Marx, Mandel et les limites naturelles
Le texte qui suit est une contribution au Colloque Ernest Mandel, organisé par la Fondation Ernest Mandel, la Formation Léon Lesoil et la Fondation Marcel Liebmann, le 19 novembre 2005 à Bruxelles. Il revient sur la façon dont Ernest Mandel a négligé en grande partie les enjeux écologiques, alors que son rapport au marxisme, ouvert, aurait pu lui faire éviter certaines impasses et aveuglements.
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Contrairement à une opinion fort répandue parmi les écologistes, le rendez-vous raté des Marxistes avec la question environnementale constitue davantage une énigme qu’une évidence. En effet, comme l’écrivait Ted Benton il y a quelques années :
« L’écologie, considérée strictement comme science, est l’étude systématique des interrelations entre les populations animales ou végétales et leur environnement (…). Le matérialisme historique se présentant précisément comme une approche de l’étude des sociétés humaines dans cette perspective (…) il peut, sans subir de distorsion, être perçu comme l’un des domaines spécifiques de l’écologie (…). (Dès lors) pourquoi les Marxistes n’ont-ils pas été les premiers à proposer des analyses stratégiquement appropriées des relations entre crise écologique et impératifs du ‘développement’ capitaliste ? »[1]
Nous allons tenter de répondre à cette question dans le cas d’Ernest Mandel, Marxiste érudit et cultivé que son humanisme et sa pensée non dogmatique rendaient extrêmement attentif aux phénomènes de société. Dès la première moitié des années 1970, bien avant d’autres Marxistes, Mandel commença à exprimer une inquiétude croissante face aux dégradations environnementales, et cette inquiétude l’accompagna jusqu’à son dernier souffle. Dès lors, l’interrogation de Benton prend ici un relief particulier : pourquoi un penseur d’une telle envergure manqua-t-il lui aussi le rendez-vous avec la question environnementale ?
Car Mandel manqua le rendez-vous, en ce sens qu’il ne contribua pas à « écologiser » le Marxisme[2]. L’article qu’il écrivit en 1972, en réponse au rapport Mansholt sur les limites à la croissance, en témoigne, même s’il atteste la largeur de vue de l’auteur[3]. Du point de vue de l’écologie en tant que science, cet article frappe notamment par le fait que Mandel semble ignorer certaines objections fondamentales à l’intensification de l’agriculture, allant jusqu’à endosser « les possibilités de l’agriculture hors-sol », ou à plaider en faveur du « défrichement des forêts », voire de la mise en culture par irrigation de « deux milliards d’hectares de terres désertiques ». Sans entrer dans des détails techniques fastidieux, on se contentera de donner quelques indications donnant la mesure du caractère très problématique et simplificateur de ces affirmations :
-l’agriculture hors-sol ne permet pas d’échapper aux contraintes du cycle des nutriments, dont l’analyse par Liebig avait conduit Marx à proposer le concept pertinent de « métabolisme social » entre l’humanité et la nature ;
-la déforestation perturbe le cycle de l’eau et peut déboucher sur une dégradation des sols irréversible à l’échelle humaine (que Mandel mentionne par ailleurs). De plus, on sait aujourd’hui qu’elle contribue à l’émission de gaz carbonique – donc à la hausse de l’effet de serre d’origine anthropique ;
-la désertification se définit avant tout comme une perte de la quantité de matière organique contenue dans les sols. La diminution de la capacité de rétention de l’eau est une conséquence de cette dégradation, de sorte que l’irrigation n’est une réponse que quand elle accompagne la restauration d’un couvert végétal générateur d’humus. Il ne suffit donc pas d’irriguer les déserts pour engranger des récoltes abondantes. En outre, l’irrigation entraîne des risques de pollution des nappes, de salinisation des sols et soulève de grands problèmes de gestion et de répartition des réserves en eau.
Ces mises au point schématiques n’impliquent nullement que la Terre serait incapable de nourrir plus de quatre à cinq milliards d’êtres humains, comme l’affirmaient les Meadows[4], dont les travaux avaient inspiré le rapport Mansholt. Le problème est plutôt que certains arguments de Mandel, parce qu’ils ne prenaient pas en compte les critiques écologiques, ont probablement contribué à détourner un public sensible aux défis environnementaux. S’agissant de Mandel, cette conséquence est d’autant plus regrettable que son analyse du rapport Mansholt était – et reste – très éclairante par d’autres aspects. A propos de la lutte contre la pollution, par exemple, on ne peut que saluer la prescience avec laquelle Mandel –qui est ici dans son élément, l’économie – dénonce l’absurdité des propositions visant à « rétablir la rationalité économique globale en modifiant simplement les données de la rationalité partielle », notamment en attribuant un prix aux ressources naturelles. Le fait que la biosphère se détériore globalement depuis trente ans – malgré les taxes, amendes, achats de « droits de polluer » et autres mécanismes de marché visant à « internaliser » le coût des pollutions – suffit à montrer la pertinence de cette critique[5].
Certains en déduiront qu’il suffirait aux Marxistes de développer leur connaissance des sciences naturelles pour entrer en résonance avec la conscience environnementale. Si la solution était si simple, il y a longtemps qu’elle aurait été mise en œuvre. Mais plusieurs problèmes de fond sont soulevés qui nécessitent un examen minutieux et une autocritique détaillée. Dans le cadre de cette contribution, on se concentrera sur la question des ressources et de leurs limites : limites absolues et limites relatives ; limites naturelles et limites sociales.
