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La contestation de la loi Sécurité globale s’est pour l’instant essentiellement focalisée sur l’article 24 qui entrave le droit de filmer l’action des forces de police. Pourtant, le reste du contenu de la loi n’est pas moins inquiétant : légalisation de techniques de technopolice, élargissement des prérogatives de milices privées, extension du port d’arme des forces de l’ordre, surveillance accrue de l’espace public.

C’est tout cela que décrypte l’excellent documentaire en accès libre, Sécurité globale, de quel droit ?, coréalisé par Karine Parrot et Stéphane Elmadjian, professeure de droit à l’université de Cergy. Nous nous sommes entretenus avec Karine Parrot et quelques-uns des juristes qui y interviennent pour revenir plus en détail sur les dispositifs contenus par la loi, la genèse de la notion de sécurité globale et la construction « par petites touches » de l’autoritarisme en France depuis quelques années.

Est-ce que vous pouvez nous raconter la genèse du film ? Comment avez-vous eu l’idée du film et comment s’est fait le choix des intervenants ?

Karine Parrot : L’idée de ce film m’est venue sur la place de la Sorbonne où se tenait une énième manifestation contre la dernière réforme libérale de l’université, laquelle va multiplier de manière considérable les contrats précaires pour les jeunes chercheur·es. Le rassemblement se tenait en novembre 2020 et, à l’époque, le confinement réduisait encore plus que le couvre-feu notre liberté de mouvement et notre liberté de manifester. Sur cette place où nous manifestions tranquillement, nous étions littéralement cerné·es par les policiers et, pour « sortir » et nous rendre à l’autre manifestation qui se tenait devant l’Assemblée nationale contre la loi sécurité globale, nous avons dû montrer des attestations, refuser de montrer nos papiers d’identité, parlementer avec les policiers. Le parallèle entre ce contrôle policier inouï qui s’exerçait sur nos vies et nos corps et les réformes très graves adoptées pendant ce temps par le Parlement m’a littéralement saisi. Puisque mes collègues spécialistes de politique criminelle et de libertés publiques étaient également très inquiet·es de cet état des choses, j’ai eu envie de leur donner la parole. J’ai trouvé particulièrement intéressant de constater que les professeur·es de droit arrivaient, par des chemins qui sont les leurs, à des conclusions très proches des militant·es qui se battent pour la défense des libertés.

Dans le choix des intervenant·es, j’ai voulu donner la parole à des personnes qui à la fois connaissaient bien certains aspects pointus du texte – sur la police ou les données personnelles – mais qui, en même temps, avaient une vision claire des politiques pénales menées depuis 30 ans. Car le film n’est pas fait pour les juristes, au contraire. À partir de leur expertise, il cherche à mettre en évidence les questions politiques soulevées par la loi, sans pour autant donner à ces questions des réponses clef-en main. Grâce au travail formidable de Stéphane Elmadjian – qui a assuré la prise d’image, du son et aussi le montage –, je crois pouvoir dire que le pari est réussi : on est captivé pendant 45 minutes par des professeur·es de droit !

 

On a le sentiment qu’une des nouveautés de la loi tient à l’apparition de la notion de sécurité globale dans le paysage français. Est-ce que vous pourriez revenir sur la généalogie de cette notion et son irruption dans le débat français ?

Olivier Cahn : La doctrine de la sécurité globale est un projet idéologique et politique de réforme de la sécurité nationale qui remet en cause les principes hérités de la modernité particulièrement la distinction entre le criminel, à l’intérieur du territoire, que l’État traite par des moyens civils (le droit pénal, la police, les juges, la prison, etc.) et l’ennemi, situé à l’extérieur des frontières, auquel l’Etat oppose ses moyens diplomatiques et militaires.

