Lire hors-ligne :

Les Indignés, tels que ce mouvement se cherche et tente de se construire en France en cet été 2011, suscitent un trouble indéfinissable.

Ils semblent accumuler ainsi une impossibilité de se donner des principes fédérateurs ou une doctrine commune, une indéfinition perpétuelle de leurs buts, de leur stratégie, de leur identité.

Il est très difficile de faire adopter la moindre décision en assemblée générale, tant la règle du consensus appliquée à la lettre conduit à une impossibilité de trancher.

Les discussions sur le fond, sur l’analyse de la situation, sur la définition des objectifs, de nature politique donc, sont l’exception. La majorité de la durée des AG est consacrée à des problèmes de logistique ou de fonctionnement.

On peut imputer ce qui peut ainsi être ressenti comme des difficultés à la jeunesse de la plupart des participants aux assemblées générales, à leur immaturité politique revendiquée, au fait qu’ils ne se connaissaient pas préalablement pour la plupart, et n’ont pas développé de pratiques communes antérieures, comme c’est le cas dans un parti, ou dans un collectif militant constitué. Cela tient aussi au fait que précisément, la majorité d’entre eux ne souhaitent pas fonctionner comme dans un parti, c’est-à-dire sur des bases d’analyse déjà communes, ou imposées plus ou moins comme telles, mais en partant de leur vécu, tout redéfinir et inventer.

Mais à la réflexion, ce caractère indéterminé, imprévisible, immature de toute assemblée générale des Indignés français est sans doute la marque d’un profond renouvellement des modes d’agir politiquement. Car même si ce mot de « politique » semble condamné par une majorité des Indignés – tant le terme même de parti politique est rejeté ou accueilli avec la plus grande méfiance – , c’est bien de politique qu’il s’agit.

Simplement, les militants un tant soit peu aguerris s’avèrent déroutés car le mode de fonctionnement des AGs des Indignés procède à l’exact inverse des modes de faire en pratique habituellement dans les milieux militants, précisément. On ne part pas de constats partagés sur la situation, ni de définition de stratégies, ou d’élaboration de revendications. On empile des prises de position individuelles, le moins pré-formatées possible, le plus aléatoires. On ne cherche pas à en tirer des convergences, des conclusions opératoires.

Mais n’est-ce pas là aussi un mode de faire – même s’il peut être frustrant pour des militants chevronnés – susceptible seul d’agréger des personnes aux profils très différents, sans passé politique à proprement parler, et en donnant le même poids à la parole de chacun, sans convoquer d’expert ou de leader ?

Le fait même que les militants des partis politiques tels que le NPA ou le Parti de Gauche, ou même Europe Écologie, se tiennent, ou soient tenus en retrait, n’est-il pas un renouvellement dans la pratique militante ?

Ne faut-il pas accepter ainsi ce qui peut paraître comme une perte de temps et y voir un moyen de donner du temps au temps, de ne pas subir la pression de l’urgence ou l’influence des militants les plus institutionnalisés, de se chercher, de pouvoir se trouver, dans des prises de conscience, des prises de risque, des conversions qui semblent au départ très partielles, très lentes, très peu combatives, mais qui ont ainsi des chances de moins exclure, de partir des rythmes et des vécus individuels dans toute leur dissemblance ?

