
Le marché, la race et le QI. Entretien avec Quinn Slobodian
L’extrême droite contemporaine réussit à combiner l’appel à la liberté économique avec des théorisations pseudo-scientifiques sur les hiérarchies naturelles fondées sur la race et/ou le QI. L’historien canadien Quinn Slobodian explique comment ces idées peuvent être articulées ensemble.
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Quinn Slobodian s’est imposé comme l’un des historiens les plus perspicaces du néolibéralisme. Dans des ouvrages tels que Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (Le Seuil, Paris, 2022) et Le Capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie (Le Seuil, Paris, 2025), il présente le néolibéralisme comme une idéologie dont la caractéristique essentielle consiste à protéger le capital des conséquences néfastes de la démocratie.
Dans son dernier ouvrage, Hayek’s Bastards: Race, Gold, IQ, and the Capitalism of the Far Right (« Les bâtards de Hayek : la race, l’or, le QI et le capitalisme de l’extrême droite »), il écrit que la montée de la droite contemporaine – tant dans sa version techno-libertarienne que dans sa version plus autoritaire – ne peut être comprise sans tenir compte du recours des penseurs néolibéraux à la nature et à la science pour discréditer les revendications en faveur de la justice sociale et de mesures anti-discriminatoires dans les années 1990.
Il explique comment ce « darwinisme social », qui vire parfois à l’« apocalyptisme » pur et simple, sous-tend différents membres de l’internationale réactionnaire, du disciple de Murray Rothbard, Javier Milei, à l’Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne.
Dans cet entretien publié par Jacobin, Bartolomeo Sala interroge Slobodian sur cette formation idéologique, qu’il identifie comme un produit paradoxal de la fin de la guerre froide, et sur son influence au sein de l’administration Trump, notamment à travers l’émergence de projets autoritaires d’extrême droite à l’échelle mondiale.

Bartolomeo Sala – Je voudrais commencer par vous demander de décrire en quelques mots le concept de votre livre. Vous décrivez souvent votre livre comme allant à contre-courant. Vous refusez, par exemple, de voir la relation entre la nouvelle droite et le néolibéralisme comme un « contrecoup » (backlash), préférant la notion de « frontlash » (une offensive). De même, dans la conclusion de votre livre, vous décrivez Milei et ses acolytes non pas comme des « transfuges », mais comme des « cheerleaders » (pom-pom girls) du néolibéralisme. Dans quelle mesure peut-on dire que ce livre constitue une généalogie du présent ? Quels lieux communs vouliez-vous déconstruire ?
Quinn Slobodian – Ce livre vise à corriger un récit devenu dominant depuis 2016, avec l’élection de Trump et le Brexit, selon lequel l’extrême droite serait une réaction aux excès de la mondialisation néolibérale.
On a longtemps imaginé que ces figures cherchaient à protéger les peuples contre la concurrence mondiale. En réalité, comme je le montre, beaucoup d’entre elles sont des capitalistes radicaux, qui souhaitent au contraire intensifier cette logique concurrentielle.
Le contexte que j’examine est celui de la fin de la guerre froide. Après la disparition du communisme d’État, les néolibéraux et les conservateurs considèrent toujours que des ennemis persistent : l’État reste trop puissant, les revendications pour la justice sociale sont encore vives, et les progressistes n’ont pas disparu avec l’URSS.
Dès les années 1990, les intellectuels de droite — qu’ils soient néolibéraux ou conservateurs culturels — redéfinissent leurs cibles : féministes, antiracistes, écologistes. Selon moi, l’obsession actuelle de la droite pour le « marxisme culturel » et le « wokisme » trouve sa source dans cette reconfiguration post-chute du mur de Berlin.
Bartolomeo Sala – Pourquoi avoir choisi le titre Hayek’s Bastards ? (« Les bâtards de Hayek ») ?
Quinn Slobodian – Ce titre renvoie au fait que bon nombre des intellectuels que j’analyse dans ce livre faisaient partie intégrante du mouvement néolibéral organisé. Ils appartenaient à un cercle restreint d’universitaires qui se retrouvaient régulièrement au sein de la Société du Mont-Pèlerin, afin de réfléchir à la meilleure manière de défendre le capitalisme — y compris contre la démocratie.
