On peut gagner ! Retours sur quelques mouvements sociaux victorieux de l’histoire récente en France
Nous publions ici la note du département d’histoire de l’Institut La Boétie, élaborée par Fanny Gallot, Jean-Marc Schiappa et Léo Rosell, qui traite de certains conflits sociaux récents victorieux. L’objectif de cette note est simple et important : montrer qu’il est possible de gagner, de faire plier un gouvernement, quand bien même les obstacles sont nombreux et y compris lorsque la loi a été votée (dans le cas du « Contrat première embauche » par exemple).
Il est crucial de se rappeler et de diffuser l’idée que des combats essentiels ont été victorieux, d’autant plus que notre ennemi de classe s’acharne à nous le faire oublier, parce qu’il sait que le désespoir et la passivité sont l’un des principaux moteurs du statu quo.
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Introduction
Dès l’annonce de la contre-réforme des retraites, différents sondages ont souligné l’opposition majoritaire de l’opinion pouvant aller de 60 % à 80 % de la population au fil des manifestations et des grèves des mois de janvier et de février[1]. Les manifestations d’ampleur se poursuivant, avec des taux de grévistes importants dans la fonction publique[2], l’intersyndicale nationale, comprenant un arc historique, appelle à « mettre la France à l’arrêt le 7 mars ». Dans cette dynamique, différents secteurs prévoient de reconduire la grève pour amplifier et durcir le mouvement : c’est le cas notamment de la CGT-cheminots et de Sud Rail ou encore la fédération CGT de la chimie, des ports et des docks, mines et énergies ou encore verre et céramique.
Rappelons que la grève est une cessation de travail concertée et volontaire de la part de salariés, généralement avec l’appui ou à l’initiative de syndicats. Elle consiste donc à rompre la relation de travail entre l’employeur et le salarié, afin d’empêcher la réalisation de bénéfices par l’employeur. Les salariés, par la grève, interrompent le circuit économique pour contraindre l’employeur à satisfaire leurs revendications. Si les négociations sont un des corollaires de la grève, parfois, la grève exclut toute négociation : c’est le cas de grèves générales visant à chasser un gouvernement ou à demander une revendication précise qui exclut toute négociation (libération de prisonniers, retrait d’une décision, etc.). Elle est la matérialisation de l’échec du « dialogue social ». En effet, il ne s’agit plus de déterminer un compromis visant l’intérêt commun des parties (salariés et employeurs) : la grève est la défense des intérêts des seuls salariés. Il s’agit d’un rapport de force[3].
Malgré l’opposition majoritaire à la contre-réforme des retraites, un sentiment de fatalité pèse : on ne pourrait pas gagner face à ce gouvernement rouleau-compresseur. Nos contestations multiples contre l’ère néolibérale seraient uniquement marquées par une accumulation de défaites qui nous conduisent à reculer toujours un peu plus. Contre ce sentiment, il ne s’agit pas ici de regarder le verre à moitié plein mais de tirer le bilan de certaines luttes victorieuses récentes, leurs stratégies, leurs formes variées ayant conduit à la victoire et d’envisager à cette aune la contestation de 2023.
1 – Les jeunes contre le Contrat première embauche (CPE) : l’auto-organisation au cœur de la contestation
En janvier 2006, le gouvernement Villepin propose un nouveau contrat pour les moins de 26 ans d’une durée maximale de deux ans, au cours de laquelle l’employeur peut licencier sa recrue sans justification : le Contrat première embauche (CPE). Il s’inscrit dans la loi dite pour l’Égalité des chances (LEC) qui est présentée comme une réponse aux révoltes de 2005[4]. Cette proposition de contrat de travail précaire déclenche un important mouvement social qui démarre dans la jeunesse. À partir de février, « la grève avec blocage des universités » est lancée : « elle s’inspire des mouvements précédents – ceux de 1986, de 1995 et de 2003 en particulier – en reprenant leur répertoire d’actions : démocratie directe, élection de délégués par des assemblées générales, coordinations régionales et nationales, manifestations imposantes. »[5]
Durant le mouvement de novembre-décembre 2003 contre le Licence Master Doctorat (LMD), quelques universités avaient déjà été bloquées. Certaines, à l’image de Rennes 2, l’avaient été durant tout le mouvement et d’autres, quelques jours. En 2005, le recours aux blocages avait été généralisé par les lycéen·nes durant le mouvement contre la loi Fillon[6]. Avec le CPE, jusqu’à 80 universités ont été bloquées et près de 700 lycées. L’introduction de ce mode d’action vise à permettre à l’ensemble des lycéen·nes et des étudiant·es de participer à la manifestation et non plus seulement celles et ceux prêt·es à louper les cours. Son utilisation massive lors du mouvement contre le CPE est donc le fruit des deux décennies précédentes où les mouvements de jeunesse avaient expérimenté ce moyen d’action.
Durant deux mois, le mouvement de blocages des universités fait tache d’huile et se structure en coordinations nationales et régionales où se retrouvent des délégués des Assemblées générales locales. Les lycéen·nes rejoignent ensuite le mouvement – 25 % des établissements sont concernés – puis les salarié·es[7]. Il s’agit en effet de défendre le Code du travail et de lutter contre la précarité. La mobilisation des salarié·es sur ces revendications s’inscrit dans la dynamique de nombreuses grèves et mobilisations antérieures, à l’image des grèves dans la restauration rapide (McDonald’s, Pizza Hut)[8] ou de celle des femmes de ménage d’Arcade[9].
« Pas de mouvement sans AG ». Ainsi s’intitule la thèse de la sociologue Julie Le Mazier revenant notamment sur les mobilisations étudiantes de 2006[10]. L’auto-organisation –c’est-à-dire le fait de se doter de structures de mobilisation pour faire en sorte que les personnes mobilisées et/ou les grévistes ne soient pas dépossédés des décisions ayant trait au mouvement qu’ils et elles poursuivent – est au cœur de la contestation du CPE. Les coordinations nationales qui rythment la mobilisation émanent des assemblées générales locales. Elles constituent une véritable direction du mouvement fixant par exemple les dates de mobilisations, en relation avec l’UNEF, le principal syndicat étudiant d’alors.
Finalement, certaines manifestations regroupent jusqu’à 3 millions de personnes dans les rues et le 10 avril, le mouvement est victorieux : Jacques Chirac annonce que le CPE ne sera pas mis en place. Pour la première fois depuis les puissantes manifestations et grèves de 1995, le gouvernement, fragilisé par l’affaire Clearstream et marqué par des divisions, est contraint de renoncer à son projet, d’autant que les directions syndicales, y compris la CFDT de François Chérèque d’alors, font front commun.