On peut à cet égard relire ce qu’écrit Bernard Aspe dans son dernier ouvrage Les Mots et les Actes1, car c’est sans doute l’un des penseurs et philosophes contemporains le plus jeune et le plus proche des subjectivités contemporaines : « Il existe des discours de vérité, mais ceux-ci sont irréductiblement multiples et irrémédiablement dispersés. […] Il en est des discours de vérité comme de n’importe quel segment de la langue parlée : il prend ou il ne prend pas. La manière dont il prend est sans doute singulière, mais il n’est lui-même rien d’autre qu’un ensemble de gestes techniques, de gestes discursifs. […] Un discours de vérité, là où il prend, devient la matrice d’une subjectivation. […] La prise subjective des discours vrais suppose une acuité de ces discours dans la saisie des choses et des êtres, ou de la situation faite au monde. […] On notera cependant qu’il n’est pas nécessaire qu’un discours organisé et cohérent soit donné pour qu’il y ait une idée : il suffit qu’il y ait suffisamment de morceaux ou de bribes de discours vrais pour que commence le travail de vérité, c’est-à-dire l’effectivité de l’idée. […] Des régimes de vérité, c’est-à-dire des manières de faire fonctionner la référence au vrai en y attachant un certain mode de subjectivation, il y en a de différents types, et l’on peut très légitimement se vouer à décrire le système de leur dispersion. […] Ce qui est en revanche irréductiblement donné, c’est une pluralité indéfinie de régimes de véridiction. Et cette pluralité est indissociable d’une autre pluralité qui lui est strictement corrélée : celle des modes de subjectivation. »

Nous nous sommes permis cette longue citation, non pas pour « la ramener », ou imposer une quelconque supériorité de l’écrit et du chercheur. C’est parce qu’elle met précisément le doigt sur la façon qu’il y a à toujours juxtaposer et entendre les différentes expressions des vécus individuels, dans la recherche d’une construction de sens collectif, avant de les coaguler dans une doctrine unique et encore moins dans un dogme.

C’est aussi ce qui se dégage du très beau compte rendu du passage des Indignés espagnols à Montpellier le 31 août 2011 :

 

« Présents : dans la soirée nous avons pu compter de cent trente à deux cent personnes présentes ! C’est une réussite […] Les marcheurs, dont la plupart espagnols, sont enchantés par l’accueil qu’ils ont reçu en France ! Nous avons rappelé les signes pour bien communiquer (avec quelques ajouts !), souligné que le plus important est d’écouter (nous avons besoin d’apprendre !) et décidé l’ordre du jour, qui a quand même été validé mais modifié en cours d’assemblée générale cause timing, explication de la marche et premier tour de parole ouvert, parole donnée aux personnes de Montpellier concernant les propositions à amener à Bruxelles et discussion en Assemblée générale pour voir si on dort sur la place.

Les marcheurs ont pu témoigner de leur parcours :

Ivan a connu le mouvement à Matarò (alentours de Barcelone), ils ont fait beaucoup de travail, avec une bonne organisation, maintenant c’est le moment que d’autres villages travaillent et s’organisent pour mettre en marche le mouvement. Au cours de la marche, qui passe de village en village, les Assemblées sont faites afin d’écouter les personnes, collecter les propositions, leurs problèmes et les amener à Bruxelles. Ils marchent beaucoup, dorment pas beaucoup, tous les soirs il y a les assemblées générales. Afin que le peuple s’organise, il faut continuer les Assemblées Générales, mener le mouvement. Il est désolé s’ils sont un peu fatigués. L’expérience de la marche est merveilleuse, parce que les Espagnols sont Indignés mais les Français aussi !!

Lecture des questions les plus fréquentes qu’ils ont entendues :

« Ici commence la révolution » c’est le cri du début du mouvement dans chaque ville.

Le mouvement a commencé il y a trois mois, il est arrivé jusqu’ici, c’est parce que le mouvement a des bases solides : la NON VIOLENCE ACTIVE ; ils ne cherchent jamais le conflit violent, ils font des assemblées, des rassemblements, ils convoquent beaucoup de gens, font des actions pacifiques… cela leur a donné beaucoup de force parce que les gens se sont identifiés avec le mouvement et cela a alimenté avec encore plus de force le mouvement ! La violence s’accroît rapidement, fait beaucoup de bruit, et rapidement disparaît. La non violence : c’est une vague qui s’accroît toujours plus, jusqu’à inonder le monde !

Premier tour de parole ouvert :

Quelqu’un demande s’ils pensent que la marche va changer les choses ? En France pas vraiment il n’y a pas beaucoup d’espoir.

