Avez-vous lu Mohammed Kenzi ? Un extrait de La menthe sauvage
Quarante ans, c’est le temps qui se sera écoulé entre la parution de La Menthe sauvage de Mohammed Kenzi et la présente réédition, aux éditions Grevis, en mai dernier. Ressorti de l’oubli, le petit ouvrage paraissait, ce n’est pas un hasard, un an après la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme de novembre 1983. Et un an après l’ouvrage d’un autre voisin de bidonville à Nanterre, Medhi Charef, Le Thé au Harem D’archi Ahmed. Génération née en 1953, en Algérie. Mais, dans La Menthe sauvage, l’auteur ne croque pas la banlieue glauque du début des années 1980, le franc-parler des jeunes qui émerge au pied des HLM. Le récit remonte à ses racines profondes, aux origines de cette « génération maudite » de banlieue qui anime de plus en plus les médias et le débat politique alors que s’implante durablement le Front National sur la scène française et dicte depuis l’orientation du débat sur l’immigration.
Plongée rare sur la rive sombre des dites « Trente Glorieuses », La Menthe sauvage traverse l’enfance sous le feu et les balles de la guerre d’Algérie, passe la Méditerranée pour rejoindre la terre de bidonvilles qu’est alors Nanterre, découvre les rues casquées du quartier latin de mai-juin 68 et les étranges étudiants gauchistes de la faculté qui s’est implantée là, au milieu des usines à quelques pas de son bidonville du Pont de Rouen et du froid béton de la « zone ». La Menthe sauvage égraine un paysage d’une noirceur sans fin qui s’assombrit au fil des pages et des découvertes, des rencontres, des luttes mais aussi des désillusions du jeune Kenzi. Jusqu’à un si précoce exil pour fuir l’arrêté d’expulsion qui le vise au début des années 1970.
Récit glacé et glaçant du racisme et des violences systémiques qui se déversent déjà à tous les étages de la société française, de la colonie à la banlieue industrielle, La Menthe sauvage est aussi ce récit cette épopée subjective en terre urbaine. L’auteur fonce à toutes enjambées entre des mondes qu’il découvre, univers si proches et si lointains qui se côtoient alors à Nanterre, « son » monde colonial et immigré, cette hégémonie ouvrière et communiste, ce détonnant milieu étudiant et gauchiste. Fresque prolétarienne d’un genre hybride au milieu du désert de Nanterre, La Menthe sauvage offre un de ces rares points de vue, lucide et glacé, sur ce « passé colonial devenu immigré » qui ne passe pas. Des pérégrinations pour en sortir, en finir avec « l’enclos » du bidonville, le récit est toujours brutal, comme le « béton armé » de la banlieue, « mouvant » comme la « boue » qui les as vus grandir, lui et les siens « pour qui rien ne changera » conclut, amer, La Menthe sauvage.
La Menthe sauvage semble buter au final sur un mur trop grand pour elle, cette fois. Le pessimisme radical, apparente résignation de l’auteur sur le sort collectif réservé aux siens, de La Menthe sauvage n’est pourtant rien d’autre que le reflet de ce versant si souvent oublié des récits de l’immigration. A côté de celui, hégémonique, des « récits de l’intégration » ou des déclassés (individuels) par le haut, fruit de réussites exceptionnelles (par l’école, le savoir, l’argent), La Menthe sauvage est ce versant rouge, plein d’espoir et de désillusions collectives de ces années 60 et 70. Les frontières poreuses du colonial et du postcolonial y croisent le refus précoce du destin ouvrier et de sa surexploitation, le jeune Kenzi y préférant vite les joies et les fureurs de la lutte, des rencontres, avec ses amis, la contre-culture (du bidonville comme de la fac) et le bordel ambiant post-68.
On est loin pourtant d’une fuite en avant soixante-huitarde du déclassé par le haut sorti de son groupe et content d’abandonner sa communauté pour une autre, cliché de « l’intégration » ou de « l’assimilation ». Chez Kenzi, à une période où n’en déplaisent aux slogans « travailleurs immigrés – français : même combat », ces mondes se croisent sans presque jamais se pénétrer, le contact qu’il établit les fait entrer en fusion. Colère, rage, luttes s’éveillent et s’éteignent à la rencontre des étudiants, de 68, des gauchistes, des luttes contre l’impérialisme, et de ces étranges étrangers venus pour étudier ou faire la révolution à proximité de leur bidonville du Pont de Rouen.
Subjectif mais porté par cet horizon collectif, refusant le sort individuel fait à lui et aux siens, La Menthe sauvage entrouvre trop de portes, voit tomber trop de murs, comme celui de l’université au printemps 68, pour s’en retourner à son horizon froid de la banlieue malgré les désillusions. La Menthe sauvage se fait alors récit précurseur de cet impossible renversement ou devenir collectif, de cette crise de l’horizon révolutionnaire qui vient, mêlé ici au destin tragique d’une génération de l’immigration, bientôt engloutie par la banlieue en voie désindustrialisation, par les violences en tous genres, policières, carcérales mais aussi intimes, familiales, scolaires… L’inextinguible soif du jeune Mohammed Kenzi, faite de rage et de colère trop longtemps contenue par « l’enclos » pour se repaître de ses découvertes et de ses illusions, bute sur ce destin collectif qui se fissure, à commencer par le sien, brutalement arrêté par sa propre (auto)expulsion vers la Suisse.
