Marxismes : de la science à l’expérience. Sur « Misère de la théorie » d’E.P. Thompson
Dans cet article, Rémi Godichaud et Pierre Jean reviennent sur la controverse qui, à la fin des années 1970, opposa l’historien E. P. Thompson et le philosophe Louis Althusser, à partir de l’ouvrage du premier, initialement paru en 1978 : Misère de la Théorie. Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste (L’Échappée, 2015).
Contexte
La maison d’édition L’Echappée vient de publier Misère de la théorie, ouvrage à part dans l’œuvre de l’historien marxiste E.P Thompson, il est consacré à la critique de l’althusserisme. La parution en français de ce texte écrit en 1978, si elle arrive à contretemps, constitue cependant un document historique indispensable à celles et ceux qui se donnent pour tâche de faire vivre un marxisme ouvert.
Assurément, les lectures d’Althusser et de Thompson sont deux expériences radicalement différentes. L’application dans le cas présent du «principe espérance»1, ce vœu de fusion des courants chauds et des courants froids du marxisme, serait proprement utopique tellement « l’écart de température » qui sépare ces deux œuvres est considérable. Il s’agit d’abord d’une affaire de style. C’est par une adresse énergique que la voix de Thompson résonne dans Misère de la théorie : le ton est plein de fougue, parfois violent, souvent drôle. L’historien, entreprenant la visite guidée du système théorique d’Althusser, nous conduit au cœur d’un étrange cirque : on y croise Engels en clown grabataire, les quatre ogres monstrueux de l’empirisme, l’historicisme, l’humanisme et du moralisme, tandis que le maître de cérémonie, en la personne d’Althusser, apparaît en prestidigitateur expert en tours de passe-passe des thèses de Marx. Pas grand-chose à voir, en somme, avec le style froid et « scientifique » des textes althusseriens. Si la polémique est bien là, l’énergie et la drôlerie qui traversent le texte de Thompson ne retranchent rien à sa rigueur : l’argumentation est suivie, la démonstration solidement bâtie.
Il est évident que les styles prennent la couleur de l’héritage : si la théorie althusserienne est un alliage serré fait de références à Staline, Lacan ou Marx, le texte de Thompson parait quant à lui plus coloré : on y trouve le poète pré-romantique William Blake, les grandes figures de la dissidence communiste (Victor Serge, Isaac Deutscher, Moshe Lewin…), un historien napolitain du XVIIIe siècle (Giabattista Vico), ou encore le socialiste utopique William Morris. Ce dernier fut d’ailleurs l’objet, en 1955, d’un essai théorique et biographique dans lequel Thompson, bien qu’il ne soit pas encore ouvertement critique, opérait une première prise de distance vis-à-vis de l’orthodoxie du Parti Communiste de Grande-Bretagne (PCGB).
Mais, par-delà le style ou l’héritage, les textes du philosophe et de l’historien témoignent surtout de deux trajectoires politiques et intellectuelles divergentes. Pour sa part, Thompson adhère au PCGB dès 1942. Engagé dans les campagnes d’Italie et d’Afrique du Nord, c’est par et dans la lutte antifasciste que s’est forgé son « caractère politique ». Entre 1946 et 1947, sa participation aux côtés des partisans à la construction de chemins de fer en nouvelle Yougoslavie socialiste est aussi souvent présentée comme une expérience déterminante dans la trajectoire intellectuelle de l’historien. Le véritable « pli » biographique se fera en 1956, marqué par le rapport Khrouchtchev, l’invasion de Budapest, le cynisme et les mensonges du PCBG, etc. Ce sont dans les colonnes de leur propre revue The Reasoner, en compagnie de son camarade John Saville, qu’il rentrera définitivement en dissidence. De son côté, c’est plus tardivement, en 1948, que le « cloîtré de la rue d’Ulm » (comme le surnomme affectueusement Alain Badiou) entrera au Parti communiste français – après de brèves tentations monarchistes et un engagement au sein de la gauche catholique lyonnaise. Pour ne plus jamais le quitter et ce, malgré la position ambiguë et complexe qu’il y occupera.
