Une brèche dans l’hégémonie néolibérale ? Entretien avec B. Amable et S. Palombarini
Bruno Amable et Stéfano Palombarini ont publié L’illusion du bloc bourgeois (Éditions Raisons d’Agir, 2017), dont nous avons publié ici la conclusion.
L’échec de la présidence Hollande consacre l’impossible tentative de concilier la base sociale de la gauche et la « modernisation » du « modèle français. Un autre projet est désormais à l’œuvre, édifier un « bloc bourgeois » fondé sur la poursuite des « réformes structurelles », destinées à dépasser le clivage droite/gauche par une nouvelle alliance entre classes moyennes et supérieures.
Nous reproduisons ici l’interview des deux auteurs, réalisée à l’occasion d’un débat organisé par l’université populaire de Toulouse le 19 septembre dernier. Nous remercions les animateur-trice-s de l’UPT de nous avoir autorisés à reproduire cette interview.
Quand on lit votre livre, on se sent un peu mal à l’aise. En effet, sous nos yeux, il s’est déroulé quelque chose que nous n’avons pas compris, une transformation à l’œuvre dans le PS, mais aussi le PC, que Julian Mischi décrit fort bien, c’est-à-dire une évolution du curseur dans la défense des classes sociales, de la classe ouvrière vers les classes moyennes, plus éduquées, plus aisées…On a vu, pour ceux et celles de notre âge, ce que signifiait le tournant de la rigueur en 1984, lu les travaux de Terra Nova, pris connaissance des propos de Delors…Mais avons-nous compris ce qui se passait ? Que disait la gauche radicale de l’époque ? Ne sommes-nous pas devant une bataille idéologique perdue ?
Évidemment, la gauche a perdu une bataille idéologique : mais il y a bien longtemps déjà. Les tentatives de concilier la gauche et le libéralisme économique – la troisième voie anglo-saxonne, la « deuxième gauche » française – peuvent être lues avec un peu de recul comme des tentatives de faire perdurer l’illusion d’une alternative à une droite libérale triomphante sans en remettre en doute l’écrasante hégémonie : la disqualification de l’identité ouvrière, l’idée que seule la perspective du profit privé puisse être source d’investissement et de croissance, la justification morale et économique d’inégalités grandissantes ont échappé, au cours des trente dernières années, aux alternances politiques.
Mais ce n’est pas la défaite idéologique de la gauche, vieille de plus de trente ans, qui est d’actualité. La nouveauté, c’est que l’hégémonie néolibérale est désormais vigoureusement contestée, y compris dans les pays où elle s’est déployée avec la plus grande force : les États-Unis et le Royaume-Uni. Ce qui peut sembler paradoxal, c’est que dans les pays anglo-saxons cette contestation s’exprime directement dans une tentative de renouveau de la gauche traditionnelle, portée par exemple par J. Corbyn ou B. Sanders, alors que dans l’Europe continentale les électeurs ne semblent pas prêts à pardonner l’alignement de la social-démocratie au socio-libéralisme. Mais il ne fait pas de doute que des mouvements aussi divers que les 5étoiles en Italie, Podemos en Espagne ou encore la France insoumise expriment un rejet de l’hégémonie néolibérale, un rejet qui, en tâtonnant parfois, cherche les voies pour s’affirmer politiquement.
Il n’y a pas de riposte ouvrière au tournant de la rigueur ; ni en 1990 quand Rocard réussit, là où la droite avait toujours échoué, le début du processus de la privatisation des PTT (d’abord le téléphone puis la poste) ; ni en 1997 d’ailleurs quand Jospin privatise à tour de bras. On constate durant cette période que, sur le plan syndical, la CFDT au début des années 80 est engagée dans un processus identique à celui du PS ; à savoir une modification des liens avec la classe ouvrière, l’abandon de la lutte des classes pour aller vite. Ces courants de la deuxième gauche, moderniste… ont en quelque sort gagné la bataille, idéologique au moins. Cela mérite quelques explications, surtout sur les raisons qui expliquent la défaite ?