Malgré l’absence de grève reconductible, la puissance, la détermination et la mobilisation de la jeunesse, des lycéen·es et des étudiant·es, structurée par les assemblées générales et leur coordination, sont parvenus à mobiliser massivement… jusqu’à la victoire.
2 – Grèves des femmes de chambre : des caisses de grève pour tenir sur la durée
Dans la deuxième moitié des années 2010, les hôtels en région parisienne ont connu des grèves nombreuses, avec le soutien de la CGT Hôtels de prestige économique (HPE) : Park Hyatt Vendôme (87 jours de grève en 2018), Hyatt Madeleine (8 jours de grève en 2014), W Opéra (23 jours de grève en 2015), Holiday Inn de Clichy (111 jours de grève en 2018), Ibis Batignolles (22 mois de grève en 2019-2021) etc.
Ces grèves de très longue durée, appuyées sur une caisse de grève organisée par le syndicat, ont pour la plupart été victorieuses. Comme les femmes de chambre d’Arcade au début des années 2000, les grévistes dénoncent leurs conditions de travail. En 2019, à l’Ibis des Batignolles, on leur impose ainsi d’effectuer en moyenne trois chambres et demi par heure, ce qui est irréalisable, selon Tiziri Kandi, syndicaliste de la CGT : « Tout cela fait que les femmes de chambre effectuent souvent des temps complets tout en étant payées à temps partiel car cette arnaque rapporte aux employeurs. »[11] Au-delà, la question du respect et de la dignité anime les grévistes qui se sentent déconsidérées parce qu’elles sont noires.
En 2018, au Park Hyatt Vendôme, elles obtiennent un statut collectif pour les salarié·es de la sous-traitance, supérieur aux minima conventionnels de l’hôtellerie, ainsi que des représentant·es du personnel. Une victoire contre l’employeur mais aussi contre les ordonnances Macron de 2017 relatives à la nouvelle organisation du dialogue social et économique dans l’entreprise qui avaient privé les salariées de la sous-traitance de droits à la représentation.
Ces grèves dans l’hôtellerie ne sont pas cantonnées à la région parisienne. À Marseille, ces conflits, étudiés par la sociologue Saphia Doumenc, se multiplient également. En 2016, soutenues par la CNT-Solidarité Ouvrière qui s’est spécialisée dans le secteur du nettoyage, les femmes de chambre revendiquent « la fin du paiement à la tâche (avec installation d’une pointeuse), un rappel de salaire sur les heures complémentaires et supplémentaires non payées depuis mars 2016, l’obtention d’une prime de panier et d’un treizième mois, etc. ». Encore une fois, cette lutte est victorieuse[12], après rupture conventionnelle avec le sous-traitant.
La plupart de ces mobilisations sont marquées par un recours massif et organisé aux caisses de grève permettant aux travailleuses les plus précaires de rester mobilisées sur la durée, voire pendant de longs mois, à l’image de la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles qui obtiennent un accord historique après 22 mois de grève. En janvier 2020, Tiziri Kandi, alors salariée du syndicat Hôtel Prestige Économique de la CGT, revient sur le fonctionnement de cette caisse de grève pour la revue Contretemps.eu:
« Au sein de la CGT-HPE, on a une caisse de grève mais il y a des conditions pour en bénéficier, notamment l’ancienneté, même si on fait régulièrement des dérogations. La caisse correspond à 20 % du budget de fonctionnement de notre syndicat mais c’est ce qui nous permet de lancer des grèves. Quand il y a des grosses sections comme le Hyatt, ou quand un conflit dure dans le temps, ce n’est pas toujours évident. On complète avec des caisses spécifiques qu’on met en place, comme le pot commun en ligne. On fait quelques soirées, des interventions dans des collectifs et on participe à des grands rendez-vous nationaux comme les dernières manifestations. Le 24 décembre, nous avons même organisé un réveillon de lutte avec distribution de cadeaux aux enfants des salarié·es. Cela demande beaucoup d’investissement. Et puis, la répartition de l’argent se fait selon le contrat de la salariée et au bout du compte, elles ne perdent pas beaucoup d’argent voire elles gagnent plus ou moins la même chose compte tenu des pratiques mafieuses et lesarnaques de leur employeur. Par exemple pour l’Ibis, on est arrivé à sortir près de 19 000 euros par mois et pour le Hyatt Vendôme environ 50 000 euros par mois. »[13]
Réalisant une recherche sur les caisses de grève, le sociologue Gabriel Rosenman souligne que le recours aux caisses de grèves et leur généralisation dans la dernière période constitue une « réponse tactique à la pression financière »[14], tandis que la précarité s’accroît et que l’inflation plombe notamment les petits budgets. Elles ont permis un renouveau de la mobilisation sociale dans des secteurs très précarisés du salariat.
Cette stratégie a été reprise par d’autres mouvements sociaux, comme les cheminot·es en 2019-2020. Le recours à cet outil tend à se généraliser comme le montre l’association « Caisse de solidarité » créée par les syndicats Info’Com-CGT, Sud Postes 92 et CGT Goodyear, qui lève de façon permanente de l’argent pour soutenir les mouvements sociaux. Depuis sa création en 2016, elle a versé près de 4 millions d’euros à des grévistes et sa campagne pour soutenir le mouvement contre la réforme des retraites a déjà levé plus de 400 000 euros[15]. À noter aussi, la France Insoumise recourt depuis 2022 à ce moyen d’action pour soutenir les mouvements sociaux, notamment contre la réforme des retraites, avec plus de 200 000 euros levés depuis octobre 2022[16].
3 – Contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes : convergence et complémentarité des modes d’action
Si la lutte contre l’installation d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes commence dès les années 1970, c’est à la fin des années 2000 que l’occupation des terres s’engage, un mode d’action paysan ancien, auxquels se joignent ce qu’on appellera un peu plus tard les « zadistes » (l’acronyme ZAD initial, signifiant « zone à aménagement différé », le dispositif juridique employé pour l’acquisition des terrains devant accueillir le futur aéroport, est ainsi détourné en « zone à défendre »)[17]. En octobre 2012, l’opération de police dite « César » tente, durant deux mois, d’évacuer les occupant·es, en vain. Certaines installations sont détruites, Jean-Marc Ayrault, alors que Premier ministre de François Hollande, finit par reculer, et l’opération d’expulsion connaît une pause.
