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Les éditions Amsterdam viennent de faire paraître le livre de Sarah Delale, Élodie Pinel et Marie-Pierre Tachet, intitulé Pour en finir avec la passion. Dans leur ouvrage, les autrices se proposent notamment d’interroger la manière dont le motif de la passion contribue bien souvent à occulter ou à travestir, donc à légitimer, des violences faites aux femmes. Nous en publions ici des « bonnes feuilles », tirées de l’introduction, dans lesquelles elles analysent ce qu’on pourrait nommer la tactique de l’euphémisme.

Les dangers de la lecture

L’euphémisme induit un type précis de réaction cérébrale : il incite le cerveau à détourner son système attentionnel de certaines informations alors même qu’elles sont présentes et lisibles dans l’œuvre[1]. C’est l’euphémisme qui permet de dire les choses tout en empêchant qu’on les perçoive comme telles : il conduit les individus à intégrer inconsciemment une structure et à la reproduire mimétiquement, sans l’interroger. Lire, c’est donc s’exposer à des risques.

Autant de valorisations de la passion – comme euphémisation et « euphorisation » d’une expérience en réalité problématique –, autant de schémas d’abus reproduits, provoqués ou acceptés par les protagonistes du monde réel. Quand bien même la fiction n’est pas le réel[2], elle agit directement sur le réel, et en partie au service de la société réelle.

Autrement dit, la conduite implicite de l’euphémisme encourage et pérennise les biais cognitifs. Ces biais, qui structurent nos apprentissages, touchent autant la mémoire que l’attention, le jugement, les motivations et les affects : ce à quoi on fait attention, comment on juge ce à quoi on fait attention, ce dont on se souvient ensuite, et avec quel degré de positivité ou de négativité[3].

Ces biais sont des facteurs déterminants dans l’évaluation subjective des risques que nous encourons dans la vie[4]. En encourageant des lectures euphémistiques, on encourage une euphémisation des risques auxquels les personnages s’exposent et des abus qu’ils subissent, et on conduit le public à s’exposer dans le réel aux mêmes risques, sans même les percevoir comme des risques.

Car les biais cognitifs distordent presque systématiquement l’évaluation des risques : nous avons tendance à nous penser plus forts et plus malins que nous le sommes en réalité (biais de supériorité, illusion d’invulnérabilité) et confrontés à une situation donnée, nous envisageons d’abord les issues qui nous seraient favorables (biais d’optimisme). Aussi lorsqu’une histoire se termine bien, comme par exemple la saga Twilight, nous avons tendance à ne retenir que cette fin et à voir dans tout ce qui précède des signes annonciateurs du happy end (biais rétrospectif).

Or dans Twilight, le comportement d’Edward est longtemps problématique : Bella a peur de ses réactions et est vexée par le manque de confiance qu’il lui montre[5]. Il l’espionne (ou la fait espionner), trafique sa voiture et lui dit constamment ce qu’elle doit faire[6]. Ce qui fait sortir Edward du rôle d’un dominateur abusif, c’est la transformation de Bella en une vampire très puissante. Si la relation trouve ensuite un meilleur équilibre, c’est parce que la métamorphose du personnage féminin rebat les cartes du rapport de pouvoir au sein du couple.

Or le surnaturel n’est pas nécessairement ce qui fait le succès de cette fiction auprès de son lectorat, qui rêve avant tout d’événements heureux dans sa réalité. Ce lectorat transpose donc la fiction dans son quotidien non-surnaturel et rêve d’y connaître la même fin heureuse. Qu’importe si Edward espionne et patronne constamment Bella (euphémisation et détournement attentionnel) ! Est-ce qu’on ne voit pas couramment des bad boys se convertir en princes charmants (biais de vérité illusoire) ?

De tels biais sont sans cesse confortés par la propension des récits à (re)produire des stéréotypes, du fait du nombre limité des interactions, des décors et des personnages qu’ils ont tendance à présenter. Le danger, avec Twilight, c’est par exemple de considérer la jalousie et l’intrusion dans l’intimité du petit ami comme un comportement normal, voire comme un signe annonciateur de bonheur.

