La politique du libéralisme autoritaire
Carl Schmitt et Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire, Paris, Editions Zones, 2020, 144 p., avec une présentation de Grégoire Chamayou.
Le 23 novembre 1932, quelques semaines avant l’accession de Hitler au pouvoir, le philosophe Carl Schmitt prononce un discours devant le patronat allemand consacré à l’« État fort et l’économie saine ». Il définit là une nouvelle approche de l’État, en rupture avec le libéralisme classique, chargé de museler toutes les contestations externes mais également internes, tirant argument d’un « état d’urgence économique ».
Face à cette nouvelle définition de l’État, le juriste antifasciste Hermann Heller laisse un court article dans lequel il estime assister à la naissance d’un « libéralisme autoritaire ». Alors que cette expression est à nouveau utilisée pour décrire certains régimes politiques contemporains, comment l’aborder à partir des textes de Schmitt et Heller ?
Les éditions Zones publient ces deux textes, encore inédits en français. Nous publions des extraits de la présentation de Grégoire Chamayou qui vise à éclairer les rapports méconnus entre Schmitt et les pères fondateurs du néolibéralisme.
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La politique du libéralisme autoritaire
Mais si l’on veut mieux cerner le sens du projet politique sous-jacent, il est une affaire qu’il faut absolument tirer au clair : le rapport entre libéralisme autoritaire et nazisme à l’époque. La question se pose de façon brûlante pour Schmitt. À quelle position politique correspondait au juste son discours de novembre 1932 ?
Un plaidoyer pour Hitler ?
Ce texte a soulevé de gros problèmes d’interprétation. Schmitt, il est vrai, parle souvent à mots couverts et s’en tient à un niveau de généralité tel que ses préconisations peuvent difficilement être assignées à une position partisane précise. Avouons aussi que sa prose n’est pas toujours d’une limpidité extrême – ce que notait déjà ironiquement à l’époque le correspondant en Allemagne de la revue de Louise Weiss, L’Europe nouvelle, en rendant compte de la conférence de la Langnam-Verein : « On dérangea tout exprès de Berlin M. le professeur Carl Schmitt […] pour faire l’apologie du régime autoritaire. Le théoricien, passionné de subtiles distinctions et de belles constructions scolastiques, déçut un peu […]. C’était bien fait aussi, car pourquoi s’était-on mis en frais d’imagination pour accoucher d’une formule si peu claire ? »[1].
Certains commentateurs ont cependant cru pouvoir interpréter ce discours comme une profession de foi pro-hitlérienne, comme un appel à peine voilé à la nomination du Führer à la chancellerie[2]. Schmitt y évoque certes d’une manière laudative le stato totalitario des fascistes. Ici perce l’admiration, dont il ne faisait pas mystère, pour Mussolini ; mais chanter les louanges du Duce dans l’Allemagne de 1932 n’impliquait pas de militer pour Hitler[3]. Il y a cinquante nuances de brun.
En fait, son positionnement ne peut se deviner par le seul contenu de cette allocution. Pour trancher, il faut recourir à d’autres sources. Or, quand on s’intéresse à la réception de son discours parmi ses contemporains, on s’aperçoit que ceux-ci n’y entendaient pas – pas du tout – un cri de ralliement au nazisme. À commencer par ses premiers destinataires, les milieux patronaux, du moins à ce qui ressort du compte rendu qu’en fit le lendemain le Bergwerks-Zeitung, l’organe de l’industrie des mines.
Si Schmitt a plaidé en faveur d’un État fort, observait le journaliste, il s’est aussi « exprimé clairement en faveur d’une limitation de l’interventionnisme étatique dans la vie économique »[4]. Et d’applaudir à cette mise au point :
« Nous nous félicitons d’autant plus de cette formulation claire que nous n’avons pas pu échapper à l’impression que certains cercles économiques […] ne sont pas restés complètement à l’abri de la tentation de négliger, sous l’idéalisme national du mouvement hitlérien, la chausse-trappe du socialisme, qui, à en croire les projets de M. Strasser pour la création d’emplois et ceux de M. Feder pour la réforme du crédit, devrait entraîner un accroissement et non une décrue de l’interventionnisme étatique »[5].
En phrases contournées, l’auteur exprimait ici l’enjeu fondamental : l’autoritarisme que propose Schmitt se prononce clairement en faveur de la libre entreprise, tandis que, avec les nazis, la chose est moins sûre.