Ce sont donc deux politiques de la pratique théorique qui s’opposent et dont Misère de la théorie nousfournit un témoignage essentiel. Si, pour Althusser, il s’agissait avant tout d’importer la lutte des classes dans la théorie, pour Thompson, qui dès l’après-guerre se consacrera à l’enseignement pour adulte pour « forger des révolutionnaires», c’est le souci constant de maintenir un rapport organique de la théorie avec les luttes de son temps qui sera son credo. La grande défiance de Thompson face au tournant théoriciste que prendra la New Left Review (revue dont il fut l’un des artisans, du moins au début), en atteste : il claquera la porte de son comité de rédaction en 19692.
C’est au moment où le structuralisme althusserien fait tâche d’huile et se répand par-delà la Manche, engendrant son lot de disciples britanniques (notamment Barry Hindless et Paul Hirst pour qui l’historien nourrit un profond mépris) qu’ E.P Thompson décide de passer à l’offensive.
Pour lui, l’enjeu est de taille devant l’assaut que mène Althusser contre l’Histoire (jetée en dehors du royaume de la connaissance), contre l’Homme (pure fiction bourgeoise) et, en premier lieu, contre l’Empirisme.
Si Misère de la théorie témoigne bien d’une bataille théorique qui n’est plus, nous aimerions mettre en lumière la centralité et les implications du concept d’expérience dans son argumentation. En restant radicalement à distance du structuralisme « orthodoxe » althusserien de Pour Marx et Lire le capital, E.P. Thompson a, notamment à travers le concept d’ « agency »3, proposé une alternative épistémologique forte. Cette alternative, bien qu’elle ait été dépassée depuis, notamment par les travaux de Stuart Hall, a le mérite, selon nous, de conduire Thompson à s’interroger sur sa pratique d’historien. Ainsi, Misère de la théorie peut s’entendre comme une réflexion sur les conditions de possibilité de la recherche historique matérialiste. Plus largement, il s’agit, dans la polémique avec Lire le Capital et Pour Marx, d’un acte fondateur dans le dialogue entre deux modes de recherche en sciences sociales. Si ce dialogue prend ici la forme, parfois dure, parfois comique, d’une polémique, l’ouvrage permet de situer les coordonnées d’un débat fécond entre deux courants de pensée.
Question de méthode
C’est avant tout à propos de la méthode qu’Althusser et Thompson divergent. Si le tournant anti-humaniste revendiqué par Althusser est bien connu4, Thompson ne lui oppose pas un humanisme naïf. L’historien va fonder sa critique de la coupure entre le jeune Marx et le Marx de la maturité sur un travail de sape de l’épistémologie qui sert de support à celle-ci.
E.P. Thompson écrit à propos de la démarche scientifique d’Althusser :
« Sa matière première (l’objet de connaissance) est une chose inanimée et malléable, qui n’a en propre ni inertie ni énergie, attendant passivement d’être transformée en connaissance. Elle peut certes contenir de grossières impuretés idéologiques, mais celles-ci peuvent être éliminées dans l’alambic de la pratique théorique » (p. 39).
Pour E.P. Thompson, l’épistémologie inspirée par l’école française, notamment représentée par G. Bachelard propose des « sauts », des « coupures » entre les formes de la connaissance. La suite d’objets GI (matière brute idéologique), GII (pratique théorique), GIII (connaissance concrète), théorie des généralités ayant pour fonction l’arrachement sans fin à une idéologie première, est décrite comme un système clos par E.P. Thompson. Ce système est d’abord, pour l’historien, le fruit de la division du travail intellectuel déjà présent dans le capitalisme en sa partie universitaire. Pour paraphraser l’auteur, l’étudiant collecte des faits, « inanimés », « mous », dépourvus de sens, aussi communs soient-ils. Le doctorant les élève au rang de structures ou de grandes lignes théoriques capables de tracer des lignes de démarcation entre les groupes sociaux, les idées et les concepts. Enfin, le philosophe agence les structures entre elles, à la manière d’un planétaire, afin qu’elles tournent toujours selon le même mouvement. En pratique, selon Thompson, cela conduit Althusser à voir dans les remous de la lutte des classes la répétition éternelle des mêmes problèmes : le matérialisme doit se battre contre l’idéalisme quel que soit le cas de figure, peu importe l’agencement réel des problèmes concrets. Système « clos », il ne part pas des faits dans leur capacité à se mouvoir, à être déjà doués de sens. Et il reste condamné, inlassablement, à tracer la ligne de démarcation qui sépare la théorie de toute recherche empirique, de toute enquête (historique, sociologique, etc.).
