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Le président haïtien Jovenel Moïse a été assassiné le 7 juillet 2021 par des mercenaires présumés. Dans une interview accordée à la revue Jacobin, le directeur d’Haïti Liberté dit qu’il soupçonne certaines des familles les plus riches d’Haïti d’avoir engagé les assaillants pour prévenir une éventuelle révolution et peut-être même déclencher une intervention militaire américaine.

Au petit matin du 7 juillet, quelques heures avant l’aube, neuf 4×4 sont arrivés au domicile du président haïtien Jovenel Moïse, dans la banlieue de Port-au-Prince. Moïse s’accrochait à la présidence depuis février, suscitant des manifestations hebdomadaires de milliers d’Haïtiens qui l’accusaient de corruption, notamment dans le cadre du programme Petrocaribe, en vertu duquel le Venezuela fournissait à Haïti des milliards de dollars de pétrole et des fonds pour soutenir le développement.

Ce que des mois de protestations populaires n’ont pas réussi à accomplir, une petite bande de prétendus mercenaires l’a fait en quelques minutes. Se présentant comme des agents de la Drug Enforcement Administration étatsunienne (la DEA maintient une présence en Haïti pour aider aux opérations de lutte contre les stupéfiants), le groupe s’est introduit dans la maison et a tué le président.

L’assassinat de Moïse intervient dans un contexte de ferveur révolutionnaire croissante en Haïti. Les manifestations populaires contre la corruption, autrefois soutenues par les opposants bourgeois de l’ancien président, ont plus récemment cédé la place à des forces ouvertement radicales, comme celles qui entourent Jimmy « Barbecue » Cherizier.

Cherizier, un ancien flic devenu chef d’un groupe d’autodéfense autonome, a cherché à unir les nombreux groupes armés de défense communautaire d’Haïti, et même les gangs criminels, sous la bannière des « Forces révolutionnaires de la famille G-9 et alliés« , dans le but de renverser l’État tout entier. Leur base se trouve dans les bidonvilles d’Haïti où des millions d’anciens paysans forment désormais un « lumpenproletariat » de travailleurs sans emploi.

Bien que l’on ne sache pas qui est derrière l’assassinat de Moïse, Kim Ives, rédacteur en chef d’Haïti Liberté, déclare à Jacobin qu’il pense que le complot pourrait être une tentative de renverser la vague révolutionnaire et peut-être même de faire intervenir les Marines étatsuniens. Le collaborateur de Jacobin, Arvind Dilawar, s’est entretenu avec Kim Ives sur l’assassinat, ses possibles commanditaires et l’éventualité d’une intervention militaire étatsunienne. Leur conversation a été modifiée dans un souci de clarté et de brièveté.

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Arvind Dilawar : Que s’est-il passé en Haïti le 7 juillet ?

Kim Ives: Il y avait une bande de mercenaires avec des véhicules Nissan Patrol flambants neufs. Il est clair qu’ils connaissaient la disposition du complexe présidentiel où Moïse vivait. Il est clair également qu’ils étaient bien financés et bien préparés. C’était une opération très sophistiquée. Qui avait l’argent pour le faire et qui avait la volonté de le faire ? L’hypothèse de travail d’Haïti Liberté est que les mercenaires, plus que probablement, ont été engagés par une famille ou un consortium de familles bourgeoises qui s’opposaient à Moïse. Reginald Boulos appartient à l’une d’elles. Dimitri Vorbe appartient à une autre. Il y a plusieurs autres familles qui n’étaient pas satisfaites de Moïse.

Si cette hypothèse est correcte, ils craignent le soulèvement qui se produit dans les vastes bidonvilles d’Haïti, où le lumpenprolétariat s’organise en bandes armées, qui ont maintenant juré de mener une révolution contre la bourgeoisie et « le système pourri », comme ils l’appellent en Haïti. Les gangs sont dirigés par Cherizier, un ancien flic fanfaron, radicalisé par sa disgrâce et les trahisons, non seulement de la direction de la police mais aussi de l’opposition bourgeoise et de Moïse. Il défend ainsi ces « damnés de la terre », comme les appelait Franz Fanon, ce grand nombre de personnes essentiellement déracinées.