La réticence à admettre le caractère fini des ressources et donc de la croissance des forces productives matérielles est assez clairement perceptible chez Mandel quand il écrit que c’est « l’anarchie » de la croissance plutôt que son caractère « illimité » qui est à dénoncer[6]. L’origine de cette réticence est souvent imputée à Marx lui-même. Tout en saluant l’apport du concept Marxien de « métabolisme social avec la nature », Jean-Paul Deléage, par exemple, reproche à l’auteur du Capital d’avoir « abandonné très vite cette approche pour privilégier l’analyse des deux autres éléments du processus, le capital et le travail »[7]. Dans son importante Histoire de l’énergie – écrite avec deux autres auteurs, Deléage reproche aux « continuateurs » de Marx d’avoir « poursuivi cette dérive » conduisant à « la conviction irraisonnée de l’abolition prochaine des contraintes naturelles»[8]. Parmi les Marxistes critiques, Michaël Lowy, dont la contribution à l’ « écologisation » du Marxisme n’est plus à souligner, considère de même qu’« il semble manquer à Marx et Engels une notion générale des limites naturelles au développement des forces productives »[9].
La notion de limite chez Karl Marx
Commençons par une mise au point élémentaire : croire Marx et Engels inconscients de toute limite naturelle serait faire une insulte grossière à leur matérialisme. Engels, dans sa Dialectique de la nature, brosse d’ailleurs un tableau saisissant des affres de l’humanité lorsqu’elle aura atteint la plus absolue des limites :
« (…) inexorablement l’heure viendra où la chaleur déclinante du soleil ne suffira plus à fondre la glace descendant des pôles ; où les hommes, de plus en plus entassés autour de l’équateur, finiront par n’y plus trouver suffisamment de chaleur pour vivre ; où peu à peu la dernière trace de vie organique disparaîtra et où la terre, globe mort et refroidi comme la lune, tournera dans de profondes ténèbres, en décrivant des orbites de plus en plus étroites autour d‘un soleil également mort, jusqu’à ce qu’enfin elle y tombe ».[10]
Le débat ne porte évidemment pas sur la finitude de la vie et des ressources mais sur les contraintes que celle-ci impose au développement humain. A cet égard, les auteurs du Manifeste Communiste ont eu effectivement quelques formules imprudentes. Pourtant, l’idée que le ver de la croissance illimitée rongeait déjà le fruit de leur théorie semble pour le moins abusive. On pourrait aligner de nombreux faits et citations pour le démontrer : Marx dénonce sans ambiguïté la « surconsommation », résultat de la « production pour la production »[11], critique Ricardo pour avoir écrit que « les forces des sols sont indestructibles »[12], s’inquiète de l’épuisement des mines, etc., etc.
Au-delà de ces indications ponctuelles, le point crucial à saisir est que, en dépit de certaines formulations problématiques, la notion de limite absolue des ressources et du développement, loin d’être absente chez MARX, joue au contraire un rôle fondamental à trois niveaux : l’apparition du capitalisme, son fonctionnement et les lignes de force d’une alternative socialiste. On fera à ce sujet cinq remarques :
1/ L’explication Marxiste de la formation du capitalisme repose notamment sur le caractère absolument limité du sol, condition de son appropriation par la classe des propriétaires fonciers. Le texte suivant est limpide à ce propos :
« Si la terre (…) était à la libre disposition de chacun, il manquerait un facteur essentiel pour la formation du capital. Une condition de production tout à fait essentielle, et, – à part l’homme et son travail – la seule condition de production originelle, ne pourrait pas être cédée, ne pourrait pas être appropriée et, partant, elle ne pourrait pas faire face à l’ouvrier comme propriété d’autrui ni faire de lui un salarié. (…) De ce fait, la production capitaliste en général aurait cessé d’exister. »[13]
Marx désignant fréquemment par « terre » ce que nous appelons « nature », il est clair que cette analyse déborde les cas particuliers de ressources spécifiques (sols, forêts, etc.) : pas de capitalisme sans appropriation des ressources, pas d’appropriation des ressources sans limite absolue des ressources. La généralisation n’est pas explicitée par Marx mais il l’aurait sans aucun doute considérée comme une évidence.
2/ Les concepts de limite absolue et d’appropriation fondent l’analyse de la rente foncière capitaliste (« sans laquelle l’analyse du capital ne serait pas complète », précise Marx). C’est parce qu’ils ont le monopole de superficies cultivables existant seulement en quantités limitées que les propriétaires fonciers peuvent soustraire leurs produits à la péréquation du taux de profit, les vendre à leur valeur (supérieure à leur prix de production), et transformer le surprofit en rente absolue. Et c’est parce que la productivité des plus mauvaises terres détermine la valeur (et, dans ce cas, le prix) que tout investissement en capital (engrais, machines, etc.) sur les autres terres augmente le montant de la rente relative, poussant ainsi le capitalisme vers une agriculture toujours plus intensive. Loin d’être « purement économique », comme l’écrit Deléage[14], cette analyse est fondamentale pour comprendre la spécificité écodestructrice de l’agriculture capitaliste par rapport à d’autres modes de production[15].
3/ Non seulement Marx est conscient des limites, mais en plus il anticipe le débat à propos de ce qu’on appelle aujourd’hui la « substituabilité » du capital aux ressources[16]. Voici en effet ce qu’il écrit à propos de l’utilisation d’engrais et de machines en agriculture :
« Supposons que des machines, des produits chimiques, etc. occupent une place de plus en plus grande (…). Il faut tenir compte du fait que, dans l’agriculture (comme dans l’industrie extractive) n’intervient pas uniquement la productivité sociale ; la productivité naturelle intervient aussi (…). Il est possible que l’accroissement de la productivité sociale compense à peine ou ne compense même pas la diminution de la force naturelle (mais) de toute façon cette compensation n’aura qu’un effet temporaire »[17].
