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Livio Maitan, Pour une histoire de la Quatrième Internationale. Itinéraire d’un communiste critique, Éditions La Brèche, 2021, 547 pages.

Dans ce compte-rendu, l’historien Jean-Paul Salles (auteur notamment d’une histoire de la Ligue Communiste Révolutionnaire[1]) revient sur l’itinéraire politique et le récit collectif que dresse Livio Maitan (1923-2004) dans son livre « Pour une histoire de la Quatrième Internationale. Itinéraire d’un communiste critique », récemment publié par les éditions La Brèche. Livio Maitan fut un militant trotskiste italien et l’un des principaux dirigeants de la Quatrième Internationale (dite parfois ‘Secrétariat Unifié’).

Salles souligne qu’au travers de cette histoire de la Quatrième Internationale (de sa fondation jusqu’aux années 90), ce sont aussi les luttes, les doutes, les victoires, les résistances et les difficultés de quelques milliers de militant.e.s reparti.e.s sur tout le globe qui nous sont comptées, avec pour boussole « socialisme ou barbarie ».

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Avec ses annexes (les biographies succinctes des militant.e.s, les monographies synthétiques sur certaines sections de l’Internationale, la liste des congrès, les sigles, les index), bien que ne traitant pas de la naissance de l’organisation ni de la guerre, cet ouvrage est une somme. L’auteur procède par ordre chronologique, consacrant la première partie aux années 1947-1974 et les pages suivantes aux années 1975-1995. Voilà une histoire écrite par un participant qui sollicite beaucoup les textes, largement cités, mais aussi sa mémoire, mais toujours avec bienveillance pour ceux dont il parle. Et il ne nous cache pas son étonnement, son émotion, quand le grand voyageur qu’il fut découvre les spécificités d’organisations, de militants trotskystes de pays parfois très lointains. Et avant de porter un jugement, il s’interroge sur le contexte. Déjà dans sa préface au volume 4 des Congrès de la Quatrième Internationale (QI) publié par Rodolphe Prager en 1989, Maitan nous rappelait qu’à sa naissance la QI ne disposait pas de conditions de départ aussi favorables que celles qui l’avaient précédée. La IIIème Internationale (l’IC) a pu s’appuyer sur l’État soviétique, la IIème sur les organisations de masse social-démocrates et la Ière (l’AIT) sur les Trade Unions britanniques. La QI était dépourvue d’appareil et de base matérielle. Signe de cette précarité, le congrès de fondation en 1938 eut lieu dans le pavillon des Rosmer en région parisienne. Le 3e congrès se tint lui aussi dans une villa de la région parisienne (16-25 août 1951) et la session de l’exécutif qui suivit, en février 1952, à La Ciotat, dans la maison de Daniel Guérin mise à la disposition de son ami Michel Pablo. De même, Maitan nous apprend que la contribution mensuelle du SWP – un billet de 50 $ envoyé dans les pages d’un journal – était dérisoire. Or, le parti américain était l’organisation trotskyste la plus nombreuse à cette époque.

Donc, écrit Livio Maitan :

« Pendant de longues années la QI ne fut basée que sur la communauté d’idées de ses militants, sans appareil ou base matérielle aucune ».

Et il ajoute :

« l’une des raisons fondamentales de notre faiblesse et de toutes nos difficultés ».

De plus, comment faire marcher du même pas les mineurs boliviens parmi lesquels la section de la QI, le POR (Parti ouvrier révolutionnaire), est précocement et bien implantée et les intellectuels, nombreux dans les sections européennes de la QI et aux États-Unis ? Visitant les centres miniers de Bolivie en 1964,

« hébergé dans les misérables habitations des camarades, je touchais du doigt dans quelles conditions littéralement inhumaines vivaient les mineurs et leurs familles, tout en gardant leur esprit combatif » (p.171).

