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À propos de : Fang Fang, Wuhan, ville close. Journal, Paris, Stock, 2020 (traduit du chinois par Frédéric Dalléas et Geneviève Imbot-Bichet).

La littérature contemporaine est souvent taxée de nombrilisme. Tournée vers son auteur, son autrice ou sur elle-même plutôt que vers son lectorat, elle aurait remplacé les évènements du monde par les micro-évènements d’un « je » de plus en plus restreint à un petit milieu. Cette critique n’est pas dénuée de toute pertinence. Cependant, les écrits contemporains sont pluriels. Loin des récits autocentrés ou cyniques qui se complaisent dans une lucidité sans débouchés nous voudrions, dans cette chronique, mettre en valeur d’autres littératures : celles qui ne renoncent pas à dire le monde, ses luttes, ses échecs et ses espoirs[1].

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Avec la pandémie, un nouveau genre littéraire est apparu : celui des journaux de confinement. En France, le milieu littéraire et les médias se sont jetés sur le filon : Le Monde nous a promis le journal de confinement de Leïla Slimani, Le Point celui de Marie Darrieussecq. Wajdi Mouawad, Eric Chevillard, eux aussi, se sont attelés à la tâche. Une tâche dont la réalisation n’a pas toujours été heureuse : les journaux de Slimani, Darrieussecq, Wahjada ont rapidement été qualifiés de « littérature bourgeoise » et dénoncés comme l’incarnation littéraire d’un privilège social : celui de la romantisation du confinement. En effet, si les considérations bucoliques de Slimani ou Darrieusseucq pouvaient prêter à sourire, le caractère indécent d’écrits plongeant complaisamment dans les détails intérieurs de l’expérience individuelle d’individus privilégiés, à l’heure où la crise ne faisait qu’exacerber les inégalités (notamment de logement), a fait grincer des dents[2] et donné lieu à de savoureuses parodies.

Certains auteurs ont proposé d’autres formes de journaux de confinement – plus politiques, plus engagés, plus irrités aussi (on pense aux textes du confinement, postés sur Instagram, de Nicolas Mathieu) mais peut-être plus loin de la littérature : quelle différence y a-t-il en effet entre un texte littéraire engagé et une tribune politique écrite par un écrivain[3] ? D’autres ont assumé de suspendre leur parole, la création littéraire nécessitant un temps de travail, de latence et de réflexion. Ainsi Lola Lafon distinguait-t-elle sur Twitter l’immédiateté du journal intime et le temps long du roman :

« J’écris mon journal que personne ne lira jamais. C’est le lieu de l’immédiateté. J’écris des romans. Je les réécris, une bonne trentaine de fois ».

En pleine pandémie, la littérature n’aurait-elle rien à nous dire ? « L’évènement est ce qu’il devient » disait Michel de Certeau. Mais nous n’avons pas toujours le luxe d’attendre : comment, malgré tout, saisir l’évènement au présent, un présent qui ne soit plus le présent ponctuel de la sidération ou d’une focalisation étroite, mais le présent duratif de l’action possible ? Un autre journal de confinement, celui de l’écrivaine Fang Fang, tenu au cœur de la pandémie pendant un confinement qui a immobilisé des dizaines de milliers de personnes à Wuhan peut nous donner des pistes de réponse. Ce journal réunit des textes publiés (et souvent censurés) sur les réseaux sociaux, du 25 janvier 2020 au 24 mars 2020. Ces chroniques sont devenues rapidement très populaires : lues par des centaines de millions de personnes elles ont été abondamment partagées, commentées – et critiquées.

Le livre qui les réunit ne paraîtra pas en Chine ; il a d’abord été publié aux Etats-Unis ce qui a valu à Fang Fang, écrivaine jusque-là officiellement reconnue[4], d’être accusée de trahison vis-à-vis de son pays. En effet, dans Wuhan, ville close, Fang Fang décrit son quotidien confiné, mais relaie aussi des doutes, des interrogations et des accusations vis-à-vis à des autorités chinoises : pourquoi ont-elles tant tardé à reconnaître que le coronavirus était transmissible à l’être humain ?  Rien de très original pourrait-on dire, Fang Fang se faisant le relais des lanceuses et lanceurs d’alerte, comme la médecin Ai Fen[5]. Elle cite ainsi Victor Hugo (« Il y a un silence qui ment ») et le commente en ces termes : « C’est de la honte que j’ai ressentie en lisant cette phrase ». Honte qui pousse à prendre la parole, et à engager les autres à prendre la parole : « Quand il y a des raisons de crier, il ne faut pas hésiter à crier », écrit-elle. Mais cet engagement politique entraîne une évolution de la forme littéraire.

Ce qui est fascinant, lorsqu’on lit Wuhan, ville close, c’est de voir le journal évoluer avec son objet. Le texte est tout d’abord très monologique, centré sur le quotidien d’un « je » limité à la personne de Fang Fang et à ses proches. Mais au fil des jours, il se fait de plus en plus polyphonique. Fang Fang partage d’autres quotidiens, d’autres expériences, d’autres questionnements en rapportant et quelquefois même en copiant les discours d’autres Wuhanaises et Wuhanais. Cette dimension collective de l’écriture est accentuée par le support même des textes, les réseaux sociaux. Puisqu’un texte peut être censuré et supprimé très peu de temps après sa mise en ligne, partager, recopier le texte devient crucial pour qu’il ne disparaisse pas. On parle souvent, en critique littéraire, de manière un peu abstraite, du rôle crucial du lecteur dans l’élaboration et le destin d’un texte. En l’occurrence, ce rôle n’a plus rien d’abstrait : quelquefois le partage, pour être efficace contre la censure, doit s’accompagner d’une transformation du texte, d’une quasi réécriture[6].