Or, comme le faisait aussi entendre à demi-mot l’auteur de ce même article, des pans entiers du patronat étaient en train de basculer de ce côté-là. Quatre jours plus tôt, le 19 novembre 1932, une cohorte de grands noms du monde des affaires, dont l’industriel Fritz Thyssen et l’ancien président de la banque centrale Hjalmar Schacht, avaient adressé au président Hindenburg une pétition le sommant de nommer à la chancellerie le « Führer du plus grand groupe national »[6] (c’est-à-dire Hitler). Un témoin rapporte que la plupart des industriels présents lors du discours de Schmitt à Düsseldorf, eux qui, « il y a quelques semaines encore, acclamaient Papen, veulent désormais la nomination de Hitler, quel qu’en soit le prix »[7]. Et si Fritz Springorum – le dirigeant de la Langnam-Verein qui introduisait ce jour-là l’allocution de Schmitt – avait préféré rester discret, n’apposant pas sa signature à la requête en question, il déployait déjà en coulisses une tactique de financement patronal du NSDAP à des fins de domestication politique[8].
Pour autant, une incertitude demeurait. Ce qui chagrinait une partie des milieux d’affaires, dans le national-socialisme, c’était le second volet de son improbable nom composé, son penchant possiblement « socialiste ». En 1932 en effet, pour mordre sur l’électorat de gauche, la propagande du NSDAP avait pris des accents quasi anticapitalistes. Du fait de cette démagogie, un léger doute planait sur son programme économique[9]. C’était cela, et non le reste – ni la brutalité sanguinaire ni l’antisémitisme des nazis –, qui suscitait encore quelques réticences dans les rangs patronaux.
Dans un tel contexte, l’article du Bergwerks-Zeitung identifiait nettement la direction tracée par Schmitt comme une voie alternative, moins hasardeuse du point de vue des classes dominantes, à l’aventure hitlérienne – comme un plan B pour la bourgeoisie[10].
De fait, à l’époque, Schmitt conseillait le cabinet Papen et entretenait des liens étroits avec des collaborateurs du ministre de la Défense Kurt von Schleicher[11]. Il retourna vite sa veste ensuite, s’empressant de donner des gages au nouveau pouvoir et prenant sa carte au parti nazi dès le printemps 1933, mais, pour l’heure, en 1932, il ne misait pas sur Hitler[12].
Quand il apprit que le petit caporal de Bohême avait été nommé chancelier par Hindenburg, le 30 janvier 1933, il fut assommé[13]. Mais la raison qu’il donna pour cet abattement passager est instructive : « J’étais hors course […] en tant que conseiller de l’ombre »[14]. Pour Schmitt, qui, on va le voir, s’était effectivement ménagé une place influente dans les premiers cercles du pouvoir, cette nomination risquait de sonner le glas pour sa position de conseiller du prince. S’il faisait ce jour-là grise mine, c’était non par scrupules antifascistes – Schmitt n’était pas antifasciste, il ne l’a jamais été –, mais parce que ses rêves de carrière et de pouvoir venaient de voler en éclats.
À l’automne 1932, Schmitt ne soutenait pas le Führer. Il faisait plutôt la promotion d’une autre option, politiquement rivale, dont le contenu peut se résumer comme suit : un pouvoir présidentiel verticalisé, mettant son appareil propagandiste et répressif au service d’un programme économique libéral. Son discours n’était pas celui d’un nazi, mais d’un partisan de l’extrême centre[15].
L’austérité contre la majorité
Or ce programme, cela faisait déjà deux ans qu’il prévalait dans la conduite des affaires du pays. Depuis 1930 en effet, les cabinets présidentiels qui allaient se succéder jusqu’au précipice étaient en même temps autoritaires et libéraux.
Dès son arrivée à la chancellerie, fin mars 1930, Heinrich Brüning, membre du Zentrum, avait annoncé son intention de conduire un plan drastique d’« assainissement » des finances publiques qui prévoyait entre autres mesures la réduction du nombre des fonctionnaires, des baisses de salaires ainsi qu’une diminution du montant des allocations chômage et des pensions de retraite. Alors même que les répercussions de la crise de 1929 atteignaient leur paroxysme, il s’en tenait donc, commente Gopal Balakrishnan, à « une stricte orthodoxie fiscale, à mille lieues de toute conception moderne, contracyclique, du budget »[16].