Historiquement, cette doctrine trouve son origine dans la réflexion des thinks tanks militaires étasuniens. À la fin de la guerre froide, F. Fukuyama publie un ouvrage, La fin de l’histoire et le dernier homme, dans lequel il affirme que la disparition du bloc soviétique marque le triomphe idéologique de la démocratie libérale et la fin de l’histoire, telle qu’elle a été appréhendée depuis Thucydide, comme un affrontement entre deux modèles politiques antagonistes. Cet ouvrage suscite l’inquiétude de militaires, qui craignent des réductions budgétaires, et qui vont donc chercher à proposer une doctrine alternative. La publication par S. Huntington, de son ouvrage Le choc des civilisations va permettre aux théoriciens militaires de proposer une nouvelle conception de la sûreté de l’État. L’auteur postule que le renouvellement de l’ordre mondial consécutif à la fin de la confrontation des blocs engendre un bouleversement des relations internationales: dans un monde devenu multipolaire, des groupes – qui ne sont plus nécessairement des États – imposent à ces derniers des confrontations asymétriques (terrorisme, guérillas, activités des organisations criminelles internationales) qui constituent les « nouvelles menaces contemporaines » contre lesquels les moyens de sécurité étatiques sont inappropriés, car contraints par les limites du territoire et les exigences de l’État de droit. L’autorité publique ne peut donc plus se contenter des moyens conventionnels et doit inventer une doctrine de sécurité nationale, adaptée aux menaces particulières auxquelles elle est confrontée, et fondée sur un nouveau paradigme : la menace, globale et diverse, ne s’incarne plus dans un ennemi identifié et localisé géographiquement. La sûreté de l’État doit donc être reconfigurée comme une sécurité globale, soustraite à la contrainte territoriale, mais aussi – si nécessaire – aux cadres juridiques anciens. L’État doit pouvoir recourir, en fonction d’une appréciation utilitariste de ses besoins opérationnels, à l’ensemble des outils et forces de sécurité dont il dispose pour les combiner afin de pouvoir déployer une réponse adéquate à chaque type de menace auquel il est confronté, en quelque lieu qu’elle se matérialise.

Parallèlement, comme l’ont montré Dominique Linhardt et Cédric Moreau de Bellaing, à la fin des années 1990, cette doctrine va se combiner avec celle du droit pénal de l’ennemi, proposée par un professeur de théorie du droit allemand, Günther Jakobs. Selon cet auteur, certains criminels commettent des actes tellement antagonistes au Contrat social qu’ils se placent hors de la communauté politique ; en conséquence, l’État ne leur doit plus le bénéfice des droits attachés à la qualité de citoyen et peut développer contre eux une répression qui rompt avec les principes du droit pénal libéral et se caractérise par une anticipation de la répression, une procédure moins garantiste et un renoncement au principe de proportionnalité des peines. Cette combinaison sécurité globale/droit pénal de l’ennemi va se déployer d’abord en Amérique du Sud, pour constituer le fondement théorique qui permettra de justifier, en droit, le recours à l’armée sur le territoire national pour lutter contre les cartels et guérillas. Elle va ensuite être acclimatée à la démocratie libérale par les États-Unis dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » consécutive aux attentats du 11 septembre 2001 (Patriot Acts, Homeland Security, intervention en Afghanistan, extraordinary renditions, etc.) puis consacrée par l’Union européenne lors du Conseil européen des 12 et 13 décembre 2003, par l’adoption du document préparé par le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, J. Solana, intitulé: European Security Strategy – « A Secure Europe in a Better World ».  Ainsi, en supprimant les distinctions sécurité intérieure/ sécurité extérieure et criminel/ennemi, la globalisation de la sécurité permet à l’État d’articuler les prérogatives des autorités civiles et militaires et les domaines respectifs des droits administratif, pénal et de la guerre.

Les autorités françaises vont initialement se montrer réticentes. Le basculement interviendra, d’abord, de manière théorique, au travers des Livres blanc sur la sécurité intérieure face au terrorisme de 2006 et sur la Défense et la sécurité nationale de 2008 et, surtout, par le rapport d’Alain Bauer Déceler-Etudier-Former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique – Rapprocher et mobiliser les institutions publiques chargées de penser la sécurité globale, de 2008. La conversion s’opérera, ensuite, par un changement de la doctrine militaire : l’opération Serval au Mali en 2013, convertie en opération Barkhane à partir de 2014 est ainsi présentée comme une Opération extérieure de lutte contre le terrorisme, c’est-à-dire une opération de l’armée contre une forme de criminalité (qui en principe relève du droit pénal). En outre, à partir de janvier 2015, le lancement de l’opération Sentinelle, présentée par le ministre de la défense J.-Y. Le Drian comme une « Opération intérieure » marque – au moins dans les termes – le retour des opérations militaires sur le territoire national pour contribuer à la lutte contre la criminalité. Après les attentats de 2015, la globalisation de la sécurité va devenir le fondement de la lutte contre le terrorisme et permettre à l’État de mettre à contribution sur le territoire national, mais aussi en dehors, l’ensemble des moyens de sécurité dont ils disposent (services de renseignement, forces de l’ordre et forces armées).

La proposition de loi sur la sécurité globale finalise la réforme de la doctrine de sécurité nationale de l’État français et, pour ce faire, elle remet en cause, l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui définit la « force publique » (« La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ») et la conception traditionnelle de la mission régalienne de police.