Cette démonstration conduit Thompson à esquisser une pensée de la médiation, mise en acte dans son son ouvrage « La formation de la classe ouvrière anglaise »5, qui problématise la séparation de l’être et de la conscience sociale au profit d’une inscription commune dans le concept d’expérience. Il s’agit pour lui de saisir les discours des groupes sociaux et des individus non pas comme pris dans une gangue impure, trempée d’idéalisme, comme le ferait Althusser, mais d’être attentif au sens qui s’y présente déjà. Ainsi, l’expérience peut d’abord être comprise comme « sens commun » :
« L’expérience a bien une validité et une effectivité, mais à l’intérieur de certaines limites déterminées : le paysan « connaît » les saisons, le marin »connaît » la mer » (p. 40).
La priorité donnée par Thompson à l’expérience ne manquera pas d’évoquer au lecteur français la critique que J. Rancière, considérant la parole ouvrière comme une « intelligence égale »6 à celle de l’intellectuel, fait du « marxisme figé » d’Althusser. Le cas, analysé par J. Rancière, des ouvrier-e-s de L.I.P. qui s’emparent d’une idéologie idéaliste – le christianisme social – pour mener leur lutte, prouve la perméabilité et le mouvement des structures sous l’effet de la lutte. Pour Thompson, il ne s’agit pas d’ériger le discours des acteurs en forme suprême de compréhension du monde. Prendre en compte le sens commun c’est aborder la catégorie d’expérience à travers ses déterminations concrètes. C’est en ce point que Thompson se fait plus proche d’un Raymond Williams. Ce dernier, dans un article resté célèbre ayant pour objet de proposer un usage critique des concepts de base et de superstructure, insiste sur l’importance cruciale du concept médiateur de détermination, entendu comme « processus qui impose des limites et exerce des pressions »7. Pour Thompson, les structures existent donc bien, elles font « pression » sur les groupes sociaux mais en leur laissant la capacité, observable empiriquement, de les déjouer, de ruser, de les affronter. C’est en cela qu’il s’oppose à la « stase » d’Althusser. Le marxisme n’est plus un planétaire, certes complexe, où les classes s’agencent selon un ordre préétabli par la Théorie. Il redevient un ensemble mouvant, relationnel, sous pression, de classes qui se définissent autant par leurs déterminations objectives que par leurs discours et leur capacité d’investir – et de transformer – des structures. Cela, l’historien l’a bien observé dans son travail sur le « Black Act »8 de 1723 ou, contre l’affirmation voulant que le droit soit un instrument unilatéral de la domination de classe, observe que :
« D’un côté, il est vrai que le droit servit de médiation dans les rapports de classes existants, au profit des dirigeants (…). D’un autre côté, le droit médiatisa ces rapports de classe, à travers des formes juridiques qui n’ont cessé d’imposer des freins à l’action des dominants. (…) La rhétorique et les règles d’une société sont loin de n’être que des faux semblants. Elles peuvent à la fois modifier en profondeur le comportement des puissants et mystifier les autres. Elles peuvent dissimuler les réalités du pouvoir, et, en même temps, infléchir ce pouvoir et contrôler ses intrusions. Et c’est souvent de l’intérieur même de cette rhétorique que surgit une critique radicale de la pratique de la société » (p.115)9.
Thompson aboutit à des fondements épistémologiques radicalement différents de ceux du marxiste de la rue d’Ulm. Il s’agit d’éviter l’empirisme tout en maintenant la nécessité de la recherche empirique. Pour ce faire, Thompson rejette l’empirisme comme méthode de remontée des éléments observables vers des concepts puis des théories, tout en critiquant le renoncement à mobiliser des éléments empiriques, qui vient clore la théorie sur elle-même. Il s’agit de faire dialoguer les faits collectés par l’historien, le géographe, le sociologue… avec des concepts et des théories dégageant des structures mais sur un horizon ouvert, dans une démarche qui accepte l’impossibilité de clore la description du monde et de résoudre idéalement le procès réel de la lutte.
