L’État et la transition au socialisme. Interview de Nicos Poulantzas par Henri Weber
En 1977, Critique communiste – alors revue théorique de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) – publiait un entretien entre Henri Weber et Nicos Poulantzas. Weber n’était pas encore un sénateur social-libéral proche de Fabius mais l’un des principaux dirigeants de la LCR et l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Mai 68 : une répétition générale (1968, avec Daniel Bensaïd) ou Marxisme et conscience de classe (1974). Quant à Poulantzas, il préparait alors son ouvrage sans doute le plus abouti, notamment sur la question qui est au cœur de l’entretien avec Weber : L’État, le pouvoir et le socialisme.
Dans ce passionnant entretien, Poulantzas développe ses conceptions concernant l’État capitaliste – déjà exposées, sous une autre forme, dans son compte-rendu du livre de Ralph Miliband L’État dans la société capitaliste –, et notamment sa critique d’une vision instrumentaliste et essentialiste de l’État qui aurait selon lui marqué toute la tradition marxiste d’analyse de l’État. Il propose en particulier de considérer l’État capitaliste comme « la condensation matérielle d’un rapport de forces entre les classes sociales, tel qu’il s’exprime de façon toujours spécifique au sein même de l’État », refusant ainsi une vision monolithique d’un État qui serait conçu comme simple instrument des classes possédantes, « sans contradictions ni fissures », mais aussi sans autonomie (même relative). Si Weber ne reprend pas à son compte une telle conception de l’État-monolithe, il insiste sur les positions extrêmement inégales qu’occupent les classes dominante et dominée au sein de l’État et sur le caractère fondamentalement conservateur de ce dernier.
Comme on le constatera à la lecture, ce débat a des implications stratégiques décisives pour les anticapitalistes. Outre les divergences dans l’analyse des échecs d’expériences révolutionnaires récentes (révolution portugaise de 1974-75) ou plus anciennes (révolution russe), ces conceptions différentes de l’État capitaliste supposent des manières différentes d’appréhender le problème de la transition au socialisme et de la transformation révolutionnaire. Là où Poulantzas met l’accent sur les luttes de classe internes à l’État et la nécessité de les articuler aux luttes externes du prolétariat, ainsi que sur les questions de la démocratie représentative, du pluralisme des partis et des libertés publiques fondamentales, Weber expose longuement, quant à lui, une conception de la transition au socialisme dans laquelle le moment de l’épreuve de force – la crise révolutionnaire – et l’auto-organisation des classes dominées, sous la forme des conseils, jouent un rôle central.
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Henri Weber – Dans un texte récent1, tu soutiens qu’il faut rompre définitivement avec les conceptions essentialistes de l’État, celles qui le considèrent soit comme un simple objet-instrument, soit comme un sujet doté de volonté, de rationalité propres, se soumettant la ou les classes dominantes. Cette conception essentialiste, est-ce aussi, d’après toi, celle de Marx et de Lénine ?
Nicos Poulantzas – Tout d’abord, il faut voir ce qu’on entend par la théorie marxiste de l’État. Est-ce qu’on peut dire qu’on trouve chez Marx et Engels une théorie générale de l’État ? Je crois qu’on ne peut pas parler plus d’une théorie générale de l’État que d’une théorie générale de l’économie. Parce que le concept, le contenu, l’espace du politique et de l’économique changent selon les divers modes de production.
Ce qu’on trouve chez Marx et Engels, ce sont effectivement des principes généraux d’une théorie de l’État, et puis des indications sur l’État capitaliste, sur la transition, mais pas vraiment une théorie ne serait-ce que de l’État capitaliste.
Chez Lénine, le problème est plus compliqué. Dans les indications de Marx et d’Engels, il n’y a pas trace d’une conception instrumentaliste de l’État, je pense notamment aux textes politiques sur la France, etc. Mais chez Lénine, c’est moins évident, il ne me semble pas douteux que certaines analyses de Lénine relèvent de la conception instrumentaliste de l’État, c’est-à-dire de l’État comme bloc monolithique sans fissures qui n’est presque pas traversé de contradictions internes, et qu’on ne peut attaquer que globalement et frontalement en construisant tout à fait à l’extérieur le contre-État qui serait le double pouvoir, les soviets centralisés, etc.
Est-ce que c’est parce que Lénine avait affaire à l’État tsariste (parce que même lorsque Lénine parle des démocraties occidentales, il garde toujours en tête l’État tsariste) ? Ou est-ce que c’est parce que Lénine écrit L’État et la révolution en polémique contre les conceptions sociale-démocrates, contre les conceptions de l’État-sujet ? Peut-être Lénine a-t-il été obligé, comme il le dit lui-même de « trop tordre le bâton dans l’autre sens », et de dire : non, ce n’est pas un sujet autonome, c’est un instrument, un pur outil pour les classes dominantes.
Donc, pour Lénine, je pose un point d’interrogation, mais il semble tout de même évident que dans ses textes il y a une conception instrumentaliste de l’État.
Les marxistes et la théorie de l’État
H. W. – A cette conception essentialiste de l’État, tu opposes une conception différente : tu dis que pas plus que le Capital n’est un objet, l’État n’est une chose ; comme le Capital, il est avant tout un rapport social, il est – je te cite – « la condensation matérielle d’un rapport de forces entre les classes sociales tel qu’il s’exprime de façon spécifique au sein même de l’État ». D’après toi, l’avantage, entre autres, de cette conception, c’est de mettre en relief un fait lourd d’implication stratégique, le fait que l’État n’est pas un bloc monolithique, sans fissure, que les masses affronteraient de l’extérieur dans toutes sortes de face-à-face et qu’elles devraient détruire en bloc, au terme d’un heurt frontal insurrectionnel à la faveur d’une crise d’effondrement de l’État ; mais qu’au contraire, puisque l’État est « une condensation matérielle d’un rapport de classes », cet État est traversé par les contradictions de classes, qu’il est le lieu de contradictions internes, et ce dans l’ensemble de ses appareils, tant les appareils où les masses sont physiquement présentes (l’école, l’armée, etc.) que dans les appareils où elles sont en principe physiquement absentes (la police, la justice, l’administration, etc.). Ça c’est, schématiquement résumé, ta conception.
Alors je veux te poser une série de questions, d’abord je voudrais te demander en quoi réside réellement la nouveauté de cette approche ? Je m’explique, j’ai l’impression que Lénine, pas plus que Marx – et ça nous renvoie à ta première réponse – ne considèrent l’État comme une réalité intrinsèque, indépendante de la lutte des classes et la régentant. L’un et l’autre affirment bel et bien d’une part que la forme de l’État renvoie aux rapports de forces entre les classes (il suffit d’évoquer l’analyse marxiste du bonapartisme). Donc, l’État, ses institutions, ses personnels, son type d’organisation, son type de relation aux masses, etc., est directement déterminé par la structure de classes, le rapport des classes entre elles, l’acuité des luttes, etc. Je crois que c’est une idée fondamentale de la problématique marxiste de l’État.
D’autre part, ni l’un ni l’autre, à mon avis, ne défendent une théorie de l’État-monolithe, sans « contradiction ni fissure » telle que tu la combats. Lénine, par exemple, dont tu viens de parler, incorpore parfaitement dans sa stratégie la lutte au sein des institutions, même au sein des institutions tsaristes. Il préconise l’activité des communistes dans la Douma, l’école, l’armée, etc. Dans la fameuse brochure Que faire ?, il dénonce le premier la réduction économiste du marxisme et explique que le parti révolutionnaire doit envoyer ses détachements militants dans toutes les institutions, dans toutes les sphères de la société. Donc, il conçoit que ces institutions ne sont pas seulement l’enjeu mais aussi le lieu de la lutte de classes.
La différence entre ces conceptions et celles aujourd’hui « à la mode » – je pense notamment aux théorisations des dirigeants du PCI sur le caractère contradictoire du système étatique aujourd’hui – c’est que pour Marx, pour Lénine, pour les marxistes révolutionnaires, les classes sociales n’occupent ni ne peuvent occuper dans l’État des positions équivalentes. Les classes dominantes contrôlent les points stratégiques de l’État, elles détiennent la réalité du pouvoir ; les classes dominées occupent ou peuvent occuper des positions subalternes, comme personnel des divers appareils d’État, ou comme représentants populaires dans les assemblées élues, mais des positions en général au pouvoir extrêmement limité. En conséquence l’État, pour reprendre tes formules, « condensation d’un rapport de classes », l’État « traversé de contradictions internes », « lieu de la lutte de classes », etc., ne demeure pas moins l’instrument de domination par excellence de la bourgeoisie et donc subsiste la question stratégique clé de toute transition au socialisme : comment se débrouiller avec cet État ? Comment le briser ?
Si tu veux, il n’y a pas tant une conception instrumentaliste d’un État monolithe que la conception qu’aussi contradictoire soit-il, – et il peut l’être relativement beaucoup – Lénine ne méconnaît ni l’État suisse, ni l’État britannique, ni l’État américain ; il connaît parfaitement les textes de Marx sur l’éventuel passage pacifique au socialisme dans ce type d’État-là, etc. Je ne crois pas qu’il soit obnubilé par l’État tsariste et qu’il méconnaisse toute autre réalité ; mais il explique que tout cela n’empêche pas que l’État demeure un instrument de domination d’une classe sur l’autre quelle que soit la forme que cette domination revête.