 

Un autre élément très frappant tient à l’importance de dispositifs de « technopolice », avec la mise à disposition des policiers et d’entreprises de sécurité ce moyens technologiques qui font froid dans le dos : caméras thermiques, capteurs d’odeurs, utilisation de l’intelligence artificielle. Qu’est-ce que change précisément la loi à cet égard, et à quel point l’emploi de ces technologies va-t-il se massifier ?

Lucie Cluzel : Ce texte va permettre de collecter un nombre extrêmement important de données et d’images collectées dans l’espace public, notamment grâce à de nouveaux dispositifs de captation : à ce titre, le texte légalise l’utilisation de caméras aéroportées, par des drones notamment, pour filmer l’espace public (article 22). Pour l’heure, si l’on excepte la réglementation sur l’aviation civile, aucun texte n’encadre l’utilisation des drones par les forces de sécurité, ce qui n’a pas empêché leur déploiement. C’est ainsi que la Préfecture de police a utilisé des drones en mai dernier à Paris pour surveiller le respect des règles de sécurité sanitaire pendant le déconfinement.

Le Conseil d’État, saisi par des associations, a demandé à l’État de cesser cette surveillance par drone car il a considéré que le dispositif correspondait à un traitement de données personnelles permettant d’identifier les personnes et que l’État n’avait pas respecté les règles assurant la protection de ces données. En effet, le Règlement général pour la protection des données (RGPD), la Directive police-justice et la Loi informatique et libertés de 1978 imposent que tout traitement de données personnelles mis en œuvre pour le compte de l’État qui intéressent la sûreté, la défense ou les enquêtes et procédures pénales soit soumis à un régime d’autorisation individuelle par arrêté ministériel pris après avis de la CNIL. Le Conseil d’État dans une décision du 18 mai 2020 a jugé qu’il y avait « une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée » car ces règles – fondamentales – n’avaient pas été respectées. Mais cette décision de la plus haute juridiction administrative n’a pas empêché la préfecture de police de continuer à utiliser les drones et le Conseil d’État a dû réitérer cette interdiction (CE, 14 décembre 2020 Ass. La Quadrature du Net). Il est intéressant de voir que les autorités administratives ne se sentent pas toujours liées par les décisions de justice.

Dans son article 22 sur « les caméras aéroportées », la proposition de loi prévoit de légaliser ces pratiques en prévoyant que : « les autorités publiques […] peuvent procéder au traitement d’images au moyen de caméras installées sur des aéronefs », images qui peuvent « être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné ».

La CNIL s’est inquiétée de l’extension des possibilités d’utilisation de cette « vidéosurveillance intelligente » (CNIL, Avis du 26 janvier 2021). Concrètement, en effet, 10 motifs, souvent formulés de manière vague, permettent d’y recourir : cela va de la « prévention d’actes de terrorisme », bien sûr, au « constat d’infractions », en passant par le « maintien et le rétablissement de l’ordre public », la « surveillance des littoraux et des zones frontalières » ou la « régulation des flux de transport ». À ce sujet, le texte propose également de mettre en place un mécanisme de fixation de caméras frontales sur les autobus, tramways et tout autre matériel roulant appartenant aux entreprises de transports, pour compléter les dispositifs de surveillance de l’intérieur des moyens de transport qui existent déjà. L’idée n’est plus seulement de filmer les usagers du service de transport, mais l’ensemble des personnes circulant sur la voie publique. Le texte engage ainsi à une surveillance quasiment continue de l’espace public.

On note la même extension des possibilités d’utilisation des caméras mobiles par les forces de l’ordre. Elles pourront, selon le texte, être utilisées pour informer le public quant aux circonstances de l’intervention. Cette nouvelle finalité a été ajoutée pour permettre aux agents de « combattre à armes égales » dans la guerre des images qui alimentent les réseaux sociaux en y postant des « images officielles ».

À la multiplicité des motifs permettant de recourir à ces caméras s’ajoute le faible encadrement juridique prévu par le texte, très en retrait des exigences européennes en matière de protection de la vie privée. L’obligation d’information des citoyens de l’utilisation des caméras, par exemple, est très limitée, puisqu’elle ne s’appliquera pas si « les circonstances l’interdisent » ou si cette information entre « en contradiction avec les objectifs poursuivis »… On ne peut que s’interroger, en tout état de cause, sur la possibilité d’informer les citoyens de l’utilisation des caméras embarquées par drones.