En novembre, une manifestation rassemble près de 40 000 personnes en vue de la réoccupation du site. Le mouvement prend alors une ampleur nationale grâce au soutien important qu’il connaît et à la création de dizaines de comités de soutien sur l’ensemble du territoire. Sur place, la vie des occupant·es s’organise sur 1600 hectares : outre une boulangerie, des projets agricoles sont mis en œuvre avec une perspective d’autosuffisance alimentaire. Il s’agit pour les zadistes de « faire la démonstration in situ qu’un autre monde est possible, en proposant un renversement complet des normes (en termes de prise de décision, de rapports sociaux, de sexe, de modèle économique, d’organisation domestique) »[18].
S’articule à l’élaboration de ce nouveau mode de vie non seulement une capacité de résistance très forte, notamment face aux violences policières, à la répression qui s’abat sur le mouvement mais également la construction, non sans tensions, d’alliances larges avec différent·es acteur·ices allant des paysan·nes aux naturalistes en passant par des artisan·es, ayant des stratégies plus ou moins légalistes avec un ancrage territorial important.
Le projet d’aéroport est finalement abandonné par le gouvernement en janvier 2018. Pourtant, une nouvelle opération d’évacuation est tentée à coups de grenades lacrymogènes et assourdissantes : des centaines de gendarmes mobiles investissent la ZAD. Il s’agit alors pour le gouvernement de faire le ménage dans cette « zone de non-droit » qui s’oppose à l’État depuis près de dix ans. Le face-à-face dure quatre jours. Au même moment, des conventions d’occupation précaire sont signées par des « paysans historiques » qui retrouvent leurs droits. L’un d’eux, Sylvain Fresneau explique à Reporterre :
« On était squatteur chez nous, dans la maison qu’on a payée […]. On payait nos factures d’eau, d’électricité, la taxe d’enlèvement des ordures ménagères, mais on était squatteurs… Aujourd’hui, on redevient légal, ce qui n’a été réussi que grâce aux différentes composantes de la lutte. »[19]
Si le projet d’aéroport a pu être enterré, c’est d’abord le fruit de la détermination des opposant·es, tant les paysan·nes historiques qui n’ont jamais baissé les bras, que les occupants de la ZAD installés au début des années 2010, ou leurs multiples soutiens. Ainsi, malgré de fortes divergences entre les acteur·ices impliqué·es, les modes de régulation des conflits internes et la volonté de reconnaître comme légitimes une diversité de tactiques et un répertoire d’actions assez vaste (de la défense juridique à l’autodéfense physique, en passant par l’expertise, les événements culturels ou les très larges rassemblements qui ont ponctué la lutte) ont permis cette victoire.
Par ailleurs, la lutte de Notre-Dame-des-Landes prend place dans un contexte de montée des inquiétudes vis-à-vis du changement climatique, qui permet, pour certain·es acteur·ices, d’ancrer territorialement la lutte climatique, de l’articuler avec la question paysanne, avec celle des terres et de la propriété privée, et de la légitimer aux yeux du plus grand nombre. Elle a su trouver un écho auprès de personnes a priori peu enclines à s’engager dans les luttes écologistes, mais qui ont faitun pas en avant vers des engagements militants qui n’étaient pas les leurs. Comme par exemple le collectif de syndicalistes et les salarié·es de Vinci qui ont su apporter une voix du monde du travail dans cette lutte.
Si ce n’est pas le seul élément d’explication – il faudrait également analyser les contradictions du pouvoir, – la complémentarité des tactiques, qui a nécessité de longs débats pour comprendre et accepter les pratiques respectives au sein des opposant·es, a été déterminante. La diversité des opposant·es, qui a pu de manière variée et articulée, légitimer cette lutte ; l’inscription dans le territoire, non sans difficultés, comme l’a montré le référendum en juin 2016 à l’échelle du département de Loire-Atlantique, et la victoire du oui au projet ; et enfin, la longue durée de la lutte, qui a nécessité de ne pas baisser les bras à chaque victoire d’étape de Vinci et du gouvernement, ont finalement renversé la vapeur.
4 – Gilets jaunes : quand le peuple prend le gouvernement par surprise
Fin 2018, le mouvement des « Gilets jaunes » a exprimé le niveau de conflictualité sociale qui couvait en France depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Dénonçant initialement une hausse des taxes sur le carburant, qui aurait pesé en priorité sur les travailleurs et travailleuses du périurbain, le mouvement réagit plus largement contre la baisse du pouvoir d’achat, les injustices fiscales, les bas salaires, mais aussi la condescendance du pouvoir et le mépris de la classe dirigeante.
Le « gilet jaune », ou « gilet de haute visibilité », devient alors le symbole de ce mouvement. Renvoyant à un « signifiant vide » de toute connotation politique ou culturelle préexistante, cet objet, obligatoire dans chaque voiture depuis 2008, devient le signe de ralliement d’un mouvement social d’une forme et d’une ampleur inédites dans l’histoire récente du pays.
La politique fiscale de la discorde : portrait d’une France en colère
Le mouvement des Gilets jaunes a pour point de départ l’augmentation de la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE), que le gouvernement prévoyait d’augmenter de 6,5 centimes par litre sur le gasoil et de 2,9 centimes par litre sur l’essence. Cette annonce constitue alors la « goutte d’eau qui fait déborder le vase », pour reprendre une expression souvent utilisée par les Gilets jaunes eux-mêmes.
Alexis Spire, auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’État, démontre ainsi que c’est le rapport à l’État et aux services publics qui traverse alors une crise profonde[20]. En effet, les catégories de la population les plus touchées par les politiques fiscales injustes de la décennie précédente sont également celles qui subissent le plus la dégradation des services publics, dans les villes moyennes et les zones rurales.
Le sentiment d’injustice fiscale est d’autant plus fort que les scandales financiers, notamment liés à l’évasion fiscale pratiquée par les grandes fortunes, voire par la classe politique, se sont multipliés et ont approfondi la fracture entre le peuple et une élite privilégiée. Symbole d’une politique fiscale qui prend aux petits et épargne les grands, la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et la baisse des cotisations sociales sur les entreprises sont particulièrement impopulaires.
Dès lors, la hausse des prix du carburant est d’autant plus sensible que l’étalement urbain a fait de l’automobile individuelle le mode de transport indispensable en zone rurale et périurbaine, au cœur de l’ensemble des mobilités dans le bassin de vie et au-delà. Notons que dans ces territoires, les classes populaires sont sur-représentées. Selon Zakaria Bendali et Aldo Rubert, « bien que la place de la voiture dans le déclenchement du mouvement doive être relativisée, […] elle est devenue « le symbole politique » qui a rassemblé et permis la prise de parole publique »[21].
