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Cher Michel

Tu m’as impressionnée dès que je t’ai connu lors de mon adhésion à la Quatrième Internationale (QI) en 1963, membre du petit PCI qui était alors sa section. J’y avais été recrutée dans le cadre d’un entrisme combattif mené dans l’UEC par ceux qui dirigeaient le courant dit « krivinien » – Alain et Hubert/Sandor présents à cet hommage. Quelques années plus tard la Jeunesse communiste révolutionnaire que nous avions construite décidait de fusionner avec le PCI pour former après mai 68 « la Ligue » – comme l’appellent François Coustal et Hélène Adam qui te citent tant de fois dans leur livre.

C’est au sein de cette nouvelle section française de la QI reconnaissant le droit de tendance, que je me suis retrouvée avec toi dans la « tendance 3 » dite T3 en 1973, particulièrement tournée vers les nouvelles couches d’un prolétariat en grande transformation et la jeunesse (comme le rappelle Robi Morder dans un hommage qu’il te rend). Comme tu le dis dans ton « Histoire sans fard du trotskisme », la T3 « ne fut jamais une fraction » – ce mode de fonctionnement que tu as tant dénoncé et qui a ravagé bien des composantes du trotskisme ; ce fractionnisme dans le comportement et la pensée, qui fut une des raisons essentielles de notre opposition (avec toi) à l’unification avec les courants qui le pratiquaient.

Tu as soutenu le droit des militantes à se réunir en « groupes Sand » pour mieux comprendre et combattre des rapports d’oppression des femmes ; et ta conception non fractionniste de la T3 m’a aidée à surmonter l’idée fausse que l’expression de divergences (y compris avec toi…) sur les modes de fonctionnement ou les idées exprimerait un manque de « loyauté » à des causes communes ou conduirait fatalement à la fin des proximités affectives.

Plusieurs types de clivages et divergences divisaient ceux et celles qui se revendiquaient du « trotskisme » et au-delà : notamment sur la façon de lutter dans/contre le capitalisme à toutes les échelles territoriales où il règne, dans une logique « transitoire » s’opposant à la fois à l’enlisement réformiste et au révolutionnarisme abstrait et sectaire ; mais aussi sur le positionnement politique dans les rapports mondiaux depuis la stalinisation de l’URSS. Tu as régulièrement dénoncé divers « campismes » .

En substance, il s’agissait de rejeter les catégories politiques d’un monde « bipolaire » où il aurait fallu s’aligner sans critique sur l’URSS stalinisée contre l’impérialisme – quand d’autres s’alignaient au contraire sur le soit-disant « monde libre ». Nous étions nombreux à partager ton analyse » du « stalinisme » comme « contre-révolution dans la révolution » et de sa bureaucratie comme une « monstrueuse et criminelle excroissance ». « Excroissance » (disais-tu) « en cela que la bureaucratie ne peut se reproduire dans l’affirmation de fins propres, mais qu’il lui faut être parasitaire du prolétariat, déguisant ses fins sous les siennes, même quand elle parvient au pouvoir juchée sur ses épaules » [1]. C’est exactement pourquoi la notion de « classe » n’est pas évidente. Mais c’est secondaire par rapport à d’autres affirmations communes =

-  Il ne s’agissait pour toi ni d’une nouvelle classe fondamentale historiquement nécessaire, ni un d’« capitalisme d’Etat », mais le produit de circonstances historiques spécifiques et des conditions générales de toute révolution prolétarienne avec ses dangers organiques bureaucratiques internes au mouvement ouvrier y inclus ses organisations « d’avant-garde » : le rejet du campisme, signifiait ne jamais renoncer à combattre des idéologies réactionnaires, les rapports d’oppression et de domination et donc le bureaucratisme au sein du mouvement ouvrier, des partis et des Etats se réclamant du socialisme – y compris dans nos propres rangs.

-  Mais contre bien des courants et analyses se réclamant du trotskisme, pour qui l’histoire des révolutions du XXè siècle s’est arrêtée avec la stalinisation de l’URSS tu considérais – comme la majorité de notre Internationale. et parfois avant elle, que la révolution yougoslave et chinoise furent de vraies révolutions et facteurs de crise du stalinisme et de sa stratégie de construction du socialisme dans un seul pays » – même si la stalinisation de l’URSS et le bureaucratisme ont pesé sur ces révolutions et les suivantes, de diverses façons. Associant l’analyse et la pratique révolutionnaire, tu étais fier d’avoir été délégué par la QI pour diriger la Brigade « Jean Jaurès » en Yougoslavie après la rupture Tito/Staline de 1948 [2].

-  Loin de figer l’histoire, tu disais que « La victoire du « Printemps de Prague » aurait signifié à court terme une poussée formidable de masse en U.R.S.S. pour une nouvelle et plus décisive déstalinisation que les despotes du Kremlin n’auraient pu endiguer » [3] – et c’est vrai aussi de 1980/81 en Pologne. C’est ce qui fondait l’optimisme d’Ernest Mandel. Trente ans après la chute du Mur et l’unification allemande, un retour sur tout ce passé, et son « histoire à trou » marqué d’ « utopies concrètes », est encore à faire avec le regard des perdants – comme dirait Walter Benjamin, Michaël Löwy, ou Daniel Bensaïd.

Tu as souligné l’apport de ce dernier qui avec « Une lente impatience », s’efforçait de proposer un « balayage historique » des dernières décennies, et « d’en penser le sens ». Tu précises : « Acteur, en tant que dirigeant de la LCR et de la 4e Internationale, il n’a jamais cessé d’être l’analyste des événements qu’il vivait, et capable de rectifier sa vision à la lumière d’événements dont nombre furent déconcertants ». Et tu ajoutes « toutefois, sa limite est celle que, comme nous, il réfère à « l’effet Del Dongo à Waterloo » : les fumées de tout ce qui explose nous cachent les effets potentiels du choc des forces en présence » [4].

C’est pour échapper aux fumées de Waterloo que les un.es et les autres tentent de s’organiser collectivement – certain.es notamment mais jamais exclusivement dans la QI, comme moi et bien d’autres qui sont ici ou voudraient y être. Mais notre petite internationale ne prétend plus depuis des années être « le parti mondial de la révolution » et elle affirme que le « changement d’époque » après 1989/91 et le scénario spécifique de restauration capitaliste qui a marqué ce tournant qui n’a pas encore été analysé comme il le doit, exigent une nouvelle Internationale éco-socialiste, pluraliste, luttant contre tous les rapports d’oppression et tirant toutes les leçons du passé/présent.

On peut partager avec toi cette conclusion tout en considérant que nos faibles forces peuvent être un outil précieux pour cette tâche, et sans recette sur le « comment » la réaliser.

Ta mémoire, tes écrits nous restent précieux. Au revoir Michel, Ramos, Hofman…

Martine, Delphine.. A vos côtés, avec tristesse mais en gardant dans nos têtes le rire de Michel.

 

Catherine/Verla

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