En littérature, il faut donc aussi penser la notion d’abus en fonction des dangers auxquels expose la lecture. Rappelons que si des candidats à l’agrégation avaient soulevé la question de l’interprétation de « L’Oaristys », c’était d’abord pour protéger les élèves les plus vulnérables, ceux qui ont été victimes de violences sexuelles. Leur lettre ouverte rappelle une réalité statistique : 

« en France 3,25 % des femmes et 0,5 % des hommes ont subi au moins un viol au cours de leur vie […], dans la moitié des cas environ lorsqu’ils ou elles étaient mineur·e·s. Il est donc impossible qu’un·e enseignant·e ne soit pas régulièrement confronté·e en classe à des élèves victimes de violences sexuelles[7]. »

Cette inquiétude rejoint les préoccupations exprimées récemment par la ministre déléguée à l’Égalité entre les femmes et les hommes et par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes : le dernier s’est récemment inquiété de la très forte prégnance, chez les jeunes générations, des violences sexistes et sexuelles[8]. Or les réactions à la lettre ouverte n’ont pour la plupart pas consisté à répondre à cet enjeu éducatif et pragmatique, mais à déclarer : ce n’est pas un viol, c’est de la littérature. La littérature, ce n’est pas le réel, c’est un jeu, c’est une zone grise d’expérimentation qui n’a aucun rapport avec ce qui lui est extérieur[9].

Quand certaines personnes refusent d’entendre un problème qui, pour d’autres personnes, existe réellement, c’est que ce problème touche à un tabou. Et le fait que la littérature imite le réel et parle du réel est un tabou très fort dans notre culture actuelle. Sans doute parce que les abus sont eux aussi un tabou social, et qu’on voudrait qu’ils filtrent le moins possible dans les discours.

Revendiquer une suspension de la morale en littérature, enjoindre le lectorat à se concentrer uniquement sur le style et à se détourner du contenu, c’est donc encore un geste moral – un geste qui concerne bien plus le réel que la fiction. C’est tout simplement imposer une morale implicite qui ne devra jamais être discutée ni critiquée : une morale qui doit être ingérée le plus inconsciemment possible en -s’extasiant sur la beauté du langage. Ce qui rejoint la définition que Pierre Bourdieu donne de la violence symbolique :

« tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre, c’est-à-dire […] symbolique, à ces rapports de force[10]. »

En concentrant autoritairement l’attention sur la dimension esthétique des œuvres et en condamnant les lectures « paraphrastiques » (celles qui résument ce dont le texte parle), l’interprétation littéraire se construit un pouvoir qui refuse en même temps d’expliciter ses valeurs idéologiques.  À ce point où réside le tabou, il faut rester dans l’implicite et dans l’euphémisme pour ne pas perturber l’impensé[11]. Expliciter ce point, ce serait mettre en péril un pouvoir qui utilise les non-dits pour donner à ses propres jugements un faux air de vérité objective et universelle.

De 2019 à 2021, le Gouvernement français a imposé au programme des épreuves anticipées de français, pour les séries générales du baccalauréat, la lecture intégrale d’un roman parmi trois possibilités. Le premier évoquait une relation pédophile entraînant la mort de -l’enfant concerné (Les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar), le deuxième était entièrement structuré autour d’un harcèlement sentimental et sexuel (La Princesse de Clèves de Lafayette) et le troisième se terminait sur une tentative de féminicide cynique et assumée (Le Rouge et le Noir de Stendhal).

La question des méthodes par lesquelles aborder le contenu de ces romans n’a jamais été posée par le Gouvernement, ni même, au fond, pensée par les personnes ayant conçu les programmes. Les trois œuvres ont été choisies simplement parce qu’elles faisaient partie de la culture patrimoniale et qu’elles apparaissent régulièrement dans les listes de bac. En imposant à l’entièreté des lycées du pays une lecture intégrale (qui ne permettait pas d’omettre la thématique des abus relationnels grâce à un choix d’extraits), le programme amplifiait un problème qui n’a, en même temps, jamais été perçu. À quel degré de transposition historique ou d’euphémisme factuel placer le commentaire du livre ? Peut-on vraiment se satisfaire de l’idée que la littérature est un jeu, un phénomène artistique qui n’a pas besoin d’être jugé dans ses enjeux éthiques ?

