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Marx a proclamé la nécessité de « briser » l’État bourgeois. Mais qu’est-ce que cela signifie en pratique ? Si notre objectif est un socialisme démocratique et non bureaucratique, quel type d’État doit être notre objectif ? Ceux qui cherchent des réponses se sont souvent tournés vers L’État et la révolution de Lénine, où le célèbre révolutionnaire parle avec assurance de transformer « un État de bureaucrates » en « un État de travailleurs en armes ».

Dans l’article suivant, Ralph Miliband propose une évaluation critique du texte de Lénine et explique pourquoi « l’exercice du pouvoir socialiste reste le talon d’Achille du marxisme ». Publié pour la première fois en 1970, cet article reste l’une des analyses les plus fines de L’État et la révolution.

Ralph Miliband (1924-1994) fut, de l’avis général, l’un des plus importants théoriciens marxistes britanniques de l’après-guerre. Un pionnier, avec Nicos Poulantzas et les courants gramsciens d’Italie et d’Amérique latine, du renouveau de la théorie politique marxiste dans les années 1960 et 1970, il est pourtant resté très injustement méconnu dans l’hexagone.

Pour aller plus loin, on pourra lire ou relire notre dossier consacré à Lénine.

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L’État et la révolution est considéré à juste titre comme l’un des ouvrages les plus importants de Lénine. Il aborde des questions de la plus haute importance pour la théorie et la pratique socialistes, dont aucune n’a perdu de sa pertinence, bien au contraire. En tant qu’exposé de la théorie marxiste de l’État, avant et surtout après la conquête du pouvoir, il a, parce qu’il a été écrit par Lénine, joui d’un statut d’autorité exceptionnel pour les générations successives de socialistes, davantage encore ces dernières années, puisque son esprit et sa substance peuvent si facilement être invoqués contre l’expérience hyper-bureaucratique des régimes de type russe, ainsi que contre les partis communistes officiels. Bref, voici bien, pour des raisons intrinsèques et circonstancielles, l’un des « textes sacrés » de la pensée marxiste.

Or, les « textes sacrés » sont étrangers à l’esprit du marxisme, ou du moins devraient l’être, ce qui est en soi une raison suffisante pour soumettre L’État et la révolution à l’analyse critique. Mais il y a aussi une autre raison, plus spécifique, d’entreprendre une telle analyse, à savoir que cet ouvrage de Lénine est communément considéré, dans la tradition marxiste, comme apportant une solution théorique et même pratique à la question si importante de l’exercice socialiste du pouvoir.

Ma propre lecture suggère, en toute modestie, une conclusion assez différente : L’État et la révolution, loin de résoudre les problèmes auxquels il s’intéresse, ne fait que souligner leur complexité, et mettre l’accent sur quelque chose que l’expérience de plus d’un demi-siècle a en tout cas amplement- et de manière tragique – servi à confirmer, à savoir que l’exercice du pouvoir socialiste reste le talon d’Achille du marxisme. C’est pourquoi, au cours de l’année 1970, qui verra tant de célébrations tout à fait légitimes du génie et des réalisations de Lénine, une évaluation critique de L’État et la révolution n’est peut-être pas inutile. En effet, ce n’est qu’en sondant les lacunes de l’argumentation qu’il avance que l’on peut faire avancer la discussion sur des questions fondamentales pour le projet socialiste.

Le point fondamental sur lequel repose l’ensemble de l’argumentation de Lénine, et auquel il revient sans cesse, découle de Marx et Engels. Il s’agit du fait que si toutes les révolutions précédentes ont « perfectionné » (c’est-à-dire renforcé) la machine d’État, « la classe ouvrière ne peut pas simplement s’emparer de la machine d’État et la manier à ses propres fins » ; et qu’elle doit au contraire briser, rompre, détruire cette machine.

L’importance capitale que Lénine attache à cette idée a souvent été interprétée comme signifiant que l’objectif de L’État et la révolution est d’opposer la révolution violente à la « transition pacifique ». Il n’en est rien. La contraposition est certainement importante et Lénine croyait effectivement (beaucoup plus catégoriquement que Marx, d’ailleurs) que la révolution prolétarienne ne pouvait être réalisée que par des moyens violents. Mais comme Lucio Colletti (1924 – 2001) l’a récemment fait remarquer :

La polémique de Lénine n’est pas dirigée contre ceux qui ne souhaitent pas la prise du pouvoir. L’objet de son attaque n’est pas le réformisme. Au contraire, elle est dirigée contre ceux qui souhaitent la prise du pouvoir mais pas la destruction de l’ancien État.