Ce n’est pas sûr que ça va changer les choses, mais au moins on essaye. les choses sont déjà en train de changer ; cette petite organisation est déjà un changement : quarante villes se sont mobilisées en France depuis mai 2011, le mouvement existe même s’il est marginal : ça n’a pas encore pris en France parce que le contexte politique et social est différent de celui de l’Espagne mais le Plan d’austérité va arriver bientôt ici aussi. Il faut s’organiser même si nous ne sommes pas (encore) nombreux : le plus important est d’exister !

Une personne est enchantée de les recevoir ici à Montpellier, sûr que malgré la fatigue, les marcheurs pourraient nous donner de la motivation, richesse d’expériences. Ne pouvant pas rejoindre la première manifestation nationale des indignés dans son pays (Italie) elle a décidé d’organiser quand même une manifestation, dans son village de vingt mille habitants, elle était toute seule, sous la pluie, mais ce n’est pas grave, le changement peut commencer avec une seule personne : ici ce soir nous sommes nombreux… allons-y !

Le mouvement s’est un peu arrêté ici à Montpellier depuis un mois et demi, il faut remettre le mouvement en marche, se remotiver, continuer les Assemblées Générales tous les soirs ici sur la place à 19h.

Qu’est ce que la liberté ? L’égalité ? La fraternité ? Ce monde ?

Juan un marcheur : il faut faire le point, créer un débat, écouter les nécessités de la France. On peut en profiter pour expliquer les difficultés de la marche, et avec les difficultés de la France, on s’unit plus. Ces nécessités ne sont plus (que) des pétitions, mais des EXIGENCES parce que ça fait longtemps qu’ils ne nous écoutent plus.

Témoignage d’un jeune de 18 ans, qui est à la rue depuis quatre ans, et personne ne l’aide, et il ne trouve pas cela normal ! Il faut aider les jeunes, qui sont tous seuls et se trouvent à la rue, car ce n’est pas normal. Pour connaître la situation des Français, il y en a beaucoup qui se retrouvent à la rue, avant leur 25 ans, sans possibilité de niveau social, ni de travail, c’est un problème social très important, à régler.

1 % de la population française possède 33 % des richesses immobilières : OK s’enrichir, sans limites, tant qu’il y a de quoi nourrir tout le monde… mais là ce n’est plus le cas. Il faut limiter la propriété. Si s’enrichir nuit aux frères humains, il faudrait interdire d’atteindre cette limite et répartir les richesses.

Proposition est faite par un marcheur aux gens de la rue : qu’il y ait une prise de conscience un changement qui parte de ça : que le gens qui vivent dans la rue se mettent en marche, pour donner visibilité et se soustraire à la répression du système. Ça peut paraître une utopie, mais les gens aident, il y a de l’humanité !

Parmi les problèmes qu’il y a en France c’est que il n’y a pas beaucoup de monde à la rue, qui a faim ; beaucoup de personnes gagnent (encore) un salaire suffisant pour ne pas descendre dans la rue, la mobilisation n’est pas suffisante, il y a quelques personnes qui se motivent et prennent conscience du système. La plupart achètent et vivent en pensant d’avoir plus que les autres. Comment mobiliser en France ?

Une proposition pour des gens créatifs, ouverts d’esprit, qui ont envie de changer les choses : quand une personne a la chance d’avoir un travail, un CDI, avec fiche de paye, qu’il aille faire un emprunt dans une banque, pour par exemple acheter une voiture, sans jamais la payer ni rembourse l’emprunt ! Les banques perdent de l’argent, ne retournent pas au travail.

Ici il y a trop d’argent mais c’est parce que les autres crèvent la faim de l’autre côté du monde.

Comment trouver le consensus quand chacun de nous a ses idées et ses raisons, et chacun pense d’avoir raison ? Il n’y a pas de chef dans le mouvement, nous sommes tous acteurs et responsables, comment arriver alors à trouver le consensus parmi d’opinions différentes ?