Avec cette réédition, l’auteur signifiait pourtant un certain apaisement : voir enfin ce récit paraître en France, terre si complexe et torturée pour lui. Et un juste retour des choses pour celui qui, dès le début des années 1980, entame La Menthe sauvage avec cette maxime d’un jeune de Nanterre : « On en a marre de voir notre histoire écrite par les autres. On est mûr pour l’écrire nous-mêmes »
Victor Collet, auteur de la postface du livre mais aussi de Nanterre, du bidonville à la cité (Agone, 2019)
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Extrait du premier chapitre
Décembre 1960, l’année où nous sommes partis de notre terre, accompagnés de notre oncle Omar, pour rejoindre notre père qui s’était exilé en métropole. Mon oncle, Miloud, un ancien maquisard, de- venu harki par la force des choses, nous accompagnait ce jour-là. Le soleil au-dessus d’Hadja Maghnia, le mausolée d’une sainte de la région, brillait ; le village tout en bas somnolait et les chaussures qu’on avait achetées la veille nous faisaient atrocement mal. On nous avait « déguisés » pour le voyage. Les vêtements me serraient et je suais dans mon pull de laine ; c’était pénible. Lorsque nous arrivâmes à la petite gare blanche, j’étouffais littéralement dans mon petit costume de tergal rayé. Au bout du pont, la grand-mère nous attendait. Elle avait imbibé son mouchoir d’eau fraîche de la rivière où elle lavait le linge pour gagner sa vie. Je la vois encore, pleurant en me serrant contre elle et en me plaquant son mouchoir mouillé sur mon front. Nous montâmes dans le train. Le wagon était plein d’hommes et de femmes voilées, d’enfants ; sous les banquettes, des poulets ficelés se débattaient. Le train s’ébranla, la mère agitait un coin de son haïk par la fenêtre et ma grand-mère, sur le quai, agitait ses bras au-dessus de sa tête en guise d’adieu. Commença alors pour nous le voyage, la terre ocre se détachait déjà au loin, la locomotive à vapeur laissait derrière elle une fumée épaisse, les secousses violentes nous faisaient sursauter sur les banquettes de bois. Nous jetions un dernier regard plein de larmes sur la mosquée toute blanche qui disparaissait derrière les peupliers plantés le long de la voie. Ma mère s’était assoupie et mes deux petits frères jouaient aux osselets, par terre dans l’allée centrale du wagon. De temps en temps, les regards se croisaient un instant, puis se détournaient, se fixant sur la vitre où défilait le paysage. Mon oncle Omar s’était éclipsé tout au bout du wagon. Il fumait une cigarette. Ça devait être aussi pénible de quitter cette terre qu’il aimait tant. Je crois qu’il ne savait même pas où il était né. C’était un oncle adoptif, un orphelin que mon grand- père avait ramené un soir d’un voyage. Depuis, il faisait partie de la famille. Il surprit mon regard in- quiet et me fit un clin d’œil. Je courus vers lui et me jetai dans ses jambes. Il me frotta les cheveux, me prit dans ses bras et me dit :
– « Faut pas t’en faire, on reviendra un jour, inch Allah ».
Le train continuait à filer à vive allure, la nuit commençait à tomber jetant sa cape noire sur la plaine. Ce fut tard dans la nuit que nous arrivâmes à la gare d’Oran. Nous passâmes notre première nuit d’hôtel dans le quartier arabe. L’établissement était crasseux. Dans la chambre, un grand lit tout défoncé dans lequel nous nous allongeâmes tout habillés près de notre mère. Notre oncle avait filé dans une chambre voisine à laquelle nous n’avions pas accès. Il vint nous ré- veiller au petit matin, puis s’éclipsa pour aller acheter les billets pour la traversée. Nous nous lavâmes dans le lavabo en pierre à l’eau froide. Ce ne fut que l’après-midi que nous embarquâmes sur le paquebot, il y avait une ruée monstre vers la passerelle. Ça se bous- culait au portillon. Nous étions nombreux, ce jour-là, à quitter le sol natal pour le « paradis », la France, terre d’accueil aux multiples visages, à la beauté tant vantée, où se dessinait l’ombre du peuple libre, l’espoir d’une vie meilleure qui faisait courir le tiers-monde. Ils étaient tous là, venus pour la plupart de la région oranaise, avec leurs yeux ronds, leurs visages striés de rides et leurs turbans volumineux sur la tête. La traversée Oran-Marseille fut amère, les êtres enfermés dans ce décor métallique suaient, suffoquaient du fait de la promiscuité. Ils étaient là, couchés à même la tôle, pêle-mêle, la bouche ouverte et la langue sèche. Le voyage de l’espoir s’était transformé en cauchemar où même les plus endurcis tournaient de l’œil. La lumière qui filtrait par le hublot crevait l’épaisse fumée qui enveloppait la cale. Une odeur de pisse et de dégueulis envahissait l’atmosphère. Les hommes affaiblis s’agrippaient aux barres métalliques à chaque tangage. Dans le coin où nous avions