Le matérialisme historique
A partir de cette polémique sur l’épistémologie et ses conséquences pratiques, E.P. Thompson met en place un protocole de travail sur les données historiques aptes à contrer ce qu’il nomme : l’anti-historicisme d’Althusser.
L’objet immédiat de la connaissance est distingué des moyens de le connaître. Les procédures historiques qui visent à cerner un objet de connaissance doivent être contrôlées et les moyens de la connaissance historique élucidés.
« 2/ La connaissance historique est par nature, a/provisoire et incomplète (…), b/ sélective (…), c/ limitée et circonscrite par les questions posées aux données (les concepts qui informent ces questions) et donc seulement « vraie » au sein d’un champ ainsi délimité. » (p. 94).
Thompson insiste sur la nécessité d’un rapport de dialogue entre l’objet empirique et la connaissance théorique, et non un rapport de subordination du premier au second. Aucun des termes ne peut être dit « fonction de l’autre », là où Althusser cherche à faire de l’objet historique une simple « fonction » de la connaissance philosophique en général.
C’est dans ce sens qu’il s’appuie sur la lettre du 28 décembre 1846 de Marx10, qui accuse Proudhon de n’avoir pas su voir les hommes concrets derrière les formes abstraites du travail. Le passage de la lettre, proche du passage sur le « Caractère fétiche de la marchandise et son secret » reprend l’inversion mystique de la vie qui produit une théorie figée, an-historique, réifiant les catégories mouvantes de l’histoire telle que les hommes la font.
E.P. Thompson trace un parallèle entre Proudhon et Althusser. C’est en voulant ériger les structures en formes de la vie réelle qu’Althusser incorpore les normes bourgeoises de compréhension et de description du réel au lieu de les combattre. La structure, parce qu’elle est close sur son propre monde, devient une abstraction qui rend le dialogue entre l’objet et la connaissance impossible pour Thompson. Ce dispositif théorique empêche aussi de penser l’articulation entre la structure et le processus, entre le procès mouvant de la lutte, des pratiques sociales, et les pressions structurelles qui « l’encadrent », lui imposent des limites. Le refus de la subordination de l’objet à la connaissance sert de modèle à Thompson pour penser une articulation souple, en mouvement, entre le procès et la structure11. C’est à nouveau à partir de l’épistémologie, ici celle de Marx dans sa critique de la méthode de Proudhon, que l’auteur propose une méthode historique ayant des conséquences politiques fortes. C’est une connaissance historique centrée sur lesujet que Thompson nous propose, autant pris dans des contradictions associées à des pressions structurelles, que parcouru d’expériences, de vécu, et parfois de résistance.
Lire Marx
Une fois le travail spécifique de l’historien réhabilité, il possède bien sa propre procédure de connaissances qui s’établit dans un dialogue constant entre des faits et des hypothèses . La ligne de démarcation avec le « structuralisme althusserien » se fait plus nette encore. L’intérêt de Misère de la théorie réside dans la défense d’un marxisme qui, soumis aux procédures du travail historique, garde un caractère ouvert et profondément stimulant.
Entendant la charge d’Althusser pour qui « le fait que la théorie de l’histoire, au sens fort, n’existe pas ou existe à peine pour les historiens » (p.51) Thompson prend la peine de rappeler un fait têtu : les historiens disposent bien d’une théorie. Ainsi,
« les historiens utilisent de manière quotidienne, dans leur pratique, des concepts critiques tels que l’exploitation, la lutte des classes, les classes, le déterminisme, l’idéologie, la féodalisme et le capitalisme en tant que modes de production, etc., etc. -des concepts qui sont dérivés de et validés par la tradition marxiste » (p. 52).
De même que le fait objectif possède sa propre force, la théorie, elle aussi, épouse le mouvement. La terminologie employée par Thompson de « tradition marxiste » et la manière dont elle s’oppose à celle de « science marxiste » althusserienne est l’indice d’un tel mouvement.