Un mouvement à la forme originale, marqué par la défiance vis-à-vis de la classe politique et des corps intermédiaires
Outre les sentiments d’injustice fiscale et d’abandon, voire de déclassement, la défiance vis-à-vis de la classe politique mais aussi des corps intermédiaires, tels que les partis traditionnels et les syndicats, est un vecteur de mobilisation des Gilets jaunes, autant que de ses formes originales. L’étude annuelle OpinionWay-CEVIPOF publiée pendant le mouvement des Gilets jaunes relève en ce sens un niveau historique de défiance vis-à-vis des personnalités politiques, des institutions, des syndicats et des médias[22].
De là naît la grande originalité des formes prises par ce mouvement, inédites dans l’histoire du pays. À l’instar des précédents d’Occupy Wall Street, des Indignados ou encore des révolutions arabes, et contrairement aux manifestations traditionnelles coordonnées par les syndicats, le mouvement des Gilets jaunes est lancé sur Internet, et se développe rapidement grâce à la viralité des réseaux sociaux. Ce mouvement n’est donc pas structuré comme le sont les organisations politiques ou syndicales, mais à partir de groupes Facebook, dont les administrateurs gagnent rapidement en notoriété[23]. Face à cette forme inédite et à l’absence de cohérence idéologique clairement exprimée par le mouvement, les principales centrales syndicales ne relaient pas la date de mobilisation fixée au 17 novembre.
Plus largement, la plupart des organisations de gauche se montrent méfiantes vis-à-vis d’un mouvement qu’elles perçoivent comme perméable à l’influence de l’extrême-droite. Deux organisations, la France insoumise et le Parti communiste, se distinguent par une attitude plus bienveillante vis-à-vis du mouvement, avec l’objectif de donner un sens progressiste à la colère populaire qu’il exprime.
Les observateurs insistent dans le même temps sur la déconnexion entre le peuple et ses élites comme clé explicative du mouvement. Sa dimension « populiste » apparaît centrale, notamment à travers la demande de souveraineté nationale et populaire qui en constitue le dénominateur commun[24].
Des ronds-points aux Champs-Élysées, de l’occupation à la manifestation : un répertoire d’action diversifié
Ce mouvement original se caractérise par l’occupation de ronds-points, une intense activité sur les réseaux sociaux et des manifestations nationales chaque samedi appelées « actes ». D’ailleurs, notons que ces trois formes de mobilisation – ronds-points, réseaux sociaux, manifestations – ne mobilisent pas nécessairement les mêmes personnes. Selon une étude de 2019[25], environ trois millions de Français y auraient pris part entre mi-novembre 2018 et juin 2019 : 1,7 million uniquement sur des ronds-points, un demi-million uniquement aux manifestations et 700 000 aux deux. De plus, les auteurs indiquent que l’effectif aurait été largement sous-évalué, de telle sorte que le mouvement pourrait être comparé à celui de Mai 68.
Les premières formes physiques de protestations s’organisent autour de blocages illégaux d’axes routiers et de ronds-points. Cette stratégie de la « grappe de ronds-points » apparaît selon Quentin Ravelli comme une « structure politique souple »[26]. Au total, on compte environ 800 points de blocage en métropole, la plupart dans des zones rurales et périurbaines, et ce pendant plusieurs mois. Le géographe Samuel Depraz insiste sur le symbole que représentent ces ronds-points dans la vie quotidienne de cette « France des Gilets jaunes » : « c’est un territoire vécu, pleinement maîtrisé par les manifestantes et manifestants : ce sont les lieux de la « France contrainte », c’est-à-dire de cette population essentiellement périurbaine qui, sans être la plus pauvre de France (on a une voiture, un logement), est la plus pénalisée par les dépenses pré-engagées, c’est-à-dire les factures, le coût de l’essence et autres remboursements d’emprunts »[27]. Des opérations « péages gratuits », souvent mieux perçus par le reste de la population que les blocages, permettent également de rendre le mouvement plus populaire.
Le premier « Acte », nom donné aux grandes manifestations nationales organisées chaque samedi, a lieu le 17 novembre. Les Réunionnais sont dès le matin dans les rues et sur les ronds-points, ce qui fait d’eux les premiers Français ce jour-là à protester contre l’augmentation de la taxe sur les carburants. En métropole, les manifestations se déroulent principalement dans les grandes villes, mais aussi dans certaines préfectures voire sous-préfectures. À Paris, le rendez-vous est donné non pas dans le traditionnel triangle République-Bastille-Nation[28], mais dans les beaux quartiers de l’Ouest bourgeois de la capitale. Les images d’une foule jaune qui a fait des Champs-Élysées son lieu de rassemblement de prédilection illustrent que « dans le conflit de classes qui se joue, l’avenue est un champ de bataille idéal »[29], vitrine d’un luxe réservé à quelques-uns, et brisée symboliquement – et parfois littéralement – par un mouvement qui ne revendique que « l’honneur des travailleurs » et ne réclame qu’un « monde meilleur ».
Malgré des tentatives d’auto-organisation avec par exemple une « Assemblée des assemblées » à Commercy, le mouvement des Gilets jaunes se caractérise également par l’absence d’Assemblées générales. Le mouvement s’incarne en revanche à travers différentes personnalités, manifestants désignés comme porte-parole de ronds-points et parfois médiatisés, comme Éric Drouet, à l’origine de l’appel au rassemblement du 17 novembre lancé sur Facebook, Priscillia Ludosky, qui avait diffusé une pétition en mai 2018 pour la baisse des prix du carburant, Maxime Nicolle, qui anime la page FlyRider, Jérôme Rodrigues, qui est d’ailleurs éborgné lors de l’acte XI, ou encore l’avocat rouennais François Boulo. Certaines personnalités, comme Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur, suscitent au contraire le rejet dans les rangs des Gilets jaunes, qui leur reprochent d’usurper cette cause à des fins personnelles.
Il est donc intéressant de relever que l’exigence d’horizontalité qu’expriment les Gilets jaunes n’empêchent pas des formes d’incarnation. Dans le film documentaire J’veux du soleil, François Ruffin et Gilles Perret insistent à un moment sur le portrait de Marcel, travailleur immigré devenu le symbole d’un rond-point, illustrant ainsi la solidarité de Gilets jaunes venant d’horizons différents, mais réunis sur les ronds-points autour de valeurs fraternelles. Cette inversion des valeurs vis-à-vis de la classe politique, renvoie néanmoins selon Antoine Cargoet à « un conflit plus vaste pour le sacré »[30]. Celui-ci repose précisément sur une désacralisation de la classe politique et sur une resacralisation du politique, en faisant référence à l’histoire populaire de la France, au cycle des révolutions – en particulier 1789 et 1793 – et à la République sociale.
