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Après que la chambre basse du Congrès a voté oui au début du mois, la chambre haute argentine votera ce 29 décembre sur la légalisation de l’avortement. La campagne n’aurait pu arriver à ce stade sans des années de mobilisation féministe.

On pourra d’ailleurs (re)lire les entretiens que nous proposions en 2018 autour de la mobilisation en cours, ainsi qu’un entretien datant de 2013 avec des membres du groupe de militantes féministes argentines « Conurbanas ». 

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Le 11 décembre 2020, après plus de vingt heures de débat consécutives, la chambre des députés (« la chambre basse ») du Congrès argentin a voté la légalisation de l’avortement. Le Sénat (« la chambre haute ») votera à son tour le 29 décembre. Si la loi est approuvée, l’Argentine rejoindra l’Uruguay et Cuba et deviendra ainsi le troisième pays d’Amérique latine à autoriser l’avortement sans restriction.

La lutte pour l’avortement en Argentine dure depuis des décennies et a pris sa forme actuelle en 2005, lorsque la Campagne Nationale pour le Droit à un Avortement Légal, Sûr et Gratuit, La Campaña, a été lancée. Depuis lors, la devise de la campagne « l’éducation sexuelle pour choisir, la contraception pour ne pas avorter, l’avortement légal pour ne pas mourir » a mis en exergue les enjeux vitaux de ce combat.

En Argentine, jusqu’à maintenant, l’avortement n’est légal qu’en cas de viol ou si la vie de la personne enceinte est en danger. Selon les estimations d’Amnesty International, chaque année en Argentine, près d’un demi-million de personnes mettent fin à une grossesse clandestinement. Celles qui sont riches et qui peuvent se le permettre se font avorter par voie chirurgicale dans des cliniques privées. Le plus souvent, les gens provoquent des avortements avec du misoprostol, un abortif généralement prescrit pour prévenir les ulcères d’estomac qui, jusqu’en 2018, date à laquelle sa vente en pharmacie a été légalisée, n’était accessible qu’à l’hôpital. Ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un avortement chirurgical sûr ou du misoprostol ont recours à des méthodes à domicile ou à des cliniques clandestines.

En 2018, le ministère national de la santé a rapporté que 35 personnes sont mortes de complications dues à un avortement, bien que nous puissions supposer que le nombre réel est plus élevé, puisque la cause réelle de ces décès n’est pas fréquemment signalée et que les taux d’hospitalisation dus aux complications d’un avortement se situent historiquement entre 50.000 et 80.000 par an.

La dernière fois que le Congrès a envisagé la légalisation de l’avortement, c’était en 2018. La campagne avait pris de l’ampleur, portée par la montée en puissance de la lutte féministe de 2016, déclenchée par le viol et le meurtre de Lucía Pérez dans la ville côtière argentine de Mar del Plata. Les protestations se sont étendues dans toute l’Amérique latine, puis dans le monde entier. Leur slogan et leur cri de ralliement, « Ni Una Menos » (Pas Une de Moins), ont symbolisé la colère croissante contre la violence sexiste et ont façonné un mouvement féministe dans une région où le machisme sature une grande partie de la vie publique et privée.

Au moment du vote de 2018, la « marea verde », le nom que s’est choisi le mouvement pro-choix signifiant « marée verte », basé sur les logos verts de La Campaña, les bannières et les mouchoirs emblématiques portés lors des manifestations et attachés aux poignets et aux bretelles des sacs à dos dans toute l’Argentine, était en train de gonfler.

Près d’un million de personnes ont envahi les rues entourant le Congrès le 14 juin, jour du vote de la Chambre basse. À l’intérieur, les législateurs se sont prononcés en faveur de la légalisation. Silvia Lospennato, dont la position en faveur du droit à l’avortement l’a mise en minorité dans son organisation, la Propuesta Republicana de centre-droit de Mauricio Macri, a prononcé le discours final qui s’est conclu sous les acclamations par la lecture des noms des leaders du mouvement des femmes argentines, alors que les législateurs portaient des foulards verts autour du cou et des poignets. A l’extérieur, un immense cri de joie a retenti dans la rue à l’énoncé du résultat de vote en faveur de la loi par une courte majorité : 129 en faveur, 125 contre. Deux mois plus tard, la loi était rejetée par le Sénat : 38 voix contre, 31 voix pour.

Plus de deux ans plus tard, la loi est de nouveau soumise au Congrès. La marea verde reste forte, mais ses opposants ont pris de l’ampleur. Les anti-choix, forts d’un énorme soutien de l’église catholique, se sont développés en nombre et en organisation en mettant en avant leur slogan « Salvemos las dos vidas » (« sauvons les deux vies »). Amalia Granata, une de leurs principales porte-parole en 2018, s’est présentée aux élections législatives de sa province natale, Santa Fe, en 2019 et a remporté la victoire, délaissant ainsi une carrière de plusieurs décennies à la télévision pour une carrière politique dans laquelle la lutte contre le droit à l’avortement est essentielle.

Les défenseurs du statu quo ont accru leur présence dans la rue, en employant les mêmes tactiques lors de leurs manifestations ou dans l’espace médiatique que celles qui luttent pour le droit à l’avortement, notamment des mouchoirs en bleu clair, l’une des deux couleurs du drapeau argentin qui est étroitement associée à l’identité nationale. Le message est clair : la libération des sexes et l’avortement sont anti-patriotiques. S’opposer à l’avortement est patriotique, exiger le droit à l’avortement, c’est s’opposer à son propre pays.

Mais alors que le camp anti-choix semble plus fort que dans le passé, la loi a été votée à la Chambre basse avec une plus forte majorité qu’en 2018, 131 à 117. Ces chiffres reflètent probablement le succès électoral de la coalition de centre-gauche El Frente de Todos, lors des élections de l’année dernière. Comme le Frente de Todos, La Campaña est une coalition d’organisations et de partis péronistes, kirchneristes, populistes ainsi que des partis de gauche. Leurs orientations politiques et leurs tactiques sont très différentes.

Cela a été clairement démontré en 2018 : lors du vote à la Chambre basse La Campaña s’est pliée aux tactiques des organisations les plus à gauche, plaçant leur scène principale à l’extérieur du Congrès, de sorte que les slogans, les tambours et les chants des manifestants dans la rue étaient audibles à l’intérieur. Le jour où la chambre haute a voté, la tactique a changé : la manifestation a eu lieu à dix pâtés de maisons. Bien que cela n’ait pas changé le résultat du vote, la baisse de la pression directe sur le Congrès a reflété l’orientation politique des tendances les plus modérées de La Campaña, qui privilégient le lobbying par rapport aux actions de masse.

Mais malgré les obstacles à l’organisation d’une large coalition, la légalisation de l’avortement a galvanisé le pays. Une campagne pour la séparation de l’Église et de l’État a vu le jour parallèlement à la lutte contre l’avortement, en partie parce que cette dernière a mis en évidence la grande influence que l’Église catholique exerce encore sur la politique argentine.

L’orientation de la coalition et les nouvelles questions sur lesquelles elle entend se battre seront déterminées dans le futur. Le véritable caractère de masse de La Campaña est un exemple pour les organisations de gauche dans le monde entier. Si l’avortement est légalisé le 29 décembre, ce sera parce que les Argentins l’ont gagné dans la rue.

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Marianela D’Aprile est écrivaine à Chicago. Elle est membre du comité politique national de Democratic Soicialists  of America (DSA). Texte publié en anglais par Jacobin

Traduit par Christian Dubucq. 

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