Face à cette violence symbolique, plusieurs discours ont émergé ces dernières décennies. Le premier, c’est la cancel culture : le refus de lire ou de rendre disponible les œuvres dont l’idéologie met en danger, traumatise, humilie ou dégrade une partie du lectorat dans son humanité[12]. Une autre solution, celle du traumavertissement, laisse l’accès aux œuvres moyennant un avertissement préalable sur son contenu – comme pour 13 Reasons Why. Mais le traumavertissement ne constitue pas à proprement parler une interprétation de l’œuvre. En juxtaposant deux idéologies qui s’affrontent, texte contre texte, il ne résout que très partiellement l’euphémisation du contenu moral des œuvres.

La solution que nous voudrions proposer dans cet essai, c’est de mettre le style au service du contenu littéraire, à l’aide d’une grille de lecture qui cherche à garantir et renforcer la « dignité humaine[13] » de tous les individus. Autrement dit, nous envisagerons les structures mises au jour par la sociologie, la psychologie, la médecine, etc., comme des outils d’analyse critique et stylistique.

Comment en finir avec la passion ?

Pour mesurer consciemment les risques auxquels on s’expose en s’identifiant aux personnages de fiction, il est possible de proposer dans les œuvres littéraires des visites alternatives. Des visites distanciées, s’appuyant sur un système moral explicite et situé, le nôtre, en tant que Françaises nées dans les années 1980 et vivant en cette année 2023 dans l’Europe de l’Ouest. Non que cette morale fasse plus autorité qu’une autre ou qu’elle soit moins indexée à son époque, mais elle s’efforce de tenir compte, bien plus que les approches esthétisantes, du contenu des œuvres littéraires. Elle voudrait conserver à chacun sa dignité corporelle et psychique (émotionnelle, en particulier), en apprenant à lire la fiction pour se protéger à la fois des pièges de la fiction et des dangers du réel, y compris du danger que l’on constitue parfois pour soi-même – dangers face auxquels nous sommes la plupart du temps laissés seuls et sans armes.

Pour mener ces visites alternatives, nous avons emprunté des outils à diverses disciplines (la critique littéraire, bien sûr, mais aussi la philosophie, la sociologie et la sociocritique, la psychologie, la médecine et, beaucoup plus ponctuellement, la psychanalyse et le droit) pour réfléchir à la manière dont on peut appeler un chat un chat. Il ne s’agit pas d’acclimater la littérature d’autres époques ou d’autres zones géographiques à notre contexte actuel, mais de rendre compte de ce qu’exprime déjà clairement cette littérature : ses tensions, ses malaises, ses incohérences, ses jugements parfois tranchés sur les faits qu’elle raconte et que la réception a euphémisés à outrance.

Lire, c’est toujours emprunter les outils d’une époque dans laquelle on vit. Cela dit, ce n’est pas parce qu’on actualise ses outils qu’on crée une réalité qui n’existait pas auparavant. Le mot n’invente pas la chose : ce n’est pas parce qu’on a inventé le microscope que les bactéries ont commencé d’exister, et ce n’est pas parce qu’on ne dispose par des outils pour la comprendre que le cosmos n’a pas de forme.

L’idée qui guide cet ouvrage, c’est donc d’utiliser des outils qui n’euphémisent pas la réalité qu’ils décrivent, ou du moins pas autant que les principaux outils de l’analyse littéraire actuelle. C’est ensuite d’adapter ces outils au monde de la fiction, en faisant le pari qu’ils permettront à la fois de dés-euphémiser le contenu des livres, et de proposer des modèles d’existence moins périlleux à transposer dans le réel.

Les lectures proposées n’ont aucune ambition de faire autorité unique et tyrannique sur le livre concerné. Elles veulent simplement illustrer ce qui se produit quand on analyse un récit et son écriture en fonction de son contenu et de son idéologie socio-littéraire. Il faut les considérer comme des exercices de pensée, ou plutôt comme des exercices d’empathie qui réintroduisent, au sein des fictions, une attention aux affects des personnages.

