Les luttes pour le salaire ménager : théorie et pratique
À propos de l’ouvrage de Louise Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal, les éditions du remue-ménage, 2014, 452 p., 34,95 $.
« Les femmes pour le salaire ménager » ont représenté un courant très discuté du féminisme de la deuxième vague. Après avoir suscité polémiques et débats passionnés, ce réseau international est presque tombé dans l’oubli, pour aujourd’hui renaître autour des récents travaux de Silvia Federici et des problèmes féministes contemporains. C’est l’occasion pour Morgane Merteuil de recenser l’étude de Louise Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), qui revient utilement sur l’histoire de ce mouvement, sur son développement et sa marginalisation dans le féminisme mainstream. Une telle réappropriation se révèle plus que salutaire à l’heure où le féminisme s’interroge sur le care et où le débat sur le travail domestique réapparaît dans des termes renouvelés.
Active dès sa création dans le Front de Libération des Femmes du Québec – création sur laquelle elle revenait récemment dans un entretien vidéo publié sur la revue en ligne Raisons Sociales, et qui lui valut quelques semaines de prison – Louise Toupin est également alliée de longue date du mouvement des travailleuses du sexe, collaborant notamment avec l’association québécoise Stella, et auteure de plusieurs articles sur la question du « trafic » des femmes et son traitement par les mouvements féministes. Titulaire d’un doctorat en Science politique et chargée de cours à l’UQAM, elle compte également parmi les fondatrices des Éditions du remue-ménage, chez qui elle a déjà publié d’une part, avec Véronique O’Leary, une histoire du féminisme québécois, Québécoises deboutte ! (en deux tomes, publiés respectivement en 1982 et 1983), et d’autre part une anthologie de textes issus du mouvement des travailleuses du sexe, en codirection cette fois avec Claire Thiboutot et Maria Nengeh Mensah : Luttes XXX. Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe (paru en 2011).
Dans son dernier ouvrage, Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), c’est un épisode oublié de l’histoire du féminisme qu’elle nous propose de découvrir : celui du Collectif Féministe International (CFI), qui s’est fondé au début des années 1970 autour de la revendication d’un salaire pour le travail ménager. Si l’on trouve quelques travaux consacrés à ce mouvement en langue anglaise (voir par exemple Elizabeth Homans, Wages for Housework in the Decade of Women’s Liberation), les références francophones sur le sujet sont particulièrement rares, voire inexistantes. C’est donc le résultat à la fois d’un énorme travail d’archives (dont les archives personnelles de Mariarosa Dalla Costa et de Silvia Federici), de traductions et d’entretiens, qui permet à Louise Toupin de remobiliser aujourd’hui l’histoire d’un mouvement qui participa tout de même, à l’échelle internationale, tant à la construction d’un réseau de militantes engagées dans des luttes locales, qu’à la production d’un important corpus théorique qui renouvelait l’approche marxiste à partir d’une perspective féministe.
Parce que la revendication d’un salaire pour le travail ménager apparaissait alors appropriable par toutes les femmes quelles que soient leurs situations particulières – des lesbiennes aux femmes mariées, des travailleuses du sexe aux employées de bureau, des infirmières aux femmes vivant des aides sociales – la « perspective intersectionnelle avant la lettre » de cette stratégie sera d’un intérêt certain pour les militantes d’aujourd’hui : s’il ne s’agit pas de remettre à l’ordre du jour une revendication qui se voulait une réponse à des questions posées par un contexte historique précis, les réflexions développées alors méritent en revanche d’être réinvesties, en ce qu’elles ont posé les jalons de la théorie féministe de la reproduction sociale.