Alors, la seconde question que je veux te poser c’est : est-ce que le fait d’accentuer, de souligner le caractère contradictoire de l’État aujourd’hui n’a pas pour fonction – je crois que c’est évidemment le cas pour des courants comme le PCI, le CERES, etc. – d’estomper son caractère de classe, et partant d’occulter le problème clef de toute stratégie de passage au socialisme, le problème de la destruction de l’État comme instrument de domination de la bourgeoisie.
N.P. – D’abord, pour en revenir sur la nouveauté de cette conception, on est toujours face au même problème. Je pense, que chez Marx et Engels, et aussi chez Lénine, pour ne rien dire de Gramsci, dont l’apport est quand même très important, il y a des éléments de ce que j’essaye de développer, c’est certain. Chez Lénine, toutefois, je persiste à croire que subsiste plus qu’une ambiguïté, car Lénine ne conçoit pas tant une lutte interne à l’appareil d’État, qu’une présence des révolutionnaires dans l’appareil d’État. C’est un peu différent. L’axe dominant de la bataille politique de Lénine, c’est la centralisation des pouvoirs parallèles et extérieurs à l’État, la constitution d’un contre-État, face à l’État officiel, ce contre-État se substituant à un moment donné à l’État bourgeois.
Donc Lénine, c’est vrai, parle de la présence des révolutionnaires dans l’État, mais c’est plutôt dans le sens d’une présence qui doit aider, le moment venu, la substitution à cet État d’un contre-État, et tu ne vois pas tellement le poids propre de cette intervention.
Ce qui est certain de toute façon, c’est qu’au sein de la IIIe Internationale, je pense, on a eu tendance à considérer l’État comme un instrument manipulable à volonté par la bourgeoisie et si on reconnaît que des contradictions, certes, existent au sein de l’État, l’idée qui traîne toujours derrière la tête, c’est qu’une lutte révolutionnaire conséquente ne peut pas être menée aussi au sein de l’État, sur la base de ces contradictions.
Maintenant, à l’opposé, tu as effectivement la position des dirigeants italiens, illustrée par le dernier article de Luciano Gruppi2, sur la nature contradictoire de l’État. Alors, là, c’est quand même quelque chose de totalement différent aussi de ce que je dis. Cette théorie de la nature contradictoire de l’État, on la trouve d’ailleurs aussi au PCF, Elle stipule qu’il y a toute une partie de l’État qui correspond au fameux développement des forces productives, donc qui incarne des fonctions neutres sinon positives de l’État, parce qu’elles correspondent à la fameuse socialisation des forces productives. En somme, il y aurait deux États : un « bon » État qui correspond finalement à la montée des forces populaires au sein de l’État même. Et un État « mauvais ». Or l’aspect « mauvais » de l’État a aujourd’hui le dessus sur l’aspect « bon ». Il faut éliminer le super-État des monopoles, qui est le côté mauvais, et maintenir le côté de l’État actuel, celui qui correspond à la socialisation des forces productives et à la montée populaire.
Ça c’est une conception radicalement fausse. Je suis d’accord avec toi : l’État actuel, dans son ensemble, autant la Sécurité sociale que l’appareil de santé, l’école, l’administration, etc., par sa structure même, correspond au pouvoir bourgeois. Je pense que les masses populaires ne peuvent pas, dans l’État capitaliste, tenir des positions de pouvoir autonome, même subalternes. Elles existent comme dispositif de résistance, comme élément de corrosion, ou d’accentuation des contradictions internes de l’État.
Alors, cela nous permet, je crois, de sortir des faux dilemmes dans lesquels on est en train de s’enfermer actuellement : ou bien concevoir l’État comme bloc monolithique (je schématise), et alors considérer que la lutte interne est un problème totalement secondaire et que l’objectif principal, sinon exclusif, est la tentative de centralisation des pouvoirs populaires, l’édification du contre-État qui va se substituer à l’État capitaliste ; ou bien concevoir l’État comme contradictoire et considérer que la lutte essentielle se mène à l’intérieur de l’État, c’est-à-dire à l’intérieur de ses institutions, bref, tomber dans une conception sociale-démocrate classique d’une lutte intégrée aux appareils d’État.
Je crois, au contraire, qu’il faut réussir à articuler :
– d’une part une lutte interne à l’État, au sens non pas simplement d’une lutte enfermée dans l’espace physique de l’État, mais d’une lutte quand même située sur le terrain du champ stratégique qu’est l’État, lutte qui vise non pas à substituer l’État ouvrier à l’État bourgeois par accumulation de réformes, à prendre un à un les appareils de l’État bourgeois et conquérir ainsi le pouvoir, mais une lutte qui est, si tu veux, une lutte de résistance, une lutte d’accentuation des contradictions internes de l’État, de transformation profonde de l’État ;
– et en même temps, une lutte parallèle, une lutte à l’extérieur des institutions et des appareils, engendrant toute une série de dispositifs, de réseaux, de pouvoirs populaires à la base, de structures de démocratie directe à la base, lutte qui, ici aussi, ne saurait viser à la centralisation d’un contre-État du type double pouvoir, mais devrait s’articuler à la première.
Je crois qu’il faut dépasser la stratégie classique du double pouvoir, sans tomber dans la stratégie italienne qui est, à la limite, une stratégie uniquement fixée à l’intérieur de l’espace physique de l’État.
État et dualité de pouvoir
H. W. – Abordons cet aspect de la question, peut-être reviendra-t-on à nouveau sur l’État par un détour. Qu’il faille mener une lutte à l’intérieur des institutions, jouer au maximum sur les contradictions internes de l’État, et que, dans le contexte actuel, toute la bataille pour la démocratisation des institutions et de l’État soit une bataille décisive, j’en suis bien convaincu ; que cette lutte à l’intérieur des institutions doive s’articuler avec une lutte externe visant à développer les contrôles populaires et étendre la démocratie directe, également.
Mais ce qui manque dans ta prise de position, il me semble, le point aveugle, c’est qu’il y a un caractère antagonique entre ces comités populaires externes (dans les entreprises, les quartiers, etc.) et l’appareil d’État qui, quelle que soit la lutte qu’on mène a l’intérieur, ne sera pas changé dans sa nature par cette lutte-là. Donc, nécessairement, on arrivera à un moment de vérité, à un moment d’épreuve de force entre l’appareil d’État qui, aussi démocratisé soit-il, aussi affaibli par l’action du mouvement ouvrier dans ses institutions, demeurera néanmoins, comme on le voit aujourd’hui, par exemple en Italie, l’instrument essentiel de la domination de la bourgeoisie sur les masses populaires.
Ce moment d’épreuves de force me semble rigoureusement inévitable, et la vérification de toute stratégie, c’est la façon plus ou moins sérieuse dont elle prend en compte ce moment de vérité-là. Ceux qui disent, un peu comme toi : il y a la lutte à l’intérieur des institutions, il y a la lutte à l’extérieur des institutions, et il faut articuler les deux et puis c’est tout ; en réalité, ils ne prennent pas en compte le moment d’épreuve de force, cet affrontement décisif, et c’est un silence qui est lui-même éloquent ; il revient à considérer que l’articulation de l’action externe et interne aux institutions peut, par un long processus graduel, modifier finalement, sans épreuve de force, la nature de l’État et de la société.
Tu comprends, ce qui m’embête dans ton exposé, c’est que j’ai l’impression que tu polémiques un peu contre des moulins a vents, c’est-a-dire des types qui veulent refaire Octobre 1917, ce qui n’est absolument pas le cas de l’extrême gauche aujourd’hui. Nous ne pensons pas que l’État soit un monolithe qu’il faut affronter et rompre exclusivement de l’extérieur, nous sommes parfaitement convaincus de la nécessité de la « guerre de position », qu’en Occident, il y a toute une longue période de préparation, de conquête de l’hégémonie, etc. Mais, le point de clivage fondamental, là où il faut se prononcer, c’est que pour certains cette guerre de positions constitue par elle-même la transformation de la société et de l’État capitalistes en société et en État socialistes, ouvriers. Alors que pour nous, ça n’est jamais qu’une préparation en vue de réunir les préconditions de l’épreuve de force, épreuve de force qui en tout état de cause nous semble inévitable. Alors faire l’impasse sur cette épreuve de force, c’est choisir une stratégie contre une autre.
N.P. – Bon alors, on y vient. Je suis d’accord avec toi sur les questions de la rupture, de l’épreuve de force; mais, je pense que de toute façon, la répétition d’une crise révolutionnaire aboutissant à une situation de double pouvoir est extrêmement improbable en Occident. Or, dans la question de la rupture, ce moment de l’épreuve de force dont tu parles ne saurait se situer qu’entre l’État et son extérieur absolu que serait l’organisation centralisée des pouvoirs populaires à la base. C’est ça le problème. Moi je suis d’accord sur la nécessité de la rupture. Mais, enfin, ce n’est pas évident que l’épreuve de force ne puisse exister vraiment révolutionnairement qu’entre l’État comme tel, d’une part, et son extérieur absolu ou sensé être tel, c’est-à-dire le mouvement, les pouvoirs populaires, à la base centralisés en deuxième pouvoir.