Se déclarant partisan d’un « gouvernement au-dessus des partis », Brüning avait averti que si son plan d’austérité était refusé par les députés, il serait prêt à aller jusqu’à la dissolution du Parlement. C’est ce qui se produisit en juillet 1930. Ainsi s’ouvrit l’ère des « cabinets présidentiels » (c’est-à-dire des gouvernements appuyés sur l’autorité du président, mais sans majorité positive au Parlement). On saisit plus concrètement ici en quoi les deux aspects, autoritarisme politique et libéralisme économique, sont liés : c’est parce que ce programme économique était majoritairement rejeté qu’il lui a fallu être imposé par le haut.
Or Schmitt joua un rôle important, à plusieurs titres, dans ce tournant vers l’État libéral-autoritaire. Par l’influence de ses idées et de ses écrits d’abord. Au début des années 1930, la notoriété de ce penseur « nationalement reconnu en tant que professeur de droit constitutionnel »[17] s’étendait au-delà des milieux académiques. Sa critique de l’« État total » était devenue un lieu commun qui inspirait, outre les économistes néolibéraux, les idéologues gouvernementaux. Ainsi Walther Schotte, que l’on a surnommé la « tête programmatique du gouvernement Papen »[18], s’appuyait-il sur l’ouvrage de Schmitt Le Gardien de la Constitution pour affirmer que la République de Weimar n’était plus un État libéral, mais un « État total » tombé sous la coupe d’une « polycratie pluraliste », à laquelle il opposait un « nouvel État », un « État souverain », « présidentiel-autoritaire »[19].
Mais la contribution de Schmitt au virage politique en cours prit aussi une forme beaucoup plus directe. En quittant en 1928 l’université de Bonn pour la Haute École de commerce de Berlin, il s’était rapproché du centre de la vie politique et économique du Reich[20]. À la capitale, il s’était fait des amis haut placés, dont le secrétaire d’État aux Finances Johannes Popitz, qui l’avait introduit auprès des milieux patronaux et gouvernementaux[21]. Dès 1929, Schmitt mit ses compétences d’expert en droit constitutionnel au service du pouvoir en place, rédigeant des mémorandums dont certains jouèrent un rôle important dans la suite des événements[22].
« État d’urgence économique »
Au printemps 1930, l’entourage de Brüning sollicita un avis de sa part. La question était de savoir, dans l’hypothèse où le Parlement s’opposerait au plan d’austérité et serait dissous, si le gouvernement pouvait rester en place jusqu’aux élections suivantes et, « dans l’intervalle, […], prendre des mesures d’urgence déjà rejetées par le Reichstag »[23]. Schmitt répondit par l’affirmative, fournissant au chancelier l’argumentation juridique dont il avait besoin pour éclipser l’Assemblée[24].
Mais que faire ensuite si le Reichstag nouvellement élu décidait de suspendre ces mesures[25] ? Schmitt recommandait d’invoquer l’article 48 de la Constitution qui octroyait au président des pouvoirs d’exception en vertu de l’état d’urgence, et de s’en servir pour légiférer par ordonnances. Le recours à cette procédure n’allait cependant pas de soi dans ce contexte. À la lettre en effet, l’article 48 était prévu pour des situations de grave trouble à l’ordre public ou de menace sur la sécurité intérieure, mais pas pour des questions budgétaires[26]. Il fallait donc justifier son extension à ces nouveaux objets.
De fait, sous des présidences antérieures, l’article 48 avait déjà été utilisé pour promulguer des mesures économiques sans l’approbation du Parlement, et Schmitt ne se privait pas de mettre en avant ces précédents[27]. Sur le fond cependant, conceptuellement, la tâche était de réinterpréter la notion d’état d’urgence en lui adjoignant un autre aspect : outre l’état d’urgence sécuritaire ou militaro-policier, il fallait faire admettre l’existence d’un état d’urgence économique ou économico-financier.
Ce point est capital : le geste conceptuel décisif de Schmitt n’a pas seulement consisté à placer l’exception au cœur de la souveraineté – ce qui a été depuis longtemps amplement vu et commenté –, mais aussi et surtout à étendre le champ cette exception à la décision économique[28].
C’est sur la base de ce concept opératoire que Brüning put se maintenir au pouvoir, circonvenir le corps législatif et dicter son programme déflationniste. Ce fut l’acte de naissance du « libéralisme autoritaire » en tant que politique concrète. Or Schmitt n’a pas seulement fourni les arguments juridiques ad hoc pour cette manœuvre, mais encore la théorie philosophique correspondante.
