« Faire une analyse marxiste de la pensée du jeune Marx ». Entretien avec Michael Löwy
Les Éditions sociales viennent de rééditer le livre de Michael Löwy La théorie de la révolution chez le jeune Marx. C’est l’occasion pour nous de poser quelques questions à son auteur sur la démarche qui avait été la sienne à l’époque, les rapports entre son ancrage militant et son appropriation de la pensée de Marx, la place du « moment romantique » dans sa critique du capitalisme, et d’autres choses encore.
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Votre ouvrage La théorie de la révolution chez le jeune Marx, qui paraît aux Éditions sociales, est une réédition de votre thèse de doctorat, réalisée sous la direction de Lucien Goldmann, et initialement publiée en 1970 chez Maspero. Pourriez-vous revenir sur les circonstances de la rédaction de ce travail, ainsi que sur ce que fut sa réception à l’époque ?
Je suis né au Brésil, et j’ai fait mes études à l’Université de São Paulo (1955-60). En 1961 je pars pour la France (avec une bourse d’études), avec un projet très précis et défini : faire un doctorat sur le jeune Marx avec Lucien Goldmann. Sauf erreur, je pense que j’ai été son premier doctorant. Il m’a reçu pour une première conversation, et après avoir vérifié que je connaissais bien l’allemand (ce fut ma langue maternelle dans mon enfance), a accepté de diriger ma thèse. J’ai suivi ses cours à l’Ecole des Hautes Etudes qui portaient sur Marx et le marxisme ; un peu plus tard, vers 1963, il a changé pour la sociologie de la littérature, à ma grande déception.
Mon engagement politique au Brésil dans une petite organisation « luxemburgiste » a, dans une large mesure, influencé ma lecture de Marx. En mettant au centre de mon projet l’idée d’auto-émancipation révolutionnaire du prolétariat, je proposais une interprétation « luxemburgiste » de Marx. En même temps, j’ai essayé de suivre, au plus près, la méthode de sociologie (marxiste) de la culture de Lucien Goldmann, qui analyse les visions du monde présentes dans diverses œuvres culturelles (littérature, philosophie, religion) en rapport avec les classes sociales.
Par exemple, dans son grand classique, Le Dieu Caché, Goldmann avait montré le lien entre la vision du monde tragique d’auteurs proches du jansénisme, comme Racine et Pascal, et la situation sans issue de la noblesse de robe au 17ème siècle. Lucien Goldmann m’a beaucoup aidé à donner forme à cette recherche. Je me considérais comme son disciple ; nous étions tous les deux au PSU, mais pas dans la même tendance. Avec un brin d’ironie, je me désignais comme « néo-goldmannien de gauche »… J’ai écrit la thèse directement en français, avec l’aide d’un jeune normalien, dont j’avais fait la connaissance à ce moment, Régis Debray…
Dans sa rédaction finale, ma thèse avait deux axes étroitement liés :
1) Une hypothèse philosophique : avec les « Thèses sur Feuerbach » (1845), Marx avait formulé, comme le dit Engels, « le germe génial d’une nouvelle conception du monde », qui dépassait aussi bien le matérialisme français du 18ème siècle que l’idéalisme allemand néo-hégélien. L’idée centrale de cette « philosophie de la praxis » (Gramsci) était formulée dans la Thèse III : dans la praxis révolutionnaire coïncident le changement de soi et le changement des circonstances. J’ai essayé de montrer le lien entre la philosophie de la praxis de Marx et l’idée de la révolution comme auto-émancipation de la classe opprimée.
2) Une hypothèse sociologique : la nouvelle vision du monde de Marx, et sa théorie de la révolution, étaient en rapport avec une classe sociale en formation : le prolétariat. C’est en étudiant les expériences concrètes de luttes prolétariennes à son époque, et les écrits des auteurs issus de cette classe (Proudhon, Wilhelm Weitling, Dezamy, etc.) que Marx va s’identifier avec cette classe et se transformer en son principal théoricien. La théorie de la révolution comme auto-émancipation prolétarienne a pour point de départ le mouvement réel (et les premières réflexions) des secteurs les plus avancés de la classe.