Je peux te donner des exemples très simples, par exemple, regardons ce qui s’est passé au Portugal. Parce que tu dis que personne ne veut répéter Octobre, etc. Mais moi, excuse-moi, en lisant Bensaïd, ce qu’il raconte dans son livre sur le Portugal…
H.W. – La Révolution en marche.
N.P. – Mais c’est très exactement cette conception que je combats. Selon lui, le grave problème au Portugal, c’est que les révolutionnaires n’ont pas réussi à centraliser toute cette expérience de pouvoir populaire à la base, etc., pour édifier un double pouvoir, un deuxième pouvoir centralisé qui, comme tel, se serait affronté a l’État : là, ce serait l’affrontement inévitable, la rupture. Je pense que rupture il y aura, mais ce n’est pas évident pour moi que ça se passera forcément entre l’État en bloc et son extérieur, les structures de pouvoir populaire a la base.
Ça peut se passer, par exemple, au sein même de l’appareil d’État, entre une fraction de l’armée, par exemple, totalement acquise à la bourgeoisie, et une autre fraction de l’armée régulière qui, elle, appuyée aussi, par ailleurs, par des pouvoirs populaires à la base, par des luttes syndicales de soldats ou des comités de soldats, une fraction entière de l’armée d’État donc, peut rompre avec sa fonction traditionnelle et passer au peuple. C’est comme ça que ça c’est passé au Portugal : il n’y a pas eu du tout affrontement avec les milices populaires, d’une part, et l’armée bourgeoise, de l’autre. Si ça a raté au Portugal, ce n’est pas parce que les révolutionnaires n’ont pas su créer une milice populaire parallèle qui, à un certain moment, aurait pris globalement la place de l’appareil d’État, c’est pour toute une série d’autres raisons…
Parler de la lutte interne articulée à la lutte externe ne veut pas dire du tout forcément éviter de parler de la rupture. Mais c’est voir que la rupture révolutionnaire ne se traduit pas forcément sous la forme de la centralisation d’un contre-État affrontant en bloc l’État lui-même. Ça peut traverser l’État, et je pense qu’actuellement, ça ne se fera qu’ainsi. Il y aura rupture, il y aura moment d’affrontement décisif, mais ça traversera l’État. Les pouvoirs populaires à la base, les structures de démocratie directe seront les éléments de différenciation au sein des appareils d’État, de polarisation d’une large fraction de ces appareils par le mouvement populaire, laquelle en alliance avec ce mouvement affrontera les secteurs réactionnaires, contre-révolutionnaires, de l’appareil d’État soutenus par les classes dominantes.
Au fond, je pense qu’actuellement, on ne peut pas répéter la révolution d’Octobre sous une forme ou une autre, Le fond de la révolution d’Octobre, ce n’est pas seulement l’opposition qu’a relevée Gramsci entre guerre de mouvement et guerre de position. Je pense que Gramsci lui aussi, au fond, reste dans le schéma et le modèle de la révolution d’Octobre…
H.W. – Absolument !
N.P. – Qu’est-ce que ça veut dire pour Gramsci la guerre de positions ? La guerre de positions, c’est l’encerclement du château fort qu’est l’État par son extérieur, qui sont les structures de pouvoir populaire. Mais au fond, c’est toujours la même histoire, c’est le château fort, tu comprends, ou bien on l’attaque d’un coup – guerre de mouvement –, ou bien on en fait le siège – guerre de positions. Mais enfin, il n’y a pas la conception chez Gramsci qu’une véritable rupture révolutionnaire peut, articulée à une lutte interne, se situer à tel ou tel point de l’appareil d’État lui-même. Ça, ça n’existe pas chez Gramsci. Or moi, je trouve difficile qu’une situation classique de double pouvoir se représente en Europe, en raison précisément du développement de l’État, de sa puissance, de son intégration dans la vie sociale, dans tous les domaines, etc. Développement et puissance qui en même temps le rendent très fort face à une situation de double pouvoir, et très faible aussi ; car le deuxième pouvoir, si tu veux, peut désormais se présenter aussi à l’intérieur de l’État en quelque sorte ; les ruptures peuvent passer aussi à l’intérieur de l’État, et c’est ça sa faiblesse.
H.W. – Toute la question est de savoir de quelles ruptures il s’agit, quelle est leur nature, quelle est leur ampleur. Or, nous sommes convaincus que ce qu’on rompt comme ça, au sein des institutions d’État, ce sont des positions qu’on peut avoir conquises précédemment ou au cours même de la crise, mais qui sont des positions relativement secondaires. L’essentiel de l’appareil d’État, ce qui concentre réellement la réalité du pouvoir, ne passera pas à la révolution. Ou alors, si on pense qu’un mouvement révolutionnaire des masses peut polariser des secteurs clés de l’appareil d’État, peut polariser par exemple la majorité de la caste des officiers, etc., c’est effectivement qu’on a une conception de l’État comme potentiellement neutre. C’est qu’on estompe effectivement la conception du caractère de classe de cet appareil, de ses personnels dirigeants.
Je crois que le meilleur exemple pour nous, ce serait encore l’Italie, le développement du mouvement de masse en Italie, dans les usines et ailleurs, a créé un mouvement démocratique dans la police, la magistrature, l’administration, bref, dans tous les appareils d’État, mais ces mouvements affectent la périphérie, les marges de ces appareils, pas le cœur.
J’admets donc volontiers qu’une des fonctions essentielles d’un mouvement populaire et d’une stratégie révolutionnaire est de désagréger, de mettre en crise l’appareil d’État, de le paralyser, de le retourner autant que possible contre la société bourgeoise. C’est relativement aisé en ce qui concerne l’école, certaines administrations, etc., dont le caractère de classe est plus médié. C’est beaucoup plus difficile dans les appareils de coercition directe comme la police, l’armée, la magistrature, la haute administration, ou même le système des mass media, la télé, la presse, mais c’est possible et c’est un objectif. Maintenant. il ne faut pas se faire d’illusions sur ce qu’on peut obtenir par ce biais-là, on n’obtiendra pas une rupture verticale du sommet à la base en deux moitiés ; on ne créera pas la dualité de pouvoirs dans l’État avec la moitié du pouvoir d’État, du sommet à la base, en commençant par la moitié des ministres et en terminant par la moitié des fonctionnaires des postes qui passeront du côté du mouvement populaire ! On aura des effritements, mais ça n’efface pas le problème de la subsistance de l’appareil d’État, de l’État comme instrument de domination et comme état-major de la contre-révolution. Donc, de la nécessité de s’expliquer avec lui.
Si je reste convaincu de la réalité du concept de dualité de pouvoirs, évidemment sous des formes différentes qu’en Russie tsariste, évidemment en articulation avec la mise en crise de l’appareil d’État – c’est parce que je suis convaincu que l’essentiel de l’appareil d’État va se polariser à droite, comme on le voit en Italie, comme on l’a vu au Chili, comme on l’a vu au Portugal, comme on le voit partout où la classe dominante est menacée et où son instrument de domination, en conséquence, balaie un certain nombre d’oripeaux libéraux et démocratiques et se révèle pour ce qu’il est, c’est-à-dire dans la nudité de sa fonction.
Démocratie directe et démocratie représentative
N.P. – Tu as raison sur bien des points, mais je crois que, de toute façon, on est devant un pari historique. Dans la nouvelle stratégie qui doit être adoptée dans la situation concrète qui existe en Occident, et dont mes analyses me font dire qu’elle ne peut pas être une situation de double pouvoir, effectivement, le risque qu’il y a, le risque évident – et on est tous conscients – c’est qu’une grande majorité des appareils répressifs d’État se polarise à droite, et donc écrase le mouvement populaire.
Cela dit, je crois que tout d’abord, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’un long processus. Lorsqu’on parle d’un long processus, il faut voir ce que cela implique. On a parlé de la rupture. Mais effectivement, il n’est pas évident qu’il y aura une grande rupture. De l’autre côté, il est évident aussi que, lorsqu’on parle d’une série de ruptures, on risque de tomber dans le gradualisme. Mais en même temps, si on parle d’un long processus, il faut en tenir compte : long processus, ça ne peut que signifier une série de ruptures, qu’on les appelle successives ou qu’on ne les appelle pas successives. Ce qui importe pour moi, c’est l’idée de « long processus ». Qu’est-ce que ça veut dire, « long processus », si on parle en même temps de la rupture ?