Manifestation  le 28 mars 2021 à Port-au-Prince photo: Valerie Baeriswyl, AFP

Il y a cinquante ans, la société haïtienne était une société essentiellement rurale et paysanne. Mais au cours des trente-cinq dernières années, depuis la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier, les réformes néolibérales promues par Washington en Haïti (le déversement des excédents alimentaires, de la farine au riz en passant par l’huile) ont ruiné l’agriculture haïtienne. Le résultat est que des millions de paysans ont été ruinés et se sont déplacés vers les villes pour grossir les rangs de cet énorme lumpenproletariat.

La bourgeoisie est absolument terrifiée par cette révolution. Pas plus tard que la semaine dernière, Cherizier a déclaré : « Nous allons pénétrer dans vos banques, vos concessions automobiles, vos épiceries et prendre ce qui nous appartient. » La bourgeoisie n’avait aucune protection de Moïse. Il n’avait pas aucune autorité sur l’État. Il était totalement isolé mais il refusait de partir. Je pense qu’ils ont donc dû le virer.

Les dernières informations que je vois sont que, selon la police, quatre des assaillants ont été tués et que deux ont été capturés. Ces deux là vont-ils maintenant dire qui les a engagés ? Le savent-ils ?

Reginald Boulos est l’un des hommes les plus riches d’Haïti et celui qui était le plus en désaccord avec Moïse. Je pense qu’il a fui le pays. Il faisait l’objet d’un mandat d’arrêt ce qui a peut-être aussi motivé son soutien à une unité de mercenaires pour tuer Moïse. Cela a pu cependant nécessiter plus d’argent que ce qu’une seule famille aurait pu fournir. Il se peut qu’il y ait eu une combinaison de familles impliquées. C’est ce qui s’était passé lors de coups d’État précédents comme celui contre l’ancien président Jean-Bertrand Aristide : en gros, une collecte avait été organisée parmi la bourgeoisie et des dizaines de milliers de dollars furent ainsi réunis pour financer le coup d’État de 1991.

Nous constatons aujourd’hui que le président colombien Ivan Duque, peut-être le président le plus réactionnaire du continent sud-américain, propose que l’Organisation des États Américains (OEA) intervienne en Haïti, tout comme elle est intervenue en 1965 en République dominicaine, pays voisin d’Haïti. L’OEA peut amener les présidents réactionnaires, comme Jair Bolsonaro au Brésil et Duque et certains autres pays comme le Honduras, à donner quelques soldats. Mais, tout comme pour la République dominicaine en 1965, l’épine dorsale de cette force de l’OEA serait les Marines américains.

 

Arvind Dilawar : Qu’est-ce qui, selon vous, indique clairement que l’assassinat n’était pas lié au mouvement révolutionnaire mais qu’il s’agissait d’une tentative de l’écraser?

Kim Ives: L’opération était très coûteuse. Ils sont arrivés, comme je l’ai dit, avec neuf véhicules Nissan Patrol flambants neufs. Il est clair qu’ils avaient passé beaucoup de temps à planifier leur exécution. Il s’agissait de mercenaires étrangers. Ce n’est pas quelque chose qui pouvait être fait par le lumpenprolétariat des villes.

On pourrait envisager que ce soit un gang haïtien d’hommes ou de femmes qui mène l’attaque. Vous pourriez peut-être dire : « Cela vient d’un des groupes armés des quartiers de Port-au-Prince ? » Mais il s’agissait d’étrangers, apparemment, qui parlaient espagnol et anglais et se faisaient passer pour la DEA. Cela ne correspond pas du tout au modus operandi des forces révolutionnaires qui se développent dans les bidonvilles d’Haïti. Cela ressemble plus à une unité de mercenaires, un peu comme les mercenaires qui ont été engagés il y a deux ans pour voler 80 millions de dollars du fonds Petrocaribe de la Banque centrale d’Haïti.

