À la mémoire d’Ernest Mandel
Discours prononcé par Livio Maitan, au nom de la direction de la IVème Internationale, lors de l’enterrement d’Ernest Mandel au cimetière du Père Lachaise, à Paris, en septembre 1995, devant plusieurs milliers de personnes.
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La manifestation émouvante à laquelle nous participons, se déroule un peu plus de deux mois après la disparition de notre camarade et ami Ernest Mandel. Le temps écoulé n’a guère émoussé le sentiment de vide que nous avons éprouvé et que nous allons éprouver pour longtemps. Il a atténué l’affliction qui nous a frappés en apprenant la triste nouvelle. Il nous permet donc, dans ce haut lieu qui évoque tant de souvenirs aux militants du mouvement ouvrier français et international, de réfléchir sur la signification de la vie et de l’œuvre du camarade qui est arrivé à la fin d’un chemin parcouru avec la cohérence la plus rigoureuse.
La trajectoire de toute personne est déterminée par ses traits individuels, ses qualités intellectuelles et sa sensibilité, mais en même temps par le cadre contraignant du contexte historique où elle vit. Libre aux partisans d’un individualisme débridé, si répandu à une époque de recul politique et d’éclipse culturelle et morale, d’ignorer cette vérité première !
Tous ceux qui ont connu Ernest Mandel ont pu apprécier l’ampleur éblouissante de ses connaissance et son intelligence lumineuse. Mais si tant d’hommes et de femmes, de différentes affiliations politiques et sensibilités culturelles, sont ici présents, c’est parce qu’il a mis ses qualités au service du mouvement ouvrier et révolutionnaire, d’une lutte sans répit contre la sauvagerie du capitalisme et pour une société socialiste. Il a vu le jour lorsque s’étaient produits deux événements majeurs qui ont marqué l’histoire de notre siècle : l’échec de la révolution en Allemagne, prélude à la victoire du nazisme, et le début de la dynamique perverse qui aboutira soixante-dix ans plus tard à l’éclatement de l’Union Soviétique. Ce sont, en dernière analyse, ces deux événements qui ont pesé sur les choix faits, dans un sens ou dans l’autre, par les jeunes générations dans l’interlude tourmenté entre les deux guerres mondiales. Et c’est vers la fin de cette période qu’Ernest Mandel forme sa conscience politique. En tant que jeune qui déjà s’inspire d’idées socialistes et en tant que juif il ne peut que rejeter le fascisme dans tous ses avatars et qu’être bouleversé par la victoire de Franco en Espagne. Face à l’une des plus grandes tragédie de l’histoire, la deuxième guerre mondiale, il confirme son choix politique et moral de lutter pour renverser une société qui engendrait tant de monstres et plongeait le monde dans un délire de massacres et de destructions.
Alain Krivine a rappelé les étapes marquantes de son activité militante, multiforme et inépuisable. Peut-être, quelqu’un fera à son égard la même réflexion qui a été faite à l’égard d’autres théoriciens du mouvement ouvrier, notamment de Léon Trotsky : dommage qu’un homme intellectuellement si doué ait sacrifié une grande partie de son temps pour participer aux vicissitudes de petites organisations sans influence majeure. Dommage que des gens qui se veulent éclairés ne comprennent pas que l’appartenance à une organisation, à un mouvement donne tout son sens à l’activité intellectuelle elle-même, en constitue la lymphe vitale.
La compréhension de la fécondité d’une telle symbiose est la clé d’interprétation de la personnalité d’Ernest Mandel. Permettez à la personne qui vous parle et qui a travaillé coude-à-coude avec lui pendant presque cinquante ans de dire tout simplement : sans le mouvement marxiste révolutionnaire de la IVe Internationale le Mandel que nous avons connu n’aurait pas existé et sans lui la IVe Internationale n’aurait pas pu parcourir son chemin depuis la deuxième guerre mondiale à nos jours. Permettez moi aussi de mentionner ce qu’a écrit dans son message à cette manifestation Fausto Bertinotti, secrétaire du Parti de la refondation communiste d’Italie, auquel moi-même j’appartiens : « L’histoire personnelle d’Ernest Mandel est un fragment splendide de cet effort immense que tout au long de ce siècle ont fait des femmes, des hommes, des peuples, des classes dominées ».