H.W. – Ça veut dire, par exemple, ce à quoi on assiste en Italie. Depuis 1962, en réalité, depuis 1968 de façon très nette, on constate un relativement long processus, qui compte déjà dix ou quinze ans de montée du mouvement populaire, d’érosion de l’hégémonie bourgeoise, qui a pour conséquence le développement des formes de démocratie directe à la base, la mise en crise des appareils d’État, et qui débouche sur une crise de plus en plus aiguë, voire sur l’épreuve de force…
N.P. – Oui, mais attends. Le processus est quand même relativement différencié, parce qu’on a vu aussi ce qui se passe au Portugal. Alors, je dis que l’hypothèse la plus probable sur laquelle on raisonne en France, c’est le Programme commun. C’est-à-dire une occupation du pouvoir, plutôt du gouvernement, par la gauche et, simultanément, une mobilisation massive des masses populaires. Parce que, où il n’y aura pas de mobilisation massive, la cause est entendue, au mieux, on aura une nouvelle expérience social-démocrate ; ou bien, il y aura une mobilisation massive des classes populaires, coïncidant avec l’occupation du gouvernement par la gauche, qui implique quand même déjà d’en haut une série de changements importants dans l’appareil d’État ; c’est-à-dire que la gauche occupant les sommets de l’État sera amenée – bon gré, mal gré – à engager, d’en haut aussi, une démocratisation de l’État. En Italie, le PCI se trouve dans la sphère du pouvoir et, en même temps, il n’a même pas le minimum de moyens de mobilisation des masses et de certains changements de la structure des appareils d’État dont disposerait un gouvernement de la gauche en France. Premier problème.
Deuxième problème. Venons-en à la question de la dualité de pouvoirs et de la rupture qui doit briser l’appareil d’État. Parce qu’en réalité, c’est là le fond de l’affaire. Briser l’appareil d’État, ça voulait dire quelque chose de relativement simple, dans l’orientation bolchevique. Ça voulait dire que les institutions de la démocratie représentative, les libertés dites formelles, etc., sont des institutions totalement imprégnées, dans leur nature, par la bourgeoisie – je ne dis pas seulement l’État, je dis la démocratie représentative. Donc, briser l’État, ça voulait dire mettre à bas tout cet ensemble institutionnel et le remplacer par quelque chose de totalement nouveau, qui serait une nouvelle organisation de la démocratie directe, ou dite directe, par le biais des soviets dirigés par le parti d’avant-garde, etc.
Alors, c’est là où il faut poser la question: je pense qu’actuellement, la perspective de briser l’État reste valable comme perspective de transformation profonde de la structure de l’État mais, pour être très net et ne pas avoir la conscience tranquille sur ce point : on ne peut plus parler de la même façon de briser l’État, dans la mesure où on est tous plus ou moins convaincus – et j’ai vu vos dernières positions sur ce point – qu’un socialisme démocratique doit maintenir les libertés formelles et les libertés politiques, transformées certes, mais quand même maintenues, dans le sens où l’exigeait Rosa Luxemburg face à Lénine. Et ça, il ne faut pas l’oublier. Lénine, les libertés politiques et les libertés formelles, il s’en foutait un peu, quoi qu’on en dise. Et Rosa Luxemburg le lui a reproché, qui était tout de même une révolutionnaire peu suspecte de social-démocratisme. Maintenir les libertés politiques et les libertés formelles, c’est facile à dire. Mais il est évident, selon moi, que maintenir ces libertés, cela implique aussi – et là, je reviens sur la discussion que vous avez eue avec Julliard, dans le n°8-9 de Critique communiste –, cela veut dire aussi maintien, bien que profondément transformées, de certaines formes de démocratie représentative.
Qu’est-ce que ça veut dire démocratie représentative, par rapport à la démocratie directe ? On en a certains critères. Démocratie directe, ça veut dire mandat impératif, par exemple, révocabilité à merci des délégués, etc. Si on veut préserver les libertés politiques et les libertés formelles, cela implique, je crois, le maintien de certaines institutions qui les incarnent, et aussi une représentativité, c’est-à-dire des centres du pouvoir, des assemblées qui ne soient pas directement calquées sur le modèle de la démocratie directe. C’est-à-dire, des assemblées territoriales élues au suffrage universel direct et secret, et qui ne soient pas régies uniquement par le mandat impératif et la révocabilité à tout instant.
H.W. – Qu’est-ce que tu as contre le mandat impératif et la révocabilité ?
N.P. – Historiquement, toutes les expériences de démocratie directe à la base, non articulées, avec un certain maintien pendant un certain temps de la démocratie représentative, ont échoué. Dans toute une phase de transition, laisser tomber totalement les institutions de la démocratie dite représentative, et croire qu’on aura la démocratie directe, en absence d’institutions spécifiques de démocratie représentative, avec les libertés politiques en plus (pluralisme des partis, entre autres), eh bien, ce que je sais, c’est que ça n’a jamais marché. La démocratie directe, et uniquement la démocratie directe dans le sens soviétiste, ça s’est toujours et partout accompagné de la suppression du pluralisme des partis et puis, après, la suppression des libertés politiques ou des libertés formelles. Alors, dire que cela, c’est seulement le stalinisme, c’est, il me semble, aller quand même un peu vite.
H.W. – Oui, mais dire que c’est fondamentalement lié à la forme de démocratie directe, c’est aller plus vite encore, parce qu’en réalité, il y a un contexte international et national qui fait que toute forme de démocratie était difficilement concevable dans la révolution isolée. Je crois que prendre comme démonstration la faillite des soviets dans la Russie des années vingt, ce n’est pas probant.
N.P. – Excuse-moi, ce n’est pas seulement la Russie, ça se reproduit en Chine…
H.W. – A plus forte raison…
N.P. – Ça se reproduit à Cuba, pour ne pas parler du Cambodge : quand même, on ne peut pas nier tout ça. Alors, moi je veux bien incriminer le stalinisme ou les conditions objectives, mais ça commence à faire beaucoup, dans des conditions nationales et internationales assez diverses.
Pour en revenir à la Révolution russe, on sait très bien que pour Lénine, l’abolition des autres partis était liée à la guerre civile. C’est comme ça que ça s’est passé concrètement. Cela dit, je me demande quand même si, dans la conception ou dans certains textes de Lénine, il n’y avait pas en puissance déjà cette élimination de tout pluralisme des partis, je me demande dans quelle mesure, si l’on conçoit que la vérité du prolétariat – sa conscience politique de classe – vient de l’extérieur du mouvement ouvrier, de la théorie portée par les intellectuels, cela, articulé à une certaine conception de la démocratie directe, ne conduit pas directement à une élimination de la démocratie tout court, selon le scénario bien connu. On dit d’abord, seulement la démocratie pour les partis prolétariens, comme avait commencé de dire Lénine, les partis de gauche, puis, après, qu’est-ce que c’est qu’un parti prolétarien ? Tu comprends, je n’ai pas besoin de faire un schéma, qui est le vrai parti prolétarien ? Qui est la vraie fraction prolétarienne du parti prolétarien ? Je sais bien que la théorie de l’organisation chez Lénine ne se réduit pas à Que faire ?, mais je ne pense pas moins que le parti unique est inclus en puissance dans les conceptions de Que faire ?, qui restent quand même l’ossature de base de la théorie léniniste…
Alors, même dans la Russie soviétique, je me demande si ce que Rosa Luxemburg disait à Lénine (« Attention, est-ce que cela ne va pas conduire à… ? ») ; si, à la limite, les premières observations de Trotsky, le Trotsky pré-bolchevik, n’étaient pas finalement beaucoup plus pertinentes que les explications du Trotsky d’après, le Trotsky super-bolchevik.
Mais enfin, en laissant de côté tout le débat historique, je dis, aujourd’hui, est-ce qu’on peut considérer que pendant une longue période, la période de transition au socialisme, on peut parler de libertés politiques, de libertés formelles, si on n’a pas aussi des institutions qui puissent matérialiser et garantir ce pluralisme et ces libertés ? Est-ce que tu crois vraiment qu’une démocratie soviétique à la base (à supposer qu’elle soit possible, on la considère comme possible. moi je crois que le double pouvoir, de toute façon. c’est une situation qui ne peut pas se reproduire comme telle), est-ce que tu crois que s’il n’y a pas des institutions qui garantissent ces libertés, en particulier les institutions de la démocratie représentative, est-ce qu’on peut vraiment croire que ces libertés vont continuer à se maintenir, simplement par leur dynamique propre ?
Finalement, dans le débat du marxisme italien, tu sais que Bobbio à lancé la discussion3. Or. il est évident qu’on ne peut pas être d’accord avec toutes les platitudes sociale-démocrates de Bobbio, mais il a mis en relief une constatation. Il a dit : « Si on veut maintenir les libertés, la pluralité d’expression, etc., ce que je sais, c’est que dans toute l’histoire, ces libertés sont allées de pair avec une forme de parlement ». Il l’a exprimé, certes sous une forme sociale-démocrate. Mais enfin, je me demande s’il n’y a pas là-dedans un noyau de vrai, c’est-à-dire si le maintien des libertés politiques formelles n’exige pas le maintien des formes institutionnelles de pouvoir de la démocratie représentative. Bien entendu transformées ; il ne s’agira pas de maintenir le parlement bourgeois tel qu’il est, etc. En plus, en France, depuis 1968, on a eu une expérience de la démocratie directe. C’est un peu trop facile que je l’apporte comme argument, mais on a vu un peu comment ça fonctionne !
H.W. – Tu veux parler de l’Université ?