Lors de la défense de la thèse, en 1964, mon jury, composé surtout d’historiens (Jacques Droz et Ernest Labrousse) a manifesté des doutes sur la pertinence de l’hypothèse sociologique, mettant en doute l’existence d’un prolétariat à cette époque (les années 1840). Ce fut le cas aussi de mon directeur de thèse, Lucien Goldmann, qui n’était pas du tout convaincu par ma démonstration ! Par contre, mon hypothèse philosophique est passée tout à fait inaperçue. Je ne peux pas me plaindre, le jury m’a donné tout de même la plus haute mention.
Pour des raisons que j’ai encore des difficultés à m’expliquer, ma thèse de 1964 n’a été publiée qu’en 1970, par François Maspero, dans la Bibliothèque socialiste dirigée par Georges Haupt, un autre « luxemburgiste ». Il y a eu très peu de recensions à l’époque. Une, très sympathique, de l’historienne Madeleine Rébérioux et une autre, très amicale, de Sami Naïr, qui avait très bien saisi – mais pour la critiquer – la perspective « luxemburgiste » de mon interprétation de Marx.
Le livre a été traduit en espagnol, italien et japonais, et beaucoup plus tard (dans les années 2000) en portugais et anglais. Je ne pense pas qu’il ait été très lu par mes camarades de la Ligue Communiste, peut-être par le caractère très peu léniniste de mon interprétation de Marx. Dans l’ensemble, je pense que la réception a été un peu ratée, du moins en France. La réception tardive au Brésil a été peut-être plus importante ; encore que mon ami Ruy Fausto philosophe brésilien connu (ex-marxiste), dans une longue recension, s’intéresse uniquement à l’hypothèse sociologique en négligeant la thématique philosophique.
La réception la plus importante de mon livre eut lieu aux États-Unis, par Hal Draper, le grand historien marxiste nord-américain : dans son monumental ouvrage en quatre tomes, Marx’s Theory of Revolution, il a emprunté à mon livre (qu’il cite de l’édition française) non seulement le titre, mais aussi l’importance accordée au principe d’auto-émancipation. Mais j’ajoute qu’au Brésil je lisais régulièrement un journal américain, Labor Action, édité par Hal Draper… Il y a eu influence mutuelle.
Pourriez-vous revenir sur la façon dont ce travail de thèse sur Marx a influencé ou été influencé par votre propre parcours militant ? Quel rôle a-t-il joué dans votre engagement politique – et notamment votre passage au PSU, puis votre adhésion à la LCR et à la Quatrième internationale ?
Comme je l’ai expliqué plus haut, c’est mon parcours militant au Brésil qui a influencé ma thèse sur Marx. Pendant que je travaillais à la thèse, j’ai adhéré au PSU, où je me suis assez vite trouvé dans une aile gauche, la tendance socialiste révolutionnaire, dirigée par un vieux briscard du trotskysme, Michel Lequenne.
Vers 1963, j’ai aussi adhéré à la Voie Communiste, dirigée par un ex-trotskyste, Denis Berger (actif dans les années 1950 dans le soutien au FLN) et par Felix Guattari. Je restais aussi en contact avec mes camarades brésiliens. En 1961, peu avant mon départ du Brésil, j’avais participé à la fondation de la POLOP (« Politique Ouvrière »), la plus large organisation à gauche du PC Brésilien, très influencée par la révolution cubaine. Ma thèse était en rapport avec tous ces engagements, mais elle n’a pas déterminé mon militantisme des années 1960.
Après Mai 68, j’ai rencontré un de mes camarades brésiliens, de passage à Paris, et nous avons décidé d’adhérer à la IVe Internationale. J’avais toujours eu une certaine sympathie pour Trotsky, mais c’est le rôle de la JCR en 1968 qui m’a décidé. L’autre facteur décisif a été le tournant de la IVe Internationale vers la lutte armée en Amérique latine. En 1968-69 j’étais en Angleterre, c’est donc à la section anglaise de la IVe, dirigée par Tariq Ali, que j’ai commencé à militer. Ce n’est qu’en 1969, de retour en France, que j’adhère à la Ligue Communiste.