Pourquoi l’usage de machines, d’engrais, etc. ne pourrait-il compenser (« à peine ou même pas ») la diminution de la productivité naturelle ? Parce que Marx est informé du caractère décroissant de la hausse de la production agricole en fonction de l’apport en engrais[18]. Et pourquoi cette compensation insuffisante de la perte de fertilité naturelle serait-elle «de toute façon temporaire » ? Parce que les apports en capital ne peuvent que différer les conséquences de la rupture du cycle des nutriments due à l’urbanisation capitaliste. Tôt ou tard le capital bute sur la fertilité naturelle, qui constitue à la fois « une limite, un point de départ et une base »[19]. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Marx et Engels considèrent que le communisme devra abolir la séparation entre villes et campagnes, manifestation de « la forme extrême du déchirement » entre producteurs et moyens de production sous le capitalisme. Cette analyse peut sembler invalidée par la vertigineuse augmentation de la production agricole par travailleur et par hectare depuis un siècle. En réalité, le problème a été déplacé, pas résolu : la quantité d’énergie nécessaire à cette production est de plus en plus grande et les conséquences écologiques de l’agriculture capitaliste sont de plus en plus lourdes (eutrophisation des eaux, déclin de la biodiversité, dégradation et érosion des sols…).
4/ Souvent, l’adjectif « illimité » est utilisé pour décrire des possibilités illimitées en pratique, relativement, dans un contexte précis, et pas en tant que possibilités absolument sans limites. Marx fait lui-même la distinction explicite dans le passage ci-dessous (qui confirme d’ailleurs que, sans ‘stock’ limité de terre, aucune appropriation n’est possible):
« Si la terre existe de façon pratiquement illimitée face à la population actuellement existante et au capital, si en plus cette terre n’était pas encore appropriée et si par conséquent elle était à la disposition de quiconque veut la cultiver, on ne paierait naturellement rien pour l’utilisation du sol. (Par contre) si la terre était un élément illimité non seulement relativement (au capital et à la population, DT) mais en fait, son appropriation par les uns ne pourrait exclure son appropriation par les autres. Il ne pourrait exister de propriété privée du sol (et) on ne pourrait pas payer de rente pour la terre »[20].
D’un côté Marx écrit « si la terre existe de façon pratiquement illimitée »; il parle donc d’une possibilité réelle – quoique temporaire (allusion aux vastes espaces du Nouveau Monde). De l’autre il dit :
« Si la terre était un élément illimité non seulement relativement mais en fait » ; ici (pour peu que la traduction française soit correcte) la grammaire indique une supposition purement rhétorique : la terre n’est évidemment pas illimitée, le mode de production capitaliste n’aurait pas pu naître sans appropriation du sol et il ne pourrait pas subsister sans s’approprier les ressources. Au contraire, cette possession est « un facteur essentiel pour la formation du capital ».
5/ Le concept de « métabolisme social », ou « d’échange de matière » (Stoffwechsel) entre l’humanité et la nature, constitue l’expression la plus concrète de l’intégration de la notion de limite absolue chez Marx. Comme on le sait, ce sont les travaux de Liebig sur la rupture du cycle des nutriments qui ont inspiré les développements du Capital à ce sujet. L’affaire est souvent sous-estimée ou, à l’inverse, sublimée en métaphore philosophique. Peut-être certains Marxistes ont-ils peine à concevoir qu’une simple question de fumier ait pris une telle ampleur dans la pensée de leur maître éponyme ? Toujours est-il que, fidèle à sa méthode, Marx est ici à la fois extrêmement concret (le fumier doit retourner à la terre) et très général (le métabolisme avec la nature doit être le régulateur du développement humain) :
« La seule liberté possible, écrit-il, est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leur échange de matière avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus conformes à la nature humaine. »[21]
Il est évident que cette phrase – qui anticipe sur l’élaboration du concept de développement durable – n’aurait strictement aucun sens si les ‘matières à échanger’ existaient en quantités illimitées. La suite immédiate de la citation prouve d’ailleurs de façon incontestable que Marx ne partageait pas « la conviction irraisonnée » d’une humanité complètement émancipée des limites naturelles :
« Cette activité (la régulation rationnelle des échanges avec la nature, DT) constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme une fin en soi, le véritable royaume de la liberté, qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, celui de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée du travail. »
Que conclure de ce survol rapide ?
Il serait certes absurde de faire de Marx et d’Engels des écologistes avant la lettre :
1/ les préoccupations strictement écologiques n’occupent qu’une place assez restreinte dans leur œuvre[22] ;
2/ leur stratégie de transformation de la société est basée avant tout sur la formation de la conscience de classe à travers la mobilisation des travailleurs contre les patrons, pas sur la formation d’une conscience écologique ;
3/ on pourrait sélectionner quelques autres citations moins limpides que celles-ci – voire même contradictoires, parfois, sur certains points.
Néanmoins, on voit que certaines opinions catégoriques méritent d’être sérieusement nuancées. Il y a bien une « écologie de Marx », selon l’expression de John B. Foster, et elle n’évite pas la question des limites[23].
Ernest Mandel et l’ange vert
Revenons à présent à Mandel et aux difficultés des Marxistes avec l’écologie. S’interrogeant à ce propos, Daniel Bensaid considère qu’il « serait vain d’opposer, à coup de citations choisies, un Marx ange vert à un Marx démon productiviste ».[24] Certes, mais est-ce la question ? En admettant la coexistence de l’« ange vert » et du « démon productiviste », la question n’est-elle pas plutôt de savoir pourquoi les héritiers de Marx ne se sont pas davantage inspirés du premier que du second, en particulier au cours des cinquante dernières années?