N.P. – Mais oui, je pense essentiellement à l’Université, mais on l’a vu aussi ailleurs. Parce que lorsque je parle de la nécessité des libertés formelles et politiques, excuse-moi, là. je ne vise pas seulement l’extrême gauche, comme certains ont cru le comprendre dans mon article du Monde : je pense aussi à la CGT, au PCF, pour ne rien dire de la direction du Parti socialiste.
Alors, tu comprends, des formes de démocratie directe à la base, des comités de quartier, etc., totalement contrôlés par la gauche officielle, sans que soient institutionnellement garanties les libertés formelles, ben mon vieux… Même les libertés formelles et politiques pour l’extrême gauche ne peuvent être garanties, elles aussi, que par le maintien des formes de démocratie représentative… Enfin, tu sais, je n’ai pas de réponses arrêtées. On a un problème traditionnellement recouvert par le terme de « briser l’État », mais on est tous conscients qu’il faut le maintien des libertés politiques et du pluralisme, donc un certain maintien des institutions, de la démocratie représentative. Je n’hésiterai d’ailleurs pas à dire que, dans la mesure précisément où l’on parle de ce maintien, et non de l’abolition pure et simple des libertés dites formelles, on ne peut plus désigner le problème par le terme « briser », mais par le terme « transformer » radicalement l’État. Est-ce que vous croyez au pluralisme ?
H.W. – Evidemment, on y croit et on le pratique.
N.P. – Mais le pluralisme, y compris pour les adversaires ?
H.W. – Bien sûr. Même pour les partis bourgeois, on l’a écrit.
N.P. – Voila, même pour les partis bourgeois, Maintenant, pour ne pas être trop naïf, il faut dire les choses, c’est qu’on craint pour nous-mêmes aussi…
H.W. – Bien sûr.
N.P. – C’est bien de le dire, mais je demande quelles seront les formes de garantie institutionnelles, qui sont toujours secondaires bien entendu, mais qui comptent. Dans quelles formes d’institutions seront inscrits, par quelles formes d’institutions matérielles seront soutenus et garantis, ce pluralisme et ces libertés ? Si on pense seulement à des formes de démocratie directe à la base, c’est-à-dire à des structures quand même massivement dominées par les partis de gauche traditionnels, je ne suis guère rassuré. Une démocratie directe à la base, fonctionnant en assemblée générale chez Renault, où à Marseille ou à Reims, ma foi… à moins qu’on ne vive dans une situation vraiment révolutionnaire où tout le monde se sente massivement impliqué, constamment dans les rues, etc., ce qui n’arrive pas tous les jours, eh bien, je ne sais pas si cela suffit à garantir le maintien des libertés…
Et moi, je n’aimerais plus me trouver, comme cela s’est si souvent passé dans ma vie politique, dans des assemblées générales de démocratie directe qui votent à main levée et à la baguette, au bout d’un certain moment, l’interdiction de parole à X, Y ou Z…
H.W. – Non, mais là tu as une représentation de la démocratie ouvrière qui me semble très contestable. La démocratie est dure à pratiquer, en général, et plus elle est démocratique, plus elle est dure à pratiquer. Le régime le plus facile à pratiquer, c’est le despotisme éclairé, mais alors, on n’est jamais sûr de la clairvoyance du despote…
Alors, en ce qui concerne cette question, je trouve, premièrement, que cette opposition entre démocratie représentative, déléguée, et démocratie de base, c’est déjà une supercherie, parce que la démocratie de base, elle n’existe pas, il y a toujours délégation. Il y a un système qui vise à résoudre un problème fondamental, qui est de ré-enraciner la politique dans des collectivités réelles…
N.P. – Henri, excuse-moi, je t’interromps, car je crois qu’il y a là quelque chose qui nous gêne, et on ne s’en sortira pas par des entourloupettes. Ecoute, prends ce n°8-9 de Critique communiste (qui est excellent d’ailleurs) ; il y a, d’une part, ce que propose Mandel. Pour lui, c’est net, c’est le système soviétiste, revu et amélioré. Après, il y a la question que pose Julliard : doit-on avoir une assemblée de type territorial, fondée sur le suffrage universel, à périodicité élective, sans mandat impératif ? Oui, bien sûr, répond Juillard… Alors que pour Mandel, il n’y a pas de nécessité semblable. Julliard pose la question, et moi, je tends à penser, comme Julliard, qu’une assemblée territoriale, sous forme d’un parlement, certes radicalement transformé, c’est quelque chose de nécessaire.
Ce qui n’était pas l’opinion de Lénine, parce que Lénine avait la Constituante devant lui, je t’informe ! Alors, lorsque la Constituante a été élue, eh bien, la Constituante a été dissoute et n’a jamais fonctionné. Manque de pot, c’étaient les socialistes-révolutionnaires qui étaient majoritaires, avec tout le risque que cela comporte. Alors, pour Lénine, c’était simple.
Articuler les soviets et le parlement ?
H.W. – Sur cette question. Je crois d’abord que cette démocratie peut être parfaitement formalisée. Elle n’a pas besoin d’être ces espèces de foires d’empoigne manipulatoires qu’on a pu connaître dans le mouvement étudiant, il est clair que la démocratie dite directe, ça peut être quelque chose de parfaitement grotesque et antidémocratique, dans le genre de la démocratie « assembléaire ». Mais ça peut être aussi quelque chose de très formalisé.
Ce qui me paraît important, et ce n’est pas une entourloupette, c’est d’enraciner l’activité politique, la vie politique dans des collectivités qui sont des collectivités réelles et non pas des agrégats nominaux, comme la circonscription territoriale, etc. Ces collectivités réelles doivent être des collectivités de travail (au sens large, l’entreprise, le lycée, les casernes… s’il en reste), et aussi des communautés de voisinage, c’est-à-dire des unités territoriales réelles. Mais ça peut parfaitement être formalisé ; il peut, il doit y avoir là-dedans un suffrage secret. La révocabilité, elle, doit exister, mais selon des normes rationnelles : elle peut être révocabilité à tout instant d’un délégué d’atelier, pour les problèmes de travail, et elle peut être, comme c’est le cas en Italie – parce qu’il y a déjà des expériences – révocabilité annuelle ou bisannuelle, pour des délégués à un plus haut niveau, qui traitent de problèmes différents, que manifestement l’ouvrier de base ne peut pas suivre au jour le jour. Tout cela peut être au moins aussi bien réglementé que ne l’est la procédure démocratique-bourgeoise.
Le problème n’est pas de savoir si on est pour ou contre la démocratie représentative ; dans les sociétés contemporaines, toute démocratie est représentative. La question est de savoir si la forme de représentation est un abandon de pouvoir ou une réelle délégation de pouvoir avec possibilités de contrôle. Je dis que les formes de démocratie du type de celles que véhicule la tradition bourgeoise, ça revient à des abandons de pouvoir. Ça revient à remettre le pouvoir à des spécialistes pendant une longue période, et à se désintéresser, dans l’intervalle de deux élections. Alors, lutter pour la démocratisation, c’est essayer de lutter contre ce système-là, qui repose sur une structure. Et pour lutter le plus efficacement contre cette structure, c’est justement cet enracinement dans les collectivités réelles qu’il faut promouvoir. Pour que les gens s’intéressent à la vie politique, il faut qu’ils aient l’impression d’avoir prise sur les décisions qui les concernent : pour qu’ils aient prise sur ces décisions, il faut qu’ils forment un collectif, qu’ils discutent ensemble, qu’ils puissent avoir un poids, etc.
Si c’est l’individu atomisé, si c’est l’individu tel que le conçoit la bourgeoisie face à la machinerie politique, il se rétracte sur la sphère de sa vie privée : et tous les sept ans, il manifeste son mécontentement ou sa satisfaction. Le problème, pour nous, est celui-là. C’est pourquoi nous sommes pour une modification du système politique visant à asseoir la démocratie sur des collectivités réelles – de travail et territoriales avec des formes de représentation dûment formalisées, empêchant les magouillages, etc., et nous pensons qu’une telle modification structurelle fait faire un progrès qualitatif à la démocratie politique, parce qu’elle donne aux gens la possibilité effective de suivre leurs affaires. À condition d’ailleurs qu’elle s’insère dans un ensemble de mesures qui, si elles ne sont pas prises, vident celle-là, effectivement, de tout contenu, la réduction sensible, par exemple, du temps de travail : il est clair que si les gens travaillent plus de trente heures par semaine, il leur est très difficile de consacrer du temps à la gestion, et de l’entreprise, et de l’économie et de la société.
Toi, tu dis, le parlement doit changer, etc. Il faut expliquer dans quel sens il doit changer. Le système du député élu pour cinq ans, dans une vaste circonscription territoriale, système qui crée l’ensemble des conditions favorables à l’autonomie la plus large des élus par rapport à leurs mandants, c’est là-dessus qu’il faut porter le fer. Ça implique effectivement un autre système institutionnel.
N.P. – Lorsqu’on dit qu’il doit y avoir articulation entre des formes de démocratie représentative et des formes de démocratie directe, ça signifie évidemment qu’on ne veut pas reconduire, mais dépasser le système démocratique existant, qu’on veut dépasser la séparation totale entre une caste de professionnels de la politique et le reste de la population.