Des revendications qui se diversifient au fil du mouvement
De ces caractéristiques originales découlent des revendications diverses : au-delà de la justice sociale et fiscale, les préoccupations des Gilets Jaunes témoignent d’une demande d’action des pouvoirs locaux, notamment en faveur de services publics de proximité. S’appuyant sur une liste de 42 revendications diffusées par le mouvement dès la fin du mois de novembre, Samuel Hayat convoque le concept d’« économie morale des classes populaires » pour faire émerger leur cohérence. Celle-ci repose selon lui sur « la formulation de principes économiques essentiellement moraux : il est impératif que les plus fragiles soient protégés, que les travailleurs soient correctement rémunérés, que la solidarité fonctionne, que les services publics soient assurés, que les fraudeurs fiscaux soient punis, et que chacun contribue selon ses moyens, ce que résume parfaitement cette formule : « Que les GROS payent GROS et que les petits payent petit»[31]. . Le rétablissement de l’ISF devient ainsi l’une des principales revendications des Gilets jaunes, de même que la hausse des salaires.
Les Gilets jaunes portent également une demande démocratique. L’échelon local s’articule alors à des revendications nationales. Or les communes ont perdu de nombreuses compétences dans les décennies précédentes, en lien avec les politiques d’intercommunalité et de décentralisation, tandis que la pression budgétaire n’a cessé d’augmenter. En ce sens, le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), mesure phare des Gilets Jaunes dès le début du mois de décembre 2018, traduit une volonté de souveraineté populaire et de réappropriation d’un territoire progressivement laissé à l’abandon par des pouvoirs publics plus intéressés par la « start up nation » et les règles budgétaires européennes.
Les appels à « prendre l’Élysée » ou à manifester devant d’autres lieux importants du pouvoir, illustrent enfin la volonté d’instaurer un rapport de force avec le gouvernement et également le niveau de conflictualité et de radicalité du mouvement. Il s’agit donc d’une contestation sociale mais aussi politique, qui défie le pouvoir au chant de « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas nous on est là ! », qui fait écho au mot d’ordre de « Macron démission ».
Du mépris à la répression : la réaction d’une classe dirigeante déterminée à garder son pouvoir
La première réponse du pouvoir réside dans le mépris du mouvement et de ses soutiens, grâce au renfort d’une machine médiatique elle-même prise à partie par les manifestants. Sur les plateaux télévisés comme dans les colonnes de la presse, on se moque des « beaufs » (Jean Quatremer), vêtus d’une « chemise brune » (Bernard-Henri Lévy), qui adhèrent à des théories « conspirationnistes lunaires » (Jean-Michel Aphatie). Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics, va jusqu’à comparer les Gilets jaunes à la « peste brune ». Gilles Le Gendre estime quant à lui que : « notre erreur est d’avoir été probablement trop intelligents, trop subtils », tandis que les manifestants sont victimes d’une répression rarement égalée dans un pays démocratique.
En effet, la seconde réponse est la répression du mouvement. Lors des rassemblements, souvent non déclarés, plusieurs milliers de personnes sont blessées. Même l’ONU et le Conseil de l’Europe critiquent la politique de maintien de l’ordre décidée par l’exécutif, et notamment le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner. En cause principalement, d’armes telles que les LBD et les grenades de désencerclement, alors même qu’elles sont parfois considérées comme des armes de guerre.
Dans un rapport publié le 14 décembre 2018, Amnesty International dénonce un « usage excessif de la force » contre des manifestants pacifiques, des fouilles et arrestations abusives (notamment sur des street medics), ainsi que les conditions « inhumain[es] » d’interpellation le 3 décembre à Mantes-la-Jolie de 148 lycéens, agenouillés et menottés pendant plusieurs heures[32]. Acrimed a d’ailleurs montré à quel point ce rapport n’avait eu qu’un très faible écho dans les médias français.
En septembre 2019, une enquête d’opinion indique que seuls 12 % des Français trouvent justifiées les violences commises par les forces de l’ordre, contre 46 % qui les jugent inacceptables[33]. Parmi les catégories de la population qui trouvent le plus ces violences justifiées, on trouve les retraités, les cadres, ainsi que les sympathisants LREM, LR et RN, tandis que les classes populaires et les sympathisants de gauche y sont largement opposés.
L’issue du mouvement
Le gouvernement renonce finalement à la hausse de la TICPE, ce qui constituait la revendication initiale du mouvement. D’autres « mesures Gilets jaunes » sont également annoncées par Emmanuel Macron, avant d’être traduites dans la loi portant mesures d’urgence économiques et sociales.
Afin de tenter de répondre à certaines critiques exprimées contre le pouvoir « jupitérien », le président de la République lance aussi un grand débat national, à l’issue duquel une baisse d’impôts pour les classes moyennes est prévue, ainsi que la réindexation des petites retraites. Pour autant, de nombreuses revendications, notamment démocratiques, ne sont pas satisfaites, de sorte que cette réponse ne met pas fin au mouvement.
Cependant, l’ampleur financière du paquet mis sur la table par Emmanuel Macron le 10 décembre 2018 pour répondre au mouvement a conduit de nombreux observateurs à considérer les Gilets jaunes comme l’un des mouvements qui avait gagné le plus ces dernières années. Dans les caractéristiques clés qui ont conduit à ce résultat, on peut noter le dépassement de toutes les organisations classiques, l’effet de surprise induit par des modes d’actions inhabituels comme l’occupation de ronds-points ou les manifestations dans les beaux quartiers ou le caractère très large et mouvant des revendications.
5 – Contre la réforme des retraites de 2019 : étape par étape, interprofessionnel et reconductions[34]
Dans la foulée du mouvement des Gilets jaunes, des mouvements dépassant les cadres coutumiers éclatent et s’organisent, notamment pour la défense des services publics : grève du personnel des urgences, ou des correcteurs du baccalauréat.
Le contexte du projet de réforme des retraites, à l’hiver 2019-2020, est propice à remobiliser le mouvement social. La première déflagration a lieu le 13 septembre à la RATP. Une grève d’une ampleur jamais vue depuis douze ans est organisée par des syndicats unis. Le vœu d’une grève reconductible s’exprime à travers les fortes manifestations nationales de FO le 21 septembre, puis de la CGT le 25. Les mobilisations des personnels des urgences, pompiers, agents des Finances, personnels de l’EDF, sont très suivies. D’après Le Monde, Emmanuel Macron surveillerait « le chaudron social »[35]. La décision de l’intersyndicale de la RATP accélère le mouvement et le clarifie. Une date est fixée, un moyen d’action déterminé, une revendication définie : le 16 novembre, l’intersyndicale CGT FO SUD Solidaires avec la CGC et la FSU, appelle à la grève illimitée pour le 5 décembre. Son objectif : le retrait de la réforme des retraites.
