en faisant le plan de la ville, l’implantation de l’usine, de savoir où seraient disposées les forces de police, comment ça se passerait, où était le commandement, etc… Parce que là je me suis rendu compte de choses que j’ignorais : par exemple, je savais que les CRS n’étaient jamais ceux de la région qui étaient appelés, donc il y a différents groupes de CRS, et donc quand ils viennent là, il faut les loger. Moi je pensais qu’on les mettait dans des casernes. Mais il n’y a plus de casernes, on les met à l’hôtel, on réquisitionne des hôtels et on paie des chambres d’hôtel… Je trouvais ça formidable. L’enjeu d’un livre, c’est au fond de donner non pas le sentiment du vrai, mais du vraisemblable. Or, quelles qu’aient été les critiques de mes livres, je ne crois pas avoir lu de critique mettant en cause la possibilité de ce que j’écris. C’est toujours vraisemblable. Et quand je vois l’actualité, je me dis que j’ai même été, sur un certain plan, largement un pas en avant. Quand on s’en prendra aux personnes comme dans Notre Part des Ténèbres, et on y viendra, j’en suis absolument convaincu, on s’apercevra qu’au bout d’un moment, la disparition des responsabilités derrière une sorte de nébuleuse de pouvoir ne sera plus acceptée, ne sera plus acceptable et qu’il y aura forcément à un moment une confrontation personnelle entre les responsables et ceux qui sont les victimes.

 

Ça commence un peu avec les séquestrations…

Enfin, le terme séquestration est un peu exagéré : on retient généralement des cadres ou des cadres supérieurs. Il y avait un article très drôle dans un journal anglais qui montrait à l’évidence que quand les cadres avaient été retenus en France, les conflits étaient résolus de façon plus favorable pour les salariés de l’entreprise. Le titre de l’article était génial, c’était « un peu de retenue ne nuit pas » !!!

 

A la fin des années 1970, tu avais tourné la Voix de son Maitre, c’est intéressant de faire un peu le pendant. Il avait pendant très longtemps été interdit à la télévision : vous interrogiez directement une série de grands patrons d’entreprise sur leur conception du monde et du capitalisme, avec une vision extrêmement violente par ailleurs de leur part.

Quand on a tourné la Voix de son Maître, avec Nicolas Philibert, on a tourné ça grosso modo en 1976, et le film est sorti en 1977. Donc il y a une chose qui à la réflexion nous a beaucoup marqués, c’est que tant qu’on tournait, dans les entreprises, il y avait partout un directeur du personnel et quand le film est sorti, il y avait partout un responsable des ressources humaines. On était passé du personnel à la ressource. Donc, sans le faire exprès, on était vraisemblablement au moment où très précisément le capitalisme qui s’intéressait encore à l’industrie est passé au côté financier des choses. Pourquoi ? Parce que pour tous les chefs d’entreprise qu’on a interrogés en 1976, et je pense que ce n’était ni de la pose, ni de la démagogie, ni du cynisme chez eux, la question des personnels était une question réelle à laquelle ils s’intéressaient et qu’ils prenaient en compte de façon importante. Et puis l’ambition industrielle de créer quelque chose, de créer des richesses, de créer des matériels, etc., était aussi une vraie préoccupation qui n’était pas simplement du discours. Et, troisième point qui était important, à ce moment-là, les chefs d’entreprise assumaient réellement la part la plus importante de la responsabilité sur les orientations, que ce soit les orientations techniques, les orientations d’organisation, ou les orientations à l’intérieur des conflits… Enfin, c’est eux qui exerçaient le pouvoir. C’était une grande partie de la discussion de la Voix de son Maître, c’était la légitimité de ce pouvoir, les moyens de l’exercer, les choses que l’on faisait, c’était vrai. Après, on a vu ce basculement où soudain les conseils d’administration, donc les investisseurs financiers, petit à petit ont pris le pouvoir. Ils l’ont aujourd’hui de façon quasiment unanime. Et les chefs d’entreprise sont maintenant simplement devenus des sortes de super-éxécutants des ordres des conseils d’administration. Pourquoi ? Eh bien parce que les conseils d’administration privilégiant l’actionnariat, n’ont en perspective que le rapport financier de telle ou telle entreprise, quitte à ruiner l’entreprise tant qu’on peut ramasser ce que l’on doit ramasser le plus vite possible. Et la Voix de son maître a été tourné exactement – je crois – au moment du basculement entre ces deux choses, entre ces deux écoles qui sont très distinctes dans l’histoire du capitalisme. Mais la Voix de son Maître, comme en fait les livres que j’ai écrits, procède de la même idée : essayer de voir le monde qui est face à nous. Donc de voir, d’entendre et de mettre en scène le discours patronal sur l’organisation du monde. C’était une chose très importante, qu’il faut comprendre, qu’il faut voir : comment se fonde, s’exerce, se développe le pouvoir à l’intérieur d’une entreprise. Bien entendu, c’est sûr que, alors que notre travail était d’un jansénisme absolu et d’une rigueur intellectuelle absolue, il y a eu une crise de panique quand on a su que – bon, le film était sorti en salle, hein -, mais quand on a su que le film allait passer à la télévision, il y a eu crise de panique. Ça a paru impossible à un certain nombre de chefs d’entreprise que cette image d’eux-mêmes soit soudain véhiculée par un vecteur aussi puissant que la télévision.