L’« état d’urgence, professe-t-il, révèle […] le noyau même de l’État »[29]. Or ce noyau ontologique de l’État n’est pas immuable. La forme État a une histoire ; son essence a changé, et le contenu de l’état d’exception avec elle. Dans cette perspective, le déplacement de l’objet de l’exception doit être vu comme l’expression symptomatique de l’émergence d’un nouvel attribut essentiel du pouvoir d’État : « Le noyau de l’État actuel se manifeste en ceci que son état d’exception est un état d’exception économique »[30].
Schmitt procède ici pour ainsi dire à une historicisation de la puissance d’instruction de l’état d’exception. S’il est vrai que l’exception confirme la règle, elle nous renseigne moins en l’occurrence sur la nature intemporelle de la souveraineté que sur la configuration ontologico-historique actuelle du pouvoir d’État. Dis-moi à quelle exception tu recours, je te dirai quel État tu es. L’état d’exception manifestant l’historicité de l’essence de l’État, il est cohérent, conclut Schmitt, qu’à un « État économique » corresponde un « état d’exception économique ». Le fait que l’article 48 soit mobilisé sur ce terrain n’est pas un acte arbitraire, pas un abus de pouvoir – détrompez-vous –, juste l’expression adéquate d’une évolution historique qui nous a conduits de l’ancien État législatif à l’État économique actuel[31] – un nouvel État qui ne saurait se contenter du vieil état d’exception militaro-policier hérité du XIXe siècle[32].
Le libéralisme autoritaire ne consiste pas seulement à assortir une politique économique libérale d’une répression accrue face aux contestations qu’elle suscite, mais aussi à concentrer entre les mains de l’exécutif la décision publique en matière économico-financière. Autoritaire ne veut pas seulement dire répressif. Comme l’étymologie l’indique, est autoritaire un pouvoir qui aspire à être le seul auteur de la décision politique. L’un des actes fondateurs du libéralisme autoritaire est de légiférer par ordonnances en matière économique et sociale.
Au début des années 1930, Schmitt est passé du statut de théoricien de la dictature à celui de promoteur actif et de conseiller technique de celle-ci. Avec sa notion d’« état d’exception économico-financier », il a opéré un coup de force conceptuel qui a autorisé, en pratique, une forme de coup d’État économique permanent. Et de fait, durant les deux années qui la séparaient encore du nazisme, c’est ainsi que fut gouvernée l’Allemagne.
L’engrenage austéritaire-autoritaire
Mais quels furent les effets de cette politique ? Quelques rappels historiques.
Effets économiques et sociaux d’abord. Le programme déflationniste décidé par Brüning frappa de plein fouet les classes populaires sans pour autant endiguer la crise économique. À en croire les keynésiens, il eut même plutôt pour effet de l’aggraver[33]. De fait, les chiffres du chômage atteignirent des hauteurs vertigineuses, passant de 1,4 million en 1928 à 5,6 millions en 1931. Brüning hérita ces années-là d’un surnom révélateur : Hungerkanzler, « chancelier de la faim »[34].
Effets politiques ensuite. En convoquant de nouvelles élections, Brüning espérait obtenir un rapport de force plus favorable à la chambre. Or ce n’est pas du tout ce qui se produisit. « Les résultats des élections du 14 septembre 1930, résume Balakrishnan, montraient les ravages causés par la crise dans la population et l’hostilité à un gouvernement dont les mesures d’austérité semblaient rendre la situation encore bien pire »[35]. Ce chamboulement du jeu politique fut marqué par deux phénomènes majeurs : 1) la percée spectaculaire du NSDAP, qui passa du statut de groupuscule insignifiant (2 % de voix en 1928) à celui de second parti d’Allemagne (18,3 %), juste derrière le SPD ; ceci avec, sur l’autre bord, une poussée, mais plus mesurée, du parti communiste ; 2) l’érosion de ce que l’on appelait sous Weimar le Bürgerblock, le « bloc bourgeois », un marigot de partis du centre, de droite et de centre droit qui formaient le socle politique traditionnel de coalitions gouvernementales conservatrices[36].
Sous l’effet de ces deux phénomènes combinés, montée aux extrêmes et fonte du bloc bourgeois, le chancelier n’avait plus ni majorité parlementaire ni base politique pour soutenir sa politique économique. N’ayant plus que le président sur qui s’appuyer, il persistait malgré tout dans cette voie en gouvernant à coups d’article 48 et de décrets d’urgence[37].