Cette dernière visait à l’époque à imposer un régime par points pour remplacer l’actuel régime par annuités. Dans ce cadre, la question de l’âge de départ, dit « âge pivot » est alors marginale. Toutes les « négociations » ne servent qu’à amortir le conflit. La prise de position des confédérations CGT et FO, avec SUD et Solidaires, est claire : retrait pur et simple.
Préparation
Jusqu’au 5 décembre, on assiste à une série d’engagements, comme si le mouvement testait sa propre force. Les grèves, dures par leur détermination et leur participation, se succèdent. Le Parisien du 25 novembre cite Raymond Soubie, observateur du monde social : « Ce qui rend tous ces mouvements inquiétants, c’est qu’il y a une radicalité des bases, prêtes à en découdre. » À la RATP, l’UNSA Traction alerte les usagers : « À partir du 5 décembre, nous allons débuter une grève illimitée, non pas pour vous « emmerder », mais bien avec la volonté de faire reculer ce gouvernement sur cette réforme des retraites injuste pour tous. »
Personne n’envisage le 5 décembre comme « une journée ». Les syndiqués, toutes organisations confondues, l’organisent. Des comités de préparation de la grève sont mis en place, avec des syndiqués comme des non-syndiqués. Des convergences avec le mouvement des Gilets jaunes s’opèrent et inquiètent le gouvernement. La formation de ces équipes militantes, cherchant à écarter tout prétexte de division, est un des éléments marquants du mouvement.
Décembre
La grève s’avère être un succès, de même que les manifestations : on annonce plus d’un million de manifestants dans toute la France, y compris dans des petites villes. Le gouvernement ferme les facultés et réprime les lycéens pour empêcher la jonction avec la jeunesse. Mais, de la même manière que les Assemblées générales (AG) ont préparé et permis la réussite de la grève du 5, celles qui se tiennent au soir et au lendemain contribuent à l’installation de la grève. C’est une autre caractéristique du mouvement que cette place des « AG », qui deviennent le centre de décision.
Entre le 5 et le 10 décembre, il s’agit d’installer la grève comme élément central de la situation. Les AG des secteurs en pointe (RATP, SNCF, raffineries, Éducation nationale) reconduisent la grève. En effet le 10, une nouvelle journée est prévue par l’intersyndicale comme étant un « temps fort ». Cette stratégie a ses limites, car s’il y a des temps forts, c’est qu’il y a des temps faibles, au risque d’affaiblir la grève. Celle-ci tient jusqu’au 10. Les déclarations du Premier ministre, qui visaient à déminer le terrain, aggravent les tensions. 20 minutes commente que « le gouvernement a fait l’unanimité contre lui ». Le piège de l’âge pivot est écarté, en raison de la perte de crédibilité revendicative de la CFDT et parce que l’on comprend que l’âge dit pivot est un leurre qui illustre la duplicité du projet gouvernemental.
Du 10 au 17 décembre, c’est le bras de fer et la question de la durée de la grève, laquelle s’étend pendant cette semaine cruciale : aux ports du Havre, de Marseille, de Rouen, de La Rochelle, d’Ajaccio, sont bloqués. Dans beaucoup de secteurs, on assiste à des débrayages plus ou moins longs. Ce n’est pas la grève générale mais ce n’est plus une grève généralisée. De même, l’implication des femmes est encouragée par les organisations syndicales ou ATTAC, qui mettent d’emblée en avant la dimension féministe de la contestation.
Le 11 décembre, lorsqu’il est question de réformer le système de retraites, le Premier ministre affirme que les femmes seront les « grandes gagnantes ». Immédiatement, un collectif de féministes et de syndicalistes appelle à un meeting à la Maison des Métallos pour contester cette affirmation, soulignant qu’avec la nouvelle prise en compte de l’ensemble de la carrière, les femmes seront pénalisées par la réforme : leurs carrières hachées, interrompues par l’éducation des enfants et le temps partiel seront davantage impactés par le nouveau mode de calcul.
Le lendemain, 12 décembre, la Ministre des Transports sort de son mutisme, mais pour stigmatiser le mouvement et tenter de retourner l’opinion publique contre les grévistes : « Annoncer que les trains ne rouleront pas pour Noël, je pense que c’est assez irresponsable », dit-elle, avant d’être aussitôt relayée par Marine Le Pen, le MEDEF et Laurent Berger (CFDT). Les manifestations du 17 sont massives, les contacts interprofessionnels commencent. Des délégations de grévistes enseignants rencontrent des cheminots ou encore des hospitaliers, des assemblées « interpro » se mettent en place.
La « trève »
La question de la trêve de Noël va se heurter à la force de la grève. Le 19, Philippe Martinez, au nom de l’intersyndicale, annonce une journée de mobilisation le 9 janvier. Cette réponse n’est pas celle qu’attendent les grévistes. Le problème va cristalliser tout le mouvement et constitue la troisième caractéristique : qui décide ? Les AG ou les directions ? Les équipes militantes, peu importe leurs affiliations, ont aidé à imposer les AG qui ont permis que le mouvement tienne, y compris contre « la trêve ».
Les directions syndicales ne parlent pas de « trêve » mais d’une grève le 9 janvier, ce qui revient au même. Le 19, l’UNSA RATP émet un communiqué cinglant : « Ce mouvement de grève appartient aux salarié(e)s et aux AG. Si les confédérations ont décidé de capituler face à ce gouvernement et de partir en vacances jusqu’au 9 janvier, l’UNSA Ratp, elle, confirme sa détermination et appelle à la mobilisation sans trêve. » Dans l’enseignement, la question d’agir avec les cheminots et la RATP pendant les vacances scolaires se traduit par des manifestations qui n’étaient pas prévues entre Noël et le Jour de l’An. On voit aussi les premières manifestations nocturnes (« marches aux flambeaux »), inhabituelles mais suivies. Une des images les plus fortes de la grève de cet hiver fut le Lac des Cygnes, joué gratuitement par le Ballet et l’orchestre de l’Opéra, sur le parvis de l’Opéra Garnier, le 24 décembre.
Le combat social se transpose dans la culture comme dans la communication numérique. Alors que la flashmob du collectif féministe chilien Las Tesis a fait le tour du monde, ATTAC produit avec la chanson À cause de Macron, une version parodique d’À cause des garçons, un tube de 1987, en reprenant l’icône de Rosie la Riveteuse[36]. Affublées d’un bleu de travail symbole du travail professionnel, de gants jaunes pour le travail domestique et d’un foulard rouge pour la lutte, des groupes de femmes se réunissent dans les manifestations et lors d’autres événements pour chanter et danser en soulignant les effets désastreux qu’auront cette réforme des retraites sur les femmes : « À cause de Macron / C’est la chute des pensions / Pour Fatou et Marion / À cause de Macron / Grandes perdantes nous serons / Faut t’le dire sur quel ton ?! » Cette flashmob fait tache d’huile et est reprise par la suite dans de nombreuses manifestations.