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Je voulais revenir sur les romans et en particulier sur les Vivants et les Morts, en lien avec la vraisemblance, ce que tu disais tout à l’heure. Ce qui m’avait frappée quand j’avais lu les Vivants et les Morts, c’est que j’avais l’impression qu’il y avait tout ce qu’il pouvait y avoir dans une lutte : la bagarre sur les licenciements, le rapport aux syndicats, le fait qu’il y a une conscientisation, de Rudy en particulier, le rapport aux femmes, l’organisation des femmes, le rapport au quartier, l’organisation des quartiers, le rapport aux autres boîtes… Est-ce que c’est volontaire ? Est-ce que tu te l’es dit, ça ?

Non, on ne se dit jamais ça quand on écrit. Je ne suis pas parti comme ça. Ca s’est développé naturellement. Pourquoi ? Parce que, au départ, il y a le couple Rudi/Dallas. Rudi est orphelin, donc il n’a pas de famille. Dallas au contraire à des parents, des frères. Donc elle a une famille. Rudi travaille à la maintenance, donc il y a une équipe à la maintenance, il y a un chef d’équipe, donc il y a des relations entre eux. Dallas elle, travaille au début à l’emballage, donc elle est avec d’autres qui sont plutôt des femmes… Mais il se trouve que certaines sont mariées avec des types de la maintenance… Dans quoi ils vivent ? Ils vivent dans une petite ville, et dans une petite ville, il y a une mairie… Et il se trouve que l’un des élus municipaux est aussi un des dirigeants… Donc, petit à petit, en écrivant l’histoire, simplement en racontant l’histoire, je l’élargissais. Encore une fois, c’est cette chose magnifique du roman : je n’avais pas de barrières, je pouvais justement chercher dans tous les aspects de la vie les places des personnages. Voilà comment la chose s’étend. Mais je n’écris pas – j’imagine que personne n’écrit comme ça – en se disant : voilà, il y a ci, y a ça. Par exemple, tu citais les femmes  … Je n’ai jamais pensé en écrivant le livre: « je vais donner une place prépondérante aux femmes ». Ca ne se passe pas vraiment comme ça. Pourquoi ? Parce que, ce qui était important pour moi, c’était que Dallas au départ était vraiment violentée par l’histoire. Parce qu’elle avait 21 ans, elle avait déjà un enfant, on pensait qu’elle était stupide parce qu’elle était jolie, elle se débattait comme tout le monde dans des problèmes de remboursement, de choses comme ça, elle avait une vie quand même très dure parce qu’elle était de l’équipe du matin, donc 4h du matin jusqu’à midi, et puis qu’ensuite, puisque ils avaient des dettes, il fallait qu’elle travaille encore ailleurs, puis qu’elle fasse des extras, etc… Elle était comme ça. Et puis, petit à petit, à travers ça, de ce départ qui est quand même une sorte de condamnation générale, elle allait sortir de ça pour être au bout du compte finalement la plus combative, la plus consciente de ce qui se passe, et celle qui sera devenue ce qu’elle était vraiment et qui se sera accomplie. Donc, qui fera ça, d’une certaine manière.