Ce pouvoir fut alors pris dans ce que l’on pourrait appeler un engrenage austéritaire-autoritaire : les effets socialement désastreux de son programme économique rejeté sapèrent le peu d’assise politique dont il pouvait encore disposer, de sorte qu’il ne put bientôt plus persister dans cette direction, sauf à monter d’un cran dans l’autoritarisme pour imposer des mesures du même genre qui produisirent le même genre d’effets, et ainsi de suite.
Libéralisme économique et autoritarisme politique alimentèrent dans leurs relations réciproques une crise de légitimité qui ne cessa jusqu’au bout de s’approfondir. Le bloc bourgeois se délitait, extrême droite et extrême gauche montaient, mais ni l’une ni l’autre suffisamment pour parvenir à former à elle seule une majorité, ce qui, tant que chacune se refusait aux alliances qui lui auraient permis d’écraser sa rivale, engendrait une situation de blocage politique. Le libéralisme autoritaire au pouvoir n’était pas renversé, mais il ne pouvait pas non plus perdurer sur base démocratique, d’où son tropisme dictatorial.
« La destruction du système de gouvernement parlementaire, rappelle l’historien Christian Witt, ne date ni de Hitler, de Schleicher ou de Papen, mais de Brüning, qui a amorcé le processus en imposant des mesures financières et économiques au moyen de l’article 48 »[38]. Directement impliqué dans la généralisation du recours aux décrets d’urgence dont il a contribué à fournir la justification, Schmitt fut l’un des artisans de cette dérive autoritaire, l’un des « fossoyeurs de Weimar »[39].
Notes
[1] ANONYME, « En Allemagne : les marionnettes et l’envers du décor », L’Europe nouvelle, no 780, 21 janvier 1933, p. 61-65, p. 62.
[2] Jean-Pierre Faye voit dans la conférence de Schmitt à la Langnam-Verein le « moment le plus décisif du désastre qui a envahi le siècle ». Il ajoute : « De cette conférence sur l’État total va résulter un effet décisif : le texte d’une “supplique”, ou requête, une Eingabe, adressée au président du Reich, Hindenburg, et signée des présents à la conférence de l’Union au long nom », Jean-Pierre FAYE, L’État total selon Carl Schmitt, Germina, Paris, 2013, p. 7 et p. 9. Mais cette chronologie est erronée : la fameuse Eingabe date du 19 novembre 1932, soit quatre jours avant le discours de Schmitt du 23 novembre. Pour cette pétition, qu’il situe par erreur en décembre 1932 (ibid., p. 11), Jean-Pierre Faye renvoie aux pièces du procès de Nuremberg sous la cote PS 3901 (ibid., p. 55), où ce document est pourtant bien daté de novembre 1932. Voir OFFICE OF UNITED STATES CHIEF OF COUNSEL FOR PROSECUTION OFAXIS CRIMINALITY, Nazi Conspiracy and Aggression, vol. VI, US Government Printing Office, Washington, DC, 1946, p. 796-797.
[3] Voir Renato CRISTI, Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism. Strong State, Free Economy, University of Wales Press, Cardiff, 1998, p. 29.
[4] ANONYME, « Klare Grenze zwischen Staatsmacht und Wirtschaft », Deutsche Bergwerks-Zeitung, no 276, 33e année, 24 novembre 1932, p. 1.
[5] Ibid., p. 1.
[6] « Eingabe von Industriellen, Bankiers und Grossagrariern an Reichspräsident von Hindenburg vom 19. November 1932 », in Reinhard KÜHNL, Der deutsche Faschismus in Quellen und Dokumenten, Pahl-Rugenstein, Cologne, 1978, p. 160 sq.
[7] « Information von Dr. Scholz an Franz Bracht vom 26. November 1932 », in Reinhard KÜHNL, Der deutsche Faschismus in Quellen und Dokumenten, op. cit., p. 163. Voir aussi David ABRAHAM, The Collapse of the Weimar Republic, op. cit., p. 321.
[8] Ibid., p. 321.
[9] Henry Ashby TURNER, German Big Business and the Rise of Hitler, op. cit., p. 279 et p. 287 sq.
