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Nous avons publié il y a quelques semaines un article de Kevin Anderson. Dans cet article, l’auteur de Marx aux antipodes (éd. Syllepse) défendait l’idée que la pensée de Marx, notamment telle qu’elle s’est développée à partir de la fin des années 1850, non seulement n’était pas eurocentrique mais fournissait des instruments incontournables pour rompre véritablement avec l’eurocentrisme. Kolja Linder, auteur du livre Le dernier Marx (éd. de l’Asymétrie), a souhaité lui répondre pour faire la critique des trois principaux arguments développés par K. Anderson, amorçant une discussion plus générale sur l’eurocentrisme, le développement de la pensée de Marx et son héritage au sein des marxismes.

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Depuis quelque temps déjà, la critique des biais analytiques d’auteur.e.s blanc.he.s et occidentaux.ales et l’interrogation d’« injustices épistémiques » (Mirander Fricker) commis par eulles prend de l’ampleur. Les reproches de « colonialité » (Aníbal Quijano), d’« ignorance blanche » (Charles Mills), d’eurocentrisme ou d’orientalisme n’ont pas épargné les théories critiques elles-mêmes.

Dans ce contexte, le reproche que formule Edward Said envers Karl Marx est probablement l’un des cas les plus emblématiques. Même si l’on s’accorde facilement au sein de pensées critiques que le racisme et la domination du Nord sur le Sud posent des problèmes auxquels il faut sérieusement s’attaquer, beaucoup d’auteur.e.s se référant prioritairement à Marx éprouvent des difficultés à affronter la critique de l’eurocentrisme de leur maître à penser.

La réfutation de l’existence de ce dernier qu’a récemment publiée Kevin Anderson ici même illustre la difficulté à prendre à bras-le-corps ce type de critiques. Afin d’éclairer ce point aveugle de la critique sociale, je vais revenir dans un premier temps aux remontrances adressées par Said à Marx et les réactions marxistes qu’elles ont suscitées, puis examiner les arguments de K. Anderson et, enfin pour terminer, mettre en évidence quelques enjeux plus généraux de ce débat.

Les marxistes et la critique d’Edward Said

À en croire K. Anderson, Said aurait relevé « deux défauts majeurs » chez Marx : un récit unilinéaire du développement historique qui prendrait celui de l’Europe comme modèle pour le reste du monde et une tendance récurrente à inférioriser les sociétés non-occidentales dans les descriptions qu’il en fait. Le terme d’eurocentrisme revêtirait ainsi un « double sens ». K. Anderson va par la suite se concentrer sur la première dimension, ce qui est pour le moins malheureux car Said se focalise, dans les quelques pages consacrées à Marx tout aussi bien que dans l’ensemble de son analyse de l’orientalisme, sur la deuxième dimension. 

Pour Said, c’est la vision orientaliste que Marx avait à l’égard de l’Inde qui lui permettait d’avancer l’existence d’un potentiel progressif d’une destruction de ses structures sociales : il faudrait selon lui regénérer « une Asie fondamentalement sans vie »[1], une entité homogène de l’« Orient » qui serait opposée à l’« Occident ». Ce qu’intéresse l’auteur de L’Orientalisme est de savoir « comment se sont créées au dix-neuvième siècle une terminologie et une pratique modernes et spécialisées, dont l’existence a dominé le discours sur l’Orient, qu’il ait été tenu par des orientalistes ou des non-orientalistes »[2]. Said prend Marx comme exemple d’un non-orientaliste dont les « engagements humains ont d’abord été dissous, puis usurpés par des généralisations orientalistes »[3]. Selon le critique palestino-américain, cette influence va jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucune empathie avec les colonisé.e.s qui seraient sacrifié.e.s au nom du progrès sociétal introduit par la domination impériale britannique.

Différent.e.s auteur.e.s marxistes ont eu du mal à accepter cette critique. Deux exemples : Mahdi Amel soutient que la critique saidienne est problématique parce qu’elle reproduirait elle-même « un monisme de la culture »[4] qui serait opposé à l’analyse marxienne faisant ressortir l’historicité des idées en situant celles-ci dans les rapports de classes. Said est donc accusé de « voir l’histoire du point de vue de la pensée dominante »[5]. Gilbert Achcar avance un argument similaire pour défendre Marx : 