Et puis à la réflexion, il y a une chose qui m’a sans doute énormément impressionné, mais ça n’a pas de lien direct, c’est qu’en préparant Corpus Christi avec Jérôme Prieur, nous sommes allés à Manchester pour voir le papyrus Ryland qui est vraisemblablement la plus ancienne trace d’un évangile, c’est une copie, c’est daté aux alentours des années 150/170, donc vraiment très près de la source historique. Donc on va voir à Manchester, ça nous prend pas la journée et donc on se promène un peu dans Manchester et on s’arrête un moment. Il y avait une grande tente sur le trottoir, évidemment on va voir de quoi il s’agit et c’était les femmes des mineurs qui avaient mené la grève si dure contre Margaret Thatcher et qui avaient perdu au bout du compte, qui continuaient d’une certaine manière le combat, alors que tout était perdu depuis longtemps. Donc il y avait des brochures, des choses comme ça et on discute un peu avec elles, comme ça, de pourquoi elles sont là… Et finalement, ce qui était extraordinaire, c’est que ces femmes, qui n’étaient pas mineurs, mais elles étaient les femmes des mineurs, les sœurs des mineurs, les mères des mineurs, eh bien c’était réellement elles qui avaient soutenu l’ensemble du mouvement, qui l’avaient fait vivre, qui l’avaient popularisé et qui n’avaient jamais cédé ! Et, évidemment, j’étais à la fois très impressionné et très admiratif de ça. Or je crois que c’est cette émotion là, oui, c’était vraiment une émotion, une émotion intellectuelle mais aussi une émotion sentimentale, de voir des gens avec qui je me sentais à ce point de plain-pied, qui vraisemblablement a porté les personnages de femmes, aussi bien d’ailleurs dans les Vivants et les Morts que dans Notre Part des Ténèbres. Je crois que ça vient de là. Alors c’est toujours très difficile de savoir comment, pourquoi… et puis on a tendance après à théoriser des choses qu’on ne théorise pas forcément sur le moment. Mais moi je crois que c’est quand même ça. Quand j’y ai repensé, je me suis dit : mais c’est vrai que ça, ça a été vraiment une chose qui m’a longtemps poursuivi, cette rencontre.

 

Et comment tu expliques du coup cette combativité féminine en particulier ? Tu disais que c’était difficile de théoriser…