Sans la moindre prétention de dresser un bilan de son oeuvre, rappelons quelques-unes de ses contributions théoriques. A la fin de la guerre c’est lui qui a contribué le plus à la critique sous un angle révolutionnaire de la société de transition bureaucratisée en Union Soviétique. C’est lui l’auteur d’une résolution d’avril 1948 qui, tout en n’ignorant pas les acquis d’une économie non capitaliste planifiée, indiquait que la couche sociale dominante constituait déjà un frein relatif à la croissance économique et sociale et deviendrait finalement un frein absolu. Il n’y avait pas beaucoup de gens dans le mouvement ouvrier disposés à accepter un tel jugement à un moment où était encore si vif le souvenir de l’épopée de Stalingrad et où la reconstruction du pays après les ruines de la guerre se déroulait à un rythme très rapide.
C’est dans les années 1960 et 1970 qu’Ernest Mandel a atteint sa maturité comme théoricien de l’économie. C’est à cette époque qu’il a écrit Das Spatkapitalismus (traduit en français sous le titre : Le troisième âge du capitalisme). Ce livre fut et reste l’analyse la plus systématique et la plus clairvoyante de ce qu’on appelait alors le néocapitalisme, c’est-à-dire un capitalisme qui, d’après ses apologistes, avait désormais surmonté ses contradictions classiques, dont l’éclatement des crises périodiques et le fléau du chômage. Démystifier ce mythe n’était pas à l’époque une tâche facile, mais Ernest Mandel l’a accomplie avec rigueur méthodologique et courage politique. Par la suite, il devait parachever son oeuvre en reprenant et en enrichissant par une dimension sociale et politique cette théorie des ondes longues qui est un outil irremplaçable pour comprendre les vicissitudes de l’économie capitaliste depuis plus d’un siècle et plus particulièrement après la deuxième guerre mondiale.
Un dernier exemple nous ramène sur un terrain plus directement politique. Au début des années 1960 l’une de ses contributions majeures a été la définition de l’idée de dialectique de la révolution mondiale. Une telle idée, une telle terminologie peuvent susciter aujourd’hui des réactions sceptiques. Mais le problème abordé par notre camarade était celui du lien intrinsèque entre des luttes à la dynamique antisystémique menées par la classe ouvrière dans les pays dits industrialisés, la lutte contre l’exploitation et l’oppression impérialistes dans les pays sous-développés et la lutte contre la domination bureaucratique dans les pays où le capitalisme n’existait plus. S’agissait-il d’un schéma livresque, d’un espoir fantaisiste ? Absolument pas ! C’était un effort pour percevoir, en partant d’une analyse matérialiste dans une optique révolutionnaire, des potentialités réelles. Qu’elles fussent réelles l’ont prouvé les événements de la fin des années 1960 et du début des années 1970, lorsqu’une convergence s’est effectivement produite entre des mouvements puissants comme mai 1968 en France et l’automne ouvrier en Italie, le printemps de Prague et la lutte indomptable du peuple vietnamien. Et c’est justement quand cette convergence s’est dissoute que les mouvements ouvriers et anti-impérialistes se sont enlisés dans une phase de déclin et de recul d’où il ne sont pas encore sortis.
Pour lui rendre hommage tout en relativisant cet hommage, on a écrit que Mandel a été le dernier des marxistes classiques. Lui, il aurait accepté cette définition comme l’éloge le plus grand. En effet, tout au long de sa vie il s’est efforcé de se relier aux meilleures traditions de l’histoire du mouvement ouvrier et aux acquis de ses théoriciens sans cesser pour autant de souligner l’exigence d’aborder les nouveaux problèmes qui se posent sous une forme de plus en plus pressante.
S’il aura été ou non le dernier des marxistes classiques, nous n’avons pas la prétention de l’affirmer nous-mêmes aujourd’hui. Mais nous pouvons, nous devons affirmer que si le mouvement ouvrier continue à vivre et à lutter, s’il sait entreprendre l’oeuvre de refondation et de reconstruction historiquement nécessaire, alors il y aura de nouveaux théoriciens marxistes, de nouveaux dirigeants, de nouveaux cadres, des centaine de milliers, voire des millions de militants de générations nouvelles qui s’engageront dans la lutte qui a été la raison d’être d’Ernest Mandel.
Aux jeunes qui sont ici avec nous ce matin nous transmettons, au nom du camarade qui nous a quittés, ce message : le monde où le sort nous a fait naître et vivre ne peut pas, ne doit pas être accepté, nous devons lutter avec toutes nos forces pour le révolutionner, le transformer de fond en comble. Cette tâche ne pourra pas être accomplie par les générations qui ont mené des combats avant vous, en arrachant de haute lutte des conquêtes importantes, mais qui portent maintenant un lourd fardeau d’échecs et de déceptions. C’est votre tâche à vous, aux générations nouvelles qui doivent féconder l’héritage du passé, donc aussi celui du camarade dont nous n’entendrons plus la voix et auquel nous adressons avec la plus grande émotion notre ultime salut.