« Si l’orientalisme dans l’acceptation péjorative du terme consiste en une adhésion à un ensemble de préjugés au sujet de la ‘nature culturelle’ de l’Oriental (musulman, arabe, indien, etc.), il n’existe pas de rejet plus radical de cette perspective qu’une conception [soutenue par Marx] qui écarte l’idée même de ‘nature culturelle’ afin d’expliquer toute forme culturelle comme étant le produit historique des circonstances matérielles qui conditionnent l’existence du groupe humain porteur de la culture en question – une culture qui est inévitablement modifiée par la transformation des circonstances matérielles elles-mêmes. »[6]

Tandis que la critique d’Amel tend vers un réductionnisme de classe qui identifie l’orientalisme à une pensée bourgeoise à laquelle une pensée révolutionnaire prolétarienne serait par principe opposée[7], celle d’Achcar pointe justement ce que Sadik Jalal Al-‘Azm a appelé un « orientalisme à rebours »[8] : il reproche à Said « d’adhérer à une construction de l’Occident qui postule une continuité allant de la Grèce antique jusqu’aux États-Unis d’aujourd’hui, et de supposer qu’une connaissance véritable de l’Orient est hors de portée des esprits occidentaux »[9].

Cette défaillance de l’approche saidienne a été largement discutée depuis la publication de son analyse en 1978. Il n’empêche que L’Orientalisme a pointé certains traits d’une importante représentation sociale du monde non-occidental qui naît dans un contexte impérial et qui a permis « de gérer – et même de produire – l’Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique et imaginaire pendant la période qui a suivi le siècle des Lumières »[10].Cette représentation procède par un acte d’homogénéisation et d’appropriation qui transforme les habitant.e.s des régions géographiques concernées en reflets troubles de l’image que l’Occident se fait de lui-même. Ou pour parler dans des termes qui sont plus familiers aux marxistes : il s’agit d’une idéologie, c’est-à-dire du volet motivationnel de l’hégémonie des classes dominantes occidentales[11].

Comme l’ont démontré de nombreux travaux, un tel orientalisme, également désigné comme ethnocentrisme ou eurocentrisme chez différent.e.s auteur.e.s, est bel est bien présent dans la conception des sociétés asiatiques que Marx développe dans les années 1850[12]. Dans ses réflexions sur l’Inde et la Chine, il y identifie une formation sociale caractérisée par une absence de propriété privée du sol, un pouvoir politique arbitraire, voire « despotique », des communes rurales autosuffisantes, une unité de l’agriculture et de l’artisanat, un système d’irrigation administré par un état centralisé et, enfin, une stagnation sociétale empêchant une transformation endogène du système.

Les fameux essais marxiens de 1853 à propos du colonialisme britannique en Inde publié dans la New York Daily Tribune[13], mais aussi le non moins célèbre chapitre « Formes antérieures à la production capitaliste » dans les Grundrisse[14] souscrivent pleinement à cette vision. Said dénonce à juste titre cette « notion de système économique asiatique »[15] dans les écrits marxiens comme un discours orientaliste. Le problème de cette analyse n’est pas d’avoir soulevé ce biais épistémique, mais de l’avoir ramené à des influences « romantiques et même messianiques »[16] comme le Divan occidental-oriental de Goethe, et non aux discours d’orientalistes, de philosophes, de bureaucrates et d’historiens coloniaux sur lesquels Marx s’est effectivement appuyé[17]. En 1859 en tout cas, Marx utilise le terme de « mode de production asiatique »[18] pour désigner cette formation sociale.

Comme l’a démontré l’historien Perry Anderson, ce concept ne résiste pas à un examen sérieux : 

« Pour dire les choses tout net, l’histoire montre que les grand Empires orientaux du début de l’ère moderne qui occupèrent au départ Marx et Engels, ceux qui étaient caractérisés par l’absence de propriété privée de la terre – Turquie, Perse et Inde – ne connurent jamais de travaux publics d’irrigation importants, alors que l’Empire qui possédait de grands systèmes d’irrigation – la Chine – était au contraire caractérisé par la propriété privée de la terre. Les deux termes de la combinaison que Marx et Engels posent comme un postulat divergent plutôt qu’ils ne coïncident. De plus, la Russie, qu’ils assimilent à maintes reprises à l’Orient en en faisant un exemple de ‘despotisme asiatique’, ne connut jamais ni grands systèmes d’irrigation ni absence de propriété privée de la terre. La similarité que Marx et Engels percevaient entre tous les États qu’ils disaient asiatiques était une erreur due en grande partie à leur propre manque d’informations, inévitable à une époque où l’étude historique de l’Orient ne faisait que commencer en Europe. En fait, rien n’est plus frappant que de voir à quel point ils ont hérité presque en bloc d’une tradition européenne de pensée sur l’Asie, et à quel point ils l’ont reproduite avec de faibles variations. »[19]