Justement parce que la position des femmes dans la société est aujourd’hui encore une position mineure. Je veux dire, quand on regarde les différences de salaires, les différences de traitements et l’affectation des différents postes, on s’aperçoit que les femmes, quelles que soient leurs compétences, leur intelligence, leurs capacités, sont toujours maintenues dans une position mineure. Ce qui d’ailleurs n’est pas vrai dans le cinéma. Or, là aussi il n’y a pas besoin d’avoir fait de la sociologie pendant longtemps pour savoir qu’à l’intérieur des familles, quelle que soit la bonne volonté des uns et des autres, les femmes assument aussi des tâches qui leur sont historiquement dévolues vis-à-vis des enfants, vis-à-vis de l’entretien de la maison, voire de la cuisine, des choses comme ça… Donc il y a toujours cette position qui maintient les femmes dans un rôle secondaire. Or je crois que plus la conscience des unes et des autres s’aiguise, plus le fait d’être, de se sentir, dans cette position secondaire et maintenue dans cette position secondaire fait que lorsqu’elles se lancent dans le combat, elles sont d’autant plus déterminées et elles ont cette endurance que donne tout simplement la vie quotidienne. Et que cette endurance, eh bien, elle est absolument nécessaire dans les conflits. Je ne voudrais pas me lancer dans de grandes théories sur ça, mais grosso modo, c’est mon sentiment général. C’est un peu ça quoi. Je trouve qu’il y a en tout cas cette idée de l’endurance. D’ailleurs je finissais les Vivants et les Morts en disant : « ils endurent », parce qu’à travers tous les mots qu’on pouvait tirer du verbe endurer, il y avait l’idée d’endurance aussi. C’est très important et je crois que les femmes, plus que les hommes, sont porteuses de cette endurance que je trouve indispensable dans les conflits.

 

La façon dont tu décris les mouvements, ça reste quand même centré sur une figure masculine, Rudi d’un côté, Gary de l’autre.

Je ne suis pas d’accord. Parce que dans les Vivants et les Morts, je pense qu’il n’y a pas de héros masculin, mais qu’il y a vraiment une héroïne, qui est Dallas, et plutôt des héroïnes auxquelles j’ajouterais Mickie et quelques autres. Bien sûr, je suis d’accord sur l’idée qu’il y a des figures masculines importantes, Gary est une figure essentielle dans Notre Part des Ténèbres, mais qui organise ? Qui est à la tête ? Ce n’est pas lui. Lui, c’est le bras armé d’une certaine manière. Mais toute l’organisation et toute la conception de ce qui se passe vient plutôt d’une fille. Et dans Rouge dans la brume, on est dans la même configuration.

 

Ces romans sont des romans de révolte, de luttes ouvrières, avec l’ensemble de ces dimensions-là. Mais, par rapport à la littérature prolétarienne traditionnelle, la description du travail revient peu dans tes romans.

Je suis absolument d’accord, mais elle disparaît parce que je décris des conflits, et que dans ces conflits, le travail cesse. Il est là comme un fantôme de quelque chose, je suis absolument d’accord. Mais en réalité, c’est peut-être aussi parce que sans doute inconsciemment ça me renvoie sans cesse à cette image du travail qui disparaît dans notre société, soit qu’on veuille le cacher, soit qu’on veuille l’effacer. Par moment, tu te dis, quand tu entends le nombre de suppression d’emplois et de fermetures d’entreprise, tu te dis, « mais vers quoi on va là ? ». Et donc c’est vrai que dans mes livres, je n’ai pas décrit directement le travail, mais parce que tout bêtement j’ai décrit des conflits où l’on cesse de travailler. Mais c’est vrai qu’à ce moment-là, on pourrait dans un roman décrire le travail lui-même, décrire la production.

 

Dans la production livresque actuelle, il y a d’un côté, ce que toi, tu écris qui sont des livres de combat. Ca raconte des luttes, mais c’est aussi mener la lutte dans le champ littéraire. De l’autre coté, on a une production livresque, plus de témoignage, comme Ouvrière de Franck Magloire, Putain d’Usine, Bleu de Chauffe ou La Centrale d’Elizabeth Fillol où la lutte disparait complètement. C’est aussi le cas du Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, d’ailleurs.