Par ma culture politique « luxemburgiste » j’ai eu du mal à m’adapter au « léninisme pressé » de la Ligue, mais j’ai été rassuré par la sympathie qu’avait Ernest Mandel pour Rosa Luxemburg… Bref, ce n’est pas à cause de mon livre sur le jeune Marx que j’ai adhéré à la IVe, mais il y a sans doute une certaine affinité entre les deux.
Vous distinguez dans votre ouvrage plusieurs étapes de la genèse de la théorie de la révolution dans la pensée du jeune Marx. Pouvez-vous succinctement nous les résumer ?
L’idée d’une révolution en Allemagne apparaît pour la première fois chez Marx au début de 1844, dans le brillant essai Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, publié dans les Annales Franco-Allemandes. L’Allemagne a besoin, selon Marx, d’une émancipation humaine, beaucoup plus radicale que la simple émancipation politique, visant l’abolition de la monarchie absolutiste.
La seule classe révolutionnaire c’est, à ses yeux, le prolétariat, mais il doit être éclairé par la philosophie, qui tombe comme un éclair sur le « naïf terrain populaire ». La révolution, écrit-il, nait dans la tête du philosophe, avant de s’emparer des masses : « la théorie se change en force matérielle dès qu’elle saisit les masses (…). En effet, les révolutions ont besoin d’un élément passif, d’une base matérielle ». Cette vision de la révolution, typiquement idéaliste néo-hégélienne, attribue ainsi le rôle « actif » à la philosophie, qui met en mouvement les masses, « élément passif ».
Le jeune Marx commence à dépasser cette vision néo-hégelienne de gauche au cours des années 1844-45, au fur et à mesure qu’il rencontre des ouvriers communistes à Paris, qu’il découvre le chartisme grâce à Friedrich Engels, et qu’il lit le plaidoyer de Flora Tristan pour l’Union Ouvrière, ainsi que des écrits prolétariens communistes (Wilhelm Weitling). Mais l’événement décisif, qui provoquera un véritable tournant de sa pensée, c’est, selon moi, la révolte des tisserands silésiens de juin 1844. Dans l’article polémique contre Ruge qu’il publie peu après dans le journal Vorwärts, – édité par des exilés allemands de gauche à Paris – il salue avec enthousiasme cet événement et ajoute ce commentaire :
« Ce n’est que dans le socialisme qu’un peuple philosophique peut trouver sa pratique adéquate ; et ce n’est donc que dans le prolétariat qu’il peut trouver l’élément actif de son affranchissement »[1].
Cette affirmation comporte trois éléments nouveaux décisifs par rapport à ses conceptions dans les articles des Annales Franco-allemandes :
- La révolution ne commence pas dans la « tête du philosophe » puisque le peuple lui-même est philosophique.
- Le socialisme n’est pas une pure « théorie », mais une praxis.
- Le prolétariat n’est plus l’élément « passif » mais l’élément actif de l’émancipation.
Cette rupture politique avec le néo-hégélianisme (représenté ici par Arnold Ruge) va ouvrir le chemin pour la rupture philosophique, qui aura lieu quelques mois plus tard, avec les Thèses sur Feuerbach – après un bref passage par ce qu’on pourrait considérer comme une adhésion a-critique au matérialisme « français », dans La Sainte Famille (1845).
Dans les Thèses sur Feuerbach (1845) le jeune Marx va formuler donc une nouvelle vision du monde, la philosophie de la praxis, dépassant – dans le sens de l’Aufhebung dialectique (négation, conservation, dépassement) – le matérialisme et l’idéalisme antérieurs. Il proclame ainsi dans la Thèse III : « dans la praxis révolutionnaire coïncident la transformation des circonstances et des hommes ». La portée politique de cette thèse va être explicitée dans L’Idéologie Allemande (1846):
« Pour la production massive de cette conscience communiste aussi bien que pour la réalisation de la chose elle-même, il faut un changement massif des hommes, qui ne peut s’opérer que dans un mouvement pratique, dans une révolution : la révolution n’est donc pas seulement nécessaire parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de renverser la classe dominante mais encore parce que la classe subversive ne peut réussir que par une révolution à se débarrasser de tout le vieux fatras et à devenir capable d’effectuer une nouvelle fondation de la société »[2].