Dans le même temps, un débat est lancé sur la « clause du grand-père » : la réforme ne frapperait que les générations suivantes. Cette proposition méconnaît la psychologie ouvrière, dont la solidarité intergénérationnelle est un des traits essentiels. De même pour les grévistes de l’Opéra, qui écrivent : « Nous ne sommes qu’un petit maillon dans une chaîne vieille de 350 ans. Cette chaîne doit se prolonger loin dans le futur : nous ne pouvons pas être la génération qui aura sacrifié les suivantes. »
La solidarité est internationale : des soutiens arrivent du monde entier, à l’instar des agents du métro de São Paulo qui expriment en vidéo leur admiration pour leurs homologues parisiens. Le 28 décembre, à Tours, des paysans offrent un banquet aux grévistes. La « bataille de l’opinion » est gagnée, le soutien populaire est là. Le succès des « caisses de grève » témoigne de cette popularité.
Ainsi, à la fin de « la trêve » qui n’a jamais eu lieu, et sans même savoir ce que donnera le 9 janvier, le gouvernement est extrêmement fragilisé. Informations ouvrières rapporte ce propos d’un conducteur dans une AG de la RATP : « Jamais une grève n’avait duré si longtemps ; leur coup de la trêve a échoué, nous pouvons être fiers de nous. »
Janvier
Le jour de la rentrée scolaire, malgré la fermeture des universités et une situation tendue devant les lycées, et même si les sacrifices de plus d’un mois de grève pèsent pour certains, la grève ne décline pas. Une manifestation est prévue le samedi 11 janvier. L’intersyndicale semble privilégier les manifestations à la grève.
Cependant, les « négociations » obscurcissent le paysage. Pour faire adopter le projet de réforme, la CFDT imagine une conférence de financement des retraites qu’Édouard Philippe accepte aussitôt, le 12 janvier. L’intersyndicale admet ce cadre, en même temps que sa stratégie reste celle des « temps forts ». Le 3 janvier, la FNIC CGT interpelle les directions syndicales à mots à peine couverts : « L’heure n’est pas aux réunions de CSE ni à remplir ses agendas avec des rencontres avec les patrons … quand on veut lutter, on trouve des solutions. Quand on ne veut rien faire, on cherche des excuses ». FO puis la CGT quittent ensuite la conférence de financement, lui ôtant la crédibilité que leur présence avait donnée.
Après 45 jours de grève, avec des bulletins de salaire « blancs », insultés, comparés à des terroristes par un député macroniste, isolés par les chefs syndicaux, les salariés de la RATP et de la SNCF votent la reprise les 18 et 19. Notons que ce sont les AG qui votent, ce ne sont pas les grévistes démoralisés et battus qui quittent individuellement la grève.
Cette opposition entre grève totale et « temps forts » est justement au cœur des AG, mais ce sont ces dernières qui donnent le la : le mouvement n’a pas reflué sur le fond, il s’est déplacé. D’autres professions entrent en scène. Les avocats jettent leurs robes devant « leur » ministre, comme les ouvriers des Gobelins avaient jeté leurs outils. Les avocats, en robe, se joignent aux cortèges des grévistes. Les éboueurs de Paris, de Marseille sont en grève. C’est par la grève que les enseignants du second degré – avec les lycéens – refusent les épreuves que plus personne n’ose appeler « bac ». Là encore, la répression est dure.
Un gouvernement défait
Le jour de la présentation du projet de loi au Conseil des ministres, le 24 janvier 2020, est l’occasion d’une nouvelle journée de grève, particulièrement suivie, à l’appel de l’intersyndicale. Le calendrier habituel couplant la présentation du projet et une grève plus ou moins routinière a été bousculé par la grève du 5 décembre. Le Conseil d’État, le 25 janvier « tacle durement » le projet[37]. Crise politique et encouragement aux opposants se combinent. Le gouvernement est isolé, en grande partie grâce à la grève.
« La France est transformée en une immense toile de révoltes », estime le sociologue Michel Fize le 8 février. Au mouvement généralisé contre la réforme des retraites, s’ajoutent les multiples grèves locales. Ainsi, à l’appel de la CGT, FO et Solidaires, les saisonniers de plus de 40 stations de ski sont en grève samedi 15 février. Surtout, les grévistes « ne rentrent pas ». Obligés d’interrompre leur mouvement, ils ne le cessent pas pour autant.
La grève est passée, elle a écharpé le gouvernement. Devant l’opposition parlementaire, pourtant bien minoritaire, malgré les observateurs unanimes, le 29 février, le Premier ministre Édouard Philippe, poussé dans ses retranchements, décide d’utiliser l’article 49–3, à l’issue d’un Conseil des ministres restreint consacré à la gestion de la crise du Covid-19. Quelques grèves, sursauts de la vague passée, éclatent. Deux semaines plus tard, dans son discours du 16 mars 2020, Emmanuel Macron annonce la suspension de la réforme des retraites, les grévistes obtenant cette victoire dans un contexte de crise sanitaire naissante. Celle-ci allait par ailleurs révéler la pertinence des alertes et des revendications des hospitaliers en grève, encore quelques semaines auparavant.
La victoire de l’hiver 2019-2020 est marquée non seulement par une mobilisation de longue durée mais aussi par des étapes successives et des passages de relais entre différents secteurs et différents modes d’action.
Conclusion
À ce stade, il est à noter que ce qui a caractérisé la contestation de la réforme des retraites ce sont à la fois un front syndical uni, la généralisation de la pratique des caisses de grèves, des journées de manifestations massives et des taux de grévistes importants.
Des actions de blocages ponctuent le mouvement depuis janvier, tandis que les Rosies, leurs flash mobs et le nombre de militantes féministes insistent sur la dimension sexiste de cette contre-réforme.
Comme dans le mouvement des Gilets jaunes ou celui de Notre-Dame-des-Landes, l’ancrage territorial, et notamment la structuration de la contestation dans les petites villes, est significatif.
Conduite par l’intersyndicale, à défaut d’une auto-organisation de la base au sommet, l’horizon du 7 mars dans le paysage depuis plusieurs semaines s’annonce énorme tandis que des reconductions sont d’ores et déjà prévues dans certains secteurs.
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Illustration : Photothèque Rouge/Thomas Mitch.