trouvé refuge, à l’abri des regards, je me blottissais contre le buste de ma mère. Mes griffes toutes dehors tel un fauve craintif, je lacérais son maigre corps pour fuir cette angoisse qui me tiraillait. J’étais dans les vapes, j’avais mal au cœur et le ventre noué, le nez dans la rigole. Je gerbais sans cesse malgré la pilule que mon oncle m’avait fait avaler avant d’embarquer. Je tremblais à l’idée de sombrer dans cette immense mer. Je me voyais déjà dans le fond, englouti par les eaux et, à chaque secousse, la peur augmentait au bruit de la vague qui venait se déchirer contre la coque. Les femmes voilées gémissaient dans l’ombre en tirant leur progéniture tout contre elles. Mon oncle était venu s’asseoir tout près de nous. Il me parlait pour tuer le temps, il se contait ses rives, rêvait de cette oasis au bout du désert, de la maison d’argile entourée de cactus, derrière la- quelle les femmes venaient se tatouer en cachette. Il parlait de ces signes bizarres qu’elles se gravaient sur le front et qui n’étaient pour lui qu’un langage mystérieux dont elles seules détenaient les symboles. Il me racontait toutes ces histoires afin que je dorme, mais je ne l’écoutais pas. Mon mal de ventre prenait l’allure d’un tourbillon et je voulais sortir de là. Mais c’était impossible, la cale était bouclée, le garde se tenait derrière la grille, droit comme une quille. Un silence pesant s’abattit sur la cale, la fatigue s’était accrochée de tout son poids à mes paupières et je sombrais dans le sommeil. Je dormais paisiblement lorsque retentit la sirène me faisant sursauter. Les gens se pressaient vers la grille, se questionnant mutuellement. Un brou- haha confus nous venait de la cage d’escalier. Sur le pont, il y avait un remue-ménage du diable, les pas résonnaient comme un martèlement, s’amplifiant à travers la cale. Soudain, le garde ouvrit la grille. Un marin habillé tout de blanc nous fit signe de sortir. Nous comprîmes alors que la traversée touchait à sa fin. Nous étions en France, à Marseille et, en émergeant, la lumière nous éblouit. Nos yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité. L’oncle s’était chargé des bagages. Il avait trouvé un jeune compatriote pour l’aider à porter les valises. Nous le suivions à la queue leu leu, comme des ombres. Sur le quai mouillé nous nous dégourdîmes les jambes en attendant que finis- sent les formalités d’usage. Marcher de nouveau, sentir ses jambes était un plaisir, remuer, respirer cet air frais qui venait se cristalliser sur nos joues était une joie, sauf pour ce vieux qui se tenait sur la passerelle, les yeux pleins de larmes, scrutant désespérément l’horizon à la recherche de la terre qu’il avait quittée. Il secouait la tête en récitant des versets du Coran.
Nous prîmes un taxi à la sortie. Après que mon oncle eût montré un bout de papier tout froissé au chauffeur, la voiture s’engouffra dans une ruelle étroite, entre les immeubles aux façades grises. Après un long trajet, le taxi s’arrêta devant un immeuble délabré et nous déposa. C’est là que nous passâmes notre nuit dans un hôtel d’un compatriote de Tlemcen. Notre chambre était tapissée de papier peint qui se décollait de partout. Près de la porte, se dressaient des lits superposés gris métallique, recouverts de couvertures marron portant un insigne de la Croix-Rouge. Sous la fenêtre, qui donnait sur une cour étroite et sale, où s’entassaient cageots, ferraille et détritus, se trouvait une petite table sur laquelle on avait installé un vieux réchaud à gaz. Deux chaises dépareillées étaient placées contre le mur. Enfin, entre les lits, il y avait une petite commode blanche qui servait à la fois de table de nuit et de placard pour ranger la vais- selle. Le mur d’en face était fissuré de partout et entouré de ronces. La façade maculée de traînées noires ressemblait à un espace mort où la poussière et la rouille avaient fait main basse.
Le lendemain, je fis le tour de la ville avec mon oncle. La cité brillait de mille lumières sous le soleil, mais plus nous avancions dans ses ruelles, plus nous sentions l’hostilité des gens se peindre sur leurs vi- sages. L’oncle essayait de dédramatiser la situation pour ne pas m’inquiéter. Il était tout doux, d’une douceur presque féminine que j’aimais bien, même si sa manie de rouler ses cigarettes en y ajoutant une substance verdâtre qu’il allait chercher dans ses chaussettes déplaisait foncièrement à notre mère. Moi, je me moquais de tout cela, j’avais confiance en lui. J’aimais bien quand il redescendait de ses nuages et qu’il nous racontait des histoires. Nous l’écoutions, assis en rond autour de lui. Les récits et les contes maghrébins s’allaitaient du paysage méditerranéen et en prenaient toutes les couleurs. Ses fables me restent encore ancrées dans la mémoire.