Le texte vit par ses partages et par les réactions qu’il suscite : les commentaires sur les réseaux sociaux sont souvent intégrés et discutés dans le journal de Fang Fang, qui imagine même d’autres formes numériques, pour élaborer un grand texte polyphonique :

« J’invite par ailleurs tous les Wuhanais qui le peuvent à témoigner par écrit sur ce qu’ils ont vu, entendu et ressenti depuis le mois de janvier. J’invite aussi tous ceux qui ont l’habitude d’écrire d’aller à la rencontre des gens qui ont perdu des proches, pour recueillir l’histoire des personnes emportées par le virus, la manière dont elles cherché à se faire soigner et dont elles sont mortes. L’idéal serait ensuite de créer un site Internet pour rendre ces récits accessibles à tous, classés par catégories (…) Tous ensemble, laissons un témoignage collectif sur ce que nous avons vécu à Wuhan ».

Sommes-nous très loin de la littérature ? Loin en tout cas, a priori, des textes romanesques fictionnels tels que les écrivait Fang Fang. Mais sa définition du roman (« Selon moi, le roman a quelque chose en commun avec les laissés-pour-compte, les marginaux, les solitaires. Comme eux, il est dans une forme de dénuement, et ensemble ils s’entraident ») n’est finalement pas si loin de sa pratique d’un journal de confinement pluriel et polyphonique : « Vous voyez, moi qui écris habituellement des romans (…) je ne fais que poursuivre ce que j’ai toujours fait ».

L’œuvre de Fang Fang transforme ainsi la forme du journal de confinement. Et peut-être redonne-t-elle ainsi tout son sens à ce qu’on appelle généralement « la littérature d’enquête[7] », cette littérature d’investigation appelée quelquefois également « littérature documentaire[8] »  à la croisée du roman policier, du reportage et des sciences sociales[9]. Alors que les formes contemporaines de cette littérature donnaient au terme « d’enquête » une signification assez spéculative, quelquefois plus centrée sur le geste de l’enquêteur ou de l’enquêteuse que sur le résultat de la démarche (« Vous enquêtez, j’enquête de mon côté, tout le monde enquête même, et personne ne comprend rien… » disent Pierre Souvestre et Marcel Allain, Le Bouquet tragique), le journal de Fang Fang redonne du sens de manière très concrète les termes de preuve, de terrain, ou encore de vérité.

Doit-on y voir une victoire de la littérature qui sait se réinventer, se renouveler et s’engager dans les moments de crise ? On peut tout aussi bien penser que ce repositionnement de la littérature traduit un manque, une défaite du personnel médiatique et politique.  C’est toute l’ambiguïté des formes hybrides qui fleurissent dans la production littéraire contemporaine.

Notes

[1] Cette chronique de Laélia Véron bénéficie des relectures régulières d’Ugo Palheta, Alexandre Féron, Guillaume Fondu et Yohann Douet.

[2] Voir notre propre critique pour Arrêts sur images « Slimani, Darrieussecq : romantisation du confinement » https://www.arretsurimages.net/chroniques/avec-style/slimani-darrieusecq-romantisation-du-confinement

[3] « Je rêve que ce virus soit le point de butée où trébuche notre civilisation du déni permanent » https://www.huffingtonpost.fr/entry/coronavirus-je-reve-que-ce-virus-soit-le-point-de-butee-ou-trebuche-notre-civilisation-du-deni-permanent_fr_5e6f846dc5b6747ef121c89f

[4] Considérée comme une des figures les plus importantes du mouvement néo-réaliste, elle a été, de 2007 à 2018, présidente de l’Association des Ecrivains du Hubei. Cependant, un de ses ouvrages, Funérailles molles, (Asiathèque, trad. B. Duzan, 2018), traitant de la réforme agraire communiste de 1950, avait déjà été censuré.

[5] Directrice du service des urgences de l’hôpital central de Wuhan, lanceuse d’alerte sur la dangerosité du coronavirus, accusée par le gouvernement chinois de répandre des rumeurs.

[6] Ainsi, un entretien avec Ai Fen, censuré, a été partagé en masse et protégé par des modifications et des réécritures à l’aide de braille, d’émojis, de morse, etc.

[7] Voir ainsi, entre autres, l’article fondateur de Dominique Kalifa, « Enquête et culture de l’enquête au xixe siècle », Romantismes, 2010/3, n°149, p. 3-23 ; Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Corti, 2019,  Marie-Jeanne Zenetti « Un effet d’enquête » https://www.fabula.org/atelier.php?Effet_d_enquete ; « Les angles morts de l’enquête » https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/07/16/angles-morts-enquete-zenetti/

[8] Voir Lionel Ruffel « Un réalisme contemporain : les narrations documentaires », Littérature, 2012, n°166, p. 13-25.

[9] Sur ces différentes formes, voir également l’ouvrage paru tout récemment sous la direction d’Alexandre Gefen Territoires de la non-fiction. Cartographie d’un genre émergent, Brill/Rodopi, collection « Chiasma », 2020, Volume: 46

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