Notes
[1] Lilian Alemagna, « Sondage Viavoice : pour l’opinion, la réforme des retraites c’est toujours non », in Libération, 10 février 2023. URL : https://www.liberation.fr/economie/social/sondage-viavoice-pour-lopinion-la-reforme-des-retraites-cest-toujours-non-20230210_L3ZYSDETKJH77GCUE26GXYMI34/ ; Isabelle Ficek, « Le soutien des Français au mouvement contre les retraites reste élevé » in Les Échos, 30 janvier 2023. URL : https://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/sondage-exclusif-le-soutien-des-francais-au-mouvement-contre-les-retraites-reste-eleve-1901601
[2] Le 31 janvier, avant le début des vacances scolaires pour la zone A, la CGT dénombre 2,8 millions de manifestant·es.
[3] Jean-Marc Schiappa, La France en grève. Du Moyen Âge aux Gilets jaunes, Paris, Flammarion, coll. Librio, 2020. Voir aussi Stéphane Sirot, La grève en France : une histoire sociale (XIXe-XXe siècle), Paris, Odile Jacob, 2002.
[4] « Les révoltes de 2005, une prise de conscience politique. Entretien avec Mohamed Mechmache », Mouvements, vol. 83, no. 3, 2015, pp. 17-21.
[5] Ludivine Bantigny, La France à l’heure du monde : de 1981 à nos jours, Paris, Le Seuil, p. 99.
[6] Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école qui instaura notamment un « partenariat école-commissariat » et réduisit les obligations de remplacement des professeurs absents.
[7] Bertrand Geay, La protestation étudiante. Le mouvement du printemps 2006, Raisons d’agir, 2009.
[8] Sarah Abdelnour et al. « Précarité et luttes collectives : renouvellement, refus de la délégation ou décalages d’expériences militantes ? », Sociétés contemporaines, vol. 74, no. 2, 2009, pp. 73-95.
[9] Mayant Faty, « Ménages et remue-ménage d’une femme de chambre », in Travail, genre et sociétés, vol. 13, no. 1, 2005, pp. 5-25.
[10] Julie Le Mazier, « Pas de mouvement sans AG : les conditions d’appropriation de l’assemblée générale dans les mobilisations étudiantes en France (2006-2010). Contribution à l’étude des répertoires contestataires, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Thèse de Science politique, soutenue le 12 novembre 2015
[11] Kandi Tiziri, « Hôtel Ibis des Batignolles : une grève emblématique des femmes de chambre », Contretemps, 7 février 2020.
[12] Doumenc Saphia, « Anarcho-syndicalisme et nettoyage : l’improbable politisation de la lutte par le recours juridique », Sociologie du travail, https://journals.openedition.org/sdt/28336, , Vol. 61 – n° 4 | Octobre-Décembre 2019.
[13] Tiziri Kandi, « Hôtel Ibis des Batignolles…”, op.cit.
[14] Gabriel Rosenman, « Multiplication des caisses de grève : une réponse tactique à la pression financière », The Conversation, 7 février 2023.
[15] https://caisse-solidarite.fr/
[16] https://caissedegreveinsoumise.fr
[17] Eve Meuret-Campfrot & Séverine Misset, « Une cause d’hier et d’aujourd’hui : la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes », in Annie Collovald (dir.), Quand le moment fait événement. Entre contestations et déceptions : les « années 68 » à Nantes, Vulaines-sur-Seine, éd. Du Croquant,à paraître.
[18] Geneviève Pruvost, « Critique en acte de la vie quotidienne à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (2013-2014) », Politix, vol. 117, no. 1, 2017, pp. 35-62.
[19] Nicolas de la Casinière, « Notre-Dame-des-Landes : les paysans historiques retrouvent leurs droits », in Reporterre, 25 avril 2018. URL : https://reporterre.net/Notre-Dame-des-Landes-les-paysans-historiques-retrouvent-leurs-droits
[20] Alexis Spire, Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français, Le Seuil, Paris, 2018
[21] Zakaria Bendali et Aldo Rubert, « Les sciences sociales en gilet jaune. Deux ans d’enquêtes sur un mouvement inédit », Politix, n° 132, 2020, pp. 177-215.
[22] Cevipof, « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », Vague 10, Janvier 2010, https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/CEVIPOF_confiance_vague10-1.pdf
[23] Sur ce sujet, voir notamment Paolo Gerbaudo, « Theorizing Reactive Democracy The Social Media Public Sphere, Online Crowds and the Plebiscitary Logic of Online Reactions », Democratic Theory, vol. 9, n° 2, pp. 120-138.
[24] Sur la dimension populiste, voir notamment Paolo Gerbaudo, « From Occupy Wall Street to the Gilets Jaunes : On the populist turn in the protest movements of the 2010s », Capital and Class, 2022.
[25] Jean-Yves Dormagen & Geoffrey Pion, « “Gilets jaunes”, combien de divisions ? », Le Monde diplomatique, 1er février 2021.
[26] Quentin Ravelli, « Un chaos organisé. La grappe de ronds-points comme structure politique souple », Condition humaine/Conditions politiques, n°1, 2020.
[27] Samuel Depraz, « Les gilets jaunes refont la géographie de la France », Libération, 16 janvier 2019.
[28] Voir Danielle Tartakowsky, Le pouvoir est dans la rue. Crises politiques et manifestations en France, XIXe-XXe, Paris, Flammarion, 2020.
[29] Antoine Cargoet, « Les Gilets jaunes sont-ils de dangereux iconoclastes ? », Le Vent Se Lève, 11 avril 2019.
[30] Antoine Cargoet, Recréer le ciel. Genèse et devenir du populisme, Paris, Éditions du Cerf, 2021.
[31] Samuel Hayat, « Les Gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir », note de blog, en ligne : https://samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/#_ftn7
[32] « Police must end use of excessive force against protesters and high school children in France », Amnesty International, 14 décembre 2018.
[33] Ipsos/Sopra Steria, « Fractures françaises », Vague 7, 2019.
[34] Ce passage est en grande partie inspiré d’un chapitre de Jean-Marc Schiappa, dans La France en grève. Du Moyen âge aux Gilets jaunes, Paris, Flammarion, coll. Librio, 2020.
[35] Le Monde, 24 septembre 2018.
[36] Catherine Mallaval & Mathieu Nocent, La Véritable Histoire de Rosie la riveteuse, Flammarion, 2019. Le personnage de Rosie la riveteuse est issue de l’affiche célèbre « We can do it » réalisée par un publicitaire en 1942 pour encourager l’effort de guerre aux États-Unis et devenu symbole féministe.
[37] https://www.capital.fr/economie-politique/retraites-le-conseil-detat-tacle-durement-la-reforme-1360595