[10] De leur côté, à la même période, les nazis se démarquaient de l’« État fort » selon Papen et Schmitt pour y opposer une refondation du pouvoir politique sur la race. Voir Johann CHAPOUTOT, Le Meurtre de Weimar, PUF, Paris, 2010, p. 63.
[11] Dont Erich Marcks et Eugen Ott. Voir Paul NOACK, Carl Schmitt. Eine Biographie, op. cit., p. 148. Renato Cristi interprète le discours à la Langnam-Verein comme une prise de position en faveur de Schleicher. Renato CRISTI, Carl Schmitt and Authoritarian Liberalism, op. cit., p. 19 et p. 37.
Le 26 novembre 1932, trois jours après son discours de Düsseldorf, Schmitt déjeune à la chancellerie. Il est assis à table à côté de Papen, qui lui demande un « exposé sur la situation du point de vue du droit constitutionnel », Carl SCHMITT, Tagebücher 1930 bis 1934, op. cit., p. 239. Le 29 novembre, Schmitt pense toujours que Papen sera reconduit dans ses fonctions (alors que Schleicher sera nommé chancelier à sa place le 3 décembre) : « Papen doit être redevenu chancelier du Reich, ce qui veut dire que je dois faire mon exposé », ibid., p. 240.
[12] En témoigne notamment son appel dans la presse, lors des élections de juillet 1932, à ne pas donner la majorité au NSDAP. Carl SCHMITT, « Der Missbrauch der Legalität », Tägliche Rundschau, vol. 51, no 137, 19 juillet 1932. Voir Paul NOACK, Carl Schmitt. Eine Biographie, op. cit., p. 143. Pour Schmitt à l’époque, voter pour le NSDAP serait « extrêmement dangereux », car cela risquerait de donner à ce parti, avec la majorité, « une “prime politique” aux conséquences imprévisibles ». Olivier BEAUD, Les Derniers Jours de Weimar, op. cit., p. 224. Voir aussi Stefan BREUER, Carl Schmitt im Kontext. Intellektuellenpolitik in der Weimarer Republik, Akademie Verlag, Berlin, 2012, p. 150. Partisan d’un renforcement du pouvoir présidentiel, il justifiait dans cette perspective, à l’été 1932, une éventuelle interdiction des partis « ennemis de la Constitution », dont le parti communiste bien sûr, mais aussi le parti nazi. À l’automne 1932, cependant, il se fait plus conciliant à l’égard du NSDAP : « Ce changement d’attitude est l’expression d’une politique opportuniste : ce qui était dangereux en juillet est maintenant un mouvement à encadrer », Olivier BEAUD, Les Derniers Jours de Weimar, op. cit., p. 110 et p. 224. Paul NOACK, Carl Schmitt. Eine Biographie, op. cit., p. 145.
[13] Le 27 janvier 1933, il note dans son journal : « C’est la fin du mythe Hindenburg. Situation affreuse. Schleicher a démissionné, Papen ou Hitler va lui succéder. Le vieux Monsieur [Hindenburg] est devenu fou », Carl SCHMITT, Tagebücher 1930 bis 1934, op. cit., p. 256. Le 28 janvier : « Tout déprimé à cause du retrait de Schleicher. » Le 31 janvier : « Colère au sujet du stupide, du ridicule Hitler », ibid., p. 257.
[14] Carl Schmitt interviewé par Ansgar Skriver pour le documentaire radiophonique Hitlers Machtergreifung vor 40 Jahren im Gedachtnis von heute, Westdeutscher Rundfunk, Hauptabteilung Politik, 30 janvier 1973, cité par Joseph BENDERSKY, « The expendable Kronjurist : Carl Schmitt and national socialism », op. cit., p. 311.
[15] Cette notion, ancienne, a récemment été exhumée et actualisée, notamment par Pierre SERNA, L’Extrême centre ou le poison français, 1789-2019, Champ Vallon, Seyssel, 2019 et par Alain DENEAULT, Politiques de l’extrême centre, Lux Éditeur, Montréal, 2016.
[16] Gopal BALAKRISHNAN, L’Ennemi. Un portrait intellectuel de Carl Schmitt, Éditions Amsterdam, Paris, 2005, p. 200.
[17] Joseph BENDERSKY, « The expendable Kronjurist : Carl Schmitt and national socialism », op. cit., p. 310.
[18] Dieter HASELBACH, Autoritärer Liberalismus und Soziale Marktwirtschaft, op. cit., p. 44. Sur Walther Schotte, voir note 1, p. 123, dans le présent ouvrage.