Mais ce dépassement, cette articulation impliquent, au moins pendant une longue période, des assemblées territoriales comme centres du pouvoir. Car enfin, si tout le pouvoir émane des collectivités de travail et de leurs représentations, le risque de dégénérescence corporatiste est évident. La diffusion de la démocratie, la multiplication des instances de décision, posent en effet le problème de la centralisation, de la direction. Et alors là, de deux choses l’une : ou bien c’est le parti révolutionnaire – ou, sous son hégémonie, la coalition des partis de gauche – qui fait le travail. Mais on est tous d’accord que ce parti n’existe pas. Le seul qui pourrait aujourd’hui assumer ce rôle, c’est le PC, et on sait ce que ça donne… (pour ne rien dire du fait que ce rôle assigné au « parti », c’est forcément la voie ouverte au parti unique, et même un parti « idéal » devenu parti unique ne peut que finir stalinien) : ou bien c’est le parlement élu au suffrage universel et secret. Je ne vois que cette alternative. En l’absence du parti, ce n’est pas le conseil central des soviets qui peut remplir cette fonction de centralisation. Il ne l’a remplie nulle part. Si ça a fonctionné dans une certaine mesure en Russie, en Chine, etc., c’est parce que « le » parti communiste centralisait, avec les conséquences ultérieures que l’on connaît.
D’autant qu’il faut se décider un jour à reconnaître un fait : la complexité des tâches économiques actuelles de l’État : complexité qui ne se dissipera pas, mais s’accroîtra sous le socialisme.
Ce dont j’ai peur, c’est que derrière cet « enracinement du pouvoir dans les collectivités de travail », dont tu parles, il y ait en réalité la restauration du pouvoir des experts ; c’est-à-dire qu’on n’échappe à la dictature de la direction du parti unique que pour tomber sous le charme discret du despotisme technocratique. C’est quand même bizarre que tous les technocrates du Parti socialiste ne jurent que par l’autogestion ! A la limite, pour eux, ça veut dire que les hommes bavardent, et puis après, les tâches économiques de l’État, les experts s’en chargent !
Et puis, il y a la situation concrète de la France d’aujourd’hui. On est en train de parler, toi et moi, du modèle idéal de démocratie. On a totalement oublié qu’on est devant une situation concrète en France : celle du Programme commun, de la victoire probable de l’Union de la gauche.
Face à cela, ou bien on considère qu’il n’y a rien à attendre du Programme commun, que la gauche unie au pouvoir est vouée au social-démocratisme, à la limite qu’elle ne recherche qu’un nouvel autoritarisme que seuls des contre-pouvoirs centralisés de la base peuvent contrecarrer, etc., et donc, que le seul aspect positif pour nous est qu’elle accède au plus vite au gouvernement afin que les masses comprennent ce qu’est le réformisme et s’en détournent…
Mon analyse est différente: ou bien, il y aura une mobilisation formidable à la base, ou bien, il n’y en aura pas. S’il n’y en a pas, de toute façon, c’est foutu : nous vivrons une nouvelle expérience social-démocrate. Un peu comme sous Allende : l’expérience d’Allende, ça a été une magouille électorale bien plus grosse encore que celle du Programme commun. Avec 30 %, l’Union populaire a gagné !
Si donc, il y a une mobilisation massive, les choses peuvent se jouer. Mais alors, on se trouvera dans une situation très précise. Tous : nous, et la gauche exerçant le pouvoir. Je ne dis pas nous, face à la gauche. Car il y aura deux camps et nous serons dans la mouvance de la gauche, qu’on le veuille ou pas.
On sera alors dans une situation caractérisée par une crise de l’État, mais qui n’est pas une crise révolutionnaire ; une gauche au pouvoir, avec un programme autrement plus radical que ça n’a jamais été le cas en Italie ; engagée à l’appliquer, ce qui est très emmerdant pour certaines de ses composantes ; une gauche qui engage donc déjà un processus de démocratisation de l’État, confrontée à une mobilisation populaire énorme engendrant des formes de démocratie directe à la base… Mais une gauche qui, en même temps, se limite au projet du Programme commun.
Alors, le vrai problème, c’est comment peut-on agir sur ce processus pour l’approfondir ? Dans ce contexte, ce qui me paraît de toute évidence impossible, c’est la perspective de centralisation du contre-pouvoir ouvrier, conseil d’usine après conseil d’usine, comité de soldats après comité de soldats.
En plus, je dois te dire, ça me semble extrêmement dangereux. Une voie pareille, c’est le plus sûr chemin de la reconquête totale du pouvoir par la bourgeoisie, qui – il ne faut pas l’oublier – reste pendant tout ce temps protagoniste actif – et comment ! – du processus.
Alors, comment faire autrement ? Comment pousser la gauche à mettre effectivement en œuvre la démocratisation de l’État, à articuler son pouvoir institutionnel et les nouvelles formes de démocratie directe ? C’est ça le problème. Et ce n’est sûrement pas avec des considérations brumeuses sur les « collectivités réelles au travail », dotées métaphysiquement, de par leur essence, de toutes les vertus qu’on attribuait dans le temps au « Parti» qu’on résoudra le problème.
Quelle stratégie révolutionnaire pour la France ?
H. W. – La situation qui me semble mener de toute évidence à l’échec des mobilisations et à la défaite, c’est celle qui résulterait de l’application de la stratégie actuelle de l’Union de la gauche : une situation où, comme tu le dis, la gauche accède au gouvernement, et où existe un mouvement de masse suffisant pour la contraindre à appliquer le Programme commun. Parce que, à ce moment-là, elle portera suffisamment atteinte aux intérêts de la classe dominante pour la mettre vraiment en rogne ; et pas suffisamment pour la mettre hors d’état de nuire. Et donc on sera dans la situation absolument classique où la classe dominante est exaspérée – au plan national et international – et où elle conserve l’essentiel des leviers de commande économiques et politiques ; en particulier l’appareil d’État ; parce qu’il se peut qu’en France, il y ait le détachement d’une partie de l’appareil d’État ; mais le gros de l’appareil d’État au contraire va se polariser à droite. La bourgeoisie aura donc des raisons de frapper et les moyens de frapper. Alors qu’en face, les masses populaires seront relativement désarmées par des décennies de discours sur le passage pacifique au socialisme, la « nature contradictoire» de l’État démocratique bourgeois, etc. On risque de se trouver dans la situation classique de la défaite sans combat.
Ça c’est pour l’analyse que nous faisons. Alors, nous disons, comme toi : s’il n’y a pas de mouvement de masse – ce qui à moyen terme me parait inconcevable…
N.P. – Moi aussi, il me paraît inconcevable qu’il n’y ait pas un mouvement de masse…
H. W. – Bon, alors, s’il y en a un, je crois que le problème se posera de l’organiser sur des objectifs – objectifs qui ne seront pas ceux de la destruction immédiate de l’État bourgeois, ça n’a aucun sens – mais sur des objectifs économiques, politiques et internationaux, que nous appelons objectifs de transition, et qui effectivement s’inscrivent dans une logique d’émergence d’une situation de double pouvoir…
N.P. – Voilà ! Tu vois…
H.W. – Mais attends, je vais te dire ce que j’entends par là. Ça veut dire en clair, au niveau économique, la lutte pour l’expropriation du grand capital et l’instauration à tous les niveaux du contrôle ouvrier sur la production, débouchant sur un plan ouvrier pour sortir l’économie de la crise.
C’est l’axe, axe qui vise non seulement à défendre les conditions de vie et de travail des masses populaires, mais aussi à déposséder la bourgeoisie du pouvoir économique, au niveau des entreprises comme de l’État, et organiser la classe ouvrière pour le contrôle, c’est-à-dire pour le pouvoir.
Au niveau politique, il s’agit de se battre, effectivement, pour l’extension de la démocratie, pas de clamer « élection piège à cons ». Il s’agit de se battre pour le scrutin proportionnel, les assemblées régionales, le syndicat de soldats, etc., pour élargir au maximum la démocratie politique, parce que c’est comme ça aussi qu’on affaiblit au maximum l’État bourgeois. Au niveau international, je résume, il s’agit de faire contrepoids à l’offensive de l’impérialisme US et de ses relais, en développant de nouvelles relations avec les pays du tiers-monde et surtout, en entraînant les masses populaires de l’Europe latine et au-delà… C’est la condition du succès et c’est aussi possible parce qu’une certaine conjoncture européenne est en train de se constituer.
Il peut se produire une organisation des masses à la base, dans les entreprises et les localités, adhérant à ces objectifs et s’efforçant de les réaliser. Et la logique de ces objectifs, c’est la centralisation.
La logique du contrôle ouvrier dans l’entreprise, c’est le contrôle ouvrier sur la politique économique de l’État. Les travailleurs qui assument le contrôle dans une usine se heurtent au marché, au crédit, à la commercialisation. Et la logique de leur pratique, c’est la coordination et la centralisation, au niveau de la branche, de la région, de la nation. Donc, l’émergence d’un contre-pouvoir ouvrier face au pouvoir d’État bourgeois. Et l’affrontement me semble inévitable.