C’est contre l’idée d’un mode de production asiatique qu’il faudrait retenir que « l’évolution de l’Asie ne peut en aucune façon être réduite à une catégorie résiduelle uniforme, rassemblant tout ce qui resterait en dehors des canons de l’évolution de l’Europe, préalablement établis »[20]. Ou pour le dire dans les mots d’Achcar : « Que les analyses par Marx des sociétés non européennes aient été eurocentriques sur le plan épistémologique n’est guère discutable. »[21]

La vision de Kevin Anderson

Kevin Anderson oppose trois arguments à l’analyse qui conclut que Marx était eurocentrique, arguments qui, disons-le d’emblée, ne résistent pas à un examen critique.

Premier argument : K. Anderson soutient que « ce que nous appelons aujourd’hui eurocentrisme et ethnocentrisme sont loin d’être les seules tonalités que Marx aient fait entendre, même dans ses premiers écrits sur l’Inde et la Chine ». Comme preuve de cette affirmation, K. Anderson cite un passage de Marx dans lequel ce dernier constate que « les Indiens ne récolteront pas les fruits des nouveaux éléments sociaux répandus parmi eux par la bourgeoisie britannique, jusqu’à ce que, en Grande-Bretagne même, les classes actuellement dominantes aient été supplantées par le prolétariat industriel, ou jusqu’à ce que les Hindous eux-mêmes soient devenus assez forts pour se débarrasser complètement du joug anglais »[22]. Cette remarque semble suggérer que Marx n’était pas eurocentrique ou ethnocentrique parce qu’il aurait adopté une position anticoloniale. K. Anderson écrit en effet quelques lignes plus loin que Marx aurait été « un des rares défenseurs européens de l’indépendance indienne à cette époque ».

Cette vision des choses comporte des traces d’idéologie coloniale selon laquelle les peuples colonisés ne seraient pas des acteurs historiques et le progrès sociétal émanerait uniquement des colonisateurs. La bourgeoisie impériale aurait semé des « nouveaux éléments sociaux » – à en croire à ce genre de glorification coloniale : des routes, des chemins de fer, des hôpitaux, des écoles, etc. – qu’il suffirait de s’approprier. C’est par ailleurs Marx lui-même qui contredit ce genre de propagande, mais non dans les années 1850, ni dans le cas de l’Inde. Il a fallu qu’il se penche sur le colonialisme anglais en Irlande pour réaliser, à la fin des années 1860, le fonctionnement réel de l’oppression coloniale et l’exploitation abusive que subissent les colonisé.e.s[23]. Il en conclut à une articulation internationale de différents modes de production dominée par la Grande Bretagne, réservant à l’Irlande la position d’« un district agricole de l’Angleterre, séparé d’elle par un large fossé rempli d’eau, qui lui fournit des céréales, de la laine, du bétail et des recrues pour ses régiments industriels et militaires »[24]. Cette incorporation asymétrique des colonies dans le marché mondial produit un sous-développement et non de quelconques fruits à récolter.

La vision de K. Anderson selon laquelle il y aurait, déjà au début des années 1850, dans les textes de Marx, une autre tonalité que l’eurocentrisme repose non seulement sur une méconnaissance de l’histoire coloniale. Elle s’appuie également sur l’idée qu’en soulignant que l’Inde « a été la source de nos langues et de nos religions »[25], on serait à l’abri d’un discours eurocentrique. Cependant, conclure, comme le fait K. Anderson, que l’existence d’une « grande estime pour la culture et la civilisation indiennes » suffirait à échapper à la représentation occidentale de l’Orient relève d’une compréhension pour le moins limitée de l’orientalisme. Dans ce dernier discours, l’Orient est certes imaginé comme « l’autre », mais il fait aussi objet de fantasmes et de rêveries comme le soutient Said : 

« L’Orient alternait donc dans la géographie de l’esprit entre un Ancien Monde auquel on retournait, comme dans l’Éden ou le Paradis, pour y installer une nouvelle version de l’ancienne, et un endroit totalement nouveau auquel on parvenait, comme Colomb était arrivé en Amérique, pour y installer un Nouveau Monde »[26]

L’enthousiasme pour l’Orient et son homogénéisation ou essentialisation sont plus proches que K. Anderson semble croire.