Friedrich Hayek (1899-1992) lui-même défendait une vision évolutionniste de la nature humaine et des marchés. Mais beaucoup de ceux que j’étudie ont poussé ses idées bien plus loin : en transformant l’évolution culturelle en évolution biologique, les comportements de marché en traits génétiques, et les inégalités économiques en différences de race ou de QI.
Ce sont les « bâtards » de Hayek, au sens où ils prolongent sa pensée, mais en la déformant profondément et en l’emmenant dans des directions qu’il n’aurait sans doute jamais approuvées.
Bartolomeo Sala – Votre livre me semble profondément en phase avec l’époque, pour des raisons évidentes. En même temps, il s’inscrit de manière très fluide dans le prolongement de vos travaux précédents. Diriez-vous qu’il forme un tout cohérent avec Les Globalistes et Le capitalisme de l’apocalypse ?
Quinn Slobodian – Oui, absolument. Je considère ce livre comme la suite chronologique naturelle des deux précédents. Les Globalistes couvre la période allant de la fin de la Première Guerre mondiale — et plus précisément de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois — jusqu’aux années 1990.
À cette époque, un groupe d’intellectuels néolibéraux était convaincu qu’il était possible de créer des institutions supranationales capables d’encadrer les marchés à travers un ensemble de règles et une architecture juridique. Cela aboutira, par exemple, à la création de l’Organisation Mondiale du Commerce. Il s’agissait, en somme, de garantir certains droits au capital, supérieurs à ceux de la souveraineté nationale.
Dans Le capitalisme de l’apocalypse, je montrais que certains acteurs néolibéraux avaient abandonné ce projet de régulation supranationale pour se tourner vers des stratégies de retrait ou de contournement des États existants. C’est dans ce cadre que s’est développé un certain romantisme autour de Hong Kong ou des micro-États, perçus comme des alternatives aux blocages imposés par la lutte des classes et les mouvements sociaux. Ce fantasme s’est amplifié à la fin des années 1970, puis a véritablement explosé dans les années 1990 et 2000, avec l’essor des rêves techno-libertariens de charter cities[1] (villes à charte) et d’États privés.
Hayek’s Bastards prend le relais exactement là où Le capitalisme de l’apocalypse s’arrête. Il s’ouvre sur une scène de 2009, où Peter Thiel en 2009, évoque l’idée de « sortir de la politique » en créant des milliers de nouvelles entités autonomes. Mais il se clôt sur Thiel montant sur la scène de la Convention républicaine de 2016, fusionnant ce rêve libertarien avec l’appareil politique de Donald Trump. La leçon qu’on en tire : il est plus facile de s’emparer d’un État existant que d’en inventer un de toutes pièces.
Je dirais que ce projet intellectuel vise à saisir les contours d’une idéologie qui a désormais accédé au pouvoir aux États-Unis, et à comprendre comment des partisans intransigeants de la liberté économique peuvent s’allier à ceux qui défendent des hiérarchies naturelles fondées sur la race, le genre ou l’intelligence. En ce sens, cette trilogie trace une généalogie qui mène directement à notre présent.
Bartolomeo Sala – On peut donc dire que vos trois livres forment une histoire intellectuelle en trois chapitres du néolibéralisme ?
Quinn Slobodian – Oui, mais selon une méthode assez singulière : j’ai choisi de me concentrer sur un petit noyau de penseurs situés au cœur du réseau néolibéral, afin d’éclairer à travers eux des dynamiques plus vastes. Je n’ai jamais prétendu qu’il existait une conspiration centralisée – une sorte de cabale de marionnettistes à Genève dictant les lois et les politiques du monde entier. Je ne pense pas que l’histoire intellectuelle doive remplacer toutes les autres approches analytiques, mais elle peut offrir une perspective utile.
Cela dit, des phénomènes comme la volonté actuelle de démanteler le système commercial mondial, d’affaiblir l’État fédéral, d’attaquer les institutions de la recherche et de développement, ou encore l’auto-radicalisation des élites de la Silicon Valley et leur alliance avec les nativistes, ne peuvent pas être réduits à de simples motivations structurelles. Ce n’est pas non plus une forme de folie pure. Il existe une forme de cohérence intellectuelle étrange, mais cartographiable.
Une fois cette cartographie établie, que faire ? Honnêtement, je ne sais pas. Mais je crois qu’il est déjà utile de commencer par comprendre ce qui se joue.
