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Les Éditions sociales ont récemment publié un ouvrage inédit de Lars Lih, Lénine, une enquête historique. Le message des bolcheviks, dans lequel l’auteur remet en cause un ensemble de mythes fondateurs du léninisme. Il prétend ainsi retrouver ce que fut la pratique réelle de Lénine et des bolcheviks, afin de mettre en évidence la force mais aussi certaines limites de leur politique révolutionnaire.

Les commémorations de la mort des grands personnages sont souvent l’occasion pour chacune des parties de régler ses comptes avec eux, soit en essayant de noircir leur légende, soit en consignant cette mémoire à un passé mythique sans contact avec notre présent. Dans Lénine, une enquête historique : le message des bolcheviks, paru aux Éditions sociales pour le centenaire de la mort de Lénine, l’historien canadien Lars Lih entend, en prenant le contrepied de la « légende noire » autant que de la « légende dorée » du dirigeant russe[1], penser à nouveaux frais la figure de Lénine en la replaçant dans le cadre historique qui était le sien.

L’objectif principal de l’ouvrage de Lih est la remise en question du « culte de Lénine ». Partagé aussi bien par les staliniens que par les trotskistes, mais aussi par les auteurs anticommunistes des deux côtés de l’Atlantique qui font de Lénine l’« inventeur du totalitarisme », ce culte a pour fondement la construction a posteriori d’une figure de Lénine comme génie novateur et solitaire ayant courageusement rompu avec la théorie et la politique de la IIe Internationale, fabriquée à partir du fait accompli de la Révolution et de la stabilisation du régime soviétique au terme de la guerre civile. Le fond de ce qu’on a très vite appelé le « léninisme » s’est cristallisé tout de suite après la mort de Lénine[2], et comme le montre Lih on le retrouve déjà en toutes lettres dès 1924 aussi bien chez Staline que chez Trotski dans des textes comme Des Principes du léninisme et Leçons d’Octobre.

A rebours de cette lecture rétrospective, Lih propose une interprétation de Lénine et du bolchevisme qui insiste au contraire sur leur ancrage ferme dans les pratiques de la IIe Internationale et dans les théories sur lesquelles cette pratique était basée et qui se retrouvaient exposées notamment dans les publications de son dirigeant Karl Kautsky. La lecture attentive des écrits de Lénine mais aussi d’autres dirigeants bolcheviques comme Kamenev, Zinoviev ou Staline entre 1902 et 1920 révèle en effet une extraordinaire continuité entre la pensée et la praxis des partis de la IIe Internationale et celles de la fraction bolchevique, une continuité qui était par ailleurs ouvertement et systématiquement revendiquée par les auteurs eux-mêmes, y compris après la « trahison » du SPD lors du premier conflit mondial.

Afin de mieux illustrer cette continuité, Lih choisit quatre moments clés dans l’évolution de Lénine et du bolchevisme associés à quatre dates importantes : la publication de Que faire ? en 1902 en vue du 2e Congrès du POSDR, le début de la Première Guerre mondiale en 1914 et les polémiques avec les partis social-démocrates européens qui la soutiennent, les Révolutions de 1917 et l’attitude des bolcheviks face aux événements en cours, et enfin la parution en 1920 de La Maladie infantile du communisme au milieu de la guerre civile russe. Chacune de ces dates est associée par Lars Lih à un « paradigme » ou à une interprétation dominante des faits qui a fait largement consensus et dont il entend contester la validité.

Ainsi, loin de manifester une « inquiétude » ou une méfiance à l’égard des ouvriers, Que faire ? exprime la pleine confiance de Lénine dans l’accueil positif par les ouvriers russes de la nouvelle de leur mission historique révolutionnaire telle qu’elle leur serait annoncée par les militants révolutionnaires ; 1914 ne marque pas la rupture totale avec la IIe Internationale et avec Karl Kautsky, mais plutôt une volonté de la part des bolcheviks de reprendre à leur compte le programme de cette Internationale trahi par son avant-garde ; les « Thèses d’avril » n’ont pas « réarmé » le parti bolchevique en lui montrant la voie de la révolution socialiste en vue d’Octobre, mais ont été le lieu d’un réajustement de la tactique bolchevique à l’amère réalité du soutien populaire très large dont jouissait alors le gouvernement provisoire ; et en 1920, les bolcheviks ne souhaitaient pas profiter de la guerre civile pour accélérer le passage au socialisme, mais essayaient plutôt de défendre à tout prix un jeune régime révolutionnaire au bord de la catastrophe économique et sociale.