Deuxième argument : « le point de vue de Marx sur l’Inde et la Chine a connu un changement considérable en 1856-1858, en lien avec la résistance massive que ces sociétés ont opposé à l’impérialisme britannique. Dans ses articles pour la Tribune, qui sont rarement discutés, Marx ne se concentrait pas sur le ‘retard’ asiatique, mais sur la brutalité coloniale de la deuxième Guerre de l’Opium menée par la Grande-Bretagne contre la Chine ».

Si l’eurocentrisme signifie une vision de l’histoire qui se focalise de manière unilatérale sur l’occident, il y a tout sauf un « changement considérable » dans ces textes et ceci pour au moins deux raisons. La première réside dans la (dé-)considération de la capacité d’action des indigènes. Dans le cas indien, Marx soutient que par la création de l’armée coloniale « la domination britannique a simultanément organisé le premier grand centre général de résistance que ce peuple ait jamais possédé »[27], bref le vecteur central de l’émancipation nationale. La résistance anticoloniale se présente ainsi comme une ruse de la raison historique : elle ne semble, comme le souligne justement le sociologue Reinhart Kössler, possible que « sur la base des innovations suscitées par le processus de colonisation lui-même, et non dans la continuité de luttes de classes internes au pays colonisé, ni non plus sur la base d’une structure spécifique qui serait issue de la conjoncture traditionnelle et de l’effet révolutionnaire du capitalisme naissant »[28]. Dans le cas chinois, les choses ne se sont pas fondamentalement différentes. En 1862, Marx considère la Chine comme un « fossile vivant » caractérisé par le « plus grand immobilisme » dans son infrastructure sociale[29]. La révolte des Taiping ne pourrait donc revendiquer aucune autonomie par rapport à la modernité occidentale : 

« En réalité, la seule chose originale de cette révolution, ce sont ses représentants. A part le changement de dynastie, il ne se posent pas de problème. Ils n’ont aucun mot d’ordre. Ils sont un fléau bien plus cruel pour les masses populaires que pour les gouvernants traditionnels. Leur mission semble se réduire à opposer au marasme conservateur une destruction sous des formes repoussantes et grotesques, une destruction sans aucun germe de régénération. »[30]

Au lieu d’un changement de position, il y a ici une continuité considérable. Déjà en 1850, Marx considérait les bouleversements en Chine comme des formes inférieures aux modèles occidentaux ou a minima de simples réplications de ces derniers : 

« Il est bien possible que le socialisme chinois ressemble à l’européen comme la philosophie chinoise à l’hégélianisme. Quoi qu’il en soit, on peut se réjouir que l’Empire le plus ancien et le plus solide du monde ait été entraîné en huit ans, par les balles de coton des bourgeois anglais, au seuil d’un bouleversement social qui doit avoir, en tout cas, les conséquences les plus importantes pour la civilisation. Lorsque nos réactionnaires européens, dans leur fuite prochaine, seront enfin parvenus à la Muraille de Chine, aux portes qu’ils croiront s’ouvrir sur citadelle de la réaction et du conservatisme – qui sait s’ils n’y liront pas : République Chinoise. Liberté, Égalité, Fraternité. »[31]

La deuxième raison pour laquelle les articles de Marx sur les évènements en Asie de la deuxième décennie des années 1850 ne présentent aucune progression de sa pensée en matière d’eurocentrisme réside dans la manière dans laquelle y sont conçues les interactions Nord-Sud. Après avoir déconsidéré la capacité d’action indigène, Marx limoge l’interdépendance globale des processus révolutionnaires. Certes, il considère qu’après que « l’Angleterre a déchaîné la révolution en Chine », il faudrait se demander « quelle réaction cette révolution va entraîner dans ce pays et, d’ici quelque temps, en Angleterre et, de là, en Europe »[32]. Mais ce qui est décisif ici, c’est que cette réaction est conçue comme étant uniquement économique : une crise commerciale et financière qui entraînera avec elle éventuellement une révolution politique. A propos de la révolte des Taiping Marx affirme ainsi : 

« Dans ces conditions et étant donné que 1’industrie britannique a déjà parcouru la majeure partie de son cycle économique normal, on peut prévoir avec certitude que la révolution chinoise va faire jaillir l’étincelle dans la poudrière surchargée de l’actuel système industriel, et provoquera l’explosion de la crise générale depuis longtemps mûre. Celle-ci après avoir gagné l’Angleterre, sera suivie à brève échéance de révolutions politiques sur le continent. »[33]