Le détour par Marx ne dilue donc pas le débat sur Mandel. Au contraire, il nous ramène avec plus de force à notre question de départ : pourquoi Mandel manqua-t-il lui aussi le rendez-vous avec l’écologie? De plus, ce détour débouche sur une série de sous-questions : Pourquoi la brillante et passionnante élaboration par Marx de sa théorie de la rente foncière capitaliste n’est-elle pas évoquée par Mandel dans son important ouvrage sur la formation de la pensée économique de Karl Marx ?[25] Pourquoi le concept si fécond de « métabolisme social » occupe-t-il si peu de place dans son œuvre ? Pourquoi la rupture capitaliste de ce métabolisme est-elle à peine évoquée dans la polémique contre le rapport Mansholt[26] ? Comment expliquer que Mandel et ses partisans semblent ne pas avoir vu l’intérêt de ce concept pour intervenir – par exemple – dans le débat sur ’l’hypothèse Gaïa’ de James Lovelock, et renouveler ainsi le crédit du Marxisme parmi les scientifiques[27] ? Pourquoi la perspective profondément révolutionnaire d’abolir la séparation entre villes et campagnes a-t-elle si peu incité Mandel et le courant politique qu’il dirigeait à s’immiscer dans les débats sur l’aménagement du territoire?[28] On pourrait multiplier les questions de ce genre…[29]
Inutile de préciser que la connaissance de l’œuvre de Marx par Mandel n’est pas en cause… Ecartons aussi l’idée que Mandel aurait été dévoyé par le productivisme de la social-démocratie ou du stalinisme : l’auteur du Troisième âge du capitalisme puisait son inspiration directement chez Marx, pas chez les épigones.
Avant toute autre considération, il semble indispensable de prendre en compte la priorité militante de Mandel, son activité inlassable, et la manière dont l’une et l’autre ont modelé son Marxisme. Gagner l’avant-garde ouvrière et les intellectuels critiques à la Quatrième Internationale pour aider le prolétariat à se hisser au niveau de ses tâches révolutionnaires fut sans aucun doute le fil rouge de l’investissement personnel de Mandel. De 1968 à 1990 (au moins) cet investissement a été placé sous le signe de l’urgence, de nombreux et grands combats de classe entretenant chez Mandel sa conviction inébranlable de l’actualité immédiate de la révolution. A l’Est, à l’Ouest et au Sud. Ce fut un véritable tourbillon. Mandel, dont l’envergure était devenue internationale, courait de meeting en réunion, de manifestation en colloque, d’émission de télévision en interview, plaidant partout avec fougue en faveur de l’auto-organisation et de l’internationalisation des luttes, gages d’un socialisme démocratique et émancipateur. Il y a quelque injustice à dresser son bilan sur un autre terrain que celui de cette activité-là. Disons simplement que, tout en percevant lucidement une série d’implications de la question écologique, – notamment pour la structure de la consommation et donc de la production – Mandel eut tendance à voir ces implications comme des confirmations d’un programme donné plutôt que comme des stimulants à une contextualisation écologique et, partant, à une réinvention de celui-ci. Là réside sans doute la clé du paradoxe suivant : alors qu’il aimait camper les révolutionnaires comme les partisans les plus conséquents des réformes, Mandel ne s’est guère préoccupé de formuler des réformes sur le terrain environnemental. En cette matière, il semble s’être cantonné à une position essentiellement propagandiste, renvoyant à la nécessité du socialisme dont la victoire proche permettrait de poser la question écologique en termes de valeurs d’usages, et non de valeur.
En admettant que nous ayons ici une part très importante de la réponse à notre question de départ, il nous faudrait reconnaître que cette réponse est néanmoins insuffisante. En effet, Mandel avait une compréhension aiguë de la crise globale des rapports sociaux bourgeois en tant que crise de civilisation. Cette conception aurait dû lui permettre d’intégrer la crise écologique beaucoup plus vite et beaucoup plus complètement qu’il ne l’a fait[30]. Il s’agit donc d’examiner d’autres hypothèses.
Puisque la question posée par Ted Benton nous a servi de point de départ, commençons par examiner la réponse que cet auteur lui-même y apporte. Selon Benton, le rendez-vous manqué découle de la définition marxiste du processus de travail. Telle qu’exposée dans Le Capital, cette définition n’engloberait que les travaux dont la « structure intentionnelle » est axée sur la transformation de la matière (c’est-à-dire le travail de l’ouvrier ou de l’artisan) laissant relativement hors champ les travaux agricoles ou forestiers, dont la « structure intentionnelle » consiste pour une part importante à accompagner, gérer, superviser l’action de la nature elle-même[31]. Quoiqu’elle débouche in fine sur des recommandations précieuses pour « écologiser » le marxisme[32], cette explication nous semble basée sur une double confusion : entre travail concret et travail abstrait, d’une part, entre processus de production et processus de travail, d’autre part. L’étude de Marx est centrée sur la formation de la valeur, donc sur le travail abstrait en tant que « dépense de force humaine »[33]. Les travaux d’accompagnement, de gestion, de supervision de l’action naturelle – dont l’agriculture n’a pas le monopole, soit dit en passant – entrent parfaitement dans cette définition générale du travail comme conversion d’énergie[34]. Par ailleurs, pour Marx, le processus de production est le creuset où se combinent « les deux seules sources de toute richesse : la terre et le travailleur ». Il englobe le processus de travail et l’action des éléments naturels (eau, air, ferments, éléments nutritifs du sol, soleil, etc.). Dans les phases où ceux-ci opèrent, Marx se contente de noter métaphoriquement que « la nature travaille ». Dans les secteurs comme la foresterie, où ce « travail » de la nature excède de loin celui de l’homme, il considère que l’exploitation capitaliste est particulièrement inappropriée. De toute façon, ce « travail » n’étant pas producteur de valeur, et Le Capital n’ayant pas pour objet d’étudier les mécanismes par lesquels la nature fournit des valeurs d’usage à l’homme, cette partie du processus de production n’intéresse Marx que dans la mesure où elle influe sur l’autre, et par conséquent sur le fonctionnement du capitalisme[35]. C’est ainsi qu’est soulignée l’importance de la différence entre les rythmes naturels et ceux du capital, question que MANDEL reprend d’ailleurs dans son analyse des ondes longues[36].