C’est plus ou moins typique de ce que ferait la bourgeoisie. Ils engagent simplement la puissance de feu et les muscles dont ils ont besoin, tout comme ils ont engagé des voyous du lumpenprolétariat dans le passé pour effectuer leur sale boulot. Mais Cherizier a dit : « On ne travaille plus pour vous, on ne va pas faire votre sale boulot. » Ils ont donc dû se tourner vers l’étranger.

 

Arvind Dilawar : Une partie de la couverture de l’assassinat a presque donné l’impression qu’il s’agissait d’une conséquence de la « violence des gangs ». Qui sont ces gangs, quels sont leurs objectifs, en quoi diffèrent-ils de la conception des gangs que nous avons aux États-Unis ?

Kim Ives: La dictature des Duvalier disposait d’une grande bande appelée les Tonton Macoutes, les Volontaires de la Sécurité Nationale, qui était essentiellement une force paramilitaire utilisée pour sauvegarder et protéger les intérêts de la famille Duvalier. Ils étaient les yeux, les oreilles et les poings du régime ; ils ont gardé ce pouvoir de manière très efficace pendant trois décennies.

Après la fuite de Jean-Claude Duvalier en 1986, les Tontons Macoutes sont devenus des électrons libres et ont commencé à harceler les quartiers populaires. Ils se pavanaient, bousculant sans vergogne les gens, prenant ce qu’ils voulaient dans un magasin, choisissant n’importe quelle femme avec laquelle ils voulaient coucher… toutes sortes d’abus qui les ont rendus tristement célèbres.

Lorsque les Tontons Macoutes sont devenus des électrons libres après le départ de Duvalier, les quartiers populaires d’Haïti ont créé ce qu’on a appelé des brigades d’autodéfense. Ces brigades d’autodéfense ont commencé comme un groupe qui tapait sur des casseroles et autres pour effrayer les voyous mais, progressivement, elles ont été armées et engagées par la bourgeoisie pour garder leurs usines, leurs maisons ou leurs terres. Elles ont fini par passer d’un travail défensif à un travail offensif : « J’ai un rival là-bas qui a une station-service qui fait concurrence à la mienne. Va la brûler ».

Au fur et à mesure que la lutte politique s’intensifiait en Haïti, les gangs ont été utilisés pour toutes sortes de crimes politiques, ds assassinats, etc. Au fil des ans, c’est devenu une guerre entre les gangs travaillant pour la bourgeoisie et les gangs travaillant pour, par exemple, le gouvernement Lavalas d’Aristide, qui était dans un certain antagonisme avec la bourgeoisie. Les affrontements étaient par conséquent très politiques.

Avançons rapidement jusqu’en 2019, 2020, 2021 : l’autorité de l’État est réduite à presque rien. Le gouvernement de Moïse est illégitime, il est vilipendé pour sa corruption et sa répression. Les bidonvilles, et les gangs qui les habitent, font leurs affaires, principalement grâce aux enlèvements. Les enlèvements concernent souvent les pauvres, la population, sans distinction et de manière aléatoire et sont parfois très meurtriers. Même si une rançon est payée, la victime, l’otage, le kidnappé, est tué. C’est devenu une terreur et un traumatisme total pour la société haïtienne.

C’est là qu’intervient Cherizier, un policier d’une unité d’élite de la police nationale haïtienne, l’UDMO (Unité départementale de Maintien de l’Ordre). En novembre 2017, il a reçu l’ordre de la direction de la police de réunir une équipe de dix personnes du commissariat qu’il commandait à Cité Soleil pour effectuer un raid contre les gangs du quartier de Martissant.