Dans les années 1970, Daniel Bensaïd, lors de ses premières expériences du débat international qui opposait la majorité internationale à la minorité essentiellement américaine, expliquait lucide : « C’est une différence de socle culturel ». Et, nous dit Maitan, Hugo Blanco renchérissait à sa manière : « Esa súbtil dialectica europea no les cabe en sus cabezas de gringos » (« cette subtile dialectique européenne n’entre pas dans leurs têtes de gringos »). Quant à Juan Posadas, peu avant sa scission, en 1961 il reprochait à la direction de la QI de traiter avec mépris « les sauvages, les Indiens d’Amérique latine » (p.128). Quand Livio Maitan visite Ceylan pour la première fois en 1959, il est surpris d’apprendre que deux membres du CC de la section, le LSSP (Lanka Sama Samaja Party), sont des moines bouddhistes. Il est étonné aussi quand il voit dans le cabinet de Colvin da Silva, avocat à Colombo et dirigeant du LSSP, des dizaines de solliciteurs apportant fruits, légumes, animaux de basse-cour, et plus encore quand Colvin lui dit qu’il doit assister à environ 200 mariages chaque année. Autre particularité du LSSP : alors que ses effectifs ne dépassèrent jamais le millier, ce sont plusieurs centaines de milliers de suffrages qu’il obtenait aux élections.

Mais ce ne sont pas seulement des différences culturelles qui freinaient ou paralysaient la marche de la Quatrième Internationale. Beaucoup de militants furent traumatisés par ce qu’ils considérèrent comme l’aveuglement de leurs camarades chinois qui, quelques mois avant l’arrivée au pouvoir de Mao, n’envisageaient aucunement sa victoire. Or, il existait en Chine une section de la QI, le Parti communiste révolutionnaire (PCR), créé à l’initiative de Chen Duxiu (1879-1942), un des fondateurs du PCC et le créateur de l’Opposition de gauche en Chine en 1929. Quant à Peng Shuzhi (1895-1983), vétéran du PCC, ancien du BP passé au trotskysme, qui assistait au 3e congrès de la QI en 1951, il donna des explications confuses sur cet événement de première ampleur que lui et ses camarades n’avaient pas du tout prévu (p.64). La résolution sur la Chine se terminait par cette phrase désabusée :

« Depuis plus de 20 ans, le trotskysme a toujours défendu une ligne révolutionnaire, mais aujourd’hui, face aux faits, nous n’avons pas reconnu une révolution qui se déroulait sous nos yeux : nous avons ainsi perdu une grande occasion historique » (note 53, page 65).

Dans un autre texte, Maitan parle « d’antistalinisme sectaire et mécanique » et du désastre où cela nous a conduit en Chine (T.4, op.cit., p.44).

On comprend mieux que Michel Pablo, Ernest Mandel ou encore Pierre Frank aient voulu rompre avec la marginalité de leur mouvement à la fois vis-à-vis de la classe ouvrière et de ses organisations. Dans un BI (mars 1951), Mandel affirme :

« Il faut nous incruster dans le mouvement des masses dans tous les pays, coordonner ces mouvements à l’échelle internationale ».

Et Pablo est plus précis dans un de ses textes célèbres, Où allons-nous ? (BI, janvier 1951), dans lequel il commence à définir ce que sera « l’entrisme » :

« Dans les pays où la classe ouvrière suit les PC, notre devoir essentiel […] est d’entreprendre un travail patient, méthodique, de longue haleine dans ces courants afin de provoquer une différenciation révolutionnaire dans leurs rangs ».

Ainsi en Chine, ajoute-t-il,

« il n’aurait pas fallu continuer à attaquer le PC après sa victoire, mais lui donner un appui critique, réclamer notre existence comme tendance communiste du mouvement ouvrier » (T.4, op.cit., p.27-47).

L’entrisme est loin de faire l’unanimité dans les rangs de la QI. Ainsi, une majorité de militants français quitte le PCI à son 8e congrès (1952). Ce furent surtout des militants ouvriers qui ne voyaient pas comment ils auraient pu demander leur adhésion au PC dans leur entreprise, un PC qui les qualifiait il y a peu « d’hitléro-trotskystes ». Ces militants (PCI majoritaire) seront rejoints par le SWP américain dans leur dissidence, mais à l’échelle mondiale ils furent minoritaires. En France, le PCI minoritaire reconstitua ses forces en choisissant de soutenir la lutte du FLN algérien plutôt que delle du MNA privilégié par le PCI majoritaire. Et la stratégie entriste obtint de bons résultats à l’UEC. Exclus en 1966, Alain Krivine et ses camarades étudiants créèrent la JCR l’année suivante à 150 militant.e.s, alors qu’on ne donne généralement que 50 militant.e.s au PCI minoritaire en 1953. Le rôle essentiel de la JCR durant les événements de Mai 68 permit à ce courant trotskyste de sortir de la marge en France et de susciter la création ou le renforcement de sections non seulement en Suisse (LMR) et en Espagne (LCR-EtaVI), mais aussi dans la plupart des pays d’Europe (Italie, Allemagne, Belgique, Suède, Danemark, Grande-Bretagne, Irlande, Tchécoslovaquie et même Luxembourg). Des délégations de ces groupes défilèrent aux côtés de leurs camarades français le 16 mai 1971 en direction du Mur des Fédérés au Père Lachaise pour le centenaire de la Commune. La presse ébahie leur attribua 30 000 manifestants, chiffre repris par l’historienne Madeleine Rebérioux dans sa contribution pour Les Lieux de Mémoire (t.1, p.553).