Les raisons de la défaite sont multiples, et on ne peut ici que les rappeler rapidement. Soulignons tout d’abord que le néolibéralisme gagne la bataille idéologique et politique dans l’ensemble des pays industrialisés. Les modalités sont différentes, mais le phénomène n’est pas que français : au contraire, la France est probablement le pays industrialisé qui a résisté le plus longtemps à la vague néolibérale. Une vague qui correspond à la crise de la vieille gauche social-démocrate et keynésienne. Il faut au moins évoquer trois ordres de facteurs qui expliquent cette crise. Tout d’abord, la fin des trente glorieuses, c’est-à-dire la rupture de la dynamique vertueuse qui associait progrès de la productivité et hausse de la demande, fait obstacle au rôle de redistribution qui était l’un des caractères fondateurs de la social-démocratie traditionnelle. En deuxième lieu, le compromis entre capital et travail sur lequel reposait la médiation social-démocrate voit l’un de ses protagonistes perdre sa force de négociation en raison des mutations productives qui affaiblissent une identité ouvrière par ailleurs directement contestée par les idéologues libéraux. Enfin, la faillite économique des systèmes soviétiques, évidente dès les années 70, prive l’autre protagoniste du compromis, le capital, d’une raison de négocier : en l’absence d’alternative crédible, le soutien de la classe ouvrière au capitalisme est considéré progressivement et pour ainsi dire comme allant de soi. Ce qui affaiblit l’intérêt à renouveler un pacte avec le travail qui avait aussi pour objectif d’intégrer politiquement la classe ouvrière au capitalisme et d’affaiblir toute perspective révolutionnaire. Les syndicats ont été évidemment dans l’obligation de fixer leurs stratégies dans un cadre politique en pleine mutation, une mutation que certains ont décidé d’accompagner, d’autres de contraster. Mais il serait à notre avis erroné de surévaluer le rôle joué par les syndicats dans l’origine de mutations qui leur ont pour une très grande partie échappé.
Revenons sur les années 1990 ; pour beaucoup de militant e s, le tournant libéral du PS, l’attrait pour les thèses de Milton Friedman et de l’école de Chicago, c’est 1990 plutôt que 1984. Peut-être parce que la gauche radicale avec lucidité et beaucoup d’énergie a participé à la victoire de Mitterrand ; peut-être en croyant que 1981 pouvait se conjuguait avec 1936. Rocard, dans ses mémoires, accorde une grande importance à la réforme des PTT, il réussit à faire fonctionner, sur une même orientation, l’état, le parti (dans la société) et le syndicat (dans l’entreprise – la CFDT à travers l’un de ses cadres H. Prévot rédige le texte de la réforme et le défend dans l’entreprise !). Rocard réussi un coup de maître, il engage un processus de privatisation qui est presque achevé aujourd’hui. Il s’attaque en premier aux télécoms de la même façon que Reagan et Thatcher ; et il fait le pari que ça va passer pour préparer des privatisations massives à venir. Du point de vue des courants libéraux du PS, c’est donc une sacrée victoire ?
Il est important de voir que l’attrait de ce qu’on a appelé « la gauche non communiste » pour le néo-libéralisme ne date ni des années 1980 ni des années 1990, mais des années 1930, c’est-à-dire au tout début du néo-libéralisme. La victoire de 1981 fait oublier que des tensions très importantes étaient présentes au sein de la gauche qu’on n’appelait pas encore plurielle à l’époque. Les origines du tournant libéral ne sont donc pas à chercher dans une fascination subite pour Reagan et Friedman, mais dans la poursuite d’une stratégie politique qui a profité des difficultés économiques des années 1980 pour s’imposer comme alternative au projet de transformation économique et sociale que portait l’union de la gauche. Le courant « moderniste » de la gauche (en fait du PS) a pu progressivement s’imposer à partir du début des années 1980. De plus, ce « modernisme » a progressivement perdu tous le contenu de progrès social qu’il pouvait contenir au début. Il a fini par dégénérer en un néo-libéralisme dont la présidence Macron est l’incarnation la plus significative.
Il ne se passe rien en 1983, rien en 1990, rien en 1997. Il faut attendre 2016 pour voir de syndicats affronter un gouvernement socialiste. Cet affrontement sera fatal au PS. Il s’est écoulé presque 40 ans, un temps long pour ceux et celles qui sont sur la brèche depuis si longtemps, mais un temps court à l’échelle de l’histoire. Comment peut-on expliquer que le PS, ainsi que la CFDT, se détachant de la défense des intérêts de la classe ouvrière, et plus largement de la frange la plus précaire du salariat, depuis le début des années 80, aient pu si longtemps contenir la colère ouvrière ?
Avant la présidence Hollande, la gauche de gouvernement a dans l’ensemble préservé, avec quelques reculs mais aussi des avancées, les domaines les plus essentiels à la survie du bloc social de gauche : l’encadrement légal de la relation de travail et la protection sociale. L’essentiel de la transformation libérale a porté sur d’autres domaines, même si les conséquences sur les domaines préservés pouvaient se faire sentir à moyen terme (par exemple l’impact des privatisations sur le statut des salariés). C’est surtout à partir de 2012 que l’option néo-libérale a été radicalisée et étendue aux domaines jusqu’ici préservés. Il faut voir que la loi El Khomri a été la réforme la plus radicalement néo-libérale faite par un gouvernement de droite ou « de gauche ». Il est donc assez logique que la protestation sociale contre les réformes néo-libérales se soit faite plus intense à partir de ce moment.