L’expression « au contraire » dans la citation ci-dessus est trop forte : Lénine plaide également contre le réformisme. Mais il est parfaitement vrai que sa principale préoccupation dans L’État et la révolution est d’attaquer et de rejeter tout concept de révolution qui ne prend pas au pied de la lettre le point de vue de Marx selon lequel l’État bourgeois doit être détruit.

La question évidente et cruciale que cela soulève est de savoir quel type d’État post-révolutionnaire doit succéder à l’État bourgeois renversé. En effet, l’un des principes fondamentaux du marxisme, et l’une de ses principales différences avec l’anarchisme, est que si la révolution prolétarienne doit détruire l’ancien État, elle n’abolit pas l’État lui-même : un État subsiste et perdure même pendant longtemps, même s’il commence immédiatement à « dépérir ». Ce qui est le plus remarquable dans la réponse que Lénine donne à la question de la nature de l’État post-révolutionnaire, c’est à quel point il pousse le concept de « dépérissement » de l’État dans L’État et la Révolution : si loin, en fait, que l’État, au lendemain de la révolution, n’a pas seulement commencé à dépérir, mais qu’il est déjà à un stade avancé de décomposition.

Ceci, il faut le noter tout de suite, ne signifie pas que le pouvoir révolutionnaire doit être faible. Au contraire, Lénine ne manque jamais d’insister sur le fait qu’il doit être très fort et qu’il doit le rester pendant une longue période. Ce que cela signifie, c’est que ce pouvoir n’est pas exercé par l’État au sens commun du terme, c’est-à-dire en tant qu’organe de pouvoir séparé et distinct, même s’il est « démocratique », mais que « l’État » est passé d’un « État de bureaucrates » à un « État de travailleurs en armes ». Lénine note qu’il s’agit néanmoins d’une « machine d’État », mais « sous la forme de travailleurs en arme qui forment une milice impliquant toute la population ». Encore une fois, « tous les citoyens sont transformés en employés de l’État, qui consiste en des travailleurs en armé » ; et encore une fois, « l’État, c’est-à-dire le prolétariat armé et organisé en tant que classe dominante ». Des formulations identiques ou similaires se retrouvent tout au long de l’ouvrage.

Dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, écrit après la prise du pouvoir par les bolcheviks, Lénine rejette farouchement le point de vue de Kautsky (1854 -1938) selon lequel une classe « ne peut que dominer mais pas gouverner » : « Il est tout à fait erroné de dire qu’une classe ne peut pas gouverner. Une telle absurdité ne peut être proférée que par un crétin parlementaire qui ne voit rien d’autre que les parlements bourgeois, qui n’a rien remarqué d’autre que les « partis de pouvoir ».

L’État et la révolution repose précisément sur l’idée que le prolétariat peut « gouverner », et pas seulement « dominer », et qu’il doit le faire si l’on veut que la dictature du prolétariat soit plus qu’un slogan. La révolution », écrit également Lénine, « consiste non pas à ce que la nouvelle classe commande, gouverne à l’aide de l’ancienne machine d’État, mais à ce que cette classe brise cette machine et commande, gouverne à l’aide d’une nouvelle machine ». Kautsky brouille cette idée fondamentale du marxisme, ou bien il ne la comprend pas du tout ». Cette nouvelle « machine », telle qu’elle apparaît dans L’État et la révolution, est l’État des travailleurs en armes. Il s’agit ici, selon toute apparence, d’une domination de classe sans intermédiaire, une notion beaucoup plus étroitement associée à l’anarchisme qu’au marxisme.

Cette notion doit être clarifiée. Mais ce qui est si frappant dans L’État et la révolution, c’est qu’il n’y a fort peu d’éléments à clarifier, comme je me propose de le montrer.