Après deux jours à Marseille, nous prîmes le train pour Paris. Les wagons étaient plus spacieux que ceux du petit train de Maghnia. Cela nous permettait de bouger sans trébucher sur quelqu’un. Nous nous gavions d’images, le nez aplati contre la vitre. On oubliait même notre petite ville laissée loin derrière nous en adoptant le nouveau paysage. On prenait plaisir à découvrir la campagne française. Ce fut tard dans la nuit que nous arrivâmes à Paris. La nuit avait voilé le décor, les lumières de la ville remplaçaient le soleil. Nous n’en avions jamais tant vu ; quand le train s’arrêta, nous sortîmes nos têtes par la fenêtre pour regarder dehors, tout éberlués. Nous descendîmes pour longer le quai jusqu’à la sortie. Notre père nous attendait là, immobile, dans sa gabardine toute froissée. Après trois ans de séparation, nous étions tout contents de le retrouver, il n’avait pas beaucoup changé, ni la rondeur de ses joues, ni son sourire, ni même sa moustache toujours bien taillée. Il ressemblait trait pour trait à cette photo que nous avions gardée précieusement pendant toute son absence. Maladroitement, nos mains se cherchaient, les embrassades se prolongeaient, nos regards soudain tristes trahissaient, à notre insu, notre émotion. Tendrement, nous l’enlacions par peur de le perdre à nouveau, nous nous accrochions à lui avec l’insécurité qu’ont les petits enfants quand ils serrent une main. Cette nuit-là, nous étions heureux, pleinement, comme des amants qui ne se seraient pas vus depuis une existence et qui essaieraient en quelques heures de rattraper le temps perdu.
Nous sortîmes de la gare, accrochés encore à ses bras, pour nous engouffrer dans un tunnel que notre père appelait le métro. Cela nous faisait penser à ces grottes creusées dans le rocher où nous nous cachions quand il pleuvait, un labyrinthe dans lequel s’entre- croisaient de nombreux couloirs. C’était pour nous une découverte. Sur le quai, nous montâmes dans un wagon qui démarra aussitôt les portes fermées. C’était tellement étrange que nous nous taisions pour ne rien troubler. Notre père nous expliqua qu’on pouvait traverser toute la ville avec cet engin. Cela nous parais- sait extraordinaire : une telle machine et tout sous terre, tellement vrai, que nous étions là un peu abasourdis à ne plus savoir où donner de la tête. Paris, cette ville de lumières, nous ne la connaissions que par les dires ou par les cartes postales qu’il nous en- voyait quand il trouvait quelqu’un pour les lui écrire. Il nous raconta ses mésaventures le jour où il mit, pour la première fois, les pieds dans cet endroit : s’y risquer seul, disait-il, c’était s’égarer à coup sûr. Il nous conta l’histoire d’un de ses amis qui ne savait pas lire. Le pauvre homme devait repérer les stations à l’aide de pois chiches qu’il devait passer d’une poche à l’autre à chaque arrêt. Ceci marcha jusqu’au jour où il oublia de procéder à l’échange. Il se perdit et tourna toute une journée, ne retrouvant son chemin qu’en croisant un compatriote qui le ramena à son logis. Le malheureux perdit sa place dans l’entreprise où il travaillait. Pourtant tout était indiqué, mais encore fallait-il savoir lire. C’était chose rare pour un homme de quarante ans. Dans la communauté algérienne, la majorité était fils de fellahs. Ils avaient en- tendu parler de l’école, mais de là à la fréquenter, c’était une tout autre histoire. L’enseignement, dans ce temps-là, était un privilège des riches. Les pauvres étaient aux champs dès l’âge de dix ans, il fallait gagner sa vie très tôt. Nous prîmes un train à la gare Saint-Lazare et descendîmes à Nanterre. La gare de La Folie, la nuit, c’est le bout du monde, une petite maison en bois, aux fenêtres grillagées dans un terrain boueux. Les étoiles dansaient dans le ciel. Je serrais fortement les mains de ma mère en suivant notre père qui s’engouffrait à la hâte dans une ruelle sombre. Il se pressait en rasant le mur, en jetant de temps en temps un regard furtif derrière lui. Il expliquait à mon oncle qu’il était dangereux de s’aventurer seul à la nuit tombée dans ces parages. Plusieurs personnes avaient disparu ici, en revenant de leur travail. Jamais on ne les avait retrouvées.
– « Mon frère, dans ce pays, il faut être attentif, prudent. Ne rien porter sur soi de compromettant est une précaution élémentaire. Il faut commencer à t’habituer à cette situation et à faire avec ».
La terreur, on ne l’avait pas semée qu’en Algérie. Elle existait aussi ici, même en France. On n’allait pas y échapper. Je le sentais, la guerre, quand elle prend à la gorge, personne ne sait comment s’en défaire. Cela me ramenait d’un coup à l’existence que j’avais connue peu avant. La guerre, c’est comme la peur, elle était partout et personne n’était censé l’ignorer.