Bartolomeo Sala – Entrons maintenant dans le cœur du livre. Pouvez-vous développer ce que vous appelez le « nouveau fusionnisme » : ce tournant néolibéral vers la nature et la science, utilisé comme arme contre l’élan égalitaire des mouvements de justice sociale des années 1990 ? Pourquoi ce virage constitue-t-il, selon vous, un point de départ crucial pour saisir l’idéologie actuelle de l’extrême droite ?
Quinn Slobodian – Une lecture bien connue de la droite américaine désigne par « fusionnisme » l’alliance, dans les années 1950, entre les traditionalistes chrétiens et les libertariens du libre marché. C’est cette combinaison qui aurait façonné l’identité du conservatisme américain moderne.
Ce que j’ai constaté, c’est qu’à partir des années 1970 — et plus encore dans les années 1980 et 1990 — les débats dans les cercles néolibéraux se sont de plus en plus appuyés sur des références aux sciences dures, notamment la biologie, mais aussi sur des concepts issus des sciences sociales comme la psychologie cognitive, l’évolutionnisme ou la sociobiologie. Ces penseurs réfléchissaient à la manière de mobiliser la science pour défendre l’argumentaire néolibéral.
Un tournant décisif a été la publication en 1994 de The Bell Curve (“La courbe en cloche”), coécrit par un psychologue de Harvard et un politologue libertarien. Cet ouvrage établissait une hiérarchie des intelligences selon les groupes ethniques et sociaux, justifiant les inégalités par des causes prétendument “naturelles”. Il est resté près d’un an dans les meilleures ventes du New York Times. Pour ses auteurs, il s’agissait désormais de remplacer le langage de Dieu et de Jésus par celui de l’ADN et de l’évolution.
Lorsque l’« alt-right » a émergé en 2016, beaucoup ont été stupéfaits de ce qu’ils interprétaient comme un retour de la science raciale — une doctrine que l’on croyait disqualifiée depuis le Troisième Reich. Or, ce que je montre dans mon livre, c’est que la science raciale n’a jamais disparu : elle a survécu dans l’ombre, avant de retrouver une légitimité dans les années 1990 et 2000, à mesure que progressaient la génétique — notamment avec le projet Génome humain, et des neurosciences. L’idée selon laquelle la chimie du cerveau détermine le comportement, et que la vérité sur les humains est inscrite dans leurs gènes, s’est alors imposée dans certains milieux.
Bartolomeo Sala – Votre livre s’articule autour de figures clés et de thèmes structurants. Vous y analysez Friedrich Hayek (1899-1992) et Ludwig von Mises (1881-1973), en montrant leurs divergences sur les raisons pour lesquelles certaines populations seraient plus réceptives que d’autres au capitalisme de marché — qu’il s’agisse de différences culturelles ou de prédispositions génétiques. Leurs thèses ont été reprises, amplifiées et parfois détournées par des libertariens et des conservateurs américains.
Une figure centrale dans votre récit semble être Murray Rothbard (1926-1995) père de l’anarcho-capitalisme, que vous présentez comme un maillon entre les fondateurs autrichiens et leurs héritiers « bâtards ». Puisqu’il s’agit d’un récit porté par des personnages et des idées, comment cela se reflète-t-il dans la structure du livre ? Quel fil narratif avez-vous voulu tisser ?
Quinn Slobodian – Je pense que le point de départ est contre-intuitif, et cela m’a quelque peu surpris lorsque je l’ai découvert : c’est le sentiment, chez les intellectuels néolibéraux, qu’ils n’avaient pas vraiment gagné la guerre froide.
Je partais moi-même de l’idée qu’ils avaient été triomphants, qu’un certain sentiment de victoire régnait après la chute de l’Union soviétique. Mais en réalité, dès la semaine de la chute du mur de Berlin, ils parlaient déjà de nouveaux ennemis — des ennemis qui s’étaient dissimulés d’une certaine manière, ou transformés de façon insaisissable. Une fois qu’on accepte l’idée que le marxisme et le socialisme ont survécu en changeant de visage, alors tout peut être perçu comme du marxisme ou du socialisme.