Chaque étape est l’occasion pour l’historien canadien de montrer que Lénine prônait la « prudence » et les méthodes qui ont fait leurs preuves plutôt que l’aventurisme téméraire qui a pu être attribué au bolchevisme plus tard –en premier lieu par Karl Kautsky lui-même[3].

La méthode choisie par Lih pour défendre sa réinterprétation est celle d’un retour aux textes eux-mêmes en-deçà du récit léniniste qui en a encadré la lecture jusqu’ici : il s’agit, comme le dit lui-même, non pas de « présenter la version de Lénine par Lih, mais plutôt la version de Lénine par Lénine » (p. 34), à savoir de rendre compte de ce qui s’est passé du point de vue des acteurs principaux concernés. Vue à travers leurs yeux et leurs mots, la pratique bolchevique affiche en effet une forme de fidélité très radicale aux principes du mouvement ouvrier et du marxisme tels qu’ils étaient incarnés à cette époque par l’Internationale de Kautsky, fidélité qui s’écarte de manière significative de la volonté de rupture qui leur a été attribuée plus tard.

Le sous-titre « le message des bolcheviks » renvoie quant à lui au fil conducteur qui tient ensemble le livre de Lars Lih, à savoir la croyance des bolcheviks dans la « puissance du message » révolutionnaire et leur quête pour le faire entendre au prolétariat. Cette croyance leur venait de deux sources distinctes. L’expérience des premiers socialistes marxistes russes leur avait d’une part montré que les ouvriers urbains russes étaient bien plus réceptifs à l’égard des idées socialistes que les paysans, lesquels avaient plutôt tendance à dénoncer tout propagandiste révolutionnaire à la police[4]. Mais c’est avant tout le succès formidable du Parti social-démocrate allemand (SPD) dans la mobilisation et l’organisation du mouvement ouvrier au point de devenir le premier parti politique d’Allemagne qui inspirait et qui orientait l’action politique des bolcheviks et en premier chef de Lénine lui-même.

Comme le rappelle Lih, le SPD avait adopté depuis Lassalle la méthode du « campagnisme » consistant à répandre la parole socialiste dans la société par tous les moyens possibles et à créer une agitation politique permanente par la voie de la presse et des rassemblements publics, mais aussi par un grand nombre d’institutions liées au parti qui comprenaient aussi bien des syndicats que des clubs sportifs et des associations culturelles ou artistiques, au point de constituer une véritable « culture alternative » à la complexité et aux dimensions remarquables[5].

L’objectif de Lénine tel qu’on le retrouve exposé dans Que faire ? était d’adapter le modèle du campagnisme social-démocrate au contexte de clandestinité du mouvement révolutionnaire russe. Face à la censure tsariste, la social-démocratie révolutionnaire russe se devait ainsi de lutter constamment pour l’instauration de la liberté politique afin de pouvoir diffuser son message de plus en plus largement, y compris par le moyen de la tribune parlementaire (un point sur lequel Lénine a insisté à plusieurs reprises le long de sa vie).

On assiste donc à un véritable « transfert technologique » dans lequel les méthodes de propagande et d’agitation du SPD se trouvent adaptées par les bolcheviks et à la situation russe où elles finiront par faire montre d’une efficacité redoutable. Paradoxalement, l’attachement des bolcheviks vis-à-vis des techniques d’agitation héritées de la social-démocratie révolutionnaire explique aussi d’après Lih les restrictions dont la liberté politique fera l’objet sous le régime bolchevique à partir de 1920 : une fois au pouvoir, les bolcheviks auraient de fait transformé le campagnisme social-démocrate en un « campagnisme monopoliste d’Etat » où toute expression publique de voix dissonantes était interdite dans le but de mieux faire entendre le message émanant du régime (en bons cybernéticiens avant l’heure, les bolcheviks avaient donc compris l’importance de la suppression du bruit afin que l’information soit reçue plus clairement).