Ce renforcement de la QI ne se fit pas selon une courbe harmonieuse ascendante. Certes le 7e congrès dit de Réunification, tenu à Rome en juin 1963, permit de retrouver le SWP américain et quelques organisations moins importantes, mais en 1962 l’argentin Posadas avait quitté la QI avec plusieurs dizaines de militants latino-américains, et certaines de ses initiatives hasardeuses nuisirent gravement à la cause du trotskysme. Le constat de Maitan est sans appel. Il dénonce ce

« sectarisme organisationnel pour lequel toute divergence sur des questions stratégiques mais aussi tactiques tend à apparaître comme une question de vie ou de mort » (p.137).

Plus grave fut le départ de Pablo en 1965. Il avait été le principal dirigeant de la QI pendant 15 ans. Il ne supportait pas, écrit Maitan, que la QI ne mette pas au centre « la révolution coloniale ». N’avait-il pas proposé un moment que le centre de la QI (le Secrétariat International puis le Secrétariat Unifié) quitte l’Europe pour Alger ? Par ailleurs, le long développement que Maitan consacre à « la dérive du LSSP » (p. 162) éclaire parfaitement le lecteur sur cette organisation singulière (p.188-204).

Mais bien vite l’Amérique latine revint au centre des préoccupations. Une majorité, au 9e congrès mondial (1969), décida de donner la priorité à la guérilla. Dix ans après le succès de la révolution cubaine, il s’agissait cette fois-ci de ne pas laisser passer une chance de révolution comme ce fut le cas en Chine. Mais cette décision fut prise à contretemps – le Che avait été tué en 1967 – et contre la forte opposition du SWP américain. Le PRT (Parti révolutionnaire des Travailleurs) argentin, section de la QI, créa l’ERP (Armée révolutionnaire du peuple) en 1970. Ses actions coûtèrent un prix élevé en vies humaines. Et Mario Santucho, le leader de l’organisation, déçu de ne pas pouvoir compter davantage sur l’appui matériel de la QI, rompit assez vite avant d’être tué par l’armée en juillet 1976. Sa femme Ana Maria Villareal avait été tuée avec 10 camarades du PRT-ERP et 5 militants Montoneros (péronistes de gauche) lors d’une tentative d’évasion sur l’aéroport de Trelew le 22 août 1972. Quant à l’autre organisation trotskyste, le PRT-La Verdad (Nahuel Moreno), elle ne partageait pas le choix de la lutte armée et chercha à exploiter les marges de manœuvre légales, investissant ses militants dans les syndicats, participant aux élections, sans pour autant éviter l’emprisonnement et l’assassinat de ses militants. Si la scission à l’échelle internationale fut évitée, une forte opposition subsista entre la TMI (Tendance majoritaire internationale) et la TLT (Tendance léniniste trotskyste) « peu propice au dépassement des ruptures à l’échelle nationale » (p. 303). Maitan esquisse une autocritique :

« nous avons commis des péchés de volontarisme », mais poursuit-il, « nous sommes partis d’analyses des situations existantes et des potentialités réelles, et non à partir de nos souhaits ou de simples illusions » (p. 309).

Et de conclure :

« Après tout, sans une bonne dose de volontarisme il est bien difficile d’entreprendre la construction d’une organisation et de mouvements révolutionnaires et de s’engager dans des combats de longue haleine et aussi dans les batailles quotidiennes, et à la longue, épuisantes ».