C’est ainsi, je pense, qu’il faut comprendre l’obsession de la droite pour ce qu’elle appelle le “marxisme culturel” ou “l’idéologie du genre”, qu’elle considère comme le nouvel ennemi de l’humanité. Puisque l’adversaire change sans cesse de forme, il peut être constamment réinterprété. Ce terme a quelque chose de paranoïaque. Et cette paranoïa, comme je le montre dans le livre, n’a pas vraiment de limites.
Je pense donc que l’arc narratif du livre part de ce sentiment chez les libertariens, et souvent chez les libertariens racistes, qu’ils peuvent contenir leurs ennemis d’une manière nouvelle — en ancrant les hiérarchies dans l’intelligence ou en mobilisant les dernières avancées en génétique.
Mais à la fin du livre, dans un chapitre consacré aux « gold bugs » et à l’obsession de l’extrême droite pour l’or, on sent presque un désespoir, une forme de capitulation face à l’inévitable : l’échec à contenir leurs ennemis, la conviction que l’effondrement approche, qu’une apocalypse est inévitable.
Je pense que cela explique en partie l’énergie sauvage et chaotique de la politique de ces dernières années — une énergie que j’essaie de saisir dans la conclusion, en évoquant la figure de Javier Milei. On pourrait en dire autant d’Elon Musk, même s’il n’avait pas encore franchi ce cap lorsque j’ai terminé le livre.
Ce que je perçois, c’est un désespoir latent et une tendance à recourir à des remèdes radicaux dans des périodes de grand péril. Et comme je le montre dans le dernier chapitre, la rhétorique des « gold bugs [2]» consiste souvent à prédire une apocalypse imminente, puis à vous proposer immédiatement le seul moyen de vous en protéger.
Je pense que cet accélérationnisme est visible actuellement à l’extrême droite, en tout cas aux États-Unis. La question de savoir qui viendra après ces salauds est donc assez brûlante.
Bartolomeo Sala – J’aimerais revenir là-dessus. Mais d’abord, remontons un peu. Vous venez d’évoquer l’un des « trois durs » que vous identifiez comme les obsessions ou mantras de cette nouvelle extrême droite : l’or, en tant que monnaie dure, opposée à la monnaie fiduciaire, volatile et immatérielle. Pourriez-vous nous en dire plus sur les deux autres éléments de cette trinité : la « nature humaine câblée » et les « frontières dures » ?
Quinn Slobodian – Oui. Je pense que la métaphore utilisée par Murray Rothbard au début des années 1970 est utile ici. Il parlait de « la roche de la biologie [3]» qui viendrait faire obstacle aux fantasmes égalitaires.
Je considère donc l’ensemble du livre comme la description d’un retour de bâton, non pas contre la mondialisation néolibérale, mais contre les mouvements sociaux des années 1960 et leurs tentatives de corriger les inégalités historiques liées à la race, au genre, et à la géographie mondiale.
Le recours à la biologie est ici stratégiquement utile : il permet de suggérer qu’il existe quelque chose au-delà de l’intervention humaine, une nature fixe, qui rendrait impossibles ou illusoires les efforts de transformation sociale. L’idée selon laquelle les capacités et talents sont inégalement répartis entre les populations, de manière programmée, invalide ainsi toute perspective de réforme inspirée par les années 1960.
C’est ce qui a mis un coup d’arrêt à une grande partie du réformisme de la seconde moitié du XXe siècle. Et si l’on observe aujourd’hui le fonctionnement du Département de l’Efficacité Gouvernementale (DOGE) ou plus largement de l’administration étasunienne actuelle, on voit comment ce type d’argumentation devient un programme politique : toutes les politiques destinées à corriger les inégalités historiques sont ciblées et démantelées.
Même après la Seconde Guerre mondiale, la science raciale n’a pas disparu : elle a subsisté dans l’ombre, jusqu’à ce qu’elle regagne en crédibilité dans les années 1990 et 2000, avec l’essor de la génétique et des neurosciences.
C’est à partir de là que découle la question des frontières rigides, car les débats sur l’immigration sont souvent formulés comme des débats sur la communauté, la cohésion sociale, et les menaces pesant sur la stabilité et la sécurité internes.
Ce que je montre dans le livre, c’est que si l’on postule que certaines populations possèdent des capacités économiques supérieures à d’autres, alors on peut construire un nouveau régime migratoire fondé sur ce principe : faire entrer les groupes considérés comme plus efficaces sur le marché, et exclure ceux perçus comme des parasites ou des dépendants inévitables de l’aide sociale.