Lénine attaque vivement les anarchistes et insiste sur la nécessité de conserver l’État pendant la période de la dictature du prolétariat. « Nous ne sommes pas des utopistes, écrit-il, nous ne « rêvons » pas de nous passer immédiatement de toute administration, de toute subordination. Mais il poursuit :

Mais c’est au prolétariat, avant-garde armée de tous les exploités et de tous les travailleurs, qu’il faut se subordonner. On peut et on doit dès à présent, du jour au lendemain, commencer à remplacer les « méthodes de commandement » propres aux fonctionnaires publics par le simple exercice d’une « surveillance et d’une comptabilité », fonctions toutes simples qui, dès aujourd’hui, sont parfaitement à la portée de la généralité des citadins, et dont ils peuvent parfaitement s’acquitter pour des « salaires d’ouvriers ». C’est nous-mêmes, les ouvriers, qui organiserons la grande production en prenant pour point de départ ce qui a déjà été créé par le capitalisme, en nous appuyant sur notre expérience ouvrière, en instituant une discipline rigoureuse, une discipline de fer maintenue par le pouvoir d’État des ouvriers armés; nous réduirons les fonctionnaires publics au rôle de simples agents d’exécution de nos directives, au rôle « de surveillants et de comptables », responsables, révocables et modestement rétribués (tout en conservant, bien entendu, les spécialistes de tout genre, de toute espèce et de tout rang).

Il est clair qu’une certaine forme d’administration continue d’exister, mais il est tout aussi clair qu’elle fonctionne sous la supervision et le contrôle les plus stricts et continus des travailleurs en armes ; les fonctionnaires sont, comme Lénine le note à plusieurs reprises, révocables à tout moment. Les « bureaucrates », de ce point de vue, n’ont pas été complètement abolis, mais ils ont été réduits au rôle d’exécutants tout à fait subordonnés de la volonté populaire, telle qu’elle est exprimée par les travailleurs en armes.

Quant à une deuxième institution principale de l’ancien État, l’armée permanente, elle a été remplacée, selon les termes cités plus haut, par des travailleurs en armes qui procèdent à la formation d’une milice impliquant l’ensemble de la population.

Ainsi, deux institutions que Lénine considère comme « les plus caractéristiques » de la machine étatique bourgeoise ont été radicalement modifiées : l’une d’entre elles, la bureaucratie, a été réduite de façon drastique et ce qui en reste a été totalement soumis à la supervision populaire directe, soutenue par le pouvoir de révocation instantanée, tandis que l’autre, l’armée permanente, a été réellement abolie.

Cependant, souligne Lénine, l’État centralisé n’a pas été aboli. Mais il prend la forme 

« d’un centralisme librement consenti, d’une libre union des communes en nation, d’une fusion volontaire des communes prolétariennes en vue de détruire la domination bourgeoise et la machine d’État bourgeoise ».

Ici aussi, la question évidente concerne les institutions à travers lesquelles la dictature du prolétariat peut s’exprimer. Car Lénine parle bien dans L’État et la Révolution « d’un gigantesque remplacement de certaines institutions par d’autres institutions d’un type fondamentalement différent ». Mais L’État et la révolution a en fait très peu à dire sur les institutions, à l’exception de quelques très brèves références aux Soviets des députés ouvriers et soldats.

Lénine réserve certaines de ses épithètes les plus choisies à une forme d’institution représentative, à savoir « le parlementarisme vénal et pourri de la société bourgeoise ». Cependant, « le moyen de sortir du parlementarisme n’est pas, bien entendu, d’abolir les institutions représentatives et le principe électif, mais de transformer les institutions représentatives, qui sont des lieux de discussion, en « organes de travail ». Les institutions qui incarnent ce principe sont, comme on l’a vu, les Soviets des députés ouvriers et soldats.

A une occasion, Lénine parle de « la simple organisation du peuple en armes (comme le Soviet des députés ouvriers et soldats…) » ; à une autre, de « la conversion de tous les citoyens en travailleurs et autres employés d’un immense ‘syndicat’ – l’État tout entier – et la subordination complète de tout le travail de ce syndicat à un État authentiquement démocratique, l’État des Soviets des députés ouvriers et soldats ». La troisième référence de ce genre est sous la forme d’une question : Kautsky développe une « vénération superstitieuse » du « bureaucratisme » ; mais pourquoi ne peuvent-ils pas être remplacés, par exemple, par des comités de spécialistes travaillant sous des Soviets et des Députés ouvriers et soldats souverains et tout-puissants ?

Il faut cependant noter que les Soviets sont « souverains et tout-puissants » par rapport au « comité » dont parle Lénine. Par rapport à leurs mandants, les députés sont bien sûr révocables à tout moment : La « représentation » doit ici être conçue comme opérant dans les limites étroites déterminées par le pouvoir populaire.