Non seulement, Marx considère la révolte des Taiping « en priorité dans leur fonction pour les révolutions en Europe… ; renvoyant au deuxième rang les causes sociales et les conséquences pour la Chine »[34]. De plus, il n’attribue aux révoltes en Asie qu’une fonction auxiliaire pour les bouleversements en Europe – au lieu de les considérer comme une contribution propre à une révolution globale. « L’approche eurocentrique et objectiviste demeure certes », constatent ainsi justement les sociologues Stefan Kalmring et Andreas Nowak, « mais elle est quelque peu assouplie dans la mesure où les périphéries capitalistes peuvent tout de même apporter des stimulants à une histoire qui s’écrit, comme auparavant, en Europe. La rébellion des Taiping en Chine depuis 1850 et celle des Sepoy en Inde en 1857 constituent, selon Marx, l’arrière-plan des blocages économiques et des crises du commerce international et pourraient ainsi favoriser, par médiation, des révolutions en Angleterre, en France ou en Allemagne. »[35]

Troisième argument : « la notion d’étape du développement historique a également subi un changement important à la fin des années 1850 ». Cette vision des choses est problématique pour au moins deux raisons. Il y a tout d’abord un problème de datation. A la fin des années 1850, Marx n’introduit aucunement une révision de « la notion d’étape du développement historique », qui continue au contraire à prospérer dans son œuvre.

Ainsi, l’idée d’une succession progressive de différents modes de production dans l’histoire – « asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne »[36] – devient, avec l’idée d’un ajustement des structures économiques et des superstructures juridiques, politiques, etc. au développement des forces productives qui serait médié à travers la lutte des classes et celle d’agents historiques privilégiés effectuant cet ajustement (la bourgeoisie, le prolétariat et l’empire britannique) une des caractéristiques principales d’une téléologie techno-fonctionnaliste qu’on peut appeler Matérialisme Historique[37].

Il s’agit d’une philosophie de l’histoire de laquelle Marx va seulement progressivement s’émanciper, notamment en s’engageant dans la science sociale historique que propose Le Capital (1867), en développant une conception enthousiaste de démocratie radicale dans La guerre civile en France (1871) et d’égalitarisme relationnel dans sa Critique du programme de Gotha (1875) ainsi qu’en esquissant une perspective de communisme cosmopolitique à travers une recherche sur les aires non-occidentales et un dialogue avec les mouvement sociaux en marge de l’Europe[38].

Même à la fin des années 1860, Marx n’est toujours pas à l’abri d’une pensée en étapes de développement historique. Nous pouvons lire ainsi dans la préface du premier volume du Capital : « Le pays plus développé industriellement ne fait que montrer ici aux pays moins développés l’image de leur propre avenir. »[39] Il a fallu encore quelques années et le travail sur la traduction française de ce livre pour que Marx se voie en mesure de relativiser sa vision antérieure. En 1872, la préface retravaillée énonce ainsi désormais que : « Le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l’échelle industrielle l’image de leur propre avenir. »[40] 

D’autres mises en garde se rajoutent au fil du texte comme celle selon laquelle l’expropriation des cultivateur.e.s « ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre : ce pays jouera donc nécessairement le premier rôle dans notre esquisse [historique de ce processus]. Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement, bien que selon le milieu il change de couleur locale, ou se resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement prononcé, ou suive un ordre de succession différent »[41].

Il est enfin bien connu que Marx, dans ses brouillons de lettres à la révolutionnaire russe Vera Zassoulitch en 1881, met non seulement entre guillemets la « ‘fatalité historique’ » de l’expropriation des cultivateur.e.s dans la genèse de la production capitaliste, mais qu’il la voit aussi « expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale »[42]. A priori, K. Anderson sait tout cela puisqu’il y consacre quelques pages dans son livre Marx aux antipodes[43], mais quand on soutient une position simpliste du type « Non, Karl Marx n’était pas eurocentrique », de telles différenciations embarrassent.

La deuxième raison pour laquelle l’affirmation de K. Anderson suivant laquelle Marx aurait procédé à un virage anti-eurocentrique à la fin des années 1850 est problématique nous ramène à notre premier point : le monde de production asiatique. Ce concept, nous dit K. Anderson, « est important, principalement parce qu’il indique que Marx n’essayait pas de faire entrer toute l’histoire humaine dans la trajectoire esclavage-féodalisme-capitalisme ». Cette hypothèse n’est rien moins qu’une manœuvre défensive anti-stalienne[44] dont l’anachronisme n’empêche pas sa propagation au sein de discours marxistes contemporains[45].