[19] Walther SCHOTTE, Der neue Staat, Neufeld & Henius, Berlin, 1932, p. 33. Voir Jan Christoph ELFERT, Konzeptionen eines « dritten Reiches ». Staat und Wirtschaft im jungkonservativen Denken 1918-1933, Duncker & Humblot, Berlin, 2018, p. 253. L’un des dirigeants de la Langnam-Verein, Max Schlenker, reprend de même le tableau schmittien d’un État à la fois faible et envahissant, un État qui « ne peut pas être un État fort, mais seulement un champ de bataille pour un enchevêtrement de groupes qui ne sont déterminés qu’à défendre leurs propres intérêts », et qui entravent les entrepreneurs « par des règlements et des mesures coercitives ». Max SCHLENKER, « Gesunde Wirtschaft im starken Staat », Stahl und Eisen. Zeitschrift für das Deutsche Eisenhüttenwesen, 52e année, cahier 47, 24 novembre 1932, p. 1168-1171, p. 1168. Et lorsque le docteur Springorum loue le chancelier Papen pour avoir lancé une politique d’« austérité rigoureuse dans tous les domaines de l’économie publique » et en appelle à poursuivre le mouvement, c’est en termes schmittiens, lui aussi, qu’il s’exprime : pour ce faire, il faut un État non pas affaibli, mais renforcé, car « un État plus fort, en soi plus sain connaîtra les limites de son activité ». Fritz SPRINGORUM, « Eröffnungsansprache », in Mitteilungen des Vereins zur Wahrung der gemeinsamen wirtschaftlichen Interessen in Rheinland und Westfalen, cahier 21, no 1, 1932, p. 5-12, p. 5 sq.
[20] Voir Joseph BENDERSKY, Carl Schmitt. Theorist for the Reich, op. cit., p. 107.
[21] Voir infra, note 2, p. 87. Voir aussi Ellen KENNEDY, Constitutional Failure. Carl Schmitt in Weimar, Duke University Press, Durham/Londres, 2004, p. 137 ; Gopal BALAKRISHNAN, L’Ennemi, op. cit., p. 163.
[22] Joseph BENDERSKY, Carl Schmitt. Theorist for the Reich, op. cit., p. 113 sq.
[23] Gopal BALAKRISHNAN, L’Ennemi, op. cit., p. 198.
[24] À noter que Schmitt ne fut pas le seul juriste consulté sur ce point. Joseph BENDERSKY, Carl Schmitt. Theorist for the Reich, op. cit., p. 123.
[25] Ibid., p. 123-124.
[26] Voir infra, note 7, p. 89.
[27] Joseph BENDERSKY, Carl Schmitt. Theorist for the Reich, op. cit., p. 124. Schmitt expose son argumentation juridique sur l’usage de l’article 48-2 dans Légalité et légitimité, op. cit., p. 59 sq (Legalität und Legitimität, op. cit., p. 78 sq). Lorsqu’un parlement profondément divisé par son « pluralisme » n’est plus capable de former une majorité, au risque de paralyser la volonté politique, c’est alors, affirme Schmitt, au président de prendre les choses en main. Mais il oublie de préciser que cette situation avait elle-même résulté des ordonnances économiques de Brüning. Comme le rappelle l’historien Detlev Peukert : « Lorsque, par la suite, certains historiens ont imputé aux partis extrémistes la responsabilité de la paralysie du Parlement, cela signifie qu’ils ont confondu la cause et l’effet. La vérité, c’est qu’un Parlement parfaitement capable d’agir, qui aurait pu rester en place jusqu’en 1932, avec de nettes majorités démocratiques, a été délibérément éliminé pour imposer le régime présidentiel », Detlev PEUKERT, La République de Weimar, Aubier, Paris, 1994, p. 261, cité par Olivier BEAUD, Les Derniers Jours de Weimar, op. cit., p. 31.
[28] Dans État d’exception, Giorgio Agamben rappelle que, « à plusieurs reprises, et notamment en octobre 1923, le gouvernement eut recours à l’article 48 pour faire face à la chute du mark, confirmant la tendance moderne à faire coïncider urgence politico-militaire et crise économique », et souligne le « parallélisme […] entre urgence militaire et urgence économique qui caractérise la politique du XXe siècle », mais il ne met pas en relief la théorisation schmittienne de cet aspect-là de l’état d’exception. Voir Giorgio AGAMBEN, État d’exception, Homo Sacer, II, 1, Seuil, Paris, 2003, p. 28 et p. 31.