L’État dont parle Lénine dans L’État et la Révolution est donc un État dans lequel l’armée permanente a cessé d’exister, où ce qui reste de l’administration est complètement subordonné aux travailleurs en armes et où les représentants de ces travailleurs en armes leur sont également subordonnés. C’est ce « modèle » qui semblerait justifier l’affirmation, avancée plus haut, que l' »État » qui exprime la dictature du prolétariat est, dès le lendemain de la révolution, à un stade de décomposition avancée.

Les problèmes que cela soulève sont légion. Le fait qu’ils soient totalement ignorés dans L’État et la Révolution ne peut être négligé dans une évaluation réaliste de l’ouvrage.

Le premier de ces problèmes est celui de la médiation politique du pouvoir révolutionnaire. Je veux dire par là que la dictature du prolétariat est évidemment inconcevable sans un certain degré au moins d’articulation et de direction politiques, ce qui implique une organisation politique. Mais le fait extraordinaire, compte tenu de l’ensemble de l’esprit de Lénine, est que l’élément politique qui occupe par ailleurs une place si cruciale dans sa pensée, à savoir le parti, reçoit si peu d’attention dans L’État et la révolution.

Il y a trois références au parti dans l’ouvrage, dont deux n’ont pas de rapport direct avec la question de la dictature du prolétariat. La première est une remarque mineure concernant la nécessité pour le parti de s’engager dans la lutte « contre la religion qui abrutit le peuple » ; la seconde, tout aussi mineure, note que « dans la révision du programme de notre parti, nous devons par tous les moyens prendre en considération les conseils d’Engels et de Marx, afin de nous rapprocher de la vérité, de restaurer le marxisme en le débarrassant de ses distorsions, de guider plus correctement la lutte de la classe ouvrière pour son émancipation ». La troisième référence, la plus pertinente, est la suivante : « En éduquant le parti ouvrier, le marxisme éduque l’avant-garde du prolétariat, capable de prendre le pouvoir et de conduire le peuple tout entier au socialisme, de diriger et d’organiser le nouveau système, d’être le maître, le guide, le chef de tous les travailleurs et exploités dans l’organisation de leur vie sociale sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie. »

Il n’est pas tout à fait clair dans ce passage si c’est le prolétariat qui est capable d’assumer le pouvoir, de diriger, d’organiser, etc. ou si c’est l’avant-garde du prolétariat, c’est-à-dire le parti ouvrier, qui est ici désignée. Les deux interprétations sont possibles.

Dans la première, la question de la direction politique est laissée en suspens. On peut rappeler qu’elle a été laissée en suspens par Marx dans ses considérations sur la Commune de Paris et sur la dictature du prolétariat. Mais ce n’est pas quelque chose qui peut, me semble-t-il, être laissé en suspens dans la discussion sur le régime révolutionnaire, sauf en termes d’une théorie de la spontanéité qui constitue un évitement du problème plutôt que sa résolution.

D’autre part, la seconde interprétation, qui correspond mieux à tout ce que nous savons de l’appréciation de Lénine sur l’importance du parti, ne fait que soulever la question sans l’aborder. Cette question est bien sûr absolument primordiale pour toute la signification du concept de dictature du prolétariat : quel est le rapport entre le prolétariat dont la révolution est censée établir la dictature et le parti qui l’éduque, le conduit, le dirige, l’organise, etc.

Ce n’est que sur la base de l’hypothèse d’une relation symbiotique et organique entre les deux que la question disparaît complètement ; mais si une telle relation a bien existé entre le parti bolchevik et le prolétariat russe dans les mois qui ont précédé la révolution d’octobre, c’est-à-dire lorsque Lénine a écrit L’État et la révolution, l’hypothèse que ce type de relation puisse jamais être considéré comme un fait automatique et permanent appartient à la rhétorique du pouvoir, pas à sa réalité.

Que ce soit le parti ou le prolétariat qui, dans le passage ci-dessus, soit désigné comme conduisant le peuple tout entier au socialisme, le fait est que Lénine a bien sûr affirmé le rôle central du premier après la prise du pouvoir par les bolcheviks. En effet, dès 1919, il en affirmait la direction politique exclusive. « Oui, la dictature d’un seul parti ! », déclarait-il alors :

« Nous nous y tenons et ne pouvons nous en écarter, car c’est le parti qui, au fil des décennies, a conquis la position d’avant-garde de l’ensemble du prolétariat industriel. En fait, « la dictature de la classe ouvrière est mise en œuvre par le parti des bolcheviks qui, depuis 1905 ou avant, est uni à l’ensemble du prolétariat révolutionnaire ».