Il n’empêche, pour Maitan bien des organisations trotskystes sont entravées par de gros défauts. Il en voit deux. Le premier : l’usage de méthodes « verticalistes », voire même « à certains moments une tendance centralisatrice et bonapartiste », visible surtout en Amérique latine. Deuxième défaut : l’idée de la « section-guide » dont souffre essentiellement le SWP américain, modelé notamment par la forte personnalité de James Cannon (1890-1974), dirigeant pendant des décennies. Certes, il n’épargne pas la LCR. Il critique « ses analyses hâtives et schématiques », ses penchants gauchistes, « sinon aventuristes » à propos du 21 juin 1973, mais il prétend qu’elle n’a jamais cherché à devenir ou à agir comme « une section-guide ». Et pourtant, un militant de la Ligue, Dante, semble avoir été envoyé à Santiago-du-Chili pour aider les militants de la Fraction rouge du PRT-ERP réfugiés dans le Chili d’Allende à s’organiser et à se développer sur des bases politiques conformes aux standards trotskystes habituels, loin d’une culture militariste qui imprégnait la direction et la majorité de l’organisation. Dans une lettre du 21 septembre 1972 à la direction de la Ligue, il fait part de sa stupeur en découvrant « un parti monstrueux […] sorti de l’accouchement du vieux trotskysme honteux avec le centrisme le plus échevelé ». Il termine en écrivant qu’il lui tarde de retrouver sa cellule parisienne, et finalement ajoute-t-il, « la Ligue, c’est vraiment ce qu’il y a de mieux au monde, de très loin » (Archives privées). La construction d’un parti mondial de la révolution homogène s’avère décidément bien difficile.

Ces discordances entre organisations de la QI auront de graves conséquences. Livio Maitan note, dès le début des années 1980 une tendance du SWP à « une adaptation presque acritique vis-à-vis de la direction cubaine » : le SWP mais aussi les organisations trotskystes d’Australie, de Nouvelle-Zélande, du Canada, désespérées par l’atonie des classes ouvrières des grands pays industrialisées, sont en train de prendre leurs distances avec la QI, « avec comme perspective – illusoire – de créer une nouvelle Internationale révolutionnaire avec le castrisme, le sandinisme et d’autres courants révolutionnaires » (p. 435). Malgré le succès des Camps d’été de jeunes qui réunissent des centaines de jeunes venus non seulement d’Europe, mais aussi des États-Unis, du Japon, des Antilles, de Bolivie, du Sri Lanka, sous la supervision de Claude Jacquin (Gabriel) puis de Penny Duggan, les forces de dissociation sont à l’œuvre. Peu après le congrès mondial de janvier 1985, le SWP australien annonce sa décision de quitter la QI, suivi quelques années plus tard par le SWP américain. C’est dans une lettre à la direction internationale que le parti américain annonce sa décision. Datée du 10 juin 1990, elle sera diffusée à partir du 5 octobre. Maitan insiste de nouveau sur les conceptions organisationnelles différentes, la moindre appétence pour le débat d’idées :

« Les Américains cherchaient toujours un accord entre les membres du groupe dirigeant avant de porter à la connaissance des autres des différenciations éventuellement existantes » (p. 462).

Désormais, dans la Quatrième Internationale, le poids de la LCR française s’accroît. Les congrès se poursuivent, de façon peut-être un peu plus espacée. Huit ans séparent le XVe du XVIe (2003 et 2010), et le XVIe du XVIIe congrès mondial (2010 et 2018). Mais toujours se fait sentir la nécessité de réfléchir à l’évolution d’une planète marquée par l’écroulement des États staliniens, par la mutation su système capitaliste et l’urgence environnementale. À la fin de cette histoire inachevée de la QI – il arrête son étude en 1995 -, Livio Maitan pense que ce projet un peu prométhéen de lutte mondiale anticapitaliste est plus que jamais nécessaire pour faire face « aux replis nationalistes, ethniques, raciaux ou religieux ». Encore une fois, il n’y a pas d’alternative entre le socialisme ou la barbarie.

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La revue Inprecor, publiée sous la responsabilité du Bureau exécutif de la Quatrième Internationale, rendait un hommage important à Livio Maitan décédé le 16 septembre 2004 à l’âge de 80 ans, dans son numéro 498/499 (octobre-novembre 2004), reprenant notamment des extraits de ses Mémoires parus en italien en 2002 : La Strada Percorsa.

Illustration :  fresque de Diego Rivera, L’homme contrôleur de l’univers ou l’homme à la croisée des chemins, 1934.

Notes

[1] Jean Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ? , Rennes, PUR, 2005.

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