Au-delà de l’attaque menée spécifiquement contre Althusser, c’est un certain rapport à Marx, à la lecture et à l’usage de la théorie marxiste que Thompson défend dans Misère de la théorie. L’historien remet ainsi en question « l’épistémologie de la coupure » à même le texte de Marx. L’auteur avance que Marx et Engels ont sans cesse tenté de déjouer un piège : celui de la contre-structure. L’économie bourgeoise est une structure ancrée dans nos représentations et ayant comme effet l’organisation de la vie matérielle. Thompson observe chez Marx une hésitation face à cette structure : écrire une économie politique en contre, qui affronte l’adversaire sur son terrain, avec ses termes et sa méthode ? Ou, bâtir une conception historique du capitalisme ? Ainsi, il met l’accent sur les textes de jeunesse, concevant le capitalisme en termes historiques pour mettre à jour l’ambiguïté du Capital :
« Dans Le Capital (…) l’histoire est extrêmement féconde en tant qu’hypothèse, et même en tant qu’hypothèse qui remet sans cesse en question la pertinence des catégories de l’économie politique » (p. 139).
Thompson rappelle que Marx est un acteur politique de son temps : il produit une analyse contextuelle et historique d’un mode du capital : le capitalismeanglais. Pratiquement, il est immergé dans les débats de l’A.I.T. qui alimentent son travail et ses perspectives théoriques : il y a bien un dialogue entre les faits, l’expérience et la théorie. La césure est donc là : à l’intérieur du Capital, entre l’analyse concrète et historique du mode de production anglais et les catégories de l’économie bourgeoise. Le Capital suit plusieurs stratégies discursives différentes qui en font « le produit d’une hybridation théorique » (p. 138).
Dans ces pages, l’enjeu pour Thompson réside dans la fondation d’un matérialisme proprement historique qui soit capable de prendre en compte les structures et les processus. Cette lecture critiques’accompagne alors d’une défense d’Engels, qui, dans ses lettres, relevait déjà le risque pour le marxisme « d’être prisonnier des catégories du Capital » s’il ne trouvait pas un vocabulaire commun capable de fusionner structure et processus, économie politique et matérialisme historique. En relevant les silences de Marx et les pièges de la contre structure, c’est un vaste chantier qu’ouvre Thompson. Si celui-ci reste ouvert encore aujourd’hui, force est de constater que la discipline historique n’en est pas la force principale. L’invention d’un matérialisme historico-géographique12, par exemple, voyant dans l’espace l’un de ces silences de la théorie marxiste, semble poursuivre au mieux le souhait que formulait Thompson.
Agence vs Träger ?
Dans un dernier temps, nous souhaitons ouvrir notre propos sur les implications politiques de Misère de la Théorie. L’humanisme revendiqué par Thompson n’est pas un humanisme « naïf » ou bourgeois mais un terme visant à polémiquer contre l’agencement structuraliste de Lire le Capital en vue d’une plus grande disponibilité aux possibilités pratiques, proprement politiques, de la classe ouvrière. Nous pouvons ainsi saisir certains passages de Lire le Capital sous un angle directement critique :
« Le sujet, l’agent de la production, est défini ici (dans Le Capital) et en plusieurs autres textes comme un support (Träger). (…) Le sujet n’est que le support des rapports de production constitutifs de l’objectivité économique »13.
Ou encore, plus loin :
« le sujet perd l’épaisseur substantielle qui faisait de lui le principe constituant de toute objectivité, de toute substantialité, pour ne garder que la mince réalité d’un support »14.
Althusser et Rancière, du moins à l’époque de Lire le Capital, bataillent, selon Thompson, contre l’historicisme et avancent l’idée d’un procès sans sujet.
« Les événements humains sont le processus mais la pratiques humaine (…) ne contribue en rien à ce processus » (cité p. 179 de Misère de la théorie).
Si les choses ne sont cependant pas figées une fois pour toutes, c’est qu’Althusser suppose une Providence, un Destin à l’œuvre. Le mouvement circulaire, clos, est actionné par le levier des contradictions économiques. Ce mouvement demeure sans sujet, dépourvu de l’épaisseur subjective des faits entendus par le sens commun. Thompson remet en cause avec force le concept de « support » (Träger) : les hommes ne sont pas uniquement les supports de rapports de production. Ils se définissent en partie par leur place dans l’appareil de production, certes, mais cette place n’épuise pas la définition, même « en dernière instance », de leur réalité, de leur vécu et de leur puissance d’agir. Les sujets sont sans cesse pris dans de multiple déterminations (de genre, de race, de sexe…) qui excédent souvent leur position au sein de l’appareil productif. Une femme, mariée, avec des enfants et ouvrière, se définit par sa façon de ruser, de s’enliser, de perdre ou de batailler face à toutes les structures dans lesquelles elle est prise. En aucun cas sa conscience n’est déterminée par le seul rapport de production : sa conscience sociale vient de sa pratique réelle, de sa façon d’entendre et de manœuvrer avec les pressions qui l’entourent. Thompson ouvre alors la voie à une explication sollicitant plusieurs causes, une diversité d’explications pour une même réalité. Ce faisant, il accorde une épaisseur concrète au sujet historique.