Plus tard, comme le note également E. H. Carr (1892–1982), il décrivit la tentative de distinguer entre la dictature de la classe et la dictature du parti comme la preuve d’une « incroyable et inextricable confusion de pensée ». En 1921, il affirmait carrément contre les critiques de l’Opposition ouvrière que « … la dictature du prolétariat est impossible si ce n’est par l’intermédiaire du Parti communiste ».

C’est peut-être le cas, mais il doit être évident qu’il s’agit d’un tout autre « modèle » d’exercice du pouvoir révolutionnaire que celui présenté dans L’État et la révolution, et qu’il transforme radicalement le sens à donner à la « dictature du prolétariat ». A tout le moins, elle pose de la manière la plus aiguë possible la question du rapport entre le parti au pouvoir et le prolétariat. Ce n’est même pas le parti qui est ici en question, mais plutôt la direction du parti, conformément à cette grande dynamique que Trotsky avait prophétiquement décrite après la scission de la social-démocratie russe entre bolcheviks et mencheviks, à savoir que « l’organisation du parti [un petit comité] commence par se substituer d’abord au parti dans son ensemble, puis le Comité central se substitue à l’organisation et enfin un seul « dictateur » se substitue au Comité Central… ».

Pendant un certain temps après la révolution, Lénine a pu croire et prétendre qu’il n’y avait pas de conflit entre la dictature du prolétariat et la dictature du parti. Staline devait faire de cette affirmation la base et la légitimation de son propre pouvoir total. Dans le cas de Lénine, peu de choses sont aussi significatives de sa grandeur que le fait qu’il en soit venu, alors qu’il était au pouvoir, à remettre en question cette identification et à être obsédé par l’idée qu’elle ne pouvait pas être simplement considérée comme allant de soi. Il aurait très bien pu, comme l’ont fait ses successeurs, essayer de se cacher à lui-même l’ampleur du fossé entre la prétention et la réalité. Qu’il ne l’ait pas fait et qu’il soit mort en homme profondément troublé n’est pas la partie la moins importante de son héritage, même si ce n’est pas la partie de son héritage qui est susceptible d’être évoquée, et encore moins célébrée, dans le pays de la révolution bolchevique.

Il est évidemment très tentant d’attribuer la transformation de la dictature du prolétariat, telle qu’elle est présentée dans L’État et la révolution, en dictature du parti, ou plutôt de ses dirigeants, aux circonstances particulières de la Russie après 1917 : arriération, guerre civile, intervention étrangère, dévastation, privations massives, désaffection populaire et incapacité des autres pays à répondre à l’appel de la révolution.

Il me semble qu’il faut résister à cette tentation. Bien sûr, les circonstances défavorables auxquelles les bolcheviks ont dû faire face étaient réelles et suffisamment oppressantes. Mais je dirais que ces circonstances n’ont fait qu’aggraver, quoique certainement à un degré extrême, un problème qui est de toute façon inhérent au concept de la dictature du prolétariat.

Le problème se pose parce que cette dictature, même dans les circonstances les plus favorables, est irréalisable sans médiation politique parce que l’introduction nécessaire de la notion de médiation politique dans le « modèle » affecte considérablement le caractère de ce dernier, c’est le moins que l’on puisse dire. C’est particulièrement le cas si la médiation politique est conçue en termes de régime de parti unique. Dans ce cas, même si le « centralisme démocratique » est appliqué avec beaucoup plus de souplesse qu’il ne l’a jamais été, il rend beaucoup plus difficile, voire exclut, l’institutionnalisation de ce que l’on peut appeler, de façon approximative, le pluralisme socialiste.

Cela est exceptionnellement difficile à réaliser et peut même être impossible dans la plupart des situations révolutionnaires. Mais il est tout aussi bien de reconnaître qu’à moins que des dispositions adéquates ne soient prises pour des canaux alternatifs d’expression et d’articulation politique, ce que le concept de parti unique exclut par définition, tout discours sur la démocratie socialiste n’est que du vent.