C’est justement parce que des questions relatives aux stratégies à adopter aujourd’hui se posent qu’il nous est profitable de revivre les débats d’alors. Dans cette perspective, le premier chapitre du Salaire au travail ménager propose une riche présentation du contexte à la fois historique, politique et théorique, au sein duquel une telle revendication a pu émerger. À l’appui d’un bref aperçu historique sur la situation des femmes au début des années 1970 en Occident – une situation notamment marquée par une inégalité juridique, de fortes inégalités salariales, ou encore un manque cruel de structures accessibles telles que des crèches ou garderies – Louise Toupin s’efforce de montrer comment l’émergence d’un « néoféminisme » a permis de mettre en lumière ces inégalités afin d’initier la lutte pour l’amélioration de la situation des femmes. Ce « néoféminisme » – à entendre ici comme féminisme de la deuxième vague – qui se constitue dans la mouvance de la « Nouvelle gauche » (New left) elle-même influencée par l’apport des mouvements antiracistes et anticolonialistes, sera le terrain d’un travail théorique conséquent, occupé à déterminer l’origine de l’oppression des femmes. Si nombre de ces textes ont été inspirés par un corpus marxiste qui avait déjà pensé la question des femmes (F. Engels, A. Kollontaï, C. Zetkin, R. Luxemburg), il s’agissait aussi pour ces militantes de se démarquer des groupes de gauche essentiellement masculins et pour qui la question des femmes ne saurait être que secondaire par rapport à celle du capitalisme. Afin de mieux mettre en évidence la nouveauté de ces analyses et les débats théoriques entre différents courants de ce féminisme, Louise Toupin revient sur les trois textes qui ont, selon elle, constitué des étapes majeures dans la construction de cette pensée féministe : l’article « Pour une économie politique de la libération des femmes » (1969) de la canadienne Margaret Benston, L’Ennemi principal (1970) de la française Christine Delphy, « Les femmes et la subversion sociale » (1971) de l’italienne Mariarosa Dalla Costa. En faisant dialoguer ces textes, Louise Toupin nous permet de saisir aisément les points de divergences entre le féminisme matérialiste radical de Delphy et le féminisme marxiste de Benston et Dalla Costa, en s’attardant cependant plus longuement sur l’analyse de cette dernière, à partir de laquelle émergea la revendication d’un salaire au travail ménager.
Si cette revendication se présentait alors comme une perspective, elle constituait surtout un point de départ à partir duquel différents groupes de femmes allaient s’organiser pour penser leur condition dans sa diversité. Si Louise Toupin sépare dans deux chapitres distincts d’une part les développements plus théoriques de militantes pour le salaire au travail ménager et, d’autre part, le développement proprement organisationnel du collectif féministe international entre 1972 et 1977, la lecture de ces deux chapitres, mais aussi de toute la deuxième partie de l’ouvrage consacrée aux différentes mobilisations soutenues par le collectif, nous montre surtout la manière dont travail théorique et luttes sur le terrain s’articulaient véritablement dans un même mouvement. Ainsi, les luttes pour les aides sociales et allocations familiales, parce qu’elles étaient considérées comme une première étape vers un salaire au travail ménager, furent particulièrement investies par les militantes du CFI : le Welfare Movement donna ainsi naissance au collectif Black Women for Wages for Housework à la suite de la Welfare and Wages for Housework Conference de New-York en 1976. Cette question des allocations familiales mobilisa également des lesbiennes autour du groupe Wages Due Lesbian, pour qui l’indépendance à l’égard des hommes nécessitait évidemment la possibilité d’acquérir une indépendance économique.
La possibilité de faire ainsi converger des luttes spécifiques vers une revendication commune est évidemment à mettre en lien avec l’inspiration opéraïste des militantes et théoriciennes telles que Mariarosa Dalla Costa, selon laquelle ces différents lieux de lutte constituent « l’autre usine », l’usine sociale : le travail des « ouvrières du trottoir », des « ouvrières de la maison » – jusqu’ici considéré exclusivement comme porteur d’une valeur d’usage – acquiert ainsi une reconnaissance en tant que travail productif, puisque c’est lui qui produit et reproduit la force de travail. Si ce travail n’a pas été considéré comme tel jusqu’à alors, c’est parce que, considéré comme naturel, allant de soi pour les femmes, comme un « travail d’amour », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Giovanna Franca Dalla Costa (Un lavoro d’amore), il n’a jamais été salarié ; ou plutôt, c’est parce qu’il n’a jamais été salarié qu’il n’a pas été considéré comme travail. Il sera ici profitable, afin de mieux saisir les dynamiques de cloisonnement entre le travail à la maison, considéré comme non productif et donc non rémunéré, et le travail à l’extérieur, considéré comme productif et donc rémunéré, de lire ces théories au regard de l’ouvrage Caliban et la sorcière de Silvia Federici1, qui offre une description du processus de formation de la figure de la « ménagère » dans la transition du féodalisme au capitalisme. En permettant l’intégration des « sans salaire » à la classe ouvrière, ces théories invitent donc à une meilleure compréhension du fonctionnement de l’exploitation capitaliste, notamment de la manière dont le salaire organise également l’exploitation des non-salarié-e-s.