Après un quart d’heure de marche environ, nous arrivâmes dans un terrain vague où se trouvaient quelques baraques :
– « Voilà notre habitation, j’ai acheté cette maison très cher, dit mon père, celui qui me l’a vendue est un voleur, mais c’est le seul endroit où nous ne risquons rien. Ici, vous verrez, c’est comme au pays, les hommes sont solidaires les uns des autres devant les représailles. C’est ici le lieu le plus sûr de toute la ville. Avant qu’un soldat ou un policier ne franchisse la première baraque, tout le bidonville est prévenu. Ceci vous semblera étrange, au début, mais vous saurez que c’est la seule façon qu’on nous offre pour vivre. De cela dépend notre sécu- rité. Ici, un rien est prétexte à des brutalités. Faites bien attention à qui vous vous adresserez quand vous demanderez quelque chose ; nous sommes isolés et dans cet isolement nous nous organisons pour éviter la violence. Je vous dis tout cela, car bientôt vous ferez connaissance avec ce monde et ça vous servira beaucoup dans vos rencontres ».
Nous ne comprenions pas bien la raison de toutes ces précautions, mais, nous restions sur le qui-vive, car le père paraissait sûr de ce qu’il avançait et cela nous faisait craindre encore plus cet endroit. Le terrain vague où nous allions vivre se trouvait sur le territoire de la ville de Nanterre. Le bidonville était austère, ses ruelles tristes et étroites, ses maisons basses, toutes de zinc et de bois, coulées dans le goudron sur un sol boueux. La construction de cet ensemble de taudis soudés les uns aux autres me faisait penser aux villages maghrébins. C’est par la suite que me vint l’idée que les gens avaient recréé dans leur uni- vers d’exil l’environnement qu’ils avaient quitté. Les maisons serrées les unes contre les autres, aux fenêtres discrètes à l’abri de tout regard extérieur, étaient une copie assez fidèle des petits villages algériens. Notre baraque était sordide. Vue de l’extérieur elle ressemblait à un poulailler. Les murs étaient en bois, aux jointures goudronnées, le toit de zinc et de tôles ondulées sur lesquelles on avait entassé des pierres pour éviter que le vent les arrache. La porte était encastrée dans le sol et ne s’ouvrait que vers l’intérieur. Les jours de pluie, c’était l’inondation. On passait nos nuits à puiser l’eau qui s’infiltrait de partout, sous le bruit assommant que faisait la pluie en tombant sur la tôle. L’intérieur était encore potable, les murs peints en blanc, le bas souligné d’une bande noire qui grimpait le long de l’embrasure de la porte et de la fenêtre, donnant sur un cul-de-sac. Un poêle à charbon gris, au milieu de la pièce, diffusait une faible chaleur. Une petite lucarne éventrait le plafond, seule ouverture laissant entrer le ciel dans la chambrette. Près du poêle, une bassine de métal restait en permanence pour récupérer l’eau qui dégoulinait le long du tuyau. Le sol était en ciment. Pas de lits, une armoire au fond de la pièce. À côté, une table sur laquelle, il y avait un réchaud à gaz Arthur Martin et en dessous, la Butane bleue. Mon père avait installé des matelas par terre. Un rideau coupait la chambre en deux : d’un côté les parents, de l’autre les enfants. L’intimité, bon Dieu, ça laissait à désirer. La nuit, on entendait les murmures doux des voisins. C’était bien pratique, ça étouffait ceux de nos parents! Le matin, tout le monde était honteux, mais chacun ravalait sa salive. Après un bout de temps, le père construisit un pan de mur en parpaings pour préserver son intimité. Ils avaient enfin leur chambre et nous la nôtre. Ces habitations me tracassaient. Était-ce par peur ou par nécessité vitale qu’ils recréaient l’espace auquel ils étaient habitués? Cela m’intriguait, mais je n’osais poser la question à mon père, car, tout semblait sujet à secret. On disait en ce temps-là que le muet était le meilleur ami, que le silence était d’or. De toute évidence et en n’importe quelle circonstance, il fallait savoir se taire. Ne pas parler était le meilleur moyen de survivre. Les hommes étaient souvent de marbre, leurs discussions traitaient du quotidien. J’avais l’étrange impression que tout ce monde se cachait quelque chose. On aurait dit que chacun avait peur de l’autre et pourtant, la solidarité qui les liait, mettait en échec ce jugement.