Le parti unique pose comme postulat une volonté prolétarienne révolutionnaire et irréductible dont il est l’expression naturelle. Mais ce n’est pas un postulat raisonnable sur lequel fonder la « dictature du prolétariat » : dans aucune société, quelle qu’elle soit, il n’existe une volonté populaire unique et irréductible. C’est précisément pour cette raison que se pose le problème de la médiation politique. Ce problème ne doit pas être considéré comme insurmontable. Mais sa résolution exige, pour commencer, qu’il soit au moins reconnu.

La question du parti, cependant, nous ramène à la question de l’État. Lorsque Lénine disait, dans le cas de la Russie, que la dictature du prolétariat était impossible si elle ne passait pas par le parti communiste, il sous-entendait également que le parti devait insuffler sa volonté et assurer sa domination sur les institutions qui, dans L’État et la révolution, avaient été désignées comme représentant les travailleurs en armes.

En 1921, il notait que « en tant que parti au pouvoir, nous ne pouvions pas nous empêcher de fusionner les « autorités » soviétiques avec les « autorités » du parti : « avec nous, elles sont fusionnées et elles le resteront ». Dans l’un de ses derniers articles dans la Pravda, écrit au début de 1923, il suggérait également que « l’union souple de l’élément soviétique avec l’élément du parti », qui avait été une « source de force énorme » dans la politique extérieure, « sera au moins aussi bien en place (je pense, beaucoup plus en place) si elle est appliquée à l’ensemble de notre appareil d’État ».

Mais cela signifie que si le parti doit être fort, l’État qui lui sert d’organe de gouvernement doit l’être aussi. En effet, dès mars 1918, Lénine disait que « pour le moment, nous sommes inconditionnellement pour l’État ». À la question qu’il posait lui-même : « Quand l’État commencera-t-il à disparaître ? » il répondait : « Nous aurons le temps de tenir plus de deux congrès avant de pouvoir dire : Voyez comme notre État est en train de mourir. D’ici là, il est trop tôt. Proclamer à l’avance le dépérissement de l’État sera une violation de la perspective historique ».

Il y a un sens dans lequel cela est parfaitement cohérent avec L’État et la révolution, et un autre sens, plus important, dans lequel cela ne l’est pas. Cela est cohérent dans la mesure où Lénine a toujours envisagé l’existence d’un pouvoir fort une fois la révolution accomplie. Mais cela est incohérent dans la mesure où, dans L’État et la révolution, il envisage également que ce pouvoir soit exercé, non pas par l’État tel qu’on l’entend généralement, mais par un « État » de travailleurs en armes. Il est certain que l’état dont il parlait après la révolution n’était pas celui dont il parlait lorsqu’il a écrit L’État et la Révolution.

Je crois, ici aussi, qu’il ne suffit pas d’attribuer l’incohérence aux conditions russes particulières auxquelles les bolcheviks ont été confrontés. Il me semble en effet que le type de gouvernement populaire sans intermédiaire que Lénine décrit dans l’ouvrage appartient en fait, quelles que soient les circonstances dans lesquelles la révolution se produit, à un avenir assez lointain, dans lequel, comme Lénine le dit lui-même, « la nécessité de la violence contre les gens en général, de la subordination d’un homme à un autre, et d’une partie de la population à une autre, disparaîtra complètement, car les gens s’habitueront à observer les conditions élémentaires de la vie sociale sans violence et sans subordination ». Jusqu’à ce moment-là, un état subsiste, mais il ne s’agit probablement pas du type d’état dont parle Lénine dans L’État et la révolution : c’est un état à propos duquel il n’est pas nécessaire d’utiliser des guillemets.

Dans le traitement de la question par Lénine, du moins dans L’État et la révolution, deux « modèles » d’État sont opposés de la manière la plus nette possible : soit il y a le « vieil état », avec son appareil répressif, militaro-bureaucratique, c’est-à-dire l’état bourgeois ; soit il y a le type d’état « transitoire » de la dictature du prolétariat qui, comme je l’ai soutenu, n’est pas du tout un état. Mais si, comme je le crois, ce dernier type d' »état » représente, au lendemain d’une révolution et longtemps après, un raccourci que la vie réelle ne permet pas, les formulations de Lénine servent à éviter plutôt qu’à répondre à la question fondamentale, qui est au centre du projet socialiste, à savoir le type d’état, sans guillemets, qui est conforme avec l’exercice du pouvoir socialiste.