Alors, que cet affrontement prenne appui sur les différenciations internes à l’État bourgeois, j’en suis absolument convaincu. Je pense même que cette différenciation sera d’autant plus importante et profonde que le mouvement de masse sera puissant et organisé comme pôle extérieur à l’État et porteur d’un projet alternatif. Mais l’affrontement entre ce mouvement de masse, s’organisant et se centralisant hors de l’appareil d’État, s’appuyant sur ses représentants et ses alliés au sein de cet appareil, et le gros de l’appareil d’État bourgeois organisant et centralisant la résistance des classes dominantes, cet affrontement me paraît inévitable.
Là-dessus, on ne peut faire l’impasse. Ou alors, il faut dire, comme Amendola et ses amis du PCI, le passage au socialisme n’est pas un problème d’actualité. Amendola déclare que la transition au socialisme en Italie est une question inactuelle, pour des raisons de politique internationale et principalement pour des raisons de politique nationale, selon lui, la majorité des Italiens ne veulent pas du socialisme. Il faut se mettre ça dans la tête pour comprendre ce qu’on peut faire. On sort de trente ans d’expansion économique sans précédent ; le peuple italien est le plus libre du monde, celui qui a fait le plus de conquêtes depuis dix ans, etc. Au fond, la majorité des gens sont attachés au système, c’est pour ça qu’ils votent pour la coalition de droite menée par la Démocratie chrétienne. Ils râlent, mais finalement ils ne sont pas prêts à aller au-delà et faire les sacrifices qu’impliquerait une conquête révolutionnaire du pouvoir.
En conséquence, il faut laisser tomber tout le discours sur la transition, arrêter de jouer au petit jeu qui consiste à pousser les gens un peu plus loin qu’ils ne veulent aller et lutter pour démocratiser et améliorer la société italienne.
Ça, c’est un discours qui se tient, il est cohérent.
N.P. – Remarque, Ingrao ne dit pas la même chose …
H. W. – Non, Ingrao ne dit pas la même chose. Mais la politique du PCI, c’est la politique d’Amendola dans le langage d’Ingrao. Ce que fait Berlinguer, c’est la traduction… Eh bien, ça, c’est une politique cohérente, qui considère qu’on est dans une impasse historique pour une période donnée. Je ne suis pas d’accord, je suis prêt à en discuter, mais je reconnais que ce n’est pas contradictoire dans les termes. Ce qui m’agace, c’est, heu …
N.P. – … Ce qui t’agace, c’est ce que je dis …
H.W. – Voilà! (rires gras), c’est ce que dit le CERES, ce que dit la gauche du PCI, parce que c’est incohérent…
N.P. – Moi, précisément, je ne le crois pas, et je vais te donner un exemple concret.
Je crois que le désastre de la Révolution portugaise s’est produit précisément parce qu’il y a eu affrontement entre le groupe des neuf et Otelo de Carvalho, c’est-à-dire le porte-parole des commissions des travailleurs, de locataires et de soldats. Si on suppose qu’on aura un appareil d’État pour l’essentiel mobilisé à droite, et puis en face, des mouvements de base de type carvalhiste, alors je dis, n’en parlons même pas, dans cette hypothèse, c’est foutu d’avance. Et c’est la position d’Amendola qu’il faut reprendre. La position d’Amendola, elle est cohérente, mais elle est réformiste. Ta position, elle est très cohérente, mais totalement irréaliste.
Car, si tu supposes l’essentiel de l’appareil d’État, tel qu’il est en France, puis des formes de centralisation du pouvoir populaire… Mais il est évident que ça n’ira pas plus loin que trois sauts de puce et que ça sera écrasé ! Tu ne penses tout de même pas, dans la situation actuelle, qu’ils vont laisser centraliser des pouvoirs parallèles à l’État pour créer un contre-pouvoir ! Les choses seront réglées avant même le début de l’ombre d’un soupçon d’une telle organisation.
Aussi, moi je fais une analyse inverse. Je pense qu’actuellement, il peut y avoir des fractions beaucoup plus importantes de l’appareil d’État qui basculent ; et je t’ai donné l’exemple du Portugal. Alors, tu vas me dire que c’est différent. Bon, d’accord ! Mais ce qui m’intéresse dans cet exemple, c’est que dans l’armée notamment, il y a eu des fractures beaucoup plus importantes qu’un corps d’officiers globalement mobilisé au service du grand capital, et en face, des comités de soldats mobilisés au côté du mouvement ouvrier.
Qu’est-ce qui s’est passé au Portugal ? Si ça a été un désastre, c’est parce qu’il y a eu cassure, affrontement, entre les structures de pouvoirs populaires, disons les mouvements de type carvalhiste, et le groupe des neuf. Et Carvalho lui-même s’est rendu compte que la forme qu’a prise la centralisation de ces contre-pouvoirs populaires a été pour beaucoup dans la rupture désastreuse qui s’est produite entre ce mouvement et le groupe de Melo Antunes.
Ruptures dans l’appareil d’État
H. W. – Je crois vraiment que c’était une raison très secondaire de cette rupture. La raison fondamentale, c’est que Melo Antunes et la « social-démocratie militaire », comme on disait là-bas, se trouvaient engagés dans l’opération de stabilisation du capitalisme portugais. Il en était même un des fers de lance, le principal allié militaire de Mario Soares et de ses appuis internationaux.
La raison fondamentale de la scission du MFA, ce n’est pas une réaction face au mouvement des SUV, Les SUV sont même apparus très tardivement. En fait, ils sont apparus après le mouvement des neuf, et en réalité, en fonction de ce mouvement. Donc, il y a une inversion des causes et des effets dans ta démonstration.
Bon, mais ce n’est pas le problème, Ce qui m’intéresserait, c’est que tu poursuives ta démonstration. On ne cherche pas la difficulté pour la difficulté ni l’affrontement pour l’affrontement. Si on était convaincu qu’il pourrait y avoir une scission majoritaire dans l’appareil d’État français, en faveur du mouvement populaire, on serait évidemment pour jouer cette carte à fond, même à prendre des risques en faisant ce pari là. Mais cet appareil d’État, on le connaît. Par quel miracle basculerait-il dans le camp de la révolution ? C’est ça que j’aimerais que tu me dises concrètement. Quelle est l’hypothèse raisonnable, même hasardée, même osée, qu’on peut faire d’une rupture majoritaire de cet appareil d’État ?
N.P. – Je vais te dire, par exemple, en ce qui concerne l’armée, la police, la justice… Parce que mon hypothèse est tout de même fondée sur la crise interne de ces appareils. Prenons la justice : le tiers des magistrats est tout de même au Syndicat de la magistrature… C’est très important. Deuxième élément : la gauche au pouvoir devra de toute façon, même dans son propre intérêt, introduire des changements importants non seulement dans les personnels, mais aussi dans les structures de l’État. Après vingt années de gaullisme, il y a une telle situation de clientèle, d’institutionnalisation de l’État-UDR ou républicain-indépendant que, même dans une simple logique d’élite politique, le gouvernement de la gauche devra changer des personnes, mais aussi des formes institutionnelles. Par exemple, en ce qui concerne la justice, s’ils ne veulent pas se trouver très vite dans une situation à la Allende, ils seront obligés, je répète, même d’un point de vue de perpétuation de l’élite, de casser le pouvoir du Conseil de la magistrature, de changer les normes de rotation des juges, etc.
Et alors, tout cela, articulé sur les mouvements de masse à la base, permet de prévoir des possibilités de scission. Prends l’amiral Sanguinetti. Quand même, il y a deux ans, c’était le chef de la marine nationale, et un important courant d’officiers pense comme lui. Lis ses déclarations à Politique-Hebdo, il préconise les délégués du personnel, une politique de défense indépendante des États-Unis, etc. C’est-à-dire qu’on a affaire à une armée disposée à respecter une certaine légalité, une armée qui ne tramera pas de complots contre le régime dès le départ.
Si mon hypothèse est fausse, dans la mesure où je tiens la tienne pour totalement irréaliste…
H.W. – Toute hypothèse révolutionnaire semble irréaliste.
N.P. – Plus ou moins, et tout se joue précisément sur cette nuance.
H.W. – … Il n’y a rien de plus irréaliste que l’hypothèse bolchevique en 1917, l’hypothèse maoïste en 1949, l’hypothèse castriste en 1956 ! Le réalisme est toujours du côté du maintien des choses en l’état…
N.P. – N’oublie quand même pas que l’irréalisme est souvent aussi du côté des désastres et des défaites sanglantes. Mais tu peux faire aussi une hypothèse plus réaliste des chances révolutionnaires, qui se présente tout de même différemment…
Pour prendre aussi le problème de la police, quand tu vois tout ce qui se passe depuis quelques années dans la police ; si tu supposes, comme c’est légitime, qu’un gouvernement de gauche ne pourra pas faire autrement que de prendre des mesures importantes dans le sens de la démocratisation de la police…
Alors étant donné la crise de l’État, dont on a des indices ; étant donné l’obligation où se trouve la gauche – encore une fois dans son propre intérêt élémentaire – à procéder à ces changements ; étant donné qu’elle peut y procéder par les pouvoirs que lui confère la Constitution et la puissance que lui donnent les mouvements de masse à la base ; étant donné tout cela, je pense que c’est la seule solution plausible.