Mais ce n’est pas ce qui est le plus important dans ce débat. Compte tenu du profond orientalisme du théorème du mode de production asiatique que nous avons vu plus haut, la stratégie consistant à en faire un argument anti-eurocentrique en tenant cette formation sociale comme étant opposée à un schématisme historique rigide revient à chasser les démons avec Belzébuth. Ou pour le dire différemment : en termes de compréhension critique de l’eurocentrisme marxien une telle argumentation est complètement incohérente. Elle me semble symptomatique du fait que les enjeux du débat ne sont pas vraiment perçus. C’est la raison pour laquelle je propose d’y revenir en conclusion.

Pour un débat différencié à la hauteur des enjeux

Je perçois au moins trois enjeux de fond de la discussion sur l’eurocentrisme de Marx.

Premièrement, il importe d’effectuer un bilan différencié de ce qu’est l’eurocentrisme. J’ai fait, il y a quelques temps déjà[46], dans un article largement diffusé, disponible en quatre langues et connu de K. Anderson depuis longtemps, la proposition de distinguer quatre dimensions de l’eurocentrisme.

Ces dimensions qui, à mon sens, ne peuvent être hiérarchisées et sont, au contraire, à déconstruire toutes les quatre, incluent les deux dimension autours desquelles la discussion a tourné ici : a) un ethnocentrisme postulant la supériorité des sociétés occidentales sur tous les plans (culturel, politique, économique, etc.) ; b) une représentation socialement déterminée et infériorisante des sociétés non-occidentales (l’Orientalisme selon Said) ; c) une pensée de l’évolution pseudo-universaliste (l’eurocentrisme auquel K. Anderson s’attaque prioritairement) et enfin d) une conception des interactions globales qui confisque l’histoire non-européenne et surtout son influence sur le développement de l’Europe (cette dimension de l’eurocentrisme est notamment déconstruite dans les travaux relevant de l’histoire globale).

A mon avis, les confusions présentes dans le texte de K. Anderson démontrent à nouveau le potentiel heuristique de cette différenciation. Je ne peux que souscrire au mot d’ordre marxien selon lequel « tout jugement inspiré par une critique scientifique sera…le bienvenu »[47]. Mais encore faut-il qu’il y ait une volonté d’engager avec une critique. Prétendre simplement que « Non, Karl Marx n’était pas eurocentrique » constitue un refus de débat.

Deuxièmement, la nécessité d’un débat différencié concerne aussi Marx lui-même. Son œuvre est extrêmement hétéroclite : un « Marx véritable » auquel pense pouvoir se référer K. Anderson pour résoudre la question de l’eurocentrisme est une chimère. Plus encore, c’est de ne pas prendre au sérieux le penseur historique qu’était Marx. Celui-ci a parcouru des processus d’apprentissage non-linéaires. Sa pensée, qui a en partie été dépendante de contingences, est caractérisée par des crises, coupures et changement de paradigmes. Cet inconfort théorique débute avec sa production intellectuelle même comme le premier volume de la remarquable biographie de Marx récemment publiée par Michael Heinrich l’a démontré déjà pour ses 23 premières années de vie[48].

Pour l’eurocentrisme, et c’est ce qui ressort aussi des éléments présentés ici, les choses sont similaires : il y a chez Marx une prise de distance progressive à l’égard des postulats eurocentriques initiaux. Mais ce développement est extrêmement complexe, non-linéaire et même contradictoire. Des affirmations binaires cherchant à répondre par « oui » ou « non » ne sont pas favorables à sa compréhension.

Troisièmement, K. Anderson nous dit que Marx a été « un penseur qui continue à retravailler et à développer son appareil conceptuel ». Cela ne semble guère discutable. Ce qui l’est pourtant, c’est de savoir quel développement conceptuel l’emporte et c’est ici que beaucoup de marxistes ont du mal à être conséquent.e.s. Ce que Marx dépasse successivement c’est la philosophie de l’histoire du Matérialisme Historique, une téléologie techno-fonctionnaliste qui suspend la possibilité d’articuler une critique sociale égalitaire et qui constitue le logiciel d’articulation de l’eurocentrisme marxien[49]. En justifier certains éléments, ne serait-ce que le mode de production asiatique, ouvre la porte à un « marxisme cauchemardesque »[50] dont la place est aux oubliettes de l’histoire.