Une bataille dramatique s’ensuivit entre la police et les membres du gang. Plusieurs membres du gang furent tués et peut-être quelques civils aussi. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé. La direction de la police a dit : « Oh, non, c’était une opération de voyous, illégale, c’est Cherizier qui l’a faite. » Ils l’ont laissé tomber, ils en ont fait le bouc émissaire. Cela a immédiatement déclenché sa radicalisation. Il a commencé à voir que cette force à laquelle il avait été si dévoué le trahissait et essayait de l’utiliser pour couvrir ses propres saloperies.

Après ça, Cherizier est retourné dans son quartier, qui grouillait de ces kidnappeurs et violeurs. Il s’est rendu avec ses collègues de l’UDMO auprès de ces gangs et leur a dit : « Écoutez, les gars, vous avez le choix : vous pouvez arrêter ce que vous faites, vous pouvez quitter la zone ou sinon nous allons vous tuer. » La plupart des  membres de ces gangs ont fui. Ils sont allés dans d’autres parties de la ville.

Cherizier a donc commencé à avoir une réputation de chef de brigade d’autodéfense extrêmement musclé… Il était très sérieux, un homme de loi et d’ordre. Il s’est fait une réputation et a établi des relations avec certaines des puissances de l’opposition, comme la bourgeoisie opposée à Moïse. Mais Cherizier est entré en conflit avec eux. Par exemple, Boulos lui a demandé de brûler un concessionnaire Toyota qui avait été plus ou moins protégé et entretenu par les gens du quartier pendant longtemps. Cela a été un choc pour lui. Il a également commencé à éprouver de la colère pour ces figures de l’opposition bourgeoise.

Cherizier a réalisé que tout était pourri, pas seulement la police, pas seulement le gouvernement, mais aussi l’opposition, la bourgeoisie… Il s’est radicalisé et a compris qu’il fallait changer, comme il le dit maintenant, tout ce système pourri et puant, pourri de la tête aux pieds. Il a lancé ce mouvement pour essentiellement mener une révolution, comme il l’appelle, contre les douze familles qui dirigent Haïti.

 

Arvind Dilawar : Pensez-vous que l’assassinat de Moïse va forcer la tenue des élections présidentielles qu’il retardait ? 

Kim Ives: Non. L’assassinat vise à porter au pouvoir un président qui exécutera les ordres de la bourgeoisie. L’opposition, dominée par la bourgeoisie, réclame depuis longtemps un gouvernement de transition et maintenant elle va peut-être réussir.

La grande question est la suivante : y a-t-il quelqu’un qui a suffisamment de pouvoir, de soutien ou de sympathie de la part du peuple pour mener à bien une réorganisation de l’État ? Y a-t-il un président, un premier ministre et un chef de la police qui ont la force, l’intelligence et les moyens d’arrêter ce soulèvement des bidonvilles ? J’en doute fort.

Cela signifie qu’ils vont probablement devoir recourir au plan B qui est une intervention militaire étrangère. C’est là que Duque et l’OEA entrent en jeu. La bourgeoisie va être très heureuse de les voir en Haïti pour s’occuper de ses intérêts qui sont pratiquement concomitants avec les intérêts commerciaux américains. Dans de nombreux cas, il s’agit de représentants de sociétés américaines et, dans certains cas, même de citoyens américains.

Je pense que cet assassinat visait essentiellement à préparer le terrain pour la répression, pour la destruction du Mouvement du G9 et, si nécessaire, pour faire intervenir une force militaire étrangère, la quatrième en un siècle.

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Cet entretien a été publié par Jacobin et traduit pour Contretemps par Christian Dubucq. 

Arvind Dilawar est un écrivain et éditeur dont les travaux ont été publiés dans Newsweek, The Guardian, Al Jazeera et ailleurs.

Kim Ives est rédacteur en chef de Haïti Liberté et co-animateur d’une émission hebdomadaire au sujet d’Haïti sur WBAI-FM.

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Illustration: Palais présidentiel à Port-au-Prince, juillet 2021, photo Joseph Odelyn Associated Press.

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