C’est donc à ce moment que prend forme, chez le jeune Marx, la fusion entre la philosophie de la praxis et la conception de la révolution comme auto-émancipation de la classe opprimée.
Vous dites à un endroit reprendre à votre compte la fameuse idée formulée par Louis Althusser de l’existence d’une « coupure épistémologique » au sein de l’œuvre de Marx, entre ses écrits de jeunesse et ceux sa maturité, tout en précisant que vous l’interprétez en des termes très différents de ceux définis par l’auteur de Pour Marx. Comment comprenez-vous l’apparition de cette coupure à partir de la méthode sociologique et historique que convoquez ?
Je refuse catégoriquement la thèse althussérienne d’une « coupure » entre le jeune Marx et le Marx « de la maturité » en tant que séparation entre « idéologie » et « science ». J’ai polémiqué contre cette vision, profondément positiviste, dans différents essais des années 1970. Je refuse de définir la pensée du jeune Marx comme « idéologie » et celle du Marx auteur du Capital comme « science ».
Je situe la coupure épistémologique dans le parcours philosophique et politique du jeune Marx lui-même : c’est l’avènement, en 1845-46, d’une nouvelle vision du monde, qu’on peut appeler « matérialisme historique » ou philosophie de la praxis, qui dépasse à la fois le matérialisme et l’idéalisme antérieurs. Comme j’essaie de l’expliquer, cette « coupure » n’est pas un pur produit de la « théorie », une « découverte scientifique » comparable à celles de Lavoisier (comme le pense Althusser), mais résulte de l’interaction de Marx avec les secteurs les plus avancés du mouvement prolétarien de son époque.
En 1970, vous introduisiez ce travail en disant avoir essayé de produire une « analyse marxiste de la genèse du marxisme lui-même ». Plus précisément, vous entreprenez dans ce livre de réinscrire la pensée du jeune Marx dans le contexte non seulement idéologique, mais aussi social et historique de son émergence. Il semble qu’on peut voir dans cette entreprise une tentative « goldmannienne » – et vous-même avez souvent reconnu votre dette à l’égard de la pensée de Lucien Goldmann.
Dans son livre Le Dieu caché de 1955, cependant, ce que Goldmann entreprenait était une analyse sociologique et matérialiste du jansénisme comme idéologie d’une noblesse de robe écartée du pouvoir par la monarchie, dont il cherchait à retrouver la vision tragique du monde dans pensée de Pascal et le théâtre de Racine. Il semble aussi que le rapport que Goldmann voulait mettre en évidence s’établissait avant tout entre une construction idéologique (le jansénisme) et la situation historique d’une fraction de classe sociale (la noblesse de robe).
Est-il possible de procéder de façon analogue pour comprendre la façon dont la pensée, et même un élément précis de la conception politique d’un individu, la théorie de la révolution chez Marx, serait l’expression idéologique de la situation de toute une classe sociale, le prolétariat – classe à laquelle d’ailleurs, comme vous le notez vous-même, Marx n’appartenait pas ?