Au final, la proportionnalité de ces mesures par rapport à l’objectif poursuivi – qui est un des grands principes du droit de la protection des données personnelles – doit être interrogée. Ces mesures de « technopolice » sont-elles nécessaires et proportionnées pour combattre la menace de troubles à l’ordre public ? Attentatoires aux libertés, ces dispositifs le sont à plus d’un titre : par rapport au respect de la vie privée, naturellement, mais aussi par rapport à la liberté d’expression, d’opinion et de manifestation. En effet, un drone qui surveille une manifestation peut être perçu comme un instrument d’intimidation, pouvant dissuader les personnes de manifester par crainte que les images collectées soient ensuite utilisées contre elles. Parce qu’elles peuvent révéler des opinions politiques, syndicales, des convictions religieuses dès lors que l’on manifeste nécessairement pour une cause, ces images correspondent, en outre, à des données sensibles.

Alors que la Cour des comptes a, comme la CNIL, souligné que l’absence d’évaluation de ces dispositifs de vidéosurveillance ne permettait pas de conclure à leur efficacité (voir le rapport de la Cour des comptes d’octobre 2020), le dernier livre blanc pour la sécurité intérieure encourage au contraire d’y recourir massivement (novembre 2020). Il exhorte aussi les autorités de police à recourir aux technologies d’intelligence artificielle. C’est la prochaine étape, celle qui va « s’imposer » pour traiter efficacement le nombre incroyable de données ainsi collectées. La proposition de loi répond ainsi à des aspirations sécuritaires qui mettent en péril les libertés, sans pour autant que l’efficacité ni le coût de ses dispositifs n’ait été véritablement évalué.

 

Dans le prolongement de la dernière question, l’une des thèses fortes du film c’est au fond que ce qui est attaqué par cette loi, c’est la notion d’espace public – qu’on tend parfois à réduire aux seules questions de manifestation. Est-ce que vous pourriez revenir là-dessus ?

Noé Wagener : Il est clair que la proposition de loi sur la sécurité globale soulève des questions importantes quant à nos rapports à l’espace public. C’est le principal fil-conducteur de ce texte, même : la surveillance de l’espace public s’accroît encore, par l’extension des pouvoirs de l’ensemble des acteurs de la sécurité, y compris privée, autorisés à intervenir sur cet espace et par l’augmentation massive des moyens d’enregistrement de ce qui se passe dans ces lieux ouverts à tous. Si « continuum de sécurité » il y a, c’est d’abord et avant tout parce qu’il devient de plus en plus difficile, pour les usagers de l’espace public, d’échapper au quadrillage sécuritaire qui s’y déploie, que l’on veut sans failles et qui nous étiquette isolément.

De ce point de vue, on peut dire que la proposition de loi sur la sécurité globale témoigne d’un vrai problème de mise en forme de nos rapports juridiques à cet espace : on n’analyse plus l’espace public que comme une succession de propriétés publiques et privées sur lesquelles chacun peut individuellement circuler, au titre sa liberté d’aller et venir et dans les limites du respect de l’ordre public. Ce que l’on peine à exprimer correctement, par une grammaire juridique de cet ordre entre propriété, liberté et police, c’est précisément la « publicité » de cet espace ou, si l’on préfère, sa dimension irréductiblement collective : ce qui, dans cet espace, est inaliénable et dont nul ne peut être individuellement exclu, pour la simple raison que cet espace appartient au public entendu comme généralité indéfinie. Il est urgent, autrement dit, de retrouver les moyens de dire sur le plan juridique que, dans l’espace public, on est chez soi tous ensemble, et non simplement autorisés individuellement à y être au titre de nos libertés et sous un contrôle permanent, faute de quoi, la scission fictive entre la liberté à l’intérieur, dans l’espace privé, et la surveillance à l’extérieur, dans l’espace public, continuera à s’exacerber. C’est ce à quoi nous faisons référence dans le film, lorsque nous rappelons que le cri de manifestation selon lequel « La rue est à nous » devrait être davantage pris au sérieux par les juristes, car il renvoie à des débats anciens en termes de propriété / non-propriété des lieux ouverts à tous, qu’on ne saurait balayer d’un revers de main au nom des catégories techniques du droit positif.

C’est par l’entremise d’un tel travail que l’on pourrait alors progresser dans la mise en forme d’une véritable liberté d’aller et venir anonymement dans l’espace public, qui, aujourd’hui, est largement rabattue sur un simple problème de droit des données à caractère personnel, ce qui n’est pas satisfaisant.