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Kolja Lindner est maître de conférences en théorie politique allemande à l’Université Paris 8. Il a récemment publié Marx, Marxism and the Question of Eurocentrism (Palgrave, 2022).

Illustration : « Al Kharab », Hamed Abdalla, 1976. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.

Notes

[1] Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris : Seuil, 2005, p. 180.

[2] Ibid., p. 181.

[3] Ibid.

[4] Mahdi Amel, « Is the Heart for the East and Reason for the West? On Marx in Edward Said’s Orientalism », Critical Times: Interventions in Global Critical Theory, vol. 4, no. 3, pp. 481-500, ici p. 482 (nous traduisons).

[5] Ibid.

[6] Gilbert Achcar, « Marx, Engels et l’orientalisme : sur l’évolution épistémologique de Marx, in Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Arles : Actes Sud, 2015, pp. 93-142, ici pp. 109-110.

[7] Pour une critique détaillée de ce point de vue cf. Kolja Lindner, « Hegemonic Orientalism and Historical Materialism: Karl Marx, Edward Said, and Mahdi Amel », Critical Times: Interventions in Global Critical Theory, vol. 4., no. 3, 2021, pp. 517-529.

[8] Sadik Jalal Al-‘Azm, « Orientalism and Orientalism in Reverse », in A. L. Macfie (dir.), Orientalism: A Reader, New York : New York University Press, 1981, pp. 217-238 (nous traduisons).

[9] Achcar, « Marx, Engels et l’orientalisme », op. cit., p. 111.

[10] Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 15.

[11] Pour une reconstruction du concept d’hégémonie qui en distingue les dimensions stratégiques et motivationnelles cf. Kolja Lindner, « “Muddled thinking” : Stuart Hall et la théorie d’hégémonie », in Malek Bouyahia, Franck Freitas-Ekué et Karima Ramdani (dir.), Penser avec Stuart Hall. Précédé de deux textes inédits et majeurs de Stuart Hall, Paris : La Dispute, 2021, pp. 155-176.

[12] Cf. p. ex. Lawrence Krader, The Asiatic Mode of Production: Sources, Development and Critique in the Writings of Karl Marx, Assen : Van Gorcum & Comp. B. V., 1975, Brendan O’Leary, The Asiatic Mode of Production: Oriental Despotism, Historical Materialism and Indian History, Oxford et Cambridge/Mass. : Basil Blackwell, 1989 et Marian Sawer, Marxism and the Question of the Asiatic Mode of Production, La Haye : Martinus Nijhoff, 1977.

[13] Cf. surtout Marx Karl, « La domination britannique aux Indes », « La compagnie des Indes orientales. Son histoire et ses résultats » et « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », in Karl Marx, Œuvres IV. Politique I, Paris : Gallimard, 1994, pp. 714-736.

[14] Karl Marx, Manuscrit de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris : Les éditions sociales, 2011, pp. 432-474.

[15] Said, L’Orientalismeop. cit., p. 178.

[16] Ibid., p. 179. 

[17] C’est ce que j’ai essayé de démontrer en m’appuyant principalement sur le récit de voyage de François Bernier, orientaliste français ayant eu une importante influence sur la vision occidentale de l’Inde ; cf. Kolja Lindner, « L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat marxien avec les études postcoloniales », Actuel Marx, no. 48, 2010, pp. 106-128, ici pp. 111-115.

[18] Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris : Éditions sociales, 1972, p. 5.

[19] Perry Anderson, L’État absolutiste. Ses origines et ses voies, Paris : François Maspero, 1978, tome 2, pp. 322-323.

[20] Ibid., p. 386.

[21] Achcar, « Marx, Engels et l’orientalisme », op. cit., p. 112.

[22] Karl Marx, « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », op. cit., p. 730-736, ici p. 734.

[23] Cf. Karl Marx, « Projet d’un discours sur la question irlandaise », in Jean-Pierre Carasso, La rumeur irlandaise, Paris : Champs Libre, 1970, pp. 193-205.

[24] Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Paris : PUF, 1993, p. 791.

[25] Karl Marx, « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », op. cit., p. 735.

[26] Said, L’Orientalismeop. cit., p. 74.

[27] Karl Marx, « La révolte dans l’armée indienne », in Karl Marx et Friedrich Engels, Le Colonialisme, Paris : Éditions Critiques, 2018, pp. 222-226, ici p. 223.