Comme je l’ai déjà évoqué, Lucien Goldmann ne partageait pas mon analyse de la pensée révolutionnaire du jeune Marx comme expression des luttes les plus avancées du prolétariat de son époque. Il a exprimé ses doutes lors de la soutenance de ma thèse, et plus tard, dans une conférence de 1969 (« Révolution et Bureaucratie ») :
« Comment est né le marxisme ? à quoi correspond la pensée de Marx ? Il y a une réponse courante (il y a même une thèse qui a été faite chez moi à ce sujet, par Michael Löwy et qui a essayé de me convaincre) selon laquelle Marx exprimerait la pensée du prolétariat. Que Marx assigne au prolétariat une place révolutionnaire fondamentale, c’est évident ; mais que cette pensée soit, au moment où elle est née en France, en Angleterre, la pensée du prolétariat (parce que pour Marx, et comme j’ai essayé de le montrer dans toutes mes analyse historiques, ce sont toujours les groupes sociaux qui élaborent les grandes catégories), que les catégories du socialisme français en général de cette époque – la grande renaissance du socialisme se situe en France dans la première moitié du XIXème siècle – aient été élaborées par le prolétariat, je n’en suis pas sûr. Mais en tout cas c’est un problème important. Comment est née la pensée marxiste, à partir d’une pensée qui a été l’aile gauche de la pensée démocratique bourgeoise, des néo-hégéliens en Allemagne et du socialisme démocratique français ? »[3].
Contrairement à mon maître, je ne pense pas que la pensée marxiste est née comme l’aile gauche de la pensée démocratique bourgeoise… Cela peut s’appliquer, peut-être, au Marx de 1841-42, quand il était rédacteur de la Gazette Rhénane, mais pas au jeune Marx à partir de 1843-44, quand il se rallie au communisme. Certes, Marx n’était pas prolétaire lui-même, mais ce qui définit une pensée ce n’est pas l’origine sociale de l’intellectuel mais la classe sociale avec laquelle il s’identifie. Kropotkine était un prince issu de l’aristocratie russe, mais il a choisi le camp des classes subalternes ; le même vaut pour l’industriel Friedrich Engels, et le journaliste Karl Marx. D’ailleurs, Racine lui-même ne faisait pas partie de la noblesse de robe (même s’il fut éduqué à Port-Royal par des jansénistes).
Les intellectuels ne sont pas une classe sociale, mais une catégorie sociale définie par des critères extra-économiques. Ils fournissent les armes idéologiques aux diverses classes sociales qui s’affrontent. L’itinéraire socio-politique du jeune Marx, sa rupture avec la bourgeoisie libérale, son adhésion à l’hégélianisme de gauche, et finalement sa découverte du communisme et du prolétariat vont le transformer en théoricien d’une classe qui commence, à ce moment, à se manifester par ses luttes et par une réflexion socialiste. La révolution n’aurait pu surgir dans la tête du philosophe Marx, s’il n’y avait pas existé, dans la réalité socio-historique des années 1840 en Europe, les débuts d’un mouvement prolétarien à vocation subversive.
Il est intéressant de noter qu’un penseur prussien conservateur, Lorenz von Stein, dans un livre publié en 1842[4] – et attentivement lu par Marx vers 1844-45 – avait expliqué l’essor des doctrines communistes en France comme l’expression de « l’entrée en scène du prolétariat autonome ». Certes, ce prolétariat n’est pas l’ouvrier industriel de la fin du 19ème e siècle, il est encore proche de l’artisanat ou du salariat de la manufacture, mais il commence déjà à surgir comme classe sociale distincte.
Si l’on essaie de faire une analyse marxiste de la pensée de Marx, on ne peut pas l’expliquer par le travail solitaire d’une espèce de Lavoisier des sciences sociales, ni par « l’influence » de Hegel, Ricardo et Fourier. Il faudrait la situer dans son contexte social et historique, en rapport avec les luttes de classe de son époque. Cela ne réduit pas sa pensée à un « reflet » des conditions sociales : la pensée, la philosophie, la théorie politique ont une certaine autonomie par rapport à ces conditions. Elles se développent dans une sphère propre, en discussion avec d’autres philosophies et théories.
Dans votre préface à la nouvelle édition, vous indiquez que, depuis la rédaction de ce livre, c’est aussi votre lecture du jeune Marx qui a changé. Vous mentionnez notamment l’importance qu’a eue pour vous la découverte d’une tradition critique de la société capitaliste que vous qualifiez de « romantique », et à laquelle vous avez consacré plusieurs ouvrages. Vous dites aussi que cet aspect romantique n’est pas absent de la pensée du jeune Marx. De quelle façon et dans quelle mesure la pensée de Marx antérieure au Capital vous semble-t-elle s’inscrire dans cette constellation romantique particulière ?