 

Enfin, l’une des hypothèses parmi les plus intéressantes du film, c’est que cette loi, bien qu’elle représente un nouveau cap évident dans une sorte de tournant autoritaire, mais quelle n’en constitue qu’une nouvelle avancée, qu’il faut replacer dans un empilement effréné de lois répressives. Pourriez-vous expliquer cela ?

Karine Parrot : Oui, la loi est particulièrement dangereuse pour toutes les raisons que l’on vient d’expliquer mais elle n’est aucunement une loi de rupture, c’est une étape dans une construction à l’œuvre depuis au moins 30 ans. Il y a plusieurs choses : techniquement d’abord, elle fait sauter des garanties qui entouraient des dispositifs créés par des lois antérieures : par exemple, les agents de sécurité privés vont pouvoir plus facilement opérer des palpations de sécurité : l’agrément préfectoral qu’ils devaient initialement obtenir pour faire ces palpations va disparaître si le texte est adopté en l’état ; ou encore, des dispositifs dits expérimentaux créés par des lois antérieures sont pérennisés par cette loi : par exemple, les caméras piétons des agents de sécurité qui travaillent pour les entreprises de transports ont été autorisées à titre expérimental dans une loi précédente et cette nouvelle loi va pérenniser le dispositif. Ainsi, comme d’autres lois avant elle, la loi sécurité globale diminue les garanties attachées initialement à certains dispositifs de contrôle. Généralement, les dispositifs de surveillance et de répression font l’objet d’un minimum de débat au moment où ils sont créés et, à ce moment-là, ils sont « vendus » avec des garanties, des gardes fous pour les libertés. Puis, subrepticement, les lois suivantes diminuent ces garanties sans que cela ne fasse débat car les modifications apparaissent comme des points de détail et puis, concrètement, elles prennent la forme de dispositions législatives très succinctes, quasi-invisibles, du type « l’alinéa 2 de l’article 456 du code de la sécurité intérieure est abrogé ».

Avec cette façon de procéder par petites touches, seules les personnes qui font un suivi régulier et attentif des textes sont en mesure de voir comment, au fur et à mesure, nos libertés sont grignotées au nom de la sécurité.

Par ailleurs, la loi sécurité globale s’insère vraiment dans un mouvement de fond qui place l’objectif de sécurité au cœur de la politique pénale. L’article 24, qui voudrait punir une intention, ou encore la liste interminable et disparate des cas d’utilisation des drones montrent que la confusion très inquiétante entre prévention et répression gagne du terrain. Depuis 35 ans, la législation anti-terroriste est le terrain d’expérimentation de cette confusion des genres : l’idée est que le terrorisme est tellement terrible que l’État doit pouvoir intervenir avant que l’infraction ne soit commise et produise des dégâts. Au nom de cette lutte qui se veut donc anticipatrice (pour éviter quelque chose présentée comme l’horreur absolue), le droit pénal s’est mis à punir non plus seulement des tentatives mais de simples projets, en se contentant d’actes préparatoires infimes. Cette doctrine d’un droit pénal préventif s’est diffusée et, depuis 20 ans, plusieurs délits ont été créés qui punissent le fait d’agir ou de se regrouper « en vue de » porter atteinte aux biens ou aux personnes…Il faut bien mesurer que ce mouvement, s’il s’étend davantage, signifie la fin de la liberté d’opinion.

On entend ici où là qu’il faudrait faire confiance aux juges pour interpréter ces textes avec mesure et circonspection, qu’ils et elles sauront nous protéger contre l’arbitraire policier et administratif. C’est un pari extrêmement risqué, considérant l’histoire d’abord mais aussi au vu des décisions rendues contre les manifestant·es gilets jaunes. Récemment, en février 2021, le Conseil d’État a validé l’interdiction faite aux journalistes par les préfets du Nord et du Pas-de-Calais d’accéder aux campements des personnes exilé·es au cours des opérations de destruction menées par les forces de l’ordre, aidées par une société privée de nettoyage. On sait la violence policière inouïe déployée contre des personnes qui tentent de survivre dans des conditions inhumaines pourtant le juge administratif n’a pas considéré qu’il faille défendre la liberté d’informer contre l’ordre policier. Je prends cet exemple pour montrer que l’administration n’a pas attendu la loi sécurité globale pour empêcher les personnes de documenter les violences policières et qu’il est dangereux de s’en remettre aux juges pour protéger nos libertés. Pour conclure, cette loi n’est qu’une étape et la mobilisation populaire contre le texte a montré qu’on peut encore s’opposer à cet engrenage sécuritaire, chaque jour, pied à pied, dans la rue, qui est à nous.

 

Propos recueillis par Primo Paolozzi.

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