Ce qui est très différent avec les livres que tu viens de citer, c’est que ce sont des livres de témoignage. Moi, j’écris autre chose, je n’écris pas de témoignage tu vois, et c’est ça qui fait la différence. Et pareil, le livre de Florence Aubenas, est un livre qui retrace une expérience, qui témoigne de son expérience et vraisemblablement qui est astucieusement et profondément écrit, mais c’est autre chose que d’écrire un roman, que de s’affronter à la création, à la recréation d’un monde. C’est ça qui est différent et l’ambition littéraire de ceux que tu citais est très faible. Alors que moi, je revendique une ambition littéraire très forte et que d’ailleurs ça m’a fait sourire intérieurement quand je vois que les critiques ne soupçonnent pas à quel point c’est écrit, à quel point certaines choses sont vraiment des réussites, parce qu’aucun ne sera jamais aussi critique par rapport à ce que j’écris mais aucun ne sera jamais aussi laudatif par rapport à un certain type de réussite. Tu te dis : «  Ça, il fallait l’écrire ! ».

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Par exemple ?

Je n’ai pas un exemple précis, mais ne serait-ce que le fait d’écrire les Vivants et les Morts, qui doit quand même faire 700 ou 800 pages, entièrement au présent, c’est vraiment un exploit digne de l’Oulipo. En français, le présent est très peu utilisé parce que c’est un temps extrêmement difficile à manier. C’est très brutal, c’est d’ailleurs ce qui me plaisait, c’est très âpre, il y a une scansion particulière. Ca n’a absolument pas la grâce de l’imparfait ni du passé simple. Et par exemple, quand Lorquin s’interroge en se demandant qu’est-ce qui a pu se passer, « puisque j’étais là et il a suffit que quelqu’un pense que je ne sois plus là pour que je ne sois plus ce que j’étais »… Il faudrait relire Shakespeare un peu, Richard II, la célèbre scène du miroir : « J’étais roi, je ne suis plus roi » c’est tout simplement ça. Tout simplement, je n’écris pas comme Shakespeare, hélas, mais ça m’est venu très directement, tout simplement de mes lectures shakespeariennes. Mais, comme ça se passe dans le monde du travail, on ne soupçonne pas qu’une scène de cette nature vienne d’autre chose que d’un témoignage ou d’un reportage…

 

Tu nourris tes œuvres de deux références classiques, d’une part Shakespeare, c’est d’autant plus net dans Notre Part des Ténèbres avec la référence immédiate à la vengeance, la tempête, et d’autre part l’Odyssée. Tu as l’air d’affirmer que ces aventures n’ont rien à envier à Ulysse, à son parcours, à l’enjeu de la mémoire…

Oui, parce que là aussi, il ne faut pas sous estimer la part de la littérature. Cette part-là, elle est extrêmement forte quand on écrit. Parce qu’on n’écrit pas sans être soi-même un lecteur. Et là aussi, c’est un des effets pervers de la télévision, on a l’impression qu’aujourd’hui les écrivains sont avant tout des témoins. Moi, j’ai compris quelque chose au Capital après avoir lu un article que j’ai trouvé brillantissime sur ça, mais sur un point très précis. Il y a chez Marx, sur le plan littéraire, sur le plan formel, quelque chose qui est encore absolument opérant dans le monde contemporain. Pourquoi ? Parce que Marx, c’est une écriture absolument fragmentée. Ça part ici, ça part là, ça revient là, ça repasse de là, ça redonne ici, il y a une espèce d’éclatement général des points de vue. Or, cet éclatement général des points de vue, cet éclatement général des messages, cet éclatement général des images, c’est le monde dans lequel nous sommes. Sur le plan de la structure littéraire, je compare volontiers – j’ai écrit une préface pour une réédition de Marx, où je fais cette comparaison, mais que je trouve tout à fait fondée – la structure littéraire du Capital à l’œuvre d’Antonin Artaud parce qu’ils ont pensé la fragmentation du monde, qu’ils l’ont exprimé et l’ont rendu visible, simplement, sans même le lire, par la place du texte dans la page. Il y a ça chez Marx, et je trouve que c’est important : on peut faire ça sur le plan littéraire. Sur le plan cinématographique, on n’y est toujours pas et je ne sais pas si on y sera un jour. Parce que le déroulé simplement de la projection donne l’illusion de la linéarité du temps et de l’enchaînement de ce qui se passe. Or Dans notre vie, rien n’est jamais linéaire, ni rien n’est jamais enchaîné et tout est toujours à la fois multiple, fragmentaire et fractionné. C’est pour ça aussi que moi, si j’ai une dette vis-à-vis d’un auteur, c’est plutôt Dos Passos, qui, bien avant tout le monde, a pensé ça et ses livres sont des livres aussi où se mènent de front sept, huit dix, quinze actions de front, plus des informations, des notices, des machins, des choses comme ça.