Ces deux éléments — la biologie et les frontières — peuvent fonctionner ensemble, même sans croire à la monnaie forte ou sans vouloir abolir le système monétaire fiduciaire pour revenir à un étalon-or.
Mais dans les formes les plus extrêmes du libertarianisme de droite, les trois obsessions — nature humaine déterminée, frontières dures et monnaie dure — vont ensemble. La conviction que l’ordre naturel et scientifique détermine la société s’étend aussi à la monnaie, à la manière de stocker la valeur, à l’échange — en somme, l’argent lui-même devient biologisé, scientifisé.
Bartolomeo Sala – J’imagine que le point culminant de cette logique, c’est ce que vous appelez dans votre livre le « centrisme du QI » : l’idée qu’il existerait un critère unique autour duquel organiser toute la société, et qui permettrait de classer les individus dans des hiérarchies rigides. Dans votre livre, vous utilisez même le néologisme de « neurocastes » pour décrire ce phénomène.
Quinn Slobodian – Je pense que c’est effectivement un des éléments clés pour comprendre l’alliance improbable entre les traditionalistes de droite et les techno-libertariens de la Silicon Valley. Pour les premiers, cela peut servir à renforcer une logique de ségrégation, voire de reproduction de la suprématie blanche. Mais pour les seconds — notamment dans la Silicon Valley — le QI est envisagé différemment : il ouvre la voie à une forme d’ingénierie sociale, à des mécanismes de tri des populations, en fonction de leur utilité productive maximale.
Comme beaucoup d’idées à l’extrême droite aujourd’hui, cela fonctionne non pas parce qu’il existe un projet politique commun, mais parce qu’il y a un langage partagé, des références compatibles qui permettent de faire converger des visions très différentes du monde et de l’avenir.
Bartolomeo Sala – Comme vous l’avez mentionné plus tôt, votre livre s’arrête avant le second mandat de Trump. Pourtant, celui-ci semble incarner l’aboutissement de la « longue marche à travers les institutions » menée par les nouveaux fusionnistes. Entre le rôle hypertrophié d’Elon Musk en entrepreneur-roi, la mise en place du DOGE, le démantèlement de la DEI, la répression des étudiants et des migrants, et la croisade contre ce qu’ils appellent le « virus woke » ou le « collectivisme », Trump 2.0 semble précisément réaliser le mélange d’extrême libertarianisme et d’autoritarisme que vous décrivez dans votre ouvrage. Jusqu’où cela vous paraît-il exact ?
Quinn Slobodian – Ce second mandat de Trump révèle en réalité des écarts importants avec l’idéologie que j’expose dans le livre. Je dirais que des figures comme Thiel, Marc Andreessen ou Musk aspirent plutôt à une forme de « néo-fusionnisme » qui continue à rechercher l’efficience et la productivité capitalistes, tout en piétinant systématiquement les principes d’égalité ou de redistribution.
À la fin de 2024, un débat a eu lieu entre Musk, Vivek Ramaswamy et Steve Bannon sur l’immigration. Bannon défendait une politique protectionniste stricte, réservant les emplois aux citoyens américains. Musk et Ramaswamy, eux, plaidaient pour admettre des travailleurs hautement qualifiés dans le secteur technologique. Ainsi, on pouvait expulser en masse aux frontières, tout en important sélectivement une élite mobile et productive pour alimenter les entreprises de la Silicon Valley. C’est pour moi un exemple type du nouveau fusionnisme en action.
Il ne s’agit plus de dire que tous les individus sont égaux, mais de hiérarchiser la valeur humaine : distinguer les personnes à forte valeur productive de celles jugées inutiles ou coûteuses. La proposition de Golden Card [4] de Trump — acheter sa citoyenneté — incarne parfaitement cette logique : marchandiser l’appartenance nationale de façon radicalement étrangère aux fascismes du XXe siècle. On imagine mal le Troisième Reich proposant : un million de reichsmarks, et vous devenez aryen.