[28] Reinhart Kössler, Dritte Internationale und Bauernrevolution. Die Herausbildung des sowjetischen Marxismus in der Debatte um die « asiatische » Produktionsweise, Francfort et New York : Campus, 1982, p. 147 (nous traduisons).

[29] Karl Marx, « Affaires chinoises », in Karl Marx et Friedrich Engels, La Chine, Paris : Union générale d’éditions, 1973, pp. 423-427, ici p. 423.

[30] Ibid., p. 424.

[31] Karl Marx, « Déplacement du centre de gravité mondial », in Marx/Engels, La Chineop. cit., p. 193-197, ici pp. 196-197.

[32] Karl Marx, « La révolution en Chine et en Europe », in Marx/Engels, La Chineop. cit., pp. 199-211, ici p. 203.

[33] Ibid., p. 208.

[34] Mechthild Leutner, « Chinesische Revolution », in Wolfgang F. Haug (dir.), Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus, tome 2, Hambourg : Argument, 1995, pp. 480-487, ici pp. 481-482 (nous traduisons).

[35] Stefan Kalmring et Andreas Nowak, « Marx über den Kolonialismus. Kolonialismus und antikolonialer Widerstand als Lernprozess und Erkenntnisbewegung », Z. Zeitschrift für marxistische Erneuerung, no. 85, 2011, http://www.zeitschrift-marxistische-erneuerung.de/article/47.marx-ueber-den-kolonialismus.html (nous traduisons).

[36] Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politiqueop. cit., p. 5.

[37] Je développe cet argument ensemble avec Urs Lindner dans « How Marx Got Rid of Historical Materialism », in Kerstin Knopf et Detlev Quintern (dir.), From Marx to Global Marxism: Eurocentrism, Resistance, Postcolonial Criticism, Trêves : Wissenschaftlicher Verlag Trier, pp. 57-74.

[38] Cf. Kolja Lindner et les Éditions de l’Asymétrie (dir.), Le dernier Marx, Toulouse : Éditions de l’Asymétrie, 2019.

[39] Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politiqueop. cit., p. 5.

[40] Karl Marx, Le Capital (Paris 1872-1875)Marx-Engels-Gesamtausgabe, section II, tome 7, Berlin : Dietz, 1989, p. 12 (nous soulignons).

[41] Ibid., p. 634.

[42] Karl Marx, « Marx à Véra Zassoulitch : les brouillons », in Lindner/Asymétrie, Le dernier Marxop. cit., pp. 269-286, ici p. 282.

[43] Kevin Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et société non occidentales, Paris : Syllepse, 2015, pp. 262-277.

[44] Pour rappel : Staline avait soutenu un schéma rigide selon lequel l’histoire connaîtrait « cinq types fondamentaux de rapports de production : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et le régime socialiste » (Joseph Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Paris : Éditions sociales, 1956, p. 24). 

[45] Pour ne donner que deux exemples : E. San Juan soutient que le concept de mode de production asiatique « a fonctionné comme un outil heuristique que Marx a déployé pour éliminer tout déterminisme téléologique ou monisme évolutionniste dans ses instruments spéculatifs d’investigation historique » (E. San Juan, « The Poverty of Postcolonialism », Pretexts: literary and cultural studies, vol. 11, no. 1, 2002, pp. 57-74, ici p. 63 ; nous traduisons). Mohamed Fayçal Touati et Jean-Numa Ducange créditent Marx d’avoir « développé l’idée d’un ‘mode de production asiatique’ signalé dans la Contribution à la critique de l’économie politique de 1859, qui interdit d’englober schématiquement toutes les aires géographiques dans une même histoire linéaire » (Mohamed Fayçal Touati et Jean-Numa Ducange, Marx, l’histoire et les révolutions, Montreuil : La ville brûle, 2010, p. 102). 

[46] Cf. Kolja Lindner, « L’eurocentrisme de Marx », op. cit., pp. 107-109.

[47] Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politiqueop. cit., p. 7-8.

[48] Cf. Michael Heinrich, Karl Marx et la naissance de la société moderne. Biographie intellectuelle, tome 1 (1818-1841), Paris : Éditions Sociales, 2019.

[49] Cf. K. Lindner/U. Lindner, « How Marx Got Rid of Historical Materialism », op. cit.

[50] Brendan O’Leary, The Asiatic Mode of Production, p. 34.

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