Deux ou trois mois plus tard, je suivais le sens giratoire de la communauté et on me demandait déjà de participer à la révolution dans la mesure de mes moyens. La guerre, la clandestinité je m’en souviens, comme d’un jour pluvieux. Du côté du bidonville de La Folie, de Tartara, du Parisien ou du Caire – ces noms aux consonances bizarres symbolisaient des bastions importants du F.L.N. Le Caire, un bidonville dans la rue des Pâquerettes, quartier général de l’organisation était un lieu boueux, maisons à moitié en- fouies dans la terre, ruelles étroites, baraques pourries où les rats atteignaient la taille d’un chat. De là partait toute propagande, tout ordre. C’était le lieu de rallie- ment, mais aussi un endroit terrible où le silence collait à l’ombre de l’homme, telle une masse épaisse et lourde comme la mort. Lieu de règlements de comptes et de kidnappings où la disparition était au menu. J’y allais parfois, le ventre entouré de liasses de billets, ficelé comme une momie. Transporteur de fortune, je suivais un homme à cinquante mètres jusqu’au lieu secret où il devait se rendre. Enfants, nous étions censés passer inaperçus et même si nous nous faisions prendre, l’homme disparaissait, nous laissant seuls face au dilemme. Dieu merci, ceci arrivait rarement à Nanterre. Ce procédé n’était employé qu’exceptionnellement. Je me souviens avoir fait un ou deux voyages de ce genre à travers Nanterre, d’un bidonville à un autre, pour transporter les dons ou les cotisations. Une autre fois, de la documentation qu’il fallait à tout prix faire passer au nez de la flicaille. Ça passait toujours comme sur des roulettes. La police n’ayant pas découvert le stratagème, celui-ci n’était employé qu’au compte-goutte. Une autre fois, une arme. Je ne le sa- vais pas, l’objet était entouré de chiffons. Mon vieux me l’avait ficelé sur le ventre à l’aide de sparadraps. C’était lourd et j’avais peur. L’homme marchait devant moi et je le suivais comme une ombre. La rue était déserte ce jour-là. Heureusement pour moi, car avec la sueur qui perlait sur mon visage, n’importe qui au- rait pu voir que je cachais quelque chose. Lorsque cette tâche fut finie, j’en fus content. Je sortais comme d’un cauchemar et je me sentais soudainement allégé d’un poids trop lourd pour mon âge. Je craignais ce moment, mais c’était un service que personne ne pouvait refuser. Chaque fois que je partais, mon père, dans le taudis, tremblait comme une feuille de peur que j’y laisse ma vie.
La révolution avait accouché de procédés trop contraignants pour les nerfs des hommes. Mon père était soulagé quand je rentrais enfin à l’école. Ceci mettait fin à mes petites aventures. Dans l’établisse- ment où j’allais, j’évitais de créer des liens avec mes camarades. Tout le monde me paraissait suspect. C’était comme une obsession. Je reproduisais les méthodes des adultes et calquais leurs moindres gestes, inconsciemment. Je restais imperturbable derrière mon masque, entouré de mes paravents. La petite guerre m’avait arraché dès mon jeune âge aux jeux d’enfants. Mes rapports avec les enfants français étaient très limités du fait des barrières culturelles. De plus, on me poussait à refuser la culture coloniale. Dans mon environnement, on parlait de l’instit comme d’un légionnaire, seul l’uniforme différait. Quant aux rôles qu’ils jouaient, ils étaient aussi dangereux l’un que l’autre.
Je considérais l’enseignement comme un frein à toute tentative d’émancipation. Cet homme, je le craignais et, c’était dans la fuite que j’essayais de me dé- gager de son emprise. Au cours d’histoire, je faisais le sourd, je comptais les mouches qui étaient collées au plafond ou je dessinais des femmes à poil sur des bouts de papier. Je me foutais bien de « mes » ancêtres les Gaulois, car je savais pertinemment que c’était faux. Notre histoire, la vraie, se passait en dehors de cet environnement. Elle se déroulait dans la clandestinité, sur des chemins épineux et dans la tourmente du maquis, lentement, à petits pas. Le vieillard aux cheveux grisonnants, le patriarche de notre univers de zinc, me parlait constamment de mon pays, des luttes menées jadis par feu l’émir Abdelkader, de la lutte de libération que menait aujourd’hui notre peuple. Je l’entends encore s’insurger contre l’école du mensonge, celle qui, selon lui, faussait la réalité et se substituait à l’histoire, celle qui mettait fin aux rumeurs en installant le silence. Je le revois encore s’enflammer, adossé au mur de sa baraque grise, en préparant son thé à la menthe, avec minutie :
– « Un peuple veut sa liberté, son indépendance, il crie son désarroi à la face du monde, il s’arme et lutte, il veut être libre de toute tutelle et on veut qu’il se taise, qu’il rebrousse chemin. C’est le cas de notre peuple, mon fils, et ce n’est ni avec le mensonge ni avec la violence qu’on effacera cette volonté ».