J’entends par romantisme non une école littéraire du début du 19ème siècle, mais une vision du monde qui proteste contre la modernité capitaliste au nom de valeurs sociales ou culturelles précapitalistes. Une des meilleures définitions marxistes du romantisme se trouve chez… Marx lui-même, dans les Grundrisse. Marx n’était pas romantique, mais il reconnaissait à la critique romantique une certaine pertinence. Voici ce qu’il écrivait dans les Fondements de la critique de l’économie politique (1857-58) :
« A des stades antérieurs de développement, l’individu apparait plus complet parce qu’il n’a pas justement élaboré la plénitude de ses relations et n’a pas encore fait face à celles-ci en tant que puissances et rapports sociaux indépendants de lui. Il est aussi ridicule d’avoir la nostalgie de cette plénitude originelle que de croire qu’il faille en rester au total dénuement d’aujourd’hui. Le point de vue bourgeois n’a jamais dépassé l’opposition à cette vue romantique (Über den Gegensatz gegen jene romantische Ansicht ist die bürgerliche nie Herausgekommen), et c’est pourquoi c’est cette dernière qui constitue sa légitime antithèse (berechtigeter Gegensatz) et l’accompagnera jusqu’à sa fin bienheureuse»[5].
Ce passage est intéressant à plusieurs égards : dans un premier moment, il reprend l’argument romantique sur la « plénitude » du passé précapitaliste ; dans un deuxième temps, il renvoie dos-à-dos l’illusion romantique du retour au passé et l’apologie bourgeoise du présent. Finalement, il considère la critique romantique du monde bourgeois comme légitime et comme une sorte de contrepoint négatif de celui-ci, qui l’accompagnera jusqu’au bout, c’est-à-dire tant qu’existera la société bourgeoise. Ce qui explique pourquoi le romantisme n’a pas disparu en 1830, ou 1848, comme le prétendent les historiens de la littérature, mais persiste, sous des formes nouvelles, jusqu’à aujourd’hui.
Des biographes de Marx semblent réduire son rapport au romantisme à ses poèmes des années 1830. En fait, on trouve dans les écrits philosophiques et politiques du jeune Marx de nombreux thèmes inspirés par la critique romantique de la civilisation capitaliste. C’est le cas, notamment, de la dénonciation du caractère brutalement quantificateur de l’ethos bourgeois, la dissolution de toutes les valeurs qualitatives – culturelles, sociales ou morales – par la seule valeur quantitative, mesurée par l’argent. C’est une problématique largement développée dans les Manuscrits de 1844, mais on la retrouve aussi dans un étonnant passage de Misère de la Philosophie (1847) :
« C’est le temps où les choses qui jusqu’alors étaient […] données mais jamais vendues, acquises mais jamais achetées – vertu, amour, opinion, science, conscience, etc. – où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle […] »[6].
Ou encore dans les célèbres lignes du Manifeste du parti communiste qui dénoncent une société envahie par les « eaux glacés du calcul égoïste », où le seul lien entre les êtres humains qui subsiste est le « paiement au comptant », le cash nexus, bref, une société dont la classe dominante, la bourgeoisie « a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange »[7]. Ce qui caractérise ces critiques comme romantiques, c’est la comparaison – implicite ou explicite – avec un passé précapitaliste, où cette corruption des rapports sociaux n’avait pas encore eu lieu.
Cet aspect de la réflexion du jeune Marx était encore absent dans ma thèse de doctorat… Ce n’est qu’au cours des années 1970 que j’ai découvert le « moment romantique » chez Marx.
Entre la première publication de ce livre et aujourd’hui, le paradigme social et politique a profondément changé, en France, en Europe et dans le monde. Vous signalez notamment dans votre nouvelle préface comme facteur important de ce changement de paradigme la chute de l’URSS et de l’« infâme mur berlinois ». La fin des régimes se réclamant du marxisme, dites-vous, pourrait être l’occasion d’une redécouverte du « message marxien originaire ».