En Espagne il y a beaucoup d’idées il faut lire les protocoles (comptes rendus) ; il y a une idée basique : il faut savoir écouter, chacun pense différemment et a ses opinions, et nous devons inclure les différentes positions et en tenir compte ! C’est seulement en générant une pensée collective, en pensant en groupe, qu’on peut trouver : l’important c’est d’inclure toutes les propositions dans une phrase finale, concilier les propositions en une.

Que pense la France d’utiliser l’échange et non l’apport ? C’est la seule façon d’inclure les animaux et non seulement quatre personnes.

Nous avons les mêmes problèmes dans le monde entier : la misère sociale, la précarité, le chômage. La meilleure façon d’être solidaires avec le Tiers monde est l’annulation de la dette qui a été imposée au Tiers monde. Il y a une mainmise sur ces pays de la part de l’UE, des USA et de la Chine, ça s’appelle du néocolonialisme. Se battre pour mon droit ici, c’est lutter pour les droits universels.

Le mouvement des indignés ce n’est pas un mouvement d’idéologie mais de méthodologie. Le premier travail à faire c’est l’autogestion, comment fonctionner en Assemblée Générale : nous pouvons, parler, nous rencontrer. L’Assemblée Générale permet ce travail d’autogestion, c’est un travail de chacun. Le fonctionnement en commission permet de travailler.

Un conseil aux indignés de Montpellier. Les gens ont besoin de victoires, d’avoir une réussite, il faut créer une alternative autogérée : créer des école autogérées, non autoritaires, alternatives, connectées, des coopératives de crédit, des taxes de crédit, un resto de quartier. Il faut soutenir toutes les alternatives qui existent ou en créer.

Le problème dans les pays riches c’est nous, nous sommes le problème, notre consommation de tous les jours, les actions de tous les jours, il faut changer notre mode de vie, vivre différemment.

Faisons que les choses ne soient pas des ALTERNATIVES mais que ce soit la NORMALITÉ.

Nous avons dessiné un cœur sur la paume de la main pour montrer que nous sommes tous indignés. »

 

Tout est dit ici : la volonté d’écouter tout le monde, de ne pas partir de diagnostics déjà faits, de s’appuyer sur cette diversité des vécus et des subjectivités, pour ensuite essayer de construire des réponses ensemble. Le désir d’invention (coopératives, alternatives concrètes), au lieu de se fier à des programmes à l’application toujours remise à plus tard. La soif d’autogestion, d’où l’insistance sur les modalités démocratiques et non-hiérarchiques de fonctionnement. Le choix déterminé de non-violence, qui marque une profonde rupture avec l’idéologie de « prise (violente) du pouvoir » qui a pu caractériser l’extrême gauche dans les années de plomb. Mais il s’agit d’une « non-violence active ». Enfin, cette indifférence au temps, temps passé, temps donné, à se rencontrer et à discuter jusqu’à faire naître des consensus patiemment élaborés.

En ce sens, le mouvement des Indignés semble renouer avec des expériences d’agir politique ouvertes par d’autres civilisations, comme celle qu’avait initiée Gandhi en Inde, et qui aujourd’hui même est en train de s’y reconstruire dans les luttes contre la corruption : rappelons, avec Jean-Joseph Boillot2, les trois concepts par lesquels Gandhi définissait la démocratie : « swaraj, ou le droit à l’autonomie de chacun ; sarvodaya, ou le droit de chacun à s’organiser en coopérative ; et ahimsa, ou le principe de non-violence ». Ces trois principes restent d’une brûlante actualité aujourd’hui face au désastre capitaliste, et sont présents dans le mouvement actuel des Indignés.

 

 

1er septembre 2011

evelyne.perrin6@wanadoo.fr

 
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références

références
1 Bernard Aspe, Les Mots et les Actes, « Antiphilosophique », Nous, 2011.
2 Cf. Jean-Joseph Boillot, « Protestation sociale : la voie indienne », Libération, 31 août 2011.