L’année 1961 se peuplait de figures. Il neigeait sur le bidonville et on parlait dans les taudis de Ahmed Ben Bella et de Feraht Abbas. On se passait leurs photos de maison en maison, vantant leurs mérites. On préparait déjà les têtes d’idoles, les enfants de la terre sacrée. Un flot bouillonnant de verbes passionnés célébrait leur bravoure. Dès cet instant, le bidonville commençait à changer de visage, les hommes devenaient plus sûrs, plus déterminés et ceux qui les terrorisaient jadis semblaient des êtres insignifiants. Dans les ruelles étroites, l’air se purifiait, les êtres se décrispaient, des graffitis faisaient même leur apparition sur les murs avoisinants. Un nouveau souffle naissait. Un évènement de grande envergure se tramait. Cela se sentait. Sur le tapis roulant de l’histoire s’installait l’homme dominé. Dans ce climat surgit l’organisation secrète O.A.S. qui mit tout en œuvre pour réinstaller la peur. L’homme s’était retranché à nouveau dans sa coquille. Dans le bidon- ville, on estimait que toute révolution devait se payer en sang et en sacrifices. La nuit, chacun guettait le moindre bruit suspect. Les femmes veillaient sur le sommeil de leurs enfants, à la lueur des bougies, pendant que leurs hommes faisaient des rondes. On craignait les attaques de ces extrémistes et la communauté tout entière – Marocains et Tunisiens compris – s’était organisée dans la mesure de ses moyens, afin de contrecarrer éventuellement de tels projets.
Il se répandit dans l’air une odeur de soufre et d’explosif. Il ne faisait pas bon s’égarer par une nuit brumeuse dans l’espace gris du ghetto. On avait fait appel aux combattants clandestins, on s’était renfermé dans le mutisme. En général, ça ne laissait prévaloir rien de bon. Ça laissait même craindre le pire. La nervosité était incontrôlable et on dut dédramatiser la situation pour éviter des épisodes sanglants. Des familles entières s’étaient armées d’épées, de dagues et de gourdins et, au moindre remue-ménage, ils surgissaient des lucarnes comme des démons. Cette organisation, l’O.A.S., dans son entêtement, était arrivée à toucher les fibres sensibles des êtres. Cette période- là fut un cauchemar. C’est un épisode de notre histoire que nous n’oublierons jamais. Je me souviens de ces nuits d’insomnie où nous nous rassemblions autour du poêle à charbon, en guettant le retour du père que les combattants avaient envoyé au casse-pipe. À chaque fois qu’il était en mission, notre mère se met- tait à prier en silence et à tourner comme une folle dans cette chambrette, guettant le moindre bruit. Je l’entends encore ruminer sa haine pour la guerre et la violence. Elle avait toujours peur, peur des lendemains, peur de la mort, elle craignait qu’on ne le retrouve dans une fosse, criblé de balles. Elle aurait aimé sans doute qu’il ne parte jamais, elle aurait préféré qu’il reste là, tout près d’elle. Son absence la terrorisait, le vide était une de ses angoisses, elle tremblait chaque nuit. L’O.A.S., cette horde de serpents venimeux, me rappelait les descentes des compagnies de répression qui sévissaient dans mon pays. Je me souvenais de ces jours où ma grand- mère me planquait dans des cachettes de fortune, tel le four à pain, pour échapper à la vue de ce que les maghnaouis appelaient les hommes à la main rouge ou les « Sénégalais », ces groupes entraînés à tuer, experts en torture, qu’on lâchait comme des fauves juste après un attentat pour donner un exemple.
Je revois encore le visage livide d’un de mes cousins et de sa femme, tous deux âgés d’une quarantaine d’années, que ces loups au sigle de la main rouge avaient ficelés à un arbre, près de leur maison sous le soleil de plomb. Ils les laissèrent des heures jusqu’à ce qu’ils aient des cloques sur la peau, ayant placé au préalable à deux mètres d’eux, bien en vue, un seau d’eau où eux venaient se désaltérer. Il y avait aussi l’histoire de Lakhdar, un petit homme trapu que ces mêmes hommes avaient descendu par une chaleur torride dans une fosse qui lui servait d’entrepôt pour le blé afin d’en éviter la germination. Quand la population le sortit de cet endroit, il n’avait plus son regard. On aurait dit qu’il était ailleurs, le corps recroquevillé. Depuis ce jour-là, la folie avait pris possession de son esprit. Il en porte encore les stigmates que ni le temps ni l’oubli ne peuvent effacer. L’O.A.S., cette vision de l’horreur qui contaminait l’environnement, hommes fous ou bêtes sanguinaires, personne ne savait, mais tous en étaient terrifiés. Enfant, j’assistais à ce bras de fer dans le silence banlieusard, en écoutant les rumeurs. On disait qu’on retrouvait des corps criblés de balles, la face dans la poussière, le nez dans le caniveau, un peu partout. Certains disaient même que l’état ne contrôlait plus la situation, qu’il fallait même s’attendre au pire. La communauté comme d’habitude, s’était barricadée dans l’attente et l’anxiété, elle guettait même les premières silhouettes armées qui apparaîtraient au bout de la ruelle comme si le drame était imminent. C’était la période la plus tragique de notre existence. L’Algérien était traumatisé par l’horreur. On repêchait les premiers corps dans la Seine, d’autres remontaient à la surface tout seuls, des hommes ficelés dans des sacs de jute, des crânes fracassés, des membres coupés ou écrasés, certains en décomposition, d’autres fraîchement assassinés. Juste à Nanterre, on parlait d’une centaine de cas, hommes déchiquetés par la déflagration des bombes à la sortie des cafés. Dans le bidon- ville, on parlait déjà de génocide et de charnier. Personnellement, je n’ai jamais assisté à de telles scènes, peut-être que mon jeune âge m’en préservait. La seule fois où j’ai vraiment vu quelque chose, fut l’agression dont fut victime notre voisin : il était revenu un soir tout tremblant, en sueur, la tête ensanglantée et le corps tailladé de coups de couteau ; son veston était en lambeaux. Il disait avoir été attaqué au coin d’une rue par des hommes qui attendaient dans une voiture. Il échappa à la mort grâce à l’intervention du voisinage.