D’autant plus qu’on ne peut pas faire abstraction des forces en présence : ton hypothèse, en réalité, elle ne se fonde pas seulement sur une évaluation des chances objectives d’une crise révolutionnaire en France. Elle se fonde aussi, implicitement, sur la possibilité d’un développement extrêmement rapide et puissant d’un parti révolutionnaire de type léniniste, à la gauche du PCF. Toute ton hypothèse est fondée là-dessus. Mandel le dit noir sur blanc dans son interview sur la stratégie révolutionnaire en Europe.
Or, moi, de ce point de vue, je n’y crois pas du tout : d’abord en raison de ce que j’ai dit plus haut sur la nouvelle réalité de l’État, de l’économie, du contexte international, etc. Et ensuite, en raison de la pesanteur des forces politiques de la gauche traditionnelle, tout particulièrement dans un pays comme la France. Ton hypothèse implique, par exemple, que la Ligue, passe de sept mille militants, en quelques mois, à au moins dix ou vingt fois plus ! Ça ne s’est jamais vu nulle part ! Ni au Chili, ni …
H.W. – Au Portugal, et encore plus en Espagne, on a vu quelque chose d’approchant.
N.P. – Tu rigoles ! Ces forces, comparées aux PC, surtout en Espagne, c’est de la petite histoire. Mais allons plus loin : si on fait l’analyse du PC comme simple parti social-démocrate, du point de vue organisationnel comme du point de vue politique, alors, effectivement, tu peux tabler sur une rapide et massive recomposition du mouvement ouvrier, comme vous dites.
Mais il ne s’agit pas de partis sociaux-démocrates. Lorsqu’il existe un parti communiste de masse, il n’y a pas possibilité d’une croissance rapide et structurée de l’extrême gauche révolutionnaire indépendante. On l’a vu avec le MIR au Chili. Donc, si on se rabat sur ton hypothèse, on est peut-être cohérent et réaliste, mais alors on est réaliste pour dans cinquante ou soixante ans. Il ne faut tout de même pas s’aveugler sur l’échec de l’extrême gauche (de ce point de vue) ces dernières années en Europe.
H. W. – Tu as raison de souligner que notre perspective se fonde sur une hypothèse de recomposition profonde du mouvement ouvrier. Mais il me semble que tu n’échappes pas à une vision un peu statique de ce mouvement, tel qu’il existe. C’est un mouvement qui a déjà beaucoup bougé en l’espace de cinq ou dix ans, du point de vue de sa restructuration. Les PC ne sont pas des partis sociaux-démocrates, je suis bien d’accord avec toi, mais ils sont entrés dans une phase de turbulences et de crise, de différenciations internes, dont on ne perçoit aujourd’hui que les toutes premières manifestations.
Evidemment, si tu pars d’une hypothèse statique, en disant : voilà le rapport de forces pour toute une période historique, alors, évidemment, tu ne peux avoir que raison. Parce que les réformistes sont largement hégémoniques ; que les révolutionnaires – outre leur impréparation, leurs divisions, etc. – sont en tout état de cause insuffisamment implantés… Alors il n’y a qu’une hypothèse réformiste qui ait une crédibilité, On ne peut qu’espérer, dans ces conditions, agir sur les réformistes pour les pousser le plus à gauche possible, et éventuellement les redresser. C’est l’hypothèse du CERES, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire4. Mais à mon avis, cela relève d’une conception fixiste du mouvement ouvrier, largement démentie par son évolution récente tant en Italie qu’en France, pour ne rien dire du Portugal et de l’Espagne.
Prends le résultat de l’extrême gauche aux élections municipales de mars 1977 : c’est une surprise, mais une surprise qui devrait donner à penser. Qu’est-ce que ça veut dire les huit et dix pour cent que l’extrême gauche réalise dans les secteurs les plus ouvriers de certaines villes ouvrières ? C’est un vote de défiance à l’égard de la politique des grands partis de gauche, Dans le rapport des forces entre révolutionnaires et réformistes au sein du mouvement ouvrier, il n’y a pas seulement les partis et les organisations ; entre aussi en ligne de compte l’attitude de dizaines de milliers de militants ouvriers, politiquement inorganisés, ou bien organisés au PC et au PS, et qui à la suite d’une série d’expériences depuis 1968, ont contracté une solide méfiance à l’égard des directions en place. En cas de victoire de l’Union de la gauche, et d’aggravation de la crise du système, ces militants et bien d’autres peuvent refuser la voie de la « pause » et chercher une issue socialiste.
Si l’extrême gauche parvient à réaliser la jonction avec ces militants, à leur proposer une alternative anticapitaliste sérieuse, alors le rapport des forces avec les réformistes peut se modifier sensiblement.
D’autant plus, je le répète, que l’accession du PC et du PS au gouvernement, l’application du Programme commun, vont porter à incandescence leurs contradictions internes. La transition au socialisme n’a en effet, aucune chance de se produire, en France, si un grand nombre de militants du PC et du PS ne sont pas polarisés à gauche et n’optent pas, au moment crucial, au moment du choix entre la « retraite » et le « bond en avant », pour le bond en avant.
Mais pour qu’ils le fassent, il faut précisément qu’il existe à la gauche du PCF une alternative anticapitaliste crédible. Sinon, aussi critiques soient-ils, ils suivront leurs directions. C’est ce pôle alternatif, implanté dans le mouvement de masse, porteur d’une stratégie et d’un programme d’issue socialiste à la crise, travaillant à la recomposition d’ensemble du mouvement ouvrier que nous nous efforçons de construire.
En réalité, nous touchons probablement là le fond du désaccord. Celui-ci ne porte peut-être pas tant sur la nécessité de désagréger l’État bourgeois – y compris de l’intérieur, par rupture interne de ses appareils – mais sur les moyens d’y arriver. Certains pensent que pour y parvenir, il faut que le mouvement de masse ne fasse rien qui puisse ressouder le corps social de l’État, le rejeter à droite… Pour eux, c’est la modération, la « responsabilité » qui est le plus à même d’éviter les contradictions internes de l’État. En réalité, ce sont les sommets de l’appareil d’État qui sont ici visés.
Pour nous, à l’inverse c’est le développement, l’organisation autonome, l’activité d’un vaste mouvement anticapitaliste – hors des appareils d’État, et aussi en son sein – qui créent les conditions de la rupture…
N.P. – Un important mouvement, critique et autonome, d’extrême gauche reste selon moi essentiel pour influer sur le cours même de l’expérience de l’Union de la gauche. Mais pas pour les mêmes raisons que tu le penses toi, non pas parce que l’extrême gauche pourrait constituer un réel pôle politico-organisationnel alternatif, comme tu dis ; d’une part, parce qu’elle en est bien incapable, d’autre part, parce que je ne crois pas non plus qu’il y ait une réelle alternative anticapitaliste en dehors ou à côté de la voie du Programme commun. Il n’y a pas de voie différente possible actuellement, donc la question n’est pas de faire en sorte que la gauche abandonne une voie en soi réformiste pour opter pour la bonne et pure voie révolutionnaire, voie alternative dont l’extrême gauche servirait de signalisation ou de panneau indicateur. La question c’est d’aller plus loin, d’approfondir, etc., dans la voie du Programme commun, et d’empêcher l’embourbement social-démocrate qui n’est pas nécessairement inscrit, comme péché originel dans cette voie.
L’extrême gauche peut ainsi fonctionner, non pas comme un pôle d’attraction vers un ailleurs ou un autre part, mais tout d’abord comme aiguillon, comme force d’ouverture de perspectives, de dégagement de l’horizon dans le sens du Programme commun. Ensuite, car l’extrême gauche ne se limite pas à son aspect organisationnel qui est finalement le moins important, par sa prise en charge d’une série de problèmes nouveaux que la gauche unie et institutionnelle est bien incapable d’assumer. Enfin l’extrême gauche est absolument essentielle pour une dernière raison, comme rappel actif, et à tout moment, de la nécessité de la démocratie directe à la base, bref comme garde-fou, disons, des tentations autoritaristes éventuelles de la gauche gouvernementale. Rôle, si tu veux, plus de critique que de débordement.
Mai 1977.
Nous remercions l’association Radar (Rassembler diffuser les archives des révolutionnaires), qui a scanné ce texte.
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à voir aussi
références
⇧1 | La Crise de l’État, Paris, PUF, 1976. |
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⇧2 | Luciano Gruppi : « Sur le rapport démocratie /socialisme », in Dialectiques, n’°17. |
⇧3 | Nobert Bobbio, professeur de sciences politiques à Turin ; directeur de la revue théorique du Parti socialiste italien, Mondoperaio. En septembre 1975, il publie un numéro spécial de sa revue sur le thème : « Socialisme el démocratie », initiant un vaste débat qui se poursuit encore. |
⇧4 | Voir Critique communiste, n°1, mars-avril 1975. |