Le rendez-vous raté aurait-il une explication philosophique ? C’est la thèse de J.B. Foster[37]. Selon lui, le « marxisme occidental », dans sa réaction contre le positivisme, aurait rompu avec les sciences, avec l’acquis d’Engels et avec la vision de l’évolution combinée nature/humanité. Foster impute cette rupture en particulier à Georg Lukacs. Lukacs, en effet, sépare radicalement les sciences naturelles et les sciences humaines. La « dialectique révolutionnaire » de l’histoire humaine, chez lui, semble avoir pour revers une conception de l’histoire naturelle proche de celle de Hegel, où « tout se répète à l’identique » et où « le changement est circulaire »[38]. Par ailleurs, il est clair que Lukacs ne saisit pas la portée de l’analyse marxienne sur la « rupture du métabolisme » entre homme et nature. Il y voit une métaphore davantage qu’un problème concret d’échange de matières. Pour lui, à la limite, « la dissolution (par le capitalisme) de toutes les relations purement naturelles » signifie que les échanges organiques avec l’environnement ne pouvaient que disparaître avec la fin de « la société primitive »[39]. Cette critique du « marxisme occidental » ouvre donc des pistes de travail stimulantes. Sous réserve d’un inventaire plus approfondi, il nous semble pourtant que Foster surestime à la fois l’impact de Lukacs et les préoccupations environnementales des grandes figures de la IIe Internationale, de Karl Kautsky à Rosa Luxemburg. En tout état de cause, notons que Mandel n’avait pas une haute estime pour Lukacs, ni sur le plan de l’éthique révolutionnaire ni sur le plan théorique. Son « pont » vers le « marxisme orthodoxe » passait par Rosdolsky et Trotsky, et nous l’avons entendu contester vigoureusement l’idée que l’être social aurait dissout la nature humaine[40].
Indépendamment de ce débat philosophique à approfondir, l’article de Mandel sur le rapport Mansholt permet d’avancer deux autres explications, respectivement dans le champ politique/idéologique et dans le champ de la recherche scientifique à laquelle Mandel se consacrait. Ces deux explications sont liées entre elles.
1/ L’article est dominé par la crainte que le discours sur les limites serve de couverture à l’offensive d’austérité contre les travailleurs et au néo-malthusianisme planétaire contre les pauvres. Cette crainte était – et reste – pleinement fondée, et la riposte de Mandel à cet égard est fondamentale[41]. Mais, dans cette riposte, la distinction n’a pas été faite – ou a été faite insuffisamment – entre la question objective des limites, d’une part, et l’utilisation subjective et réactionnaire qui en était faite, d’autre part. Du coup, la distinction n’était pas suffisamment faite non plus entre les appels capitalistes à serrer la ceinture du monde du travail et l’indispensable diminution de la consommation sociale d’énergie, par exemple. Ceci apparaît notamment dans le fait que Mandel choisit de répondre sur deux seulement des trois terrains soulevés dans le rapport – la pollution et la croissance démographique – tout en laissant dans l’ombre le troisième (qu’il mentionne pourtant) : l’épuisement des matières premières, notamment des énergies fossiles. Or, le fait que les délais d’épuisement possible du pétrole, du charbon et de divers métaux aient été exagérément raccourcis dans le rapport n’enlève rien au caractère non renouvelable, et donc épuisable à terme de ces ressources[42]. En esquivant le problème, Mandel ratait l’occasion d’entrer en résonance avec des écologistes anti-malthusiens tels que Commoner[43] et se privait de la possibilité de donner encore plus de force à sa dénonciation du gaspillage capitaliste[44].