Repenser de manière empathique la suite de causes et de conséquences d’une fiction, c’est tenir compte de ces libertés entravées, par la situation elle-même ou par des antécédents externes, physiques ou psychiques. Quand on lit un texte, il faut donc mesurer quelles sont les alternatives de tous les personnages à chaque instant du récit, en fonction de leurs possibilités réelles et non d’une pleine liberté théorique ; il faut entrer dans la peau du personnage pour décider en situation, et non pas abstraitement[14]. Mais pour qu’elle ne devienne pas un facteur de biais supplémentaire, cette empathie doit être exercée à l’égard de tous les personnages.

En effet, si la fiction a quelque chose à nous apprendre sur le réel, c’est ce qu’une situation crée et entraîne pour tous ses acteurs. Or pour pouvoir mesurer les conséquences d’un acte, chaque lecteur ou lectrice doit s’identifier à chaque personnage, et non pas uniquement à celui dans lequel il ou elle est le plus tenté(e) de se reconnaître – parce que ce personnage est le héros ou l’héroïne, parce qu’il lui ressemble, parce qu’il est identifié à un certain sexe, à un certain genre ou à une certaine orientation sexuelle… C’est seulement en adoptant une perspective interpersonnelle, contextualisée sociologiquement, physiquement et psychiquement, qu’on pourra évaluer où se situent, en littérature, les abus comportementaux.

*

Illustration : Le Verrou (1778), Jean-Honoré Fragonard.

Notes

[1] Sur le fonctionnement du système attentionnel face à la conscience et à la prise de décision, voir par exemple T. Collins et alii (dir.), La Cognition. Du neurone à la société, Paris, Gallimard, 2018.

[2] Françoise Lavocat, Fait et Fiction. Pour une frontière, Paris, Le Seuil, 2016.

[3] Daniel Kahneman, Système 1, Système 2. Les deux vitesses de la pensée, trad. fr. R. Clarinard, Paris, Flammarion, 2016.

[4] D. R. Kouabenan et alii (dir.), Psychologie du risque, op. cit., chapitre 6, p. 125-145.

[5] Stephenie Meyer, Hésitation, trad. fr. L. Rigoureau, Paris, Le Livre de Poche, 2011, p. 38 puis p. 99.

[6] Ibid., p. 38-41, 73 et 111.

[7] « Lettre d’agrégatifs·ves de Lettres modernes et classiques… », art. cité.

[8] Carine Janin, « Violences conjugales : comment le gouvernement veut “aider les femmes à partir définitivement” », Ouest-France, 2 septembre 2022, en ligne ; Clément Arbrun, « La culture du viol gangrène les cours d’école : on fait quoi ? », Terrafemina, 31 août 2022, en ligne.

[9] Sur cette polémique, voir Pierre Vesperini, Que faire du passé ?, op. cit., p. 55-57, et les analyses disponibles sur le carnet de recherche Malaises dans la lecture (Comment lire et enseigner des textes difficiles ou problématiques en raison de leur contenu idéologique ou de leur violence ?), en ligne.

[10] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970, p. 18-19.

[11] Pour Pierre Bourdieu, le pouvoir symbolique inclut un « travail de dissimulation et de transfiguration (en un mot, d’euphémisation) qui assure une véritable transsubstantiation des rapports de forces en faisant méconnaître-reconnaître la violence qu’ils enferment objectivement et en les transformant ainsi en pouvoir symbolique, capable de produire des effets réels sans dépense apparente d’énergie » (Pierre Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique », Annales, no 32/3, 1977, p. 405-411).

[12] Sur ce débat virulent, voir par exemple Laure Murat, Qui annule quoi ?, Paris, Le Seuil, 2022 ; Emmanuel Pierrat, Les Nouveaux Justiciers. Réflexions sur la cancel culture, Paris, Bouquins, 2022 ; Gad Saad, Les Nouveaux Virus de la pensée, trad. fr. F. Devesa et Ph. Adams, Limoges, FYP, 2022 ; Pierre Vesperini, Que faire du passé ?, op. cit.

[13] La dignité humaine est une notion juridique ; des atteintes à la dignité de la personne sont par exemple sanctionnées par le Code pénal. Sur son interaction avec le consentement individuel dans le traitement législatif et judiciaire des abus, voir Manon Garcia, La Conversation des sexes. Philosophie du consentement, Paris, Flammarion, 2021.

[14] Pierre Bayard, Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, Paris, Minuit, 2015.

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