L’ Europe, dont vous dites qu’elle est l’élément central dans l’évolution du PS vers sa séparation d’avec la classe ouvrière, reste un sujet qui fracture aussi la gauche radicale. Vous critiquez la timidité des Economistes Atterrés par exemple ; mais l’épisode grec semble nous dire aussi que majoritairement les peuples ne se reconnaissent pas dans des idées de sortie de l’Europe, le retour à la monnaie nationale (voir aussi comment le Front National se fracture sur cette question…). Par où passe la bataille sur l’Europe ?
Sur l’Europe, les Économistes Atterrés ne sont pas timides, mais divisés ! Comme l’ensemble de la gauche d’ailleurs, ce n’est pas une critique mais un constat que nous formulons dans le livre. Posée dans des termes très généraux, la question européenne est assez simple. Tant que l’alternative sera entre l’Europe des traités et une sortie unilatérale, l’ancien bloc de gauche restera divisé. La partie la plus populaire de ce bloc n’est pas sensible aux sirènes du nationalisme, mais ne veut plus d’une Union européenne qui fait obstacle à toute politique autre que néolibérale. L’autre partie du bloc, par contre, n’est pas prête à soutenir une rupture du processus d’intégration. Dans l’état actuel des choses, l’ancien bloc de gauche ne peut donc être réuni. Mais si le problème est simple à énoncer, les solutions sont bien plus complexes. Toujours en termes très généraux, on peut imaginer deux stratégies.
La première vise la reconstruction de l’alliance sociale qui a historiquement permis à la gauche d’accéder au pouvoir : elle passe – comme depuis longtemps – par une « Autre Europe ». Mais il y a deux obstacles sur cette route. Tout d’abord, une construction européenne alternative à celle que nous connaissons ne peut se fonder que sur une action dépassant les frontières françaises. La montée, un peu partout dans l’Union, de mouvements progressistes et critiques vis-à-vis de l’Europe néolibérale laisse une chance à cette perspective, mais tout ou presque est à construire de ce point de vue. L’autre obstacle naît du fait que la perspective d’une « Autre Europe » a été tellement évoquée et promise, sans que rien de concret ne se soit produit, qu’elle a perdu de crédibilité aux yeux de nombreux français, et notamment aux yeux des classes populaires qui paient le coût des politiques néolibérales.
La deuxième stratégie consisterait à considérer que l’alliance sociale de gauche traditionnelle est morte pour de bon, et imaginer un bloc de gauche renouvelé, qui se construirait sur la perspective d’une rupture avec l’Europe, rupture unilatérale mais privée dans la mesure du possible de tout repli nationaliste et remplie de contenus progressistes.
Cette deuxième stratégie n’est pas non plus sans poser de problème, car elle impliquerait de renoncer définitivement au soutien de la fraction européiste de l’ancien bloc de gauche : pour reconstruire une alliance sociale à vocation majoritaire, il faudrait la remplacer par le soutien d’autres groupes. Lesquels ? Très probablement une perspective de ce type serait en mesure de remobiliser une partie des classes populaires qui se sont réfugiées massivement dans l’abstention, mais on peut douter du fait que cela suffirait à reconstruire un bloc dominant, du moins si on raisonne sur un horizon pas trop éloigné. Mais les choses ne sont pas nécessairement figées dans le sens où la fraction européiste de l’ancien bloc de gauche peut devenir plus hostile aux réformes néo-libérales à mesure que ces dernières vont se déployer.
Le creusement des inégalités pourrait avoir des conséquences désagréables, y compris pour les classes moyennes éduquées. Ceci amènerait un changement dans les priorités des groupes concernés. « L’Europe » deviendrait moins importante à leurs yeux que la préservation du modèle social. Ceci dit, il est aussi envisageable que la poursuite des réformes néolibérales provoque plutôt un affermissement de leur soutien social, ce qui poserait un problème insoluble pour la gauche.
Le titre de votre livre rappelle que le bloc bourgeois est une illusion. Le bloc ouvrier de gauche est lui aussi dans un piteux état. On a beau rappeler que dans ce pays les salariés sont majoritaires, on ne discerne pas pour le moment comment, par quelle alchimie, cela pourrait donner naissance à un bloc hégémonique dans la société autour d’un projet politique. Eclairez nous. Macron, à sa façon et en cassant les frontières entre gauche et droite (si tant est qu’elles existent encore dans la perception usuelle de l’échiquier politique…), entre le PS et une fraction de la droite, essaie de résoudre cette équation. A-t-il les moyens de réussir ?