Derrière son vernis d’essai érudit destiné aux seuls historiens, Lénine, une enquête historique s’avère de fait être une œuvre au potentiel iconoclaste qui dynamite tout un ensemble de schémas de pensée ayant structuré notre compréhension des faits qui n’ont guère été remis en question depuis la mort de Lénine, en particulier celui qui oppose le bolchevisme « révolutionnaire » à une social-démocratie « réformiste » ou « attentiste ». Cette lecture « réaliste » de Lénine ne sera sans doute pas du goût de tout le monde (les mythes, on le sait, sont généralement plus séduisants que l’histoire véritable), mais elle a le mérite d’être étayée aussi bien par les textes que par les choix politiques concrets du dirigeant bolchevique sur plusieurs décennies.

Par ailleurs, on peut même considérer que la volonté de Lih de rompre avec le culte de Lénine le pousse à surjouer un peu l’ « orthodoxie » de Lénine et à sous-estimer les aspects novateurs de sa pensée. Car s’il est vrai que Lénine revendiquait fièrement son « absence d’originalité » (tout comme les bolcheviks à sa suite), il ne faut pas non plus ignorer la valeur rhétorique qu’il peut y avoir à se proclamer le seul interprète autorisé de la tradition marxiste révolutionnaire dans un contexte où un grand nombre de courants revendiquaient eux eussi la conformité de leur pratique avec les principes du marxisme.

On pourrait d’ailleurs se demander à juste titre si ce n’est pas justement son désir de construire une unité de la « tradition » social-démocrate allant du SPD au PCUS qui amène Lih à passer largement sous silence la période entre 1902 et 1914, qui a été une période de conflits intenses au sein même du POSDR dans lesquels Lénine s’est souvent retrouvé en minorité, y compris au sein de sa propre fraction. Que le rapport de Lénine à l’orthodoxie marxiste soit plus complexe qu’il ne le paraît à première vue nous est par ailleurs suggéré par des formulations reprises à plusieurs endroits dans le livre de Lih dans lesquelles Lénine affirme être conforme à l’« esprit général » de la social-démocratie contre la « lettre » à laquelle seraient attachés ses adversaires doctrinaires.

Cet attachement à l’esprit contre la lettre nous permet de mieux comprendre comment les bolcheviks ont pu malgré tout se revendiquer comme les véritables héritiers de la IIe Internationale contre ses représentants officiels – et finalement, l’étrange orthodoxie bolchevique s’est révélée assez souple pour justifier toutes les politiques que le parti estimait nécessaires sans que leur « autorité » ne soit jamais mise en danger pour autant.

En dépit de ces quelques réserves, il nous semble que Lénine, une enquête historique est un ouvrage bienvenu pour sa contribution à la réouverture d’une étude critique de la pensée politique de Lénine qui en explorerait à nouveau toute la richesse en dépassant les idées reçues.

Notes

[1] Pour reprendre les termes de Guillaume Fondu dans un autre ouvrage paru à l’occasion du centenaire, Que faire de Lénine ? (Éditions critiques, 2023).

[2] Jean-Numa Ducange et Serge Wolikow, « Le siècle du léninisme », Actuel Marx, vol. 62, n° 2, 2017, pp. 11-25.

[3] Voir notamment Terrorisme et communisme (1919), auquel Trotski répondra un an plus tard par l’ouvrage du même nom.

[4] Pour un récit détaillé de l’expérience des premiers socialistes russes, voir Samuel H. Baron, Plekhanov : The Father of Russian Marxism, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1963.

[5] Vernon T. Lidtke, The Alternative Culture : Socialist Labor in Imperial Germany, New York/Oxford, Oxford University Press, 1985.

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