Pour tout le reste, la nuit seule détenait tous les secrets, elle continuait à tisser des nœuds au bout des ruelles sales, son voile noir et épais tombant sur la blancheur des corps qu’elle empalait à la pointe de son croissant de lune. La violence, cet ultime acte de barbarie, dans lequel se disculpe toute une minorité de gens aux idéaux fascisants qui gueulaient encore
« Algérie française ». La communauté continuait à vivre avec son lourd fardeau d’ombres, dans le silence rongeur, à la lueur des néons de l’avenue de la République et au creux du terrain vague boueux où le tiers- monde s’entassait sous l’œil noir de l’oiseau de proie.
Mars 1962, les accords d’Évian atténuèrent le cli- mat pesant, l’Algérie allait être un état, un pays libre, mais l’Algérien restait vigilant. L’homme qui a trop souffert ne peut croire en la guérison soudaine de son mal, il n’arrivait pas encore à saisir l’importance de cet accord. Il ne désarma que quand l’indépendance devint un fait réel qu’elle fut enfin proclamée et commentée partout dans le monde. Il sortit sa tête de sa coquille, sur le qui-vive, prudemment. Les prisonniers libérés, Ben Bella et autres leaders retournèrent au pays.
Juin 1962, la terre rouille était inondée de monde, les djellabas aux couleurs nationales flottaient au vent. Alger la blanche s’enflammait, les youyous montaient vers le ciel, les gens chantaient leur joie, et tout un peuple entonna son hymne national. Un rêve en terre d’Afrique venait enfin de se réaliser au prix de tant de morts. La paix revint lentement dans les têtes, les yeux s’ouvrirent, les mains se tendirent, on se serrait à bras le corps dans tous les coins du ghetto, l’esprit enfin libéré de cette intense concentration qui avait fait de l’homme un être de marbre aux désirs interdits.
Le bidonville s’illuminait, la fête battait son plein et cette indépendance-là fut célébrée avec fracas : chaque porte arborait son drapeau, hommes, femmes, enfants s’embrassaient dans les ruelles. Les bistrots, désertés auparavant, s’emplissaient soudainement, chacun laissant éclater sa joie et dès lors, il semblait qu’il n’y avait plus de frontières, plus de murs, plus rien que des êtres emplis d’allégresse. Ça dansait d’Argenteuil à Nanterre, de Bezons à Colombes, on égorgeait des moutons comme à la fête de l’Aïd el khébir. Des cousins débarquaient de tous les coins de la région parisienne. Leurs visages tristes de jadis avaient subi la transformation, ils n’avaient plus ces traits tirés, ces joues creuses, ces paupières lourdes de sommeil. On les sentait enfin heureux, comme si la vie avait enfin pris possession de leurs corps. Ils parlaient, riaient, blaguaient. Je restais là sur le seuil de la porte à les contempler, je ne les avais jamais vus comme ça. L’indépendance procédait déjà à un changement dans les esprits, la première métamorphose magique de la révolution. Les bouteilles passaient d’une table à l’autre, le peuple s’enivrait. Un délire de masse auquel assistaient les hommes en uniformes, avant de déserter discrètement les rues la rage au ventre, les dents serrées sous le regard de milliers de personnes. Les uns fêtaient leur victoire, les autres ruminaient leur défaite. L’Algérien retrouvait enfin sa dignité. Désormais, on ne le considérait plus comme Français musulman, il était libre et en tant qu’étranger, il avait à se débattre dans la paperasse administrative pour retrouver son identité. L’es- clave prenait un visage de nouveau maître et cette carte verte, nouvelle référence, semblait lui ouvrir les portes d’un Nouveau Monde.
La joie de cette période nous aveuglait, nous étions trop heureux de l’évènement sans précédent qui venait de se dérouler devant nos yeux et qui bouleversait notre vie. Mais nous savions aussi que l’illusion était grande pour tous ceux qui avaient décidé de rester en France pour y vivre. Pour ceux-là, la révolution n’avait rien changé, le bidonville était toujours là, pris en étau entre l’usine, les immeubles voisins et le terrain vague. Nous allions continuer à survivre dans ces conditions misérables, rejetés et haïs, nous demeurions les éternels esclaves sous la domination du maître d’hier, à la seule différence près qu’on ne nous surnommait plus les fellaghas, mais ratons ou bougnoules, avec une étiquette de travailleurs migrants et une nouvelle carte de résidence qui tirait un voile sur le passé.
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Illustration : “Vous vivez dans la merde, Réagissez” (c) Agence Im’Media. Cité de transit Gutenberg, Nanterre, début des années 1980.