2/ On peut se demander dans quelle mesure l’analyse des ondes longues – le point fort par excellence d’Ernest Mandel – n’explique pas en partie sa difficulté à séparer le bon grain anti-productiviste de l’ivraie néo-malthusienne. Certaines considérations sur « les ondes longues en tant que phases historiques spécifiques », dans l’ouvrage remarquable que Mandel consacra à cette matière[45], fournissent des indices dans ce sens. Désireux d’accroître la cohérence de sa démonstration en montrant la confluence temporelle des tendances économiques et des tendances idéologiques, Mandel néglige quelque peu le fait que la conscience environnementale est apparue avant le retournement conjoncturel[46] et tend à assimiler trop complètement la montée des préoccupations environnementales à la montée de l’irrationalisme, du mysticisme et du désespoir qui caractérisent les ondes longues dépressives :
« Quand nous sommes passés de l’onde longue expansive à l’onde longue dépressive, écrit-il, n’est-ce pas une coïncidence frappante que soient apparus subitement tant de prophètes du malheur et de la ‘croissance zéro’. »[47]
La coïncidence n’est sans doute pas fortuite, en effet ; mais, plus loin dans le même texte, Mandel revient sur les « prophètes du malheur » dans des termes englobant non seulement les partisans du zero growth mais aussi tous ceux qui craignent des dégradations irréversibles à l’environnement :
« Nous laissons de côté (sic) la question de savoir si l’environnement (…) peut ou non supporter encore, cinquante, pour ne pas dire cent années de croissance économique du type de celle que nous avons connue durant les années 1940-68, avec son énorme gaspillage de ressources naturelles et la menace croissante sur l’équilibre écologique (…). Nous n’appartenons pas aux prophètes de malheur. Nous croyons que la science et le comportement humain rationnel peuvent résoudre tout problème que la science, subordonnée au motif du profit privé, a créé. »[48]
Libérer la croissance des forces productives vertes
Pour terminer cette analyse, je voudrais tordre quelque peu dans l’autre sens le bâton d’une critique que certains jugeront trop sévère… et montrer du même coup que le débat ‘limites sociales / limites absolues’ est loin d’être tranché définitivement par la perspective de déplétion des ressources pétrolières. L’énergie solaire qui atteint la surface de la terre équivaut 7000 fois la consommation mondiale d’énergie. Un millième de cette énergie – sept fois la consommation mondiale – est utilisable immédiatement à l’aide de technologies perfectibles mais parfaitement connues et déjà opérationnelles. Cette proportion augmentera à l’avenir avec les progrès de la science. Le potentiel technique des renouvelables est tellement gigantesque que des chercheurs de l’université de Stuttgart, auteurs d’une étude commanditée par Greenpeace, commencent leur rapport par ces trois petits mots : « Unilimited clean energy »[49]. Energie propre illimitée : le mythe prométhéen gagnerait-il les écologistes ? En tout cas une chose est sûre : quoiqu’il ne résolve pas le problème général des ressources, le potentiel technique des renouvelables permet d’éviter une catastrophe climatique. Sans empêcher le Sud de se développer. Sans détruire les acquis sociaux péniblement gagnés par les salariés du Nord. En créant de nombreux emplois. Et sans recourir à l’énergie nucléaire. Mais à une condition : il faut réduire la demande primaire d’énergie de 50% dans les pays développés. Cette réduction, qui semble énorme, n’est possible qu’en luttant contre le gaspillage produit par l’irrationalité globale du capitalisme, les choix technologiques et certaines habitudes de consommation qui en découlent[50].
Les obstacles à l’utilisation du potentiel technique des énergies renouvelables sont tous liés à la domination économique, sociale et politique du capital. Le plus important de ces obstacles (pas le seul) est le surcoût par rapport aux combustibles fossiles, principaux responsables du changement climatique qui menace l’existence de centaines de millions d’êtres humains – surtout des pauvres – d’ici la fin du siècle[51]. Or, que représente ce surcoût des renouvelables par rapport aux fossiles ? A l’échelle de l’Union Européenne, le calcul a été fait dans l’étude commanditée par Greenpeace : moyennant un surcoût maximum de 6 milliards d’euros par an pendant un maximum de trente-cinq ans, l’UE pourrait faire passer ses émissions de C02 de 7,9 à 2,7 tonnes/personne/an à l’horizon 2050[52]. Ces six milliards représentent à peine 0,065 % du PIB agrégé des vingt-cinq États membres…
Le cri éthique lancé par Mandel en 1972 n’a donc rien perdu de son actualité :
« N’est-il pas monstrueux d’accepter des critères de rentabilité – ‘ trop cher’, ‘ pas trop cher’ – lorsque la survie physique de milliards d’êtres humains est en jeu, plutôt que de parler en termes de priorités physiques et de disponibilités physiques ? »
Et son analyse reste pertinente :
« Il n’est simplement pas vrai que la technique industrielle moderne tend inévitablement à détruire l’équilibre écologique. Le progrès des sciences naturelles ouvre un éventail très grand de possibilités techniques. Si on a choisi certaines plutôt que d’autres, sans tenir compte des effets écologiques, c’est en fonction des calculs de rentabilité privée. (…) Face aux doctrinaires du capitalisme, (il faut) créer les conditions socio-économiques et socio-intellectuelles qui encouragent toutes les recherches et innovations rétablissant l’équilibre écologique, et cela indépendamment des coûts privés. »[53]
Les rapports de production n’ont pas fini d’entraver le développement des forces productives – selon la formule célèbre de Marx – et ce développement n’est pas nécessairement synonyme de destruction écologique. Au contraire : en matière énergétique, libérer la croissance des forces productives vertes est indispensable pour sauver le climat.
Notes
[1] Ted Benton, « Marxisme et limites naturelles : critique et reconstruction écologique » in Jean-Marie HARRIBEY et Michaël Löwy (dir.), Capital contre Nature, PUF, Paris, 2003, pp. 26-27.
[2] Sur ce que nous entendons par « écologiser le Marxisme », lire Daniel Tanuro, « Thèses sur l’écologisation du Marxisme révolutionnaire », Critique Communiste n° 179, mars 2006.
[3] Ernest Mandel, La dialectique de la croissance. A propos du rapport Mansholt, in Mai (revue), Bruxelles, nov-déc. 1972.
[4] Meadows, D.L. et al., Halte à la croissance, trad. Française, Fayard, Paris, 1972.
[5] Le succès – d’ailleurs relatif et encore fragile – du Protocole de Montréal sur la protection de la couche d’ozone, ratifié le 30 juin 1988, n’infirme pas cette analyse. En effet, il est basé non sur des mécanismes de marché mais sur l’élimination des gaz destructeurs de la couche d’ozone (halons, chlorofluorocarbones, hydrofluorocarbones, bromure de méthyle, bromochlorométhane) avec constitution d’un fonds international visant à assister les pays en voie de développement.
[6] Ernest Mandel, La dialectique de la croissance, art. cit.
[7] Jean-Paul Deléage, Histoire de l’écologie. Une science de l’homme et de la nature. La Découverte, Paris 1991, p.265-266.
[8] Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Deléage et Daniel Hemery, Les servitudes de la puissance. Une histoire de l’énergie. Paris, Flammarion, 1986, p.12.
[9] Michael Lowy, « Progrès destructif. Marx, Engels et l’écologie », in Capital contre nature, op. cit., p.12.