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Tu as l’air profondément influencé par la littérature anglo-saxonne…

Même de façon contemporaine, un de mes amis les plus proches, un écrivain anglais qui s’appelle John Berger et avec qui je partage beaucoup de choses. Enfin, il est plus âgé que moi. Mais, je veux dire, j’ai lu tous ses livres, on a une correspondance, une façon de discuter. Je me sens très proche des analyses qu’il fait, mais aussi sur le plan littéraire. Son livre, qui a eu le plus de succès, qui s’appelle G, est un livre totalement éclaté en différentes choses et avec aussi de temps en temps des dessins des crobars… Là aussi, c’est prendre la réalité à pleins bras, telle qu’elle est et justement dans ses multiples aspects. En tout cas, moi, c’est une chose qui m’enthousiasme. On voit bien comment la production cinématographique américaine va complètement contre ça dans la mesure où tous les films américains sont maintenant bâtis sur un modèle unanime, qui est de la cause à effet : une scène doit annoncer la suivante et celle-là doit éclairer la précédente. Pourquoi, parce qu’en tant que tel, c’est un discours d’ordre et c’est un discours fondamentalement rassurant. Tout s’explique, tout est compréhensible. Et à l’intérieur de ce cadre-là, on peut montrer les choses les plus atroces, on peut découper des gens, les faire cuire, tout ce qu’on veut, qu’importe : ça s’explique. On sait et même, on sait qu’on ne sait pas. On peut conclure qu’on ne sait pas, mais on peut conclure qu’on sait qu’on ne sait pas. Donc, c’est toujours un discours rassurant qui fait que le spectateur se sent toujours dans une position qui est le contraire de l’incertitude. Or la vie quotidienne n’est faite que d’incertitudes : on marche dans la rue, on croise un type, il vous met un coup de poing dans la figure, on ne sait pas pourquoi et il s’en va en courant, on ne saura jamais pourquoi il a fait ça.

 

Il y a des films récents qui sont un peu plus sur des tranches de vie : « Babel », « 21 grammes »…

Mais là aussi, tout s’explique. Si tu réfléchis, aussi réussi que ce soit – je ne mets pas en cause le talent des gens, il y a des films qui sont magnifiques comme ça – mais c’est toujours un discours rassurant. Comme la télévision est en tant que média, notamment dans le journal télévisé, un discours parfaitement idéologique, moi ça me frappe et si je devais faire un jour un truc pour des étudiants, je commencerais par leur dire ça : « regardez bien les journaux télévisés du monde entier, tous sont filmés de la même manière avec une très grande profondeur de champ, c’est net du bout du nez du présentateur au fond du studio, il n’y a pas d’ombre, c’est en pleine lumière ». Il pourrait dire n’importe quoi, le message passe. C’est net, donc c’est vrai, il n’y a pas d’ombre, donc il n’y a pas de doute.

 

Cela ressemble à une forme de déclaration de projet esthétique de ta part : le rôle de la littérature aujourd’hui, plutôt que d’être un élément d’explication, d’être un outil de maintien d’une forme de principe d’incertitude

Quand on lit, on se lit soi-même et on ne fait qu’essayer de répondre à un certain nombre d’interrogations et de doutes que l’on porte tous en nous-mêmes. En cela, il y a une relation plus charnelle entre le lecteur et le livre qu’entre le spectateur et l’écran.

 

Propos recueillis par Lisbeth Sal et Henri Clément

 

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