Bartolomeo Sala – L’idée de la nation comme un marché où l’on achète sa citoyenneté grâce à son talent inné ou, à défaut, à sa valeur nette…
Quinn Slobodian – Oui, exactement. En même temps – peut-être est-ce un biais dû aux événements récents – la politique commerciale actuellement mise en œuvre, tout comme l’attitude vis-à-vis de l’annexion de territoires comme le Groenland, le Canada ou le Panama, marque une rupture fondamentale avec les principes fondateurs du néolibéralisme. S’il y a bien un postulat central du néolibéralisme, c’est que les États doivent être subordonnés aux marchés, et que le pouvoir économique doit primer sur le pouvoir étatique. Les États sont importants, bien sûr, voire essentiels, mais leur fonction est d’agir comme les serviteurs du capital. Or, lorsqu’un État se met à transgresser délibérément les frontières souveraines, à annexer des pays voisins, on bascule dans une logique radicalement contraire à celle contre laquelle les premiers néolibéraux s’étaient constitués dans les années 1930.
Bartolomeo Sala – Contrairement à vos précédents livres, Hayek’s Bastards est très centré sur les États-Unis. Certes, dans le chapitre consacré aux « gold bugs » et à ceux qui fétichisent l’or comme investissement ou comme retour à l’étalon-or, vous parlez longuement de l’AfD comme fer de lance d’une réaction conservatrice-libertaire contre l’Union européenne et l’euro. Et, dans votre conclusion, vous évoquez des figures comme Milei, Bolsonaro, Bukele ou Farage comme incarnations contemporaines de ce programme d’extrême droite. Mais l’essentiel de votre enquête porte sur des journalistes, universitaires et experts étatsuniens.
Pensez-vous que cette idéologie se répande ailleurs — en Europe par exemple ? Je pense aux Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni ou au Rassemblement National de Marine Le Pen : des partis post-fascistes qui, du moins en apparence, défendent l’État-nation et adoptent une forme de protection sociale, bien éloignée du libre marché ou de la science comme fondement des inégalités.
Quinn Slobodian – Je dirais que Viktor Orbán est, dans une certaine mesure, une figure centrale de cette transformation de la droite post-guerre froide. Il a très clairement affirmé — lors de la Conservative Political Action Conference notamment — que le marxisme n’a pas disparu, mais s’est transformé, camouflé, et qu’il faut donc continuer à le traquer, car la guerre froide n’est pas réellement terminée. Mais je dis « plus modéré » parce qu’il combine également sa politique anti-gauche avec une certaine vision du welfare social. Une politique très pro-nataliste, par exemple, et une certaine attention à ce qu’ils appellent le “chauvinisme social”.
Et je pense que cela touche davantage les autres factions de la droite post-fasciste, en Europe en particulier. J’ai toujours pensé que Marine Le Pen, et même Matteo Salvini et Meloni, représentaient une tendance légèrement différente de l’extrême droite, souvent prête à s’opposer à l’austérité, à jouer avec des idées de paiements directs en espèces et de certaines formes de protection sociale, tout en jouant le jeu de la compétitivité et de l’hospitalité envers le capital et les alliances militaires. Je ne dirais donc pas que ce que je décris dans le livre reflète parfaitement l’extrême droite dans tous les pays.
Je pense qu’il y a une grande différence entre les conservateurs qui ont mené le Brexit, l’AfD et l’extrême droite belge. Je les situerais donc sur ce spectre, mais le livre ne prétend pas expliquer de manière exhaustive tout ce que nous observons.
Bartolomeo Sala – Dans votre récent essai sur Elon Musk pour le New Statesman, vous écrivez : « Essayer de comprendre les règles kaléidoscopiques du jeu auquel se livre Musk est devenu en quelque sorte un devoir civique. » Est-ce ainsi que vous voyez votre travail d’« historien des mauvaises idées » ? Considérez-vous votre travail comme intrinsèquement politique, ou essayez-vous simplement de cartographier les idées de ces extrémistes d’extrême droite à des fins scientifiques ?
Quinn Slobodian – Je pense que la recherche universitaire a besoin d’un écosystème pour simplement se maintenir : des universités, des financements pour les étudiants diplômés, des salles de cours, des bibliothèques. L’un des aspects véritablement inquiétants de la situation actuelle, c’est qu’aucun de ces éléments n’est garanti à moyen terme. Aux États-Unis, il existe aujourd’hui une volonté concertée de rendre impossible la pratique de la recherche telle que nous la connaissons. Il s’agit en réalité d’une tentative de supprimer le financement de l’enseignement supérieur.