[10] Friedrich Engels, Dialectique de la Nature, Paris, Editions Sociales, 1975, page 42-43.
[11] Voir par exemple Karl MARX, Théories sur la plus-value, Tome II, Paris, Ed. Sociales, 1974, page 621.
[12] Ibid., p. 283. Cette critique de Ricardo est moins anecdotique qu’il n’y paraît car les économistes classiques, comme le note Franck-Dominique Vivien, « mettent un accent tout particulier sur les limites (naturelles) que rencontrera à coup sûr, selon eux, le développement capitaliste » (Franck-Dominique Vivien, Economie et écologie, Paris, La Découverte, 1994, p. 22.)
[13] Ibid., p. 41.
[14] Jean-Paul Deléage, Histoire de l’écologie, op. cit., p.265-266.
[15] On trouve sous la plume de Marx cette dénonciation visionnaire du système agro-industriel qui a engendré entre-temps la perte de centaines d’espèces domestiques et de cultivars locaux, la « malbouffe », l’épidémie d’obésité et les OGM : « La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. A l’origine elles se distinguent parce que la première ruine davantage le travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre. Mais elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finit aussi par débiliter les ouvriers et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissent à l’agriculture le moyen d’épuiser la terre » (Le Capital, livre III, Ed. du Progrès, Moscou, 1984, p. 848).
[16] On entend par « substituabilité » la possibilité de remplacer des ressources naturelles épuisables par du capital. La thèse de la substituabilité absolue est défendue par certains économistes libéraux. Voir à ce sujet Jean-Marie Harribey, Le développement soutenable, Paris, Economica, 1998, en particulier les chapitres II et IV, et Michel Husson, Six milliards sur la planète. Sommes-nous trop ? Paris, Textuel, 2000, chapitre VI.
[17] Karl Marx, Le Capital, op. cit. L. 3, p. 802.
[18] La théorie des rendements agricoles décroissants recouvre deux contenus différents. Pour Ricardo, les rendements décroissent parce que la mise en valeur va des terres les plus fertiles aux moins fertiles, ce que Marx conteste à juste titre. Par contre – la citation ci-dessus le montre – Marx intègre à son analyse la décroissance observée de la hausse de la production agricole en fonction de l’augmentation des apports en engrais. Roman Rosdolsky semble amalgamer ces deux contenus quand il parle de « soi-disant loi des rendements décroissants » (Roman Rosdolsky, La genèse du Capital chez Karl Marx, t1, Paris, Maspéro, 1976, page 330).
[19] Karl Marx, Le Capital, Livre III. Cité par Paul Burkett, Marx and Nature. A Red and Green Perspective, Houndmills, MacMillan Press, 1999, page 36.
[20] Karl Marx, Théories sur la plus-value, op. cit., t. II, page 357.
[21] Karl Marx, Le Capital, livre III, Moscou, Ed. du Progrès, 1984, p. 855.
[22] « Strictement écologiques » car il faut tenir compte aussi des préoccupations pour l’environnement urbain et la santé des travailleurs. Sur la lecture écologique de la dénonciation de l’exploitation de la force de travail humaine en tant que ressource naturelle, voir Paul Burkett, op.cit., en particulier le chapitre IV.
[23] John Bellamy Foster, Marx’s Ecology. Materialism and Nature. Monthly review Press, New York, 2000. Une thèse analogue est défendue par Paul Burkett (à partir d’un angle d’attaque un peu différent) dans son ouvrage Marx and Nature. A Red and Green Perspective, op. cit.
[24] Daniel Bensaid, L’écologie n’est pas soluble dans la marchandise, in ContreTemps, Ed. Textuel, N° 4, mai 2002.
[25] Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl Marx, Paris, Maspéro, 1972.
[26] Cette absence d’évocation est d’autant plus surprenante et troublante que Mandel, dans sa réponse à Mansholt, se base largement sur The Closing Circle de Barry Commoner. Or, comme son titre l’indique, cet ouvrage fondateur fait du rétablissement des cycles naturels la clé d’une politique écologique. Dans ce cadre, Commoner considère le retour du fumier à la terre comme la première préoccupation d’un programme écologique et reconnaît explicitement la pertinence de la critique marxienne de l’urbanisation et de l’agriculture capitalistes. Ici, l’expression « rendez-vous raté » est à prendre au pied de la lettre. (Barry Commoner, L’Encerclement. Problèmes de survie en milieu terrestre. Trad. franç. Paris, Le Seuil, , 1972, notamment pp. 188-189 et p. 279 pour ce qui concerne Marx).
[27] Le « métabolisme » recouvre l’ensemble des réactions biochimiques au sein d’un organisme. L’Hypothèse Gaïa pose que les mécanismes de rétroaction régulant les grands équilibres de la biosphère permettent de considérer celle-ci comme un organisme vivant (ou ‘comme si elle était’ un organisme vivant : l’hypothèse existe sous les deux versions, forte et faible). Lire les contributions théoriques dans la première partie des actes du colloque Scientists on Gaïa in Scientists on Gaïa, Stephen H. Schneider and Penelope J. Boston (ed.), MIT Press, Cambridge, Massachussets, 1993, en particulier celle de David Abram (The Mechanical and the Organic: On the Impact of Metaphor in Science).
[28] Le lien entre écologie, aménagement du territoire et politique énergétique est posé de façon intéressante par Engels dans Anti-Dühring. M.E. Dühring bouleverse la science, Paris, Ed. Sociales, 1950. p. 335.
[29] Il va de soi que ces questions s’adressent non seulement à Mandel mais aussi à ses camarades. L’auteur de ces lignes a mis vingt-cinq ans à comprendre que sa formation d’ingénieur agronome le qualifiait pour contribuer à aider son propre courant politique à intégrer le défi environnemental.