Il faut différencier la réponse en fonction de l’horizon qu’on considère. Macron a profité de la crise politique, mais à court terme il n’a pas les moyens de la résoudre. Le bloc bourgeois représente une alliance nouvelle, construite sur le dépassement du clivage droite/gauche, mais elle est socialement minoritaire. L’illusion évoquée dans le titre de notre ouvrage consiste à imaginer que la victoire de Macron corresponde à l’émergence d’un nouveau bloc hégémonique : ce n’est pas le cas, la chute rapide de la popularité de l’exécutif au cours de l’été le démontre. Et tant qu’un bloc hégémonique n’émergera pas, la crise politique restera ouverte. Maintenant, il est possible que dans cinq ans on se retrouve dans une situation comparable à celle de la présidentielle qu’on vient de vivre. Le bloc bourgeois correspond à un projet politique minoritaire mais cohérent, alors que la droite et la gauche sont en crise et que le Front national est divisé sur ses perspectives stratégiques. Macron est au pouvoir pour cinq ans, et on ne peut pas exclure qu’il le soit pour dix. Si on raisonne sur un terme aussi éloigné, les chances du bloc bourgeois de s’affirmer comme bloc dominant augmentent : car les réformes qu’il impulsera, si elles aboutissent, produiront une modification profonde de la structure sociale française et donc des attentes sociales qu’elle exprime. Macron peut donc réussir, même s’il n’a pas gagné d’avance : tout dépendra de la capacité d’organiser un projet alternatif au sien, mais qui exprime une vraie cohérence entre les politiques qu’il propose et les intérêts sociaux qu’il veut protéger.
Concernant la France Insoumise, quels enseignements peut-on tirer de la séquence en cours ? Vous écriviez (en début d’année 2017) que si Mélenchon arrivait à devancer le candidat socialiste, ce serait une « rupture majeure dans la dynamique politique française (…) qui modifierait sensiblement la donne pour les affrontements politiques à venir ». Est-il simplement question d’hégémonie à gauche ou bien est-ce l’amorce d’un nouveau bloc social (radical ?) permettant de passer, en terme électoral, de 19 (de 27 % plus « exactement ») à 50% des votants ?
Établir une différente hégémonie à gauche était un passage essentiel pour ouvrir des perspectives nouvelles. Avec un Parti socialiste en position de force, les choses étaient figées car il n’y avait aucune chance que le PS s’écarte de sa ligne sociale-libérale.
Le résultat de la présidentielle, puis celui des législatives modifient la donne. La phase qui s’ouvre maintenant est différente, et vous avez raison : être hégémonique dans une gauche en crise ne suffit pas à donner des perspectives de gouvernement. Il serait erroné d’imaginer que l’alternance traditionnelle se renouvelle spontanément, avec la droite incarnée par Macron et la gauche par Mélenchon. Nous sommes en présence d’un paysage politique fragmenté, pas du tout réductible à un schéma bipolaire. Un éventuel échec de Macron ne profitera pas « naturellement » à la gauche, et même si le Front national vient de subir un sérieux revers, rien ne permet d’exclure qu’il sera le principal bénéficiaire des effets néfastes de l’action de Macron. Il est donc essentiel pour l’opposition progressiste de fixer clairement un cap stratégique.
Comme nous l’avons signalé plus haut, le premier pas – sans doute le plus difficile – consiste à faire un choix clair sur la question européenne. Soit on se donne pour objectif un prolongement de la construction européenne mais sur des bases radicalement différentes : un projet qui, pour retrouver un minimum de crédibilité, suppose de s’atteler immédiatement à la construction d’un mouvement international, dans lequel la France insoumise pourrait jouer un rôle moteur. C’est la condition pour redonner une chance à la vielle alliance de gauche de se réformer.
L’autre perspective, c’est de se déclarer ouvertement pour la rupture avec l’UE et la sortie de l’euro, mais en différenciant clairement les perspectives d’une telle rupture de celles proposées par le Front national. Cela permettrait peut-être d’agréger un bloc social nouveau et progressiste qui renoncerait au soutien d’une fraction de l’alliance de gauche traditionnelle, mais dans lequel pourraient trouver une place les classes les plus pénalisées par les réformes néolibérales qui aujourd’hui s’abstiennent ou même votent Front national pour exprimer leur colère. Ce choix stratégique est difficile mais nécessaire : pour contrer efficacement Macron, il faut construire un projet aussi cohérent que le sien.