Auparavant, lorsque nous pouvions compter sur un financement relativement stable de la recherche, sur des cohortes d’étudiants diplômés et sur des emplois pour ces derniers une fois leurs études terminées, il était possible d’imaginer une sorte d’espace autonome. Cependant, depuis que l’extrême droite a politisé l’existence des universités, je pense que tout ce qui se fait dans une université est désormais de facto politique.
Cela se présente comme une cible potentielle à éliminer ou comme une justification potentielle pour réduire encore davantage les ressources. J’aimerais donc imaginer que nous sommes toujours dans un espace où la recherche autonome est possible, mais je pense que cette liberté a actuellement disparu.
Le choix d’agir politiquement au sein de l’université n’est donc pas un choix que nous avons à faire. Il nous a été imposé. Je pense que notre travail, par définition, fait désormais partie d’une politique contestée, et qu’il est donc probablement judicieux de commencer à l’envisager ainsi et d’accepter les conséquences qui en découlent.
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Quinn Slobodian, né en 1978 à Edmonton (Canada), est historien, professeur à la Frederick S. Pardee School of Global Studies de l’Université de Boston, et spécialiste reconnu de l’histoire intellectuelle du néolibéralisme. Il s’est imposé comme l’un des analystes les plus rigoureux des stratégies par lesquelles le néolibéralisme cherche à soustraire le capital à la souveraineté démocratique.
Il est notamment l’auteur de Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (traduit de l’anglais par Cédric Durand, Le Seuil, 2022) et de Le Capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie (traduit de l’anglais par Jérôme Vidal, Le Seuil, 2025). Son dernier ouvrage, Hayek’s Bastards: Race, Gold, IQ, and the Capitalism of the Far Right (Zone Books, 2025), explore les formes contemporaines du néolibéralisme radical, mêlant hiérarchies biologiques, darwinisme social et autoritarisme de marché.
Bartolomeo Sala est un écrivain et professionnel de l’édition italien basé à Londres. Titulaire d’une licence en littérature comparée de l’Université de New York, il écrit en anglais et en italien. Ses articles et critiques ont été publiés dans plusieurs revues culturelles internationales, notamment Gagosian Quarterly, The Brooklyn Rail, The Dial, Jacobin, Frieze, Vittles, The Literary Review et Italy Segreta.
Entretien publié initialement par Jacobin. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.
Notes
[1] Une “charter city” (ou ville à charte) désigne une ville créée ex nihilo avec un statut d’exception juridique, économique et politique, visant à soustraire un territoire aux lois sociales et démocratiques ordinaires d’un État. Défendu par Paul Romer et des courants néolibéraux et libertariens, ce dispositif permet à des investisseurs privés ou à des puissances étrangères de gouverner des zones entières comme des entreprises, au nom de l’« efficacité », au mépris des droits des populations locales et des principes de souveraineté populaire.
[2] “Gold bugs” : surnom donné aux partisans obsessionnels de l’étalon-or, qui considèrent l’or comme la seule monnaie « naturelle » et incorruptible. Très présents dans les milieux libertariens, survivalistes ou d’extrême droite, ils dénoncent les banques centrales, la création monétaire et l’État social comme autant de signes de décadence. Cette obsession s’accompagne souvent d’un imaginaire apocalyptique et antisystème, mêlant rejet des institutions démocratiques, fantasmes de krach final, et valorisation d’un ordre économique autoritaire fondé sur la rareté et la hiérarchie. Le mouvement a des figures emblématiques comme Ron Paul, des relais dans le monde des cryptomonnaies (via Bitcoin maximalistes) ou des projets extrémistes comme Praxis Society ou Prospera
[3] Murray Rothbard, figure majeure du libertarianisme radical, justifiait les inégalités sociales par des différences biologiques prétendument objectives, qualifiées de « roche de la biologie » (rock of biology) – un socle infranchissable qui rendrait toute politique égalitaire vaine ou dangereuse
[4] En février 2025, Donald Trump a annoncé la création d’une « carte d’or » offrant la résidence permanente et un accès accéléré à la citoyenneté américaine en échange d’un paiement de 5 millions de dollars. Ce programme vise à remplacer le visa EB-5, qui exigeait un investissement productif et la création d’emplois.