A cet égard, il faut dire que l’héritage de Marx et d’Engels est plus incertain que ne l’admet Lénine. Les deux hommes ont sans aucun doute conçu comme l’une des tâches principales, voire la tâche principale de la révolution prolétarienne de « briser » l’ancien état. Il est également parfaitement vrai que Marx a dit de la Commune de Paris qu’elle était « la forme politique enfin découverte sous laquelle on peut travailler à l’émancipation économique du travail ». Mais il n’est pas indifférent de noter que, dix ans après la Commune, Marx a également écrit que « indépendamment du fait qu’il ne s’agissait que du soulèvement d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la Commune n’était nullement socialiste et ne pouvait pas l’être ».

Bien entendu, Marx n’a jamais décrit la Commune comme la dictature du prolétariat. Seul Engels l’a fait, en 1891, dans la préface de La guerre civile en France :

« Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »

Mais la même année, en 1891, Engels disait aussi, dans sa Critique du projet de programme d’Erfurt du parti social-démocrate allemand, que 

 » Une chose absolument certaine, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française ».

Commentant cela, Lénine affirme que « Engels a répété ici, sous une forme particulièrement frappante, l’idée fondamentale qui traverse toute l’œuvre de Marx, à savoir que la république démocratique est la forme la plus proche de la dictature du prolétariat ». Mais « la forme la plus proche » n’est pas « la forme spécifique ». On peut douter que la notion de république démocratique comme forme la plus proche de la dictature du prolétariat soit une idée fondamentale qui traverse toute l’œuvre de Marx. De même, dans la préface de La guerre civile en France, Engels dit de l’État qu’au mieux, il s’agit d’un mal hérité du passé :

le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.

C’est sur la base de tels passages que le dirigeant menchevik Julius Martov 1873-1923), à la suite de Kautsky, a écrit après la révolution bolchevique qu’en parlant de la dictature du prolétariat, Engels n’employait pas le terme « pour indiquer une forme de gouvernement, mais pour désigner la structure sociale du pouvoir d’État ».

Il me semble qu’il s’agit là d’une interprétation erronée d’Engels, mais aussi de Marx. Car ces deux hommes pensaient certainement que la dictature du prolétariat signifiait non seulement « la structure sociale du pouvoir d’État », mais aussi, et de façon tout à fait catégorique, « une forme de gouvernement ». Lénine est beaucoup plus proche d’eux lorsqu’il parle, dans L’État et la révolution, d’un « gigantesque remplacement de certaines institutions par des institutions d’un type fondamentalement différent ».

Le fait est que, même en tenant pleinement compte de ce que Marx et Engels disent de la Commune, ils ont laissé aux générations suivantes le soin d’élaborer ces institutions d’un type fondamentalement différent, tout comme Lénine, en dépit de L’État et la révolution.

Cela n’enlève rien à l’importance de l’ouvrage. Malgré toutes les questions qu’il laisse en suspens, il est porteur d’un message dont l’importance n’a fait que se confirmer avec le temps : le projet socialiste est un projet antibureaucratique. Il repose sur la vision d’une société où,

pour la première fois dans l’histoire de la société civilisée, la masse de la population se lèvera pour prendre une part indépendante, non seulement dans le vote et les élections, mais aussi dans l’administration quotidienne de l’État. Sous le socialisme, tous gouverneront à tour de rôle et s’habitueront bientôt à ce que personne ne gouverne.

C’était aussi la vision de Marx, et l’un des mérites historiques de L’État et la révolution est de l’avoir ramenée à la place qu’elle mérite dans le programme socialiste. Son second mérite historique est d’avoir insisté sur le fait que cette vision ne doit pas rester un espoir lointain et chatoyant que l’on peut ignorer sans risque dans le présent, mais que son actualisation doit être considérée comme une partie immédiate de la théorie et de la pratique révolutionnaires.

J’ai soutenu ici que Lénine avait largement surestimé dans L’État et la révolution la mesure dans laquelle l’État pouvait être amené à « s’étioler » dans toute situation post-révolutionnaire. Mais il se pourrait bien que l’intégration de ce type de surestimation dans la pensée socialiste soit la condition nécessaire pour transcender le « sens pratique » gris et bureaucratique qui a si profondément infecté l’expérience socialiste du dernier demi-siècle.

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Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

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