Si la production du corpus théorique du Collectif Féministe International supposait une intense mobilisation intellectuelle, la richesse des théories alors développées reposait également sur une mobilisation organisationnelle permettant aux textes d’être rapidement traduits et discutés. Les stratégies de luttes qui en découlaient devaient également pouvoir faire l’objet d’échanges, en dépit de la distance qui séparait les différents « pôles » du collectif. C’est en juillet 1972, lors d’une réunion de deux jours à Padoue, autour du groupe Lotta Feminista, que les bases du collectif ont été posées, au travers d’un manifeste largement inspiré par « Les Femmes et la Subversion Sociale » de Mariarosa Dalla Costa. La même année, en Angleterre, paraît « Women, Union and Work » (Les femmes, le syndicat et le travail) de Selma James, à partir duquel les discussions menèrent à la création en 1973 du groupe Power of Women. En 1973 également, c’est autour de Silvia Federici que se constitue le New York Wages for Housework Committee. Dans la foulée de conférences de Mariarosa Dalla Costa et de Selma James en Amérique du Nord, de nombreux groupes locaux se constitueront, et cinq conférences internationales seront organisées entre 1974 et 1977, à New-York, Montréal, Londres, Toronto, et Chicago. Suite à des conflits internes notamment relatifs aux questions d’organisation, l’affiliation au CFI en tant que tel ne sera peu à peu plus revendiquée, laissant la place à la International Wages for Housework Campaign.
En dépit de la somme de travail – théorique, à travers la publication de textes, autant que pratique, à travers le soutien à de nombreuses luttes, comme tout autant organisationnel, à travers la formation d’un réseau international – réalisée par le CFI et les groupes qui gravitaient autour, et malgré le fait qu’il ait été qualifié d’ « embryon d’Internationale des femmes », cette tendance du féminisme restait malgré tout très minoritaire au sein des mouvements pour les droits des femmes. La revendication d’un salaire au travail ménager, entre autres choses, était loin de faire l’unanimité. La stratégie alors adoptée par le mouvement des femmes consistait en effet à privilégier la lutte pour l’emploi des femmes à l’extérieur du domicile et, dans ce cadre, la revendication d’un salaire au travail ménager apparaissait comme une régression, allant dans le sens d’un maintien des femmes à la maison plutôt que vers la nécessaire socialisation du travail domestique. Plus largement, ces débats recouvraient également des désaccords plus profonds entre d’un côté un féminisme matérialiste radical, et de l’autre un féminisme marxiste qui réfute l’idée d’un patriarcat comme mode de production indépendant du capitalisme. La revue Nouvelles Questions Féministes s’est fait l’écho de ces débats, en publiant dans un même numéro d’une part la critique de L’ennemi principal de Michèle Barett et Mary McIntosh « Christine Delphy : vers un féminisme matérialiste ? » et d’autre part la réponse de Christine Delphy, « Un féminisme matérialiste est possible »2. De fait, le féminisme français, et plus largement francophone, se rangea essentiellement derrière Christine Delphy, de sorte que la problématique du travail domestique fut dès lors principalement envisagée en termes de partage des tâches, soit d’arrangements privés entre partenaires, tandis que les revendications féministes portèrent sur la conciliation famille-emploi.
Alors que ces débats ne semblent plus présents dans le mouvement féministe contemporain, Louise Toupin présente aussi sa démarche comme une opportunité de les réinvestir, notant dès l’introduction la nécessité pour les militantes d’aujourd’hui de se pencher sur la question de la reproduction sociale : c’est notamment parce que l’approche Wages for Housework a été ignorée, parce qu’on y a préféré la stratégie de la « conciliation famille-emploi », que les pays occidentaux font aujourd’hui face à une « crise de la reproduction » qu’ils ne semblent savoir résoudre autrement que par une « solution coloniale » consistant à faire venir dans les pays riches des femmes des pays pauvres pour y effectuer le travail domestique. Les entretiens avec Mariarosa Dalla Costa et Silvia Federici qui concluent le livre permettent à la fois de tirer un bilan critique du mouvement féministe de ces quarante dernières années, tout en réactualisant leur œuvre à l’heure du capitalisme néolibéral mondialisé, faisant du Salaire au travail ménager un outil indispensable à la fois pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire du féminisme que pour les militantes qui souhaitent aujourd’hui réaffirmer les dimensions communes de la lutte féministe et de la lutte anticapitaliste.
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Image en bandeau : illustration de la couverture, via Librairie Zone Libre.
à voir aussi
références
⇧1 | Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps, et accumulation primitive, Paris, éd. Entremonde, 2014. Le premier chapitre de l’ouvrage est disponible en ligne dans la revue Période. Antoine Artous en a donné une lecture critique sur le site de Contretemps. |
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⇧2 | Lire Michèle Barrett et Mary McIntosh (1982), « Christine Delphy : vers un féminisme matérialiste ? », Nouvelles Questions féministes, n° 4, p. 35-49 ; et Christine Delphy (1982), « Un féminisme matérialiste est possible », ibid., p. 51-86. |