[30] La première édition du Troisième âge du capitalisme, ouvrage majeur d’Ernest Mandel, parue en 1972, ne consacrait aucun développement significatif à la question environnementale. La deuxième édition française (Ed. de La Passion, 1997) fut complétée sur ce point, précisément dans le chapitre XVIII sur la crise des rapports de production capitalistes (en particulier pp. 457-459).
[31] Ted Benton, op. cit.
[32] Retenons notamment l’idée que les marxistes doivent suivre et analyser non seulement le front de l’exploitation du travail mais aussi le front de l’exploitation de la nature : déforestation, appropriation du patrimoine génétique, etc.
[33] Karl Marx, Le Capital, L. 1, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 47.
[34] On pourrait objecter que Marx analyse la transformation par le capitalisme du travail de l’artisan, pas celle de l’agriculteur. C’est exact, mais le travail agricole avait été bouleversé avant la révolution industrielle – par la suppression du système des jachères dès le XVe siècle. Au cours de la révolution industrielle, il ne connut guère de changements qualitatifs. Alors que, dans l’industrie, la vapeur pulvérisait la vieille organisation du travail, parcellisait le travail, aggravait ses conditions et volait le savoir du producteur rabaissé au rang d’accessoire de la machine, les premières machines agricoles n’avaient d’autre effet important que d’épargner la force humaine, donc de rendre possible l’exode rural. L’émiettement du travail agricole et la subordination des producteurs n’interviendront en général qu’au XXeS, dans le sillage de la « deuxième révolution agricole moderne ». Cf. Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 2002.
[35] Sur « le processus végétatif ou physiologique » comme part du processus de production, voir notamment Théories sur la plus-value, op. cit, t.3, pp 88 et 99.
[36] Ernest Mandel, Long Waves, op. cit. , p. 69.
[37] John B. Foster, Marx’s Ecology, op. cit., chapitre « Epilogue ».
[38] George Lukacs, Histoire et conscience de classe, Paris, Ed. de Minuit, 1974, p. 38.
[39] Idem., pp. 273 et 277.
[40] Entretien personnel, 1990.
[41] Un exemple de néo-malthusianisme pratique a été fourni par la « gestion » des conséquences du cyclone Katrina à New Orleans, en août-septembre 2005 : selon Jessica Azulay, la FEMA (Federal Emergency Management Agency) avait décidé qu’en cas de catastrophe de ce genre les 30% de pauvres resteraient sur place faute de ressources permettant de payer l’évacuation (Jessica Azulay, « FEMA planned to Leave New Orleans Poor Behind », http://newstandardnews.net). La même logique cynique, mais à l’échelle planétaire, sous-tend le rapport sur les impacts du changement climatique pour la sécurité nationale des USA, que deux consultants ont écrit pour le Pentagone. P. Schwartz and D. Randall, An abrupt Climate Change Scenario and its Implications for US National Security, octobre 2003.
[42] Mandel esquive aussi la question dans son ouvrage sur les ondes longues : «Il n’est pas nécessaire d’accepter les prédictions de pénurie absolue et inévitable de l’énergie et des matières premières, du type de celles du Club de Rome, pour comprendre que les générations actuelles de l’humanité ont une responsabilité collective à transmettre aux générations futures un environnement et un stock de richesses qui constitue la précondition pour la survie et l’épanouissement de la civilisation humaine ». Ernest Mandel, Long Waves of Capitalist Development. A Marxist Interpretation (revised edition), London, Verso, 1995, p. 80-81.
[43] Le biologiste Barry Commoner a réfuté vigoureusement la thèse que l’abondance et/ou la population seraient responsables de la crise de l’environnement (The Closing Circle, op. cit. , chapitre IX).
[44] Le paradoxe est que, ailleurs dans les Long Waves, Mandel attire l’attention sur le rôle de certaines ressources (or, pétrole) dans la transition des ondes longues récessives vers les ondes longues expansives (voir par exemple pp. 26-27).
[45] Ernest Mandel, Long Waves, op. cit.
[46] Le livre de la biologiste américaine Rachel Carson, « Silent Spring », dont la publication et le succès de masse sont considérés comme la première manifestation de la conscience écologiste, date de 1962. Rachel Carson, Silent Spring, London, PenguinClassic, 2000.
[47] Ernest Mandel, Long Waves, op. cit., p77.
[48] Ibid., p. 94. La tendance de ce texte à surestimer les possibilités de la science est manifeste.
[49] Wolfram Krevit, Uwe KLann, Stefan Kronshage, Energy Revolution. A Sustainable Pathway to a Clean Energy Future for Europe, Institute of Technical Thermodynamics (Stuttgart) & Greenpeace, septembre 2005, p. 10.
[50] Dans le seul secteur du bâtiment, qui intervient pour un tiers environ des émissions de gaz à effet de serre, de banales mesures d’isolation thermique permettraient de réduire la consommation énergétique de 42% en Europe. (Etude Ecosys Gmbh pour le compte d’Eurima, The contribution of mineral wool and other thermal insulation materials to energy saving and climate protection in Europe, 2003.) Le secteur du transport représente un gigantesque potentiel d’économie d’énergie accessible par la remise en cause du transport routier et aérien, la promotion des transports en commun et la relocalisation des activités. Pour ne pas parler de l’énergie économisée en cessant de produire des armes… et de les utiliser.
[51] Un autre obstacle important est le fait que les renouvelables impliquent une profonde décentralisation de la conversion énergétique alors que la domination capitaliste s’est construite autour d’un système extrêmement centralisé.
[52] Energy Revolution, op. cit., p. 30.
[53] Ernest Mandel, Dialectique de la croissance, op. cit.