Misère de la théorie au présent ?
A la première lecture, le Misère de la théorie de Thompson semble être polémique. Or, en tentant de rendre certaines grandes lignes de force du texte, nous avons voulu montrer que cet ouvrage permettait d’enrichir le bilan critique d’un certain althussérisme : celui de Pour Marx et Lire le Capital. Les Eléments d’auto-critique, ou encore les textes tardifs sur le matérialisme aléatoire permettent déjà en partie cette critique. Force est de constater que les développements postérieurs de l’althusserisme, qu’ils soient marxistes15 ou non16, ne conduiront pas a cette sorte de « stalinisme de l’esprit » que diagnostiquait exagérément Thompson.
Cependant, les pistes pour une histoire matérialiste esquissées ici, en défendant une version alternative du marxisme, en particulier de la pratique du chercheur soucieux de rendre compte de la parole ouvrière, ne semblent rien avoir perdues de leurs tranchant pour prévenir toutes tentations théoricistes, qui sont autant de tentatives de clôture du marxisme sur lui même.
Nos contenus sont placés sous la licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 3.0 FR). Toute parution peut être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.
à voir aussi
références
⇧1 | Ernst Bloch, « Le principe espérance », 1954-1959. |
---|---|
⇧2 | Sur les batailles au sein de la New Left Review, voir Jonathan Martineau (dir.), Marxisme anglo-saxon : figures contemporaines, Montréal, Lux humanités, 2013. |
⇧3 | Terme difficile à traduire. Cf. entrée « agency » in Vocabulaire européen des philosophes, Etienne Balibar et Sandra Laugier. |
⇧4 | Pour Marx, Lire le Capital. Pour nuancer ce point, lire : Althusser : une nouvelle pratique de la philosophie entre politique et idéologie. Conversation avec Étienne Balibar et Yves Duroux (Partie I) in Groupe de recherche matérialiste. |
⇧5 | Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Points, 2012. |
⇧6 | Jacques Rancière, La leçon d’Althusser, Paris, La Fabrique, 2012. |
⇧7 | Raymond Williams, Culture et Matérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009. |
⇧8 | Le Black Act punissait de pendaison le braconnage des cerfs dans les forêts royale criminalisant ainsi l’atteinte à la propriété. |
⇧9 | E.P. Thompson, La guerre des forêts, luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, Paris, La Découverte, 2014. |
⇧10 | In Correspondance, Editions Sociales, 1971-1989, Tome 1, p. 455. Cité p. 120 |
⇧11 | Pour une autre réponse marxiste à la problématique de la structure et du processus, de la perspective synchronique et diachronique, voir l’apport essentiel de Fredric Jameson dans L’Inconscient politique, le récit comme acte socialement symbolique, Paris, Questions théoriques, 2012. |
⇧12 | David Harvey, Géographie et capital, vers un matérialisme historico-géographique, Paris, Syllepse, 2010. |
⇧13 | J. Rancière, « Le concept de critique »in Lire le Capital, PUF. Paris, 2008, p. 154 – La fonction de sujet. |
⇧14 | Ibid. |
⇧15 | Voir l’apport de F. Jameson, L’Inconscient politique, le récit comme acte socialement symbolique, Paris, Questions théoriques, 2012. Pour nous, la discussion la plus intéressante sur l’héritage du structuralisme althusserien, autant que son appropriation la plus « hérétique » procédant par sur-impression d’une « philosophie de l’histoire » lukàcsienne et du marxisme structurale althusserien. |
⇧16 | Lire J. Butler, La vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, collection Non & Non, 2010. Notamment la discussion sur la doctrine althusserienne de l’interpellation au chapitre IV : « »La conscience fait de nous tous des sujets », l’assujettissement selon Althusser ». |