Dans le même temps, toutefois, vous appelez aussi à corriger les « nombreuses lacunes, limitations et insuffisances de Marx » en s’intéressant aux traditions révolutionnaires non-marxistes. Comment articulez-vous ces deux propositions ?
Ces deux propositions ne me semblent pas contradictoires… Je pense en effet que le « message marxien originaire » – la théorie de la révolution comme auto-émancipations des opprimés – reste d’actualité. La « chute du mur » a confirmé l’intuition de Marx : on ne peut pas « construire le socialisme » sans le peuple travailleur (ou contre lui), sans une véritable démocratie révolutionnaire – dont la Commune de Paris de 1871 avait donné le premier exemple historique.
Cependant, je pense que cet héritage marxien du 19ème siècle doit être complété par les contributions des marxistes du 20ème siècle : le marxisme est une pensée en mouvement, qui ne s’arrête pas à la mort de Marx et Engels. Il est aussi une pensée ouverte, capable d’intégrer (de manière critique) les apports des autres courants révolutionnaires : les socialismes et féminismes utopiques, les socialismes libertaires et les socialismes romantiques (William Morris, Charles Péguy, Georges Sorel, Bernard Lazare, Gustav Landauer), ainsi que les apports des sciences humaines, de Max Weber à Sigmund Freud, pour citer deux exemples évidents.
Un mot sur la question écologique. Elle est présente dans les écrits de Marx, comme l’ont montré les travaux de John Bellamy Foster, Paul Burkett et Kohei Saito, surtout à partir des années 1860. Mais elle n’occupe qu’une place marginale dans son œuvre, ce qui s’explique aisément par le fait que la crise écologique n’était pas, à son époque, comme elle l’est aujourd’hui, une question sociale et politique décisive. Le marxisme du 21ème siècle ne peut qu’être un éco-marxisme, c’est à dire, une théorie qui met la question de la destruction des écosystèmes et du changement climatique au centre de la réflexion sur le capitalisme et sur l’alternative socialiste.
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Entretien réalisé par Léo Texier.
Michael Löwy est sociologue et directeur de recherches émérite au CNRS. Les thèmes de ses travaux portent notamment sur la culture juive en Europe centrale (à travers des études consacrées à des auteurs tels que Franz Kafka ou Walter Benjamin), l’histoire du marxisme et du communisme (dans des ouvrages consacrés à des figures telles que Che Guevara ou Rosa Luxemburg), l’histoire du romantisme révolutionnaire ou encore la sociologie des religions. Autant de travaux importants pour lesquels il a obtenu divers prix et notamment en 1994 une médaille d’argent du CNRS ou, plus récemment, en 2020, le prix européen Walter Benjamin pour son ouvrage La Révolution est le frein d’urgence, paru aux Éditions de l’éclat en 2019.
Notes
[1] Karl Marx, « Randglossen zu den Artikel ‘Der König von Preussen und die Sozialreform’ von einen Preussen », MEGA I.2 p. 459. Traduction française : « Gloses critiques en marge de l’article ‘Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien », traduction de Maximilien Rubel, in Karl Marx, Œuvres, t. III, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1982, p. 413.
[2] Marx, Engels, L’Idéologie Allemande, trad. Gilbert Badia et al, Paris, Editions Sociales, 1968, p. 68.
[3] Lucien Goldmann, « Révolution et bureaucratie », in L’Homme et la société, n° 21, 1971, p. 80.
[4] Lorenz von Stein, Der Socialismus und Communismus des heutigen Frankreichs: ein Beitrag zur Zeitgeschichte; Leipzig, Otto Wigand, 1842 (disponible en ligne).
[5] Karl Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, in MEW, t. 42, p. 95-96; traduction française sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebre : Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, « Grundrisse », t. 1, Paris, Editions sociales, 1980, p. 99 (traduction modifiée).
[6] Karl Marx, Misère de la philosophie, Paris, Editions sociales, 1977, p. 46.
[7] « Partout où elle [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale », Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Editions sociales, 1972, p. 33.