[29] Carl SCHMITT, Der Hüter der Verfassung, op. cit., p. 131.
[30] Schmitt, cité par Friedrich VORWERK, « Carl Schmitt über den totalen Staat », art. cit., p. 55.
[31] Cette évolution « vers l’état d’urgence économico-financière n’était nullement arbitraire, mais profondément enracinée dans l’évolution globale de notre État », Carl SCHMITT, Der Hüter der Verfassung, op. cit., p. 131. La « pratique de l’état d’exception économique et financier […] ne résulte pas de l’arbitraire et du hasard, […] mais est plutôt l’expression […] du tournant d’un État législatif vers l’État économique », ibid., p. 131. Voir, sur le même thème, Carl SCHMITT, « Die staatsrechtliche Bedeutung der Notverordnung, insbesondere ihre Rechtsgültigkeit » (1931), Verfassungsrechtliche Aufsätze aus den Jahren, 1924-1954. Materialien zu einer Verfassungslehre, op. cit., p. 235-262, p. 259. Comme l’a montré Augustin Simard, la tactique argumentative de Schmitt consiste souvent à s’appuyer, pour ses préconisations politiques, sur la « caractérisation d’une certaine “situation” à la fois cohérente et contraignante, à la fois “spirituelle” et concrète, déterminant les bornes des possibles politiques, sociaux, humains pour une époque donnée. […] En d’autres termes, tout se déroule comme si l’histoire passée contenait déjà, en son sein, un sens univoque et nécessaire, qu’il s’agit seulement pour le savant de reconnaître et de laisser s’exprimer », Augustin SIMARD, La Loi désarmée, op. cit., p. 208.
[32] « Il serait erroné non seulement politiquement mais aussi juridiquement de vouloir nous faire rétrograder au XIXe siècle en ne fournissant comme instrument […] à l’État économique actuel que l’état d’urgence militaro-policier d’un État qui, en principe, n’interférait pas dans l’économie », Carl SCHMITT, « Die staatsrechtliche Bedeutung der Notverordnung, insbesondere ihre Rechtsgültigkeit », art. cit., p. 259.
[33] Voir Ursula BÜTTNER, « Politische Alternativen zum Brüningschen Deflationskurs », art. cit., p. 218.
[34] Ibid., p. 210.
[35] Gopal BALAKRISHNAN, L’Ennemi, op. cit., p. 205.
[36] Au « bloc bourgeois » correspondait un schéma de coalition gouvernementale (Bürgerblock-Regierung ou Bürgerblock-Kabinett) mis en place en 1925 par le chancelier Hans Luther et repris en 1927 par le chancelier Wilhelm Marx. Le calcul des élites politiques conservatrices, analyse l’historien David Abraham, était le suivant : si l’on parvenait à reconstituer « un Bürgerblock, une république quasi parlementaire resterait possible. À défaut, le choix ne pourrait être qu’entre une sorte de dictature et le pouvoir de la rue », David ABRAHAM, The Collapse of the Weimar Republic, op. cit., p. 291. Voir aussi David ABRAHAM, « Conflicts within German industry and the collapse of the Weimar Republic », Past & Present, no 88, août 1980, p. 88-128. Pour une actualisation contemporaine de ce concept, voir Bruno AMABLE et Stefano PALOMBARINI, L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Liber/Raisons d’agir, Paris, 2018.
[37] En fait, techniquement, il ne conservait son poste que grâce à la tolérance du SPD qui, redoutant une nouvelle poussée électorale des nazis en cas de dissolution, se résignait, dans un calcul tragique, ainsi que l’énonçait en 1931 un dirigeant social-démocrate, Rudolf Breitscheid, à souffrir « la violation des formes démocratiques […] pour sauver la substance de la démocratie », cité par Ellen KENNEDY, Constitutional Failure. Carl Schmitt in Weimar, op. cit., p. 122.
[38] Christian WITT, « Finanzpolitik als Verfassungs- und Gesellschaftspolitik. Überlegungen zur Finanzpolitik des Deutschen Reiches in den Jahren 1930 bis 1932 », Geschichte und Gesellschaft, 8e année, cahier 3, 1982, p. 386-414, p. 406.
[39] Olivier BEAUD, Les